Lundi 5 mars 2018

« Lugdunum et Condate »
Lyon est une ville double

Ma famille et moi sommes arrivés à Lyon en 2002. Depuis j’ai adopté cette ville. Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait adopté. J’avais déjà raconté cette rencontre entre Annie et un commerçant lyonnais à qui elle avait eu l’imprudence de dire que « maintenant nous étions lyonnais » et s’entendre répliquer « Vous habitez Lyon, vous n’êtes pas lyonnais ».

Il faut donc avoir des quartiers de noblesse pour pouvoir se dire lyonnais…

La ville de Lyon est cependant une de ses villes qui a une âme, tout en ayant une Histoire.

Récemment, l’émission de France Culture « La Fabrique de l’Histoire » a consacré 4 épisodes sur Lyon qui ont retenu mon attention et que je voudrais partager.

La première de ces émissions était consacrée à < L’identité lyonnaise au fil de son histoire>. Elle a notamment évoqué une exposition temporaire dans le merveilleux musée Gadagne, le musée de l’Histoire de Lyon.

Cette exposition a pour nom : « Lyon sur le divan, les métamorphoses d’une ville » et se terminera le 17 juin 2018.

Car Lyon va beaucoup évoluer pendant l’Histoire, elle va gagner des terres sur le Rhône et sur les marécages qu’avait créés ce grand fleuve fougueux.

Lyon a été installé sur le confluent de deux fleuves : la Saône et le Rhône. Mais ce confluent va évoluer au cours des siècles à cause de l’action des hommes.

Au début de notre ère, quand les romains sont venus s’installer le confluent se trouvait en bas de la colline de Croix Rousse.

Les romains se sont installés en 43 avant Jésus-Christ.

Mais mon professeur d’Histoire, Jean-Pierre Gutton, dont j’ai suivi les cours à l’université de Lyon II en 2004, écrit dans son petit ouvrage « Histoire de Lyon et du Lyonnais » (Que Sais-je N°481 au PUF) :

« L’histoire de Lyon et, moins encore, celle du Lyonnais ne commencent pas à la fondation de la colonie en 43 avant Jésus-Christ comme on l’a naguère affirmé. […] A Lyon même, l’antériorité de l’occupation à la fondation de la colonie est maintenant bien établie. Depuis les années 1980, de multiples travaux de restructuration du quartier de Vaise (au nord de la cité) ont montré que les hommes sont présents dès le néolithique au moins sur la rive droite de la Saône. »

Jean-Pierre Gutton explique que c’est par un historien grec, Dion Cassius, que nous connaissons les circonstances de cet évènement qui est la création de Lugdunum sur la colline de Fourvière. Et Jean-Pierre Gutton raconte :

« Le texte montre bien le climat de luttes partisanes. Le Sénat souhaite retenir hors d’Italie des chefs militaires qui peuvent lui être hostiles : il faut fixer des vétérans »

Un peu de rappel historique est certainement nécessaire même pour les plus fervents lecteurs d’Astérix ; Jules César a soumis la Gaule lors d’une série de campagnes militaires contre les tribus gauloises de 58 avant JC jusqu’en 52, date à laquelle se situe la bataille d’Alésia. Il faut savoir que des tribus gauloises avaient rallié César et que la « guerre des Gaules » fut aussi une guerre entre gaulois.

Mais fort de son succès en Gaule qui va devenir province romaine, Jules César va s’emparer du pouvoir à Rome et veut mettre fin à la République et au pouvoir du Sénat.

Il se fait évidemment beaucoup d’ennemis et avant qu’il ne puisse accomplir son dessein ; il est assassiné aux ides de mars, ce qui correspond à mi mars, de l’année 44 avant JC.

Et c’est donc à la fois pour assurer la gestion de la Gaule et pour éloigner de Rome un certain nombre de partisans de César dont Lucius Munatius Plancus que le Sénat ordonne à ce dernier de créer une nouvelle colonie en Gaule pour jouer un rôle de capitale de la nouvelle province. Il faut savoir que Province vient du latin pro vincia qui signifie vaincu, c’est en effet les territoires conquis par Rome qui sont les provinces.

C’est ainsi Lucius Munatius Plancus qui devient proconsul de Gaule et fonde « Lugdunum » un an après l’assassinat de Jules César.

Lugdunum se trouve donc sur la colline de Fourvière, sur la rive droite de la Saône.

Sur la rive gauche se trouve l’autre colline, la Croix Rousse, sur cette colline il y avait un village gaulois : « Condate » qui signifie confluent.

Grâce au Tour de Gaule d’Astérix, vous savez que Condate était aussi l’ancêtre de Rennes. On peut comprendre que comme aujourd’hui où beaucoup de villes portent le même nom (comme par exemple Montreuil), à l’époque il y avait plusieurs villes qui avaient le nom de Condate.

Et le nom de Condate était juste puisque le confluent de la Saône et du Rhône se trouvait précisément en bas de la colline de la Croix Rousse.

Ce site de Condate était donc, habité bien avant Lugdunum et sera bien sûr rapidement colonisé par les romains qui vont y édifier le sanctuaire des 3 Gaules..

Vous pouvez voir la Maquette de Lugdunum sur ce site et que je reprends dans cet article.

Vous voyez donc le Rhône qui rejoint la Saône, en bas de la Croix Rousse.

Un peu plus loin, après le confluent et sur le fleuve résultant une île qui porte le nom de « Canabae » qui porte aujourd’hui le quartier d’Ainay.

Plus tard, les lyonnais vont rattacher cette île à la terre et le confluent se déplacera jusqu’au quartier d’Ainay au bout de l’île de Canabae qui forme donc le cœur de la Presqu’ile.

Vous trouverez <Cet article du Point> qui désigne Lyon comme « une ville double : Lugdunum et Condate »

« En ce temps-là, celui de la Gaule romaine, il y avait deux villes à Lyon. D’abord Lugdunum (mot gaulois : la colline-ou la forteresse, c’est selon-du dieu Lug), sur la rive droite de la Saône. Ensuite Condate (autre mot gaulois qui signifie confluent), sur la rive gauche de la Saône, légèrement en amont, justement, de son confluent avec Rhodanus, le puissant et violent Rhône.

Voyons Lugdunum. Munatus Plancus, proconsul, c’est-à-dire gouverneur de la Gaule Chevelue conquise huit ans plus tôt, avait choisi un endroit excellent, l’actuelle colline de Fourvière, pour créer la nouvelle colonie de Lugdunum. Il installa, en 43 avant notre ère, sur cette hauteur qui domine la Saône et le Rhône, ses colons, des citoyens romains expulsés un an plus tôt de Vienne, la ville principale des Allobroges, sujets de la Narbonnaise.

C’est sur cette colline et à ses pieds, au bord de la rivière, rive droite, que prospéra cette cité précédemment consacrée, pense-t-on, au très gaulois dieu Lug. Prospérité due à cet inestimable confluent Rhône-Saône, qui ouvrait aux bateliers, aux nautes, ces armateurs fluviaux, de riches perspectives. »

Le remarquable catalogue de l’exposition « Lyon sur le divan », je dirai même plus remarquable que l’exposition explique l’étymologie controversée de Lugdunum :

« Le nom romain de Lyon , sous- tend deux caractéristiques de la ville , celle d’une ville dédiée au dieu gaulois Lug, un dieu extrêmement besogneux, très travailleur et qui rencontrera beaucoup de difficultés pour se faire accueillir à la cour des dieux et celle d’un dédié à Lux, en latin la lumière. »

« dunum » lui serait issu du celtique –duno, qui signifie soit « forteresse » ou « colline » ce serait donc la colline ou la forteresse du dieu Lug.

Cependant d’autres propositions existent pour définir l’étymologie de « Lug », soit par le nom du corbeau, en effet Lugus a été rapproché du gaulois lugos ou lougos, qui aurait signifié « corbeau », soit par le nom du « lynx ».

Lugdunum deviendra rapidement une ville essentielle de l’empire romain. Condate sera oubliée.

Le site de l’Inrap, « Institut national de recherches archéologiques préventives » précise :.

« Lugdunum devient la capitale de la province de Gaule lyonnaise, le siège du pouvoir impérial pour les trois provinces gauloises (Belgique, Lyonnaise, Aquitaine), et la Caput Galliarum, ou « Capitale des Gaules ».

