« L’autre loi de la jungle : l’entraide »
Pablo Servigne et Gauthier Chapelle
On nous a appris que la nature obéissait à la loi de la jungle, c’est-à-dire la loi du plus fort, qui peut être traduite par la compétition de tous contre tous. On nous explique que la nature est ainsi faite.
Et c’est vrai, cette loi de la nature existe.
Mais ce que les sciences dans de nombreux domaines ont démontré, c’est que n’est pas la seule loi qu’on peut observer dans la nature. Il existe une autre loi de la jungle et cette loi c’est l’entraide, la coopération. La compréhension, l’observation du vivant révèle que les humains, les animaux, les plantes, les champignons et les micro-organismes pratiquent l’entraide.
Et probablement que ceux qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas forcément les plus forts, mais ceux qui s’entraident le plus.
Pablo Servigne et Gauthier Chapelle viennent de publier un livre «L’entraide: l’autre loi de la jungle» aux éditions Les Liens qui Libèrent.
Pour présenter son ouvrage, Pablo Servigne était l’invité de « La Grande Table » du vendredi 15 décembre.
Il avait déjà été question de ce livre dans une autre émission de France Culture <Avis critique du 4 novembre 2017>. Dans cette émission, le présentateur Raphaël Bourgois introduisait cet ouvrage de la manière suivante :
« [C’est un essai] du biologiste Gauthier Chapelle et de Pablo Servigne qui est ingénieur agronome. L’entraide. L’autre loi de la jungle est paru aux éditions Les Liens qui Libèrent… c’est un essai qui entend résumer les travaux scientifiques