Cette ville gallo-romaine se développe sur la colline de Fourvière, au confluent de la Saône (l’Arar) et du Rhône (Rhodanus). Elle devient très vite un important port fluvial. C’est aussi un nœud routier stratégique, relié au sud de la Gaule (la Narbonnaise), à l’Aquitaine, la Bretagne, la Germanie et bientôt l’Italie grâce aux routes construites par Agrippa.

En contact avec tout l’Empire, Lyon est une plaque tournante commerciale. Elle accueille les empereurs en visite et, très vite, s’agrandit, s’embellit et s’enrichit. Au Ier siècle, elle dispose du droit de battre monnaie, situation unique dans l’Empire romain à cette période.

Au IIe siècle, sa population est estimée entre 50 000 et 80 000 habitants, ce qui en fait l’une des plus grandes villes de la Gaule.

Deux empereurs romains sont nés à Lyon : Claude, né en 10 avant notre ère, et Caracalla, né en 188.

C’est à Lyon que chaque année, le 1 er août, se réunissent et siègent les délégués des soixante cités des trois Gaules. Ce rassemblement se déroule dans un vaste sanctuaire (installé sur les pentes de l’actuelle colline de la Croix-Rousse). On y élit le prêtre chargé des cérémonies dédiées au culte de Rome et de l’Empereur. Cette fonction constitue la plus haute charge administrative à laquelle les notables gallo-romains puissent accéder en Gaule. Le « Conseil des Trois Gaules » a pour fonction de représenter les intérêts gaulois auprès de Rome. »

C’est ainsi que commence l’Histoire de Lyon…

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Jeudi 1 mars 2018

« Tout se sait toujours »
Henry Alleg qui répond à son tortionnaire qui lui dit que jamais personne ne saura ce qui se passe dans les chambres de torture de l’armée française en Algérie.

Maurice Audin était un jeune mathématicien de l’université d’Alger. Il était aussi militant communiste et partisan de l’indépendance algérienne.

Il est arrêté le 11 juin 1957 par des militaires français, au cours de la bataille d’Alger et on n’a jamais retrouvé sa trace. Il avait 25 ans au moment de son arrestation.

La version officielle de l’armée était qu’il s’était évadé.

Au moment de son arrestation, la thèse de Maurice Audin était presque terminée et la soutenance était prévue pour le début de 1958. À la fin de 1956, Maurice Audin était venu quelques jours à Paris pour prendre contact avec les mathématiciens Gaston Julia, Henri Cartan et Laurent Schwartz.

Le 2 décembre 1957, à la demande de René de Possel, directeur de recherche, a lieu une soutenance in absentia, à la faculté des sciences de Paris et devant un public nombreux Maurice Audin est reçu docteur ès sciences, avec mention « très honorable ».

Très rapidement il y a une mobilisation pour soutenir Maurice Audin.

En mai 1958, l’historien Pierre Vidal-Naquet publie une enquête dans laquelle il affirme que l’évasion était impossible et que Maurice Audin est mort au cours d’une séance de torture, le 21 juin 1957, assassiné par des soldats du général Massu.

Jusqu’en 2012, l’Armée, la Justice et l’Etat français sont dans le déni ou l’évitement continuant à nier l’évidence.

En 2012, le président Hollande se rend devant la stèle élevée à la mémoire de Maurice Audin à Alger et fait lancer des recherches au Ministère de la Défense sur les circonstances de sa mort

Le 8 janvier 2014, un document est diffusé en exclusivité dans le Grand Soir 3 dans lequel le tristement célèbre général Aussaresses (mort le 3 décembre 2013) déclare au journaliste Jean-Charles Deniau qu’il a donné l’ordre de tuer Maurice Audin

Et enfin en juin 2014, le président Hollande, dans un message adressé à l’occasion du prix de mathématiques Maurice Audin, reconnaît officiellement pour la première fois au nom de l’État français que Maurice Audin ne s’est pas évadé, qu’il est mort en détention, comme, explique-t-il, les témoignages et documents disponibles l’établissent.

Mais il y a aujourd’hui un fait nouveau le 14 février 2018 le journal « L’Humanité » publie le témoignage d’un vieil homme. <Vous trouverez cet article derrière ce lien>

La communauté des mathématiciens s’était mobilisée pour que la vérité éclate. Cédric Villani, le célèbre député macroniste et médaille Fields 2010 est en première ligne. La fille de Maurice Audin, Michèle Audin est aussi une grande mathématicienne. Elle avait refusé, en 2009, la Légion d’honneur, en raison du refus du président de la République, Nicolas Sarkozy, de répondre à une lettre de sa mère à propos de la disparition de son père.

Le 12 janvier 2018, Cédric Villani a dit qu’après avoir parlé de l’affaire Audin avec le président de la République, Emmanuel Macron, il pouvait déclarer que : « Maurice Audin a été exécuté par l’Armée française », tout en affirmant qu’il n’y avait aucune trace de cette exécution dans les archives.

L’humanité révèle que c’est l’entretien publié dans ses colonnes, le 28 janvier, avec le mathématicien Cédric Villani qui a convaincu, cet homme de 82 ans qui habite Lyon de venir à Paris porter témoignage.

« Il a fait le voyage depuis Lyon pour soulager sa conscience et « se rendre utile pour la famille Audin », assure-t-il. Son histoire est d’abord celle du destin de toute une génération de jeunes appelés dont la vie a basculé du jour au lendemain. En 1955, après le vote « des pouvoirs spéciaux », le contingent est envoyé massivement en Algérie. Il n’a que 21 ans. Fils d’un ouvrier communiste, résistant sous l’occupation nazie en Isère, il est tourneur-aléseur dans un atelier d’entretien avant d’être incorporé, le 15 décembre 1955. Un mois plus tard, le jeune caporal prendra le bateau pour l’Algérie, afin d’assurer des « opérations de pacification », lui assure l’armée française. Sur l’autre rive de la Méditerranée, il découvre la guerre. Les patrouilles, les embuscades, les accrochages avec les « fels », la solitude, et surtout, la peur, permanente. Cette « guerre sans nom », il y participe en intégrant une section dans un camp perché sur les collines, sur les hauteurs de Fondouk, devenue aujourd’hui Khemis El Khechna, une petite ville située à 30 kilomètres à l’est d’Alger. […] »

Témoignage terrible, car au-delà de ce qu’il relate à propos de Maurice Audin, il décrit d’autres scènes du sale combat qu’a mené l’armée française en Algérie. Pour les mêmes raisons, risque d’attentat ou vengeance, une partie de l’armée française s’est comportée en Algérie, pays que la France occupait, de la même manière que la Gestapo en France que l’armée allemande occupait.

A priori, Maurice Audin n’a pas commis d’attentat.

Le vieil homme a gardé l’anonymat dans l’article de l’Humanité et il a dit :

« Je crois que c’est moi qui ai enterré le corps de Maurice Audin. »

Dans la ville de Fondouk […] un après-midi du mois d’août, un adjudant de la compagnie lui demande de bâcher un camion : « Un lieutenant va venir et tu te mettras à son service. Et tu feras TOUT ce qu’il te dira. » Le lendemain matin, le temps est brumeux et le ciel bas quand un homme « au physique athlétique » s’avance vers lui, habillé d’un pantalon de civil mais arborant un blouson militaire et un béret vissé sur la tête. C’était un parachutiste. « On va accomplir une mission secret-défense, me dit le gars. Il me demande si je suis habile pour faire des marches arrière. Puis, si j’ai déjà vu des morts. Puis, si j’en ai touché, etc. » « Malheureusement oui », relate l’ancien appelé. « C’est bien », lui répond le para, qui le guide pour sortir de Fondouk et lui demande de s’arrêter devant une ferme. « Est-ce que tu as des gants ? Tu en auras besoin… » Jacques s’arrête à sa demande devant l’immense portail d’une ferme assez cossue qui semble abandonnée. Il plisse les yeux pour en décrire le moindre détail qui permettrait aujourd’hui de l’identifier. « Descends et viens m’aider ! » lui lance le para, dont il apprendra l’identité bien plus tard : il s’agirait de Gérard Garcet (lire l’Humanité du 14 janvier 2014), choisi par le sinistre général Aussaresses pour recruter les parachutistes chargés des basses besognes. Le même qui fut, plus tard, désigné par ses supérieurs comme l’assassin de Maurice Audin…

Le tortionnaire ouvre une cabane fermée à clé, dans laquelle deux cadavres enroulés dans des draps sont cachés sous la paille. « J’ai d’abord l’impression de loin que ce sont des Africains. Ils sont tout noirs, comme du charbon », se souvient Jacques, à qui Gérard Garcet raconte, fièrement, les détails sordides : « On les a passés à la lampe à souder. On a insisté sur les pieds et les mains pour éviter qu’on puisse les identifier. Ces gars qu’on tient au chaud depuis un bout de temps, il faut maintenant qu’on s’en débarrasse. C’est une grosse prise. Il ne faut jamais que leurs corps soient retrouvés. » « C’est des gens importants ? » lui demande le jeune appelé. « Oui, c’est le frère de Ben Bella et l’autre, une saloperie de communiste. Il faut les faire disparaître. » Un sinistre dialogue que Jacques relate des sanglots dans la voix. C’est qu’il est aujourd’hui certain qu’il s’agissait bien de Maurice Audin. Quant à l’autre corps, il est impossible qu’il s’agisse d’un membre de la famille d’Ahmed Ben Bella, l’un des chefs historiques et initiateurs du Front de libération nationale (FLN). Sans doute un dirigeant du FLN, proche de Ben Bella[…]

Après vingt minutes de trajet environ, on s’est arrêtés devant un portail. Il n’était pas cadenassé, celui-là. Ça m’a étonné. Au milieu de la ferme, il y avait une sorte de cabane sans toit avec des paravents, comme un enclos entouré de bâches. Il m’a demandé d’attendre. Quand il a ouvert la bâche : quatre civils algériens avaient les yeux bandés et les mains attachées dans le dos. Ils leur avaient fait creuser un énorme trou, qui faisait au moins 4 mètres de profondeur. Dans le fond, j’ai aperçu des seaux, des pioches et une échelle. Il m’a demandé de recouvrir les deux cadavres. Ce que j’ai fait. D’abord il m’a félicité. Puis, me dit de n’en parler à personne, que j’aurais de gros ennuis si je parle. Et ma famille aussi. Il me menace. On est rentrés à Fondouk et il me demande de le déposer devant les halles du marché. »

Et puis, [celui que l’Humanité a appelé Jacques] a oublié, pour continuer à vivre. Comme toute une génération marquée à vie, murée dans le silence et la honte, il n’a pas parlé. Ni de cette nuit-là, ni du reste.

Dans la Question, Henri Alleg relate un dialogue avec ses bourreaux à qui il dit, épuisé par la torture : « On saura comment je suis mort. » Le tortionnaire lui réplique : « Non, personne n’en saura rien. »

« Si, répondit Henri Alleg, tout se sait toujours… »

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Mercredi 28 février 2018

« Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. »
Romain Gary «Éducation européenne»

Il faut des mots du jour plus courts à la fois pour les lecteurs, mais aussi pour le rédacteur.

J’ai glané lors d’une émission de radio cette phrase inspirante de Romain Gary que j’ai mis en exergue et que je partage aujourd’hui.

J’ai bien sûr vérifié.

Il s’agit bien d’une citation de Romain Gary qu’il a fait figurer dans son premier roman « Éducation européenne » écrit en 1943 et paru en 1945 (qu’on trouve en Folio, n° 203). Voici le passage en question (page 246, à la fin du chapitre 31) :

– J’aime tous les peuples, dit Dobranski, mais je n’aime aucune nation. Je suis patriote, je ne suis pas nationaliste.
– Quelle est la différence ?
– Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. Les Russes, les Américains, tout ça… Il y a une grande fraternité qui se prépare dans le monde, les Allemands nous auront valu au moins ça…

Roman Kacew, devenu Romain Gary est né le 21 mai 1914 à Vilna dans l’Empire russe (actuelle Vilnius en Lituanie). Il se suicide le 2 décembre 1980 avec un revolver. C’était un aviateur, militaire, résistant, diplomate, romancier, scénariste et réalisateur français, de langues française et anglaise.

Il est le seul romancier à avoir reçu le prix Goncourt à deux reprises, sous deux pseudonymes : en 1956 « Les Racines du ciel » avec le pseudonyme Romain Gary et le 17 novembre 1975 « La Vie devant soi » sous les pseudonyme Émile Ajar.

Je m’arrête là sinon le mot ne serait pas court et je trahirai ma promesse.

En revanche, rien n’empêche celles et ceux qui le lise d’écrire ce que leur inspire cette phrase du grand écrivain.

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Mardi 27 février 2018

«Nous avons été de la viande à charbon. »
François Dosso, porte-parole de la cellule maladies professionnelles de la CFDT des mineurs de charbon de Lorraine

Je suis né à Forbach et ma maison parentale se trouvait dans la ville voisine de Stiring-Wendel. Ces deux villes faisaient partie du bassin houiller de Lorraine, les mines de charbon. Si mon père n’y a travaillé que pendant une très petite période, la plus grande partie de ma famille : oncles, cousins, petits cousins y ont travaillé toute leur vie.

La Lorraine était une région industrielle de mines, les mines de fer près de Thionville, les mines de charbon autour de Forbach, Freyming Merlebach et aussi des mines de sel près de la ville bien nommée Château-salins.

En avril 2004, le dernier puits du bassin houiller lorrain a fermé, il s’agissait du puits de la Houve à Creutzwald. Le siège de Merlebach avait fermé au mois d’octobre 2003.

Mais c’est bien l’arrêt de la production, le 23 avril 2004, du puits de la Houve qui marque la fin de l’exploitation du charbon en France.

<Vous trouverez derrière ce lien une histoire documentée de l’aventure du Charbon à Freyming-Merlebach>

Wikipedia nous apprend que la présence du charbon dans la région fût connue dès le XVIe siècle, mais que c’est au début du XIXe siècle que l’exploitation du bassin lorrain va connaître son développement. Ainsi, c’est en 1810 que deux ingénieurs du corps impérial des Mines dressent le premier atlas du bassin houiller lorrain dans la continuité du bassin de la Sarre qui se trouve au-delà de la frontière du côté de l’Allemagne qui n’a pas encore opérée son unification.

Nous apprenons aussi que le bassin houiller lorrain s’étend sur une superficie de 49 000 ha, qu’il peut être délimité par le triangle Villing (près de Creutzwald) – Faulquemont – Stiring-Wendel et qu’il regroupe environ 70 communes. Enfin on y dénombra plus de 58 puits construits entre 1818 et 1987.

En 1946, au lendemain de la guerre les mines de charbon furent nationalisées et on créa les Houillères du bassin de Lorraine (HBL), un établissement public à caractère industriel.

L’exploitation est donc désormais arrêtée depuis 14 ans, mais de graves problèmes demeurent dans ma région natale.

D’abord un problème économique, cette région est sinistrée depuis cette fermeture qui correspond à une désindustrialisation que rien n’a su compenser pour donner des emplois stables et rémunérateurs. J’avais esquissé cette problématique en évoquant le documentaire de Régis Sauder <Retour à Forbach>

Ensuite des problèmes géologiques, en effet, l’eau s’engouffre dans les galeries et cause des affaissements de terrain et des effondrements miniers qui endommagent les immeubles et les routes.

Mais la technique n’est rien sans les hommes explique « l’Humanité » dans ce bel article de 2003 < Freyming-Merlebach, ou la vie après la mine>. Vu à hauteur d’homme, cet article raconte comment dans ce lieu de labeur se sont côtoyés des travailleurs venant de pays différents :

« Des convois d’Italiens, de Polonais surtout, arrivent en gare de Toul. On leur pend un écriteau autour du cou. Ils s’ajoutent par dizaines aux Slovènes, aux Hongrois, et bien sûr aux Allemands. Depuis le début du siècle, ils acceptent de descendre aux côtés des paysans de Freyming. Du coup, les effectifs salariés progressent de 13 500 à 24 775 de 1920 à 1938. »

Mon grand-père maternel faisait partie du contingent polonais qui est venu renforcer la force de travail dans les mines de charbon de Moselle dans les années 1920.

Dans cet univers aussi se côtoyait ceux qui ne croyaient pas et ceux qui croyaient. Après un article du journal l’Humanité, je suis tombé sur un article de 2013 du journal « La Croix » : <La retraite contrastée des mineurs de Lorraine> :

On pourrait penser que le destin d’un mineur de charbon était enviable :

« Dans le charbon, on cessait le travail à 50 ans pour les mineurs de fond et à 55 ans quand on travaillait au jour. Mais quand les Houillères du Bassin de Lorraine (HBL) ont progressivement cessé leurs activités, entre la fin des années 1990 et 2008 (l’exploitation avait pris fin en 2004), l’âge a encore été avancé à 45 ans. »

Mais la journaliste de la Croix raconte aussi la perte de sens, l’ennui et le vide :

« Heureusement, j’habite dans une maison et il y a du travail, poursuit Stanislas. Mais beaucoup sont en appartement, ils n’arrivent pas à s’occuper, passent leurs journées dans leur canapé, devant la télévision, à boire et à fumer. J’en connais un, pourtant bon vivant, qui a divorcé, puis s’est suicidé. Un autre a fait une tentative, récemment. Ils avaient pourtant tout pour avoir une vie extraordinaire. Mais ce qui manque le plus, c’est le contact. […]

En tant que médecins du travail, nous aurions voulu continuer à les suivre au-delà de 2008, témoigne Pierre Heintz, ancien médecin des Houillères, mais cela n’a pas été validé par Charbonnages de France. La direction estimait que ça ne pouvait que bien se passer. Nous, nous avions le retour des premiers mineurs partis, dont certains s’étaient mis à boire, avaient un sentiment de perte d’identité car leur métier n’existait plus. »

Et la journaliste rappelle « Le Pacte charbonnier », un accord inimaginable aujourd’hui :

« En 1994, alors que les Houillères du Bassin de Lorraine (HBL) emploient 12 000 personnes, le « Pacte charbonnier » est signé sous la houlette de Gérard Longuet, alors ministre de l’industrie. Cet accord, inimaginable aujourd’hui, est justifié par la crainte de ne pas réussir à reclasser les « gueules noires », dont beaucoup sont victimes de maladies professionnelles (amiante et silicose) et envers qui la Nation se sent redevable d’une dette.

Un « congé charbonnier de fin de carrière » (CCFC) est ouvert à tous les ouvriers et agents de maîtrise de plus de 45 ans ayant au moins vingt-cinq ans d’ancienneté (vingt ans pour ceux ayant plus de 20 % d’invalidité) »

Ils touchent 80 % de leur salaire, ne peuvent travailler en parallèle (plus tard, ils auront la possibilité de toucher un faible revenu) et conservent tous leurs avantages (gratuité des soins, du logement, du chauffage), y compris pour les veuves».

Mais si j’écris aujourd’hui un mot du jour à ce sujet, c’est en raison d’un article « des Echos » du 15 février 2018 écrit par Pascale Braun : <La dernière bataille des mineurs de Lorraine> :

« Exposés à des conditions de travail dangereuses et insalubres dans les années 1980, plus de 3.000 mineurs tentent aujourd’hui de faire reconnaître la faute inexcusable des Houillères à leur encontre. […]»

« Nous avons été de la viande à charbon. Les houillères ont envoyé au casse-pipe des jeunes de vingt ans. Nous ne cesserons pas de nous battre tant que nous n’aurons pas obtenu la reconnaissance collective de cette ignominie », expose sans ambages François Dosso, porte-parole de la cellule maladies professionnelles de la CFDT. »

Car avant de partir à la retraite les mineurs de charbon qui travaillaient au fond de la mine ont été soumis à des poussières, des gaz, la terrible silice, l’amiante et d’autres produits dangereux :

«  A partir du choc pétrolier déclenché en 1973 par la guerre du Kippour et jusqu’à la catastrophe du puits Simon de Forbach en 1985, les houillères du bassin de Lorraine (HBL) ont imposé aux mineurs une productivité très élevée.

Les rendements ont progressé de manière spectaculaire, passant de 4,4 tonnes par homme et par jour en 1974 à 6 tonnes par homme et par jour en 1990. Les embauches ont repris à un rythme soutenu – jusqu’à 3.000 mineurs par an, avec un turnover atteignant parfois les deux tiers – jusqu’à l’arrêt brutal des recrutements en 1983. […]

Sur le plan sanitaire, cette période s’est avérée funeste. Les syndicats se sont d’abord inquiétés des accidents – 16 morts lors de la catastrophe de Merlebach en septembre 1976, mais aussi 15 morts et 600 blessés graves en moyenne chaque année hors accidents collectifs. Le souci des maladies n’est apparu que plus tard. […]

Les mineurs sont tombés malades. Pour l’année 1992, considérée comme ordinaire, les affiliés au régime minier présentent un taux de prévalence de maladies professionnelles 144 fois plus élevé que pour les affiliés au régime général. Au fond des puits, ils utilisent massivement des huiles minérales ou bitumineuses et du trichloréthylène. Ils respirent des vapeurs de gazole, des fumées de tirs d’explosifs et des fibres de roche.

En fonction des sites et des métiers, ils ont pu entrer en contact avec 24 produits cancérigènes ou pathogènes. [Ils] ont été exposés en moyenne à 11 d’entre eux au cours de leur carrière.

La dernière mine de Lorraine ferme en 2004 . Quatre ans plus tard, Charbonnage de France est liquidé et relayé par l’Agence nationale pour la garantie des mineurs (ANGDM). Disparaît ainsi un employeur qui régna en maître dans le bassin houiller durant un siècle et demi. Les langues se délient.

Peu avant la liquidation, certains médecins et cadres communiquent aux syndicats des informations jusqu’alors inédites sur la toxicité des produits utilisés. S’engage alors la troisième bataille du charbon, visant à faire reconnaître et à indemniser les victimes sanitaires d’une exploitation hors norme.

Le combat sans concession commence par l’amiante. Dans un premier temps, CDF conteste l’exposition elle-même. Déboutée jusqu’en cassation, l’entreprise attaque systématiquement toutes les demandes de reconnaissance de faute inexcusable, mais se voit presque immanquablement condamnée, au terme d’une guérilla juridique évaluée à 5.000 euros par cas, soit un coût de plus de 15 millions d’euros.

Aujourd’hui, entre 10 et 15 dossiers sont plaidés et gagnés chaque semaine au tribunal des affaires sanitaires et sociales de Metz.

A ces quelque 3.500 plaintes en cours se sont ajoutés au moins 500 dossiers portant sur la silicose et les maladies respiratoires inscrites aux tableaux 30 et 30 bis de la Sécurité sociale . »

L’avocat spécialisé en santé et sécurité au travail, Michel Ledoux explique :

« Pendant des décennies, nous avons échoué à contrer le raisonnement communément admis selon lequel on ne peut extraire du charbon sans générer de la silice. Nous sommes ensuite parvenus à démontrer que les houillères n’avaient pas respecté les mesures de sécurité qu’elles avaient elles-mêmes mises en place. Mais chaque dossier constitue un gros travail, car les mineurs ont exercé à des époques différentes, dans différents puits et à différentes tâches ».

C’est donc une bataille juridique qui s’est engagée. Elle est très incertaine pour les mineurs

« En juillet 2017, 755 anciens mineurs de l’Est mosellan ont pourtant encaissé une sévère déconvenue : la cour d’appel de Metz les a déboutés à la fois de leur demande d’indemnisation au titre du préjudice d’anxiété et de leur plainte contre Charbonnages de France (CDF) pour violation de l’obligation de sécurité.

Les plaignants avaient obtenu partiellement gain de cause le 30 juin 2016 devant le tribunal des prud’hommes de Forbach , qui leur a accordé un préjudice d’anxiété – jusque-là réservé aux victimes relevant du dispositif spécifiquement dédié aux victimes de l’amiante – avec une indemnisation de 1.000 euros contre les 15.000 demandés.

Ils ont décidé de se pourvoir en cassation, mais tous ne seront peut-être pas au rendez-vous. Entre juin 2013, date de la première instance aux prud’hommes, et le lancement de la procédure en appel en septembre 2015, 14 des 844 plaignants sont morts, à l’âge moyen de 61 ans. La décision de la cour est attendue courant 2019. »

Tout récemment sur des motifs analogues, des mineurs de fer de Lorraine ont été déboutés par la Cour de Cassation le mercredi 21 février 2018.

Nous sommes ici au cœur de la complexité du monde industriel dans lequel des ouvriers étaient fiers de leur travail et donnaient du sens à leur action tout en perdant leur vie à la gagner.

Pour celles et ceux que cela intéresse, j’ai encore trouvé <Un diaporama montrant le travail dans les mines de charbon lorraines et son évolution>

Et <Ici> toute une collection de photos du patrimoine minier.

Il y a énormément de ressources sur Internet. Ainsi sur ce blog on trouve une page décrivant chacun des 58 puits de l’Histoire des charbons de Lorraine, du puit de Schoeneck (1818) à La Houve (Creutzwald), le puits ouest (1987)

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Vendredi 23 février 2018

« En privant un homme de son travail, on le prive de son humanité et c’est une forme encore plus générale de l’esclavage.»
Martin Luther King Discours prononcé à la bourse du travail de Lyon le 29 mars 1966

Il y a 50 ans, le 4 avril 1968, le Pasteur Martin Luther King était assassiné.

Pour commémorer cet évènement, la Bibliothèque de Lyon Part-Dieu a décidé à lui rendre hommage par une exposition : «Martin Luther King le rêve brisé ? » qui se tiendra jusqu’au samedi 28 avril 2018.

C’est 5 ans avant son assassinant que Martin Luther King, le 28 août 1963, lors de la marche pour les droits civiques sur Washington, prononça la célèbre phrase «I have a dream».

3 ans après ce discours, Martin Luther King est venu à Lyon et a tenu un discours à la bourse du travail de Lyon, le 29 mars 1966 dans une salle comble.

Ce discours a été publié dans « Topo » le journal des bibliothèques de Lyon

Il commença son discours par ces mots :

« C’est un grand réconfort pour moi d’être en France, berceau des libertés et des idéaux, pour réfléchir avec vous sur les problèmes que nous affrontons. Nous sommes réunis ce soir, motivés par le souci de faire disparaître les barrières. Aux Etats-Unis qui constituent une sorte de condensé du monde d’aujourd’hui, nous connaissons des difficultés spécifiques provenant de l’incomplète assimilation des différents groupes ethniques qui composent la Nation. »

Puis il a continué son discours en faisant l’histoire de l’esclavage et le combat contre les discriminations aux Etats-Unis..

Sa conclusion est la suivante :

Si, en ce moment, nous luttons pour mettre fin au colonialisme interne qui interdit aux Noirs d’avoir accès au développement économique et les confine dans un ghetto de pauvreté, nous n’ignorons pas que cette lutte contre les forces de domination politique appartient à l’histoire de notre temps et concerne l’univers tout entier.

En privant un homme de son travail, on le prive de son humanité et c’est une forme encore plus générale de l’esclavage.

C’est pourquoi notre combat est un immense encouragement pour le reste du monde car il contribue à faire naitre l’aurore d’un monde nouveau où tous, communistes, capitalistes, noirs, blancs, jaunes catholiques, protestants, riches, pauvres pourront se respecter réciproquement et coexister dans la paix.

Ce jour viendra où l’on fera un soc de charrue avec les épées et où les nations ne se dresseront plus les unes contre les autres. Ce sera le jour où les nations ne se dresseront plus les unes contre les autres. Ce sera le jour où le lion et l’agneau pourront se tenir l’un près de l’autre sans s’effrayer l’un et l’autre.

Ce jour approche.

Vous me permettrez de dire en terminant, combien j’apprécie le soutien moral et financier que vous apportez au combat que nous menons. En le faisant, vous reconnaissez que toute menace contre la justice, quelque part dans le monde, est une menace partout dans le monde.

Assuré de votre aide et de votre prière, je me sens d’autant plus fort pour chanter avec vous : We sall Overcome. Nous triompherons un jour. »

J’aurai pu choisir d’autres exergues que celui que j’ai choisi dans ce discours, mais j’ai mis en avant cette phrase dans laquelle il parle de la pauvreté, de la domination économique qui est marqué par la privation de travail des dominés.

Le commissaire de l’exposition est Michel Chomorat qui a été interrogé par un journal lyonnais.

Il nous révèle que si la venue de Martin Luther King était un évènement, certains avaient préféré s’abstenir de leur présence.

« Les élus[lyonnais] étaient aux abonnés absents, ils étaient à l’inauguration de la Foire, ils saucissonnaient et buvaient du beaujolais.

Martin Luther King avait choisi Lyon en France car c’est la capitale de la résistance, de l’humanisme social. Et en dehors des politiciens qui n’étaient pas là, le cardinal était là, le grand rabbin et le responsable protestant de Lyon aussi »

En 1966, le maire de Lyon était Louis Pradel.

<Ce site décrit de manière détaillée l’exposition lyonnaise>

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Lundi 19 février 2018

« D’abord, on devait s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute »
Emile Zola «Au Bonheur des dames»

J’avais consacré le mot du jour du 1er février aux émeutes qui avaient été provoquées par des promotions de 70% sur le Nutella.

Ces évènements ont été largement commentés.

Certains pour s’étonner qu’on fasse autant de bruits autour de cette expression du consumérisme exacerbé parce qu’il touche des classes très modestes, alors qu’on fait moins de cas quand il se passe à peu près la même chose pour acquérir le dernier iphone, le type de consommateur n’étant pas le même.

Mais c’est à nouveau Michel Serres qui a éclairé pour moi, de la manière la plus intelligente, ces évènements. Il l’a fait au cours d’une émission sur LCI animé par Pujadas : Débat Finkielkraut-Serres avec Pujadas

Et il a expliqué que ce n’était pas nouveau et que l’émeute était connue depuis bien longtemps comme une technique de vente particulièrement performante. Et pour le prouver il a fait appel à un des 20 romans de la série des Rougon-Macquart d’Emile Zola : « Au bonheur des dames »

« Au bonheur des dames » est un livre publié en 1883. Ce titre fait référence à un grand magasin parisien qu’Émile Zola a imaginé dans son livre en s’inspirant du célèbre magasin parisien « Au Bon Marché », situé 24 rue de Sèvres dans le 7ème arrondissement et qui avait été fondé en 1838 par Aristide Boucicaut.

Et c’est en se référant aux techniques de vente d’Aristide Boucicaut que Zola décrit son personnage de fiction : Le directeur du magasin « Au bonheur des dames » : Octave Mouret.

Au Bonheur des Dames Zola page 298 / 544 :

« La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues, d’annonces et d’affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d’été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille à l’étranger, traduits dans toutes les langues. Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même d’échantillons, collés sur les feuilles. C’était un débordement d’étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier, envahissait les murailles, les journaux, jusqu’aux rideaux des théâtres. Il professait que la femme est sans force contre la réclame, qu’elle finit fatalement par aller au bruit.

Du reste, il lui tendait des pièges plus savants, il l’analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait découvert qu’elle ne résistait pas au bon marché, qu’elle achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation, il basait son système des diminutions de prix, il baissait progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des marchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le cœur de la femme, il venait d’imaginer « les rendus », un chef d’œuvre de séduction jésuitique. « Prenez toujours, madame : vous nous rendrez l’article, s’il cesse de vous plaire. »

Et la femme, qui résistait, trouvait là une dernière excuse, la possibilité de revenir sur une folie : elle prenait, la conscience en règle. Maintenant, les rendus et la baisse des prix entraient dans le fonctionnement classique du nouveau commerce.

Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c’était dans l’aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pas un coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de la foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfant e et pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes d’applications.

D’abord, on devait s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ; et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordant d’articles à vil prix ; si bien que le menu peuple s’amassait, barrait le seuil, faisait penser que les magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n’étaient qu’à demi pleins.

Ensuite, le long des galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver ; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme.

Lui seul avait encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des meubles, des comptoirs où les clientes étaient plus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et froids. S’il en avait découvert le moyen, il aurait fait passer la rue au travers de sa maison.  »

Dès cette époque, il était clair que l’émeute constituait une technique permettant d’attirer les clients et de vendre davantage.

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Mardi 23 janvier 2018

« C’était mieux avant »
Michel Serres

Michel Serres vient de publier un nouveau livre « C’était mieux avant » qui est présenté comme la suite de Petite poucette.

J’avais évoqué « Petite Poucette » lors d’un tout premier mot du jour, il portait le numéro 23 et avait été envoyé le 21 novembre 2012. A l’époque, mes mots étaient courts.

Le sous-titre de ce livre est le suivant :

« Dix Grands-Papas Ronchons ne cessent de dire à Petite Poucette, chômeuse ou stagiaire qui paiera longtemps pour ces retraités :  « C’était mieux avant. » Or, cela tombe bien, avant, justement, j’y étais.»

Bien sûr, Michel Serres ne croit pas un seul instant que c’était mieux avant, mais il a choisi comme titre ce qui se dit beaucoup par tous les nostalgiques qui se sentent étrangers dans le monde d’aujourd’hui.

Alain Finkielkraut est de ceux là

Je parlais, hier, d’Alain Finkielkraut et de son émission « Répliques », or justement il avait, ce samedi, invité Michel Serres.

Cette émission je l’ai écoutée et je vous conseille de faire de même. Vous la trouverez <ICI>

Par rapport, à ce que j’écrivais hier, vous entendrez un débat respectueux où deux intellectuels qui ont de grandes divergences, laissent s’exprimer l’autre, reconnaissent quand l’autre le convainc et surtout s’écoutent et dialoguent. Et non pas comme, si souvent, tiennent deux discours parallèles qui s’ignorent et même qui entrent dans une compétition pour savoir qui coupera le plus souvent la parole à l’autre.

Car Alain Finkielkraut, dès le départ se sent visé par la description de « Grand papa ronchon ».

Michel Serres explique simplement qu’avant il y était et qu’il peut dresser un bilan d’expert :

« Avant nous gouvernaient Franco, Hitler, Mussolini,  Staline, Mao… rien, que des braves gens ; avant, guerres et crimes  d’État laissèrent derrière eux des dizaines de millions de morts.  Longue, la suite de ces réjouissances nous édifiera. »

Michel Serres reprend son argumentation qui avait déjà été développée dans les mots du jour que je lui avais consacré en mars 2017 et notamment <le mardi 7 mars 2017> :

« Le premier âge est plus long qu’on ne le croit ;
Le deuxième pire qu’on ne le pense ;
Le dernier meilleur qu’on ne le dit. »

Mais ce qui a de nouveau grâce à cet entretien, c’est qu’Alain Finkielkraut lui donne la réplique et que Michel Serres lui répond.

Alain Finkielkraut reconnait qu’en ce qui concerne la santé il ne peut que lui donner raison, mais il parle de la violence dans les cités, sur les réseaux sociaux, sur la difficulté de faire classe aujourd’hui pour les professeurs.

Dialogue apaisé, intelligent fécond que je vous laisse écouter.

Evidemment ce n’était pas mieux avant !

J’ai consacré plusieurs mots du jour à cette évidence, plusieurs auteurs m’ont convaincu.

Le plus récent le 21 novembre 2017 où j’évoquais un livre de Steven Pinker : « La part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin » dans lequel l’auteur démontre que la violence n’a fait que régresser depuis les premiers temps de l’humanité, qu’il s’agisse de la violence guerrière ou de la criminalité.

Une année auparavant, le mot du jour du 19 décembre 2016 s’intéressait au livre du suédois Johan Norberg «Ten Reasons to Look Forward to the Future Progrès : dix raisons de se réjouir de l’avenir» qui dans un panorama plus large que la seule histoire de la violence montre que nous n’avons jamais vécu à un moment plus heureux de l’Humanité.

J’ai pensé un moment faire un mot du jour sur le livre de Jacques Lecomte : « Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez ! », mais je n’ai pas trouvé le temps de le faire.

Alors je sens évidemment la question irrépressible que vous souhaitez poser : « Enfin Alain, tu écris à longueur d’articles et à de rares exceptions comme ces deux mots que tu cites ci-dessus, que nous avons toutes les raisons de nous inquiéter sur le climat, sur les inégalités et les déséquilibres économiques, sur la limite des ressources terrestres, sur le retour des nationalismes, sur les projets fous des transhumanistes, et les délires tout aussi terrifiants des extrémistes religieux etc. Comment concilier tous ces avertissements avec ce constat optimiste ? »

C’est à peu près la question qu’Alain Finkielkraut pose vers la fin de l’émission à Michel Serres.

Et ce dernier répond :

« Mais mon cher Alain, je vous dis qu’aujourd’hui est mieux que hier, mais je n’ai jamais dit que demain serait mieux qu’aujourd’hui »

En effet le philosophe optimiste avoue son incapacité de prévoir de quoi demain sera fait.

Demain sera ce que nous et nos enfants en feront.

Michel Serres était aussi l’invité de la Grande Librairie pour parler de son petit ouvrage de 98 pages

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Lundi 8 janvier 2018

« Soyez heureux ! »
Le père d’Ivan Jablonka à ses enfants

C’est une tradition. Un acte incontournable : en début d’année, il faut souhaiter les vœux.

Mais que dire ?

Comment ne pas tomber dans l’ennui, la routine ?

Vendredi, 5 janvier à 7h50, j’écoutais France Inter et Ivan Jablonka était l’invité d’Ali Baddou pour présenter son dernier livre : « En camping car »

Dans ce livre, il raconte ses vacances familiales avec ses parents en combi Volkswagen :

« Sans doute le moment de mon enfance où j’ai été le plus heureux, le plus libre ».

Quelquefois bien sûr, il y avait des disputes entre les enfants, alors :

« Notre père nous engueulait en disant : Soyez heureux ! »

« Soyez heureux ! »

Présenté comme cela, cela semble un peu banal, presque niais. Mais pour comprendre la force de cette injonction paternelle il faut aller un peu plus loin. Ivan Jablonka, né en 1973, est un historien. Il est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-XIII-Nord. Il est aussi écrivain et il a eu le Prix Médicis en 2016 pour « Laëtitia ou la fin des hommes ».

Mais, c’est avant tout un historien, après des études en khâgne au lycée Henri-IV, il intègre l’École normale supérieure et est reçu à l’agrégation d’histoire en élève d’Alain Corbin, l’historien de toutes les sensibilités qui avait fait l’objet du mot du jour du 30 Juin 2016 pour son livre : « Histoire du silence »

En 2012, il avait écrit un livre sur sa famille : « histoire des grands parents que je n’ai pas eus ».

Télérama résume cette histoire :

« Matès Jablonka, son grand-père, né en 1909, habita dans le shtetl de Parczew. Une bourgade de Pologne où les Juifs, isolés par l’antisémitisme, vivent, travaillent, prient. […] Matès, artisan du cuir, homme joyeux et obstiné, cherche à s’échapper des superstitions religieuses comme des persécutions en devenant communiste. Militant clandestin, il fera de la prison. Sa femme, la belle Idesa, née en 1914, sera également militante. Chacun de leur côté, en 1937 et en 1938, ils gagnent la France, le pays de la liberté pour tant d’immigrés politiques. Mais là, ils seront vite les victimes d’une législation suspicieuse. Fichés comme étrangers illégaux, ils se réfugient entre Belleville et Ménilmontant, travaillent à domicile, esquivant les contrôles d’identité et bataillant pour nourrir leurs deux enfants.

A la déclaration de guerre, une nouvelle fois humilié par la hiérarchie militaire, Matès s’engagera dans la Légion étrangère. Puis, le 25 février 1943, Matès et Idesa seront pris lors d’une rafle, expédiés à Drancy par la police française et déportés à Auschwitz II-Birkenau. Ce sont des faits avérés. Mais les rapports de police sur papier carbone suffisent-ils à résumer la vie de Matès, 1,62 m, et d’Idesa, 1,56 m ? Quels sont les pensées et les espoirs d’Idesa quand elle gagne la France ? Matès reste-t-il communiste ? Impossible de le savoir. « Faire de l’histoire, c’est prêter l’oreille à la palpitation du silence », écrit Ivan Jablonka. C’est tisser la grande Histoire avec les histoires humaines, identifier tous les leviers qui infléchissent les itinéraires personnels. »

Les grands-parents Matés et Idesa, seront assassinés à Auschwitz. Leur fils, le père d’Ivan Jablonka, celui qui quelques années plus tard engueule ses enfants par ces mots : « Soyez heureux ! », a grandi dans les institutions réservées aux orphelins de la Shoah, dirigées par la Commission centrale de l’enfance, une organisation juive communiste.

Ivan Jablonka explique :

« Pour mes parents, le bonheur était une question de vie ou de mort […] Il fallait être heureux parce que nos ancêtres ne l’avaient pas été. […] ce bonheur qu’il n’ont pas eu, ils nous l’on donné, comme leur manière de résister, «un extraordinaire cadeau», poursuit l’écrivain, qui a raconté l’histoire de ses grands-parents juifs lors de la Seconde Guerre Mondiale. »

C’est donc à l’issue d’une histoire tragique et terrible que ce père a donné à ses enfants cette clé : « Soyez heureux ! »

Existe-il un vœu finalement plus exaltant pour l’année nouvelle ? : « Soyez heureux ! »

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Mardi 19 décembre 2017

« Et de nos jours encore, c’est dans une plus large extension de l’entraide que nous voyons la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce. »
Pierre Kropotkine dans « L’entraide, un facteur de l’évolution »

Pablo Servigne a expliqué que le titre du livre qu’il a écrit avec Gauthier Chapelle : « L’entraide, l’autre loi de la jungle » doit beaucoup à Pierre Kropotkine que j’ai découvert à cette occasion.

Dans l’émission la Grande Table dont il était question hier, Pablo Servigne présente cet homme de la manière suivante :

« Kropotkine était un prince russe et quand il était jeune il a aimé la lecture de Darwin. Il a refusé un poste dans l’armée à Moscou et a préféré  partir en scientifique en Sibérie, pour vérifier les idées de Darwin. Darwin était parti dans un pays d’abondance, alors que Kropoktine est parti en milieu hostile où régnait la pénurie. Et ce que Kropotkine a observé pendant des années, c’est plutôt que les êtres vivants s’entraident.

Et mieux, ceux qui survivent ne sont pas forcément les plus forts, ce sont ceux qui s’entraident. Et il en a écrit un livre qui s’appelle « l’entraide un facteur d’évolution.[…] Il a été oublié, mais aujourd’hui les scientifiques recommencent à le citer, depuis les années 2000, on va dire, parce qu’il avait apporté cette idée majeure : l’entraide n’a pas pour cause la génétique [on est dans l’entraide parce qu’on est proche génétiquement] l’altruisme et l’entraide émergent dans la nature par les conditions du milieu hostile Et c’est le fait qu’on s’associe qui permet la survie. Et c’est pour cela qu’on recommence à citer Kropotkine. »

Pablo Servigne explique aussi qu’il avait été oublié par les milieux politiques parce qu’il était anarchiste. Les marxistes n’aimaient pas les anarchistes et n’aimaient pas non plus les arguments biologiques. L’idée de Kropotkine était incroyable, il faut plutôt lutter contre l’Etat, car c’est en détruisant l’Etat qu’on pourra faire sortir les capacités altruistes de l’être humain. Les marxistes quant à eux pensaient pouvoir créer un homme nouveau sur une page blanche à partir de l’idéologie.

Cette introduction m’a conduit à essayer d’en savoir un peu plus sur cet homme qui a été confronté à la fin du régime tsariste, les révolutions russes et le début du régime Bolchevique.

Quand on s’intéresse à Pierre Kropotkine, sa dimension d’anarchiste apparaît en premier. Il est très présent sur des sites libertaires et anarchistes.

Pierre Alexeïevitch Kropotkine est né le 26 novembre 1842 à Moscou (Russie) et il est descendant de la famille du grand-prince de Kiev. Il embrasse donc la carrière militaire et ayant conquis ses galons d’officier, demanda, comme nous l’a appris Pablo Servigne à être affecté à un régiment de Cosaques en Sibérie. Il peut ainsi explorer le bassin du fleuve Amour et la Sibérie orientale.  Un évènement marquant va décider de son avenir et probablement de certaines de ses idées politique : l’insurrection polonaise de 1863 et la terrible répression qui s’en suit. Cet évènement provoque sa démission de l’armée impériale russe. Il s’installe à Saint-Pétersbourg où il suit des études de mathématiques et de géographie. Au début des années 1870, il voyage en Extrême-Orient puis en France et en Suisse. C’est au cours d’un ces voyages à l’étranger qu’il se rapproche des milieux anarchistes et surtout des Nihilistes. En 1872, il adhère à la Fédération jurassienne de la Première Internationale et se rallie au groupe révolutionnaire de Mikhaïl Bakounine, qui s’oppose alors à Karl Marx.

Wikipedia nous apprend en outre :

« Qu’en raison de son activité d’anarchiste, il est arrêté à Lyon en 1883 et puis condamné à 5 ans de prison. Une pétition pour sa remise en liberté est signée par Victor Hugo et il est amnistié en 1886.
Après des années d’exil, il retourne en Russie en 1917, après la révolution de Février. Fidèle à ses convictions anarchistes, il refuse un poste de ministre proposé par Aleksandr Kerenski, même s’il soutient son gouvernement.
Après la révolution d’Octobre, il critique ouvertement le nouveau gouvernement bolchévique, la personnalité de Lénine et la dérive dictatoriale du pouvoir.

Le 8 février 1921, Kropotkine meurt à l’âge de 78 ans, à Dmitrov, près de Moscou. Sa famille et ses amis refusent au gouvernement bolchevique des funérailles nationales, celles-ci sont organisées par une commission composée de militants anarchistes. Le 10 février, le cercueil est transféré à Moscou dans un train orné de drapeaux noirs et de banderoles arborant des slogans comme « Là où il y a autorité, il ne peut y avoir de liberté », « Les anarchistes demandent à être libérés de la prison du socialisme » ou « La libération de la classe ouvrière, c’est la tâche des travailleurs eux-mêmes ». Le cercueil est exposé durant deux jours dans la salle des colonnes de la Maison des syndicats, au fronton de laquelle est accroché un énorme calicot portant une inscription dénonçant le gouvernement bolchevique et sa répression.

L’enterrement a lieu le 13 février. Bravant le froid, 20 000 Moscovites suivent le cortège qui s’arrête une première fois au musée Léon Tolstoï où est jouée la Marche funèbre de Frédéric Chopin, puis une seconde fois au niveau de la prison de la Boutyrka où s’entassent nombre de prisonniers politiques qui manifestent en frappant sur les barreaux. Kropotkine avait demandé que ne soit pas chantée L’Internationale lors de ses funérailles, tant elle ressemblait déjà « à des hurlements de chiens faméliques ».

L’enterrement de Kropotkine est la dernière manifestation libertaire de masse sous un gouvernement bolchevique. Dès le mois de mars, toutes les organisations anarchistes sont interdites, leurs militants persécutés. »

Mais ce qui m’intéresse précisément chez cet homme c’est son étude qui nuance la théorie de Darwin sans la contredire. Il a donc écrit ce livre dont parle avec admiration Pablo Servigne : « L’entraide, un facteur de l’évolution »

Un article de Mediapart revient sur cet ouvrage en éclairant le nouveau livre de Servigne et Chapelle :

[..] un récit différent du passé, initié par la figure géniale de Pierre Kropotkine, prince de famille royale, géographe et scientifique, qui préféra, à un destin familial tout tracé, partir en Sibérie, l’année même où Darwin publie De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859). Il « y observe surtout de l’entraide – des espèces animales, comme les loups, et des petites sociétés sans État, qui s’associent pour survivre dans des conditions climatiques difficiles, voire hostiles ». Kropotkine est ainsi le premier « à mettre en évidence le rôle fondamental des conditions environnementales dans l’évolution de l’entraide ». Il est d’ailleurs, jugent les chercheurs, « intéressant de constater que Darwin a effectué ses observations principalement sous les tropiques, un milieu de relative abondance et de confort thermique comparé à la Sibérie de Kropotkine ».

Toutefois, « une deuxième raison pour laquelle Kropotkine a plus facilement observé l’entraide que Darwin tient probablement à sa culture. Éduqué dans les valeurs humanistes des Lumières, il a ensuite beaucoup voyagé en Europe occidentale au contact de la classe ouvrière, qui développait une culture de la solidarité et de l’association ». En outre, sa vision « d’une nature coopérative ne collait pas avec celle de la biologie évolutive moderne, très majoritairement anglophone, imprégnée d’anti-communisme et travaillant de plus en plus sur les gènes et les individus ».

Mais l’originalité de Kropotkine tient surtout « au fait qu’il entre dans le débat politique avec des arguments naturalistes. Partant à la recherche des fondements biologiques de l’entraide, il prend à contre-pied la majorité de la gauche de son époque (dont les partisans de Marx), qui adopte au contraire une conception anti-déterministe de la nature humaine – une vision qui considère que l’être humain n’est pas soumis aux lois de la nature ». Une discordance qui vaudra à Kropotkine des décennies d’oubli de sa pensée et de ses écrits […]

Un des points forts de l’ouvrage est de montrer que, […] c’est dans les conditions les plus difficiles que l’entraide se développe le mieux. Ainsi de la cohabitation entre pins et sapins, « des arbres qui entrent en compétition lorsque les conditions de vie sont bonnes, mais s’entraident lorsqu’elles se durcissent (froid, vent, pauvreté des sols…). Jusqu’à ce qu’une équipe américaine s’intéresse à cela dans les années 1990, on n’avait vu que la moitié du tableau ».

Quand on connaît le titre de l’ouvrage et l’auteur, il est possible de trouver beaucoup de références sur internet.

Mais encore mieux, l’ouvrage intégral est publié sur ce site : <https://fr.wikisource.org/wiki/L’Entraide, un facteur de l’évolution>

Je peux donc vous livrer une partie de la conclusion :

Attribuer le progrès industriel de notre siècle à cette lutte de chacun contre tous qu’il a proclamée, c’est raisonner comme un homme qui, ne sachant pas les causes de la pluie, l’attribue à la victime qu’il a immolée devant son idole d’argile. Pour le progrès industriel comme pour toute autre conquête sur la nature, l’entr’aide et les bons rapports entre les hommes sont certainement, comme ils l’ont toujours été, beaucoup plus avantageux que la lutte réciproque.

Mais c’est surtout dans le domaine de l’éthique, que l’importance dominante du principe de l’entr’aide apparaît en pleine lumière. Que l’entr’aide est le véritable fondement de nos conceptions éthiques, ceci semble suffisamment évident. Quelles que soient nos opinions sur l’origine première du sentiment ou de l’instinct de l’entr’aide — qu’on lui assigne une cause biologique ou une cause surnaturelle — force est d’en reconnaître l’existence jusque dans les plus bas échelons du monde animal ; et de là nous pouvons suivre son évolution ininterrompue, malgré l’opposition d’un grand nombre de forces contraires, à travers tous les degrés du développement humain, jusqu’à l’époque actuelle. Même les nouvelles religions qui apparurent de temps à autre — et toujours à des époques où le principe de l’entr’aide tombait en décadence, dans les théocraties et dans les États despotiques de l’Orient ou au déclin de l’Empire romain — même les nouvelles religions n’ont fait qu’affirmer à nouveau ce même principe. Elles trouvèrent leurs premiers partisans parmi les humbles, dans les couches les plus basses et les plus opprimées de la société, où le principe de l’entr’aide était le fondement nécessaire de la vie de chaque jour et les nouvelles formes d’union qui furent introduites dans les communautés primitives des bouddhistes et des chrétiens, dans les confréries moraves, etc., prirent le caractère d’un retour aux meilleures formes de l’entr’aide dans la vie de la tribu primitive.

Mais chaque fois qu’un retour à ce vieux principe fut tenté, l’idée fondamentale allait s’élargissant. Du clan l’entr’aide s’étendit aux tribus, à la fédération de tribus, à la nation, et enfin — au moins comme idéal — à l’humanité entière. En même temps, le principe se perfectionnait. Dans le bouddhisme primitif, chez les premiers chrétiens, dans les écrits de quelques-uns des docteurs musulmans, aux premiers temps de la Réforme, et particulièrement dans les tendances morales et philosophiques du XVIIIe siècle et de notre propre époque, le complet abandon de l’idée de vengeance, ou de « juste rétribution » — de bien pour le bien et de mal pour le mal — est affirmé de plus en plus vigoureusement. La conception plus élevée qui nous dit : « point de vengeance pour les injures » et qui nous conseille de donner plus que l’on n’attend recevoir de ses voisins, est proclamée comme le vrai principe de la morale, — principe supérieur à la simple notion d’équivalence, d’équité ou de justice, et conduisant à plus de bonheur. Un appel est fait ainsi à l’homme de se guider, non seulement par l’amour, qui est toujours personnel ou s’étend tout au plus à la tribu, mais par la conscience de ne faire qu’un avec tous les êtres humains. Dans la pratique de l’entr’aide, qui remonte jusqu’aux plus lointains débuts de l’évolution, nous trouvons ainsi la source positive et certaine de nos conceptions éthiques ; et nous pouvons affirmer que pour le progrès moral de l’homme, le grand facteur fut l’entr’aide, et non pas la lutte. Et de nos jours encore, c’est dans une plus large extension de l’entr’aide que nous voyons la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce.

Il me semble que cette réflexion et notamment cette dernière phrase est encore plus juste de notre temps.

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Vendredi 8 décembre 2017

« On a les héros qu’on mérite !»
Didier Raoult

Didier Raoult est né le 13 mars 1952 à Dakar au Sénégal. C’est un chercheur biologiste et professeur de microbiologie français, médecin de formation, spécialisé en maladies infectieuses. Il a découvert avec son équipe plus de soixante nouveaux virus dont les mimivirus (ou virus géants). Vous pouvez lire sa biographie dans Wikipedia

Il tient une rubrique santé dans l’hebdomadaire <Le Point>.

Le 22/06/2015 il avait écrit un article qui ne s’inscrivait pas vraiment dans le domaine de la santé : « D’Aristote à Zidane, on a les héros qu’on mérite ! »

Allez savoir pourquoi, j’ai eu envie de partager cet article aujourd’hui, 30 mois après sa parution :

« Chaque époque a ses héros, l’histoire classique qui est, hélas, menacée, nous éclaire sur notre époque. Chez les Grecs anciens, le héros qu’il faut imiter est un guerrier, celui de L’Iliade, que le théâtre grec ne cessera de conter.

Les héros mineurs sont les sportifs des Jeux olympiques. Les écrivains (Xénophon), les philosophes (Platon, Socrate, Aristote entre autres) sont aussi célèbres et deviennent parfois conseillers. Politiques (comme Platon fut celui de Denys, Tyran de Syracuse) ou éducateurs de princes (comme Aristote fut celui d’Alexandre), les historiens (Hérodote, Thucydide) sont aussi célèbres.

À Rome, les héros de la République sont les consuls, à la fois dirigeants et généraux, qui bâtissent la nation romaine par leur courage et brillent par leur austérité. Il ne viendrait à aucun d’entre eux l’idée de se déguiser en acteur, en chanteur ou en sportif. La première décadence de l’Empire est incarnée par Néron qui, chez Suétone, est décrit comme poursuivant les honneurs dus aux acteurs et aux chanteurs. Son prédécesseur Caligula en était encore à jouer au général. Néron signera la fin du premier règne des empereurs (les Julio-Claudiens). La deuxième décadence (selon Gibbon) est incarnée par l’empereur Commode, le fils de Marc Aurèle, caricaturé dans les films La Chute de l’empire romain et dans Gladiator, qui descend dans l’arène, pour y acquérir la gloire des gladiateurs, les héros de son temps.

Aujourd’hui, les vedettes, les stars, les plus célèbres et les mieux payées de nos contemporains, qui sont aussi les personnalités préférées des Français (selon le JDD) sont des chanteurs, des acteurs, des footballeurs, tous héros éphémères d’une époque consacrée aux loisirs. Il y a dix ans, c’était encore Cousteau et l’abbé Pierre. L’un héros de la découverte des fonds marins et de l’écologie, l’autre de l’œuvre au service des plus malheureux. Au début du XXe siècle en France, les places, les rues, les lycées portaient des noms de savants (Marie Curie, Pasteur…) ou d’écrivains auteurs d’œuvres durables (Hugo, Balzac…).

Un de mes proches amis tente de me rassurer en constatant que les graffitis de Pompéi, du premier siècle après Jésus-Christ, honorent surtout les gladiateurs. C’est vrai, mais c’est juste avant la première décadence de l’Empire. Dans l’histoire, lorsque le peuple et les dirigeants ont comme modèle les héros éphémères et l’art vivant, il n’est pas sûr que ce soit un bon signe, comme en témoigne l’histoire romaine, qui a vu suivre les règnes de Néron puis de Commode, de guerres civiles. »

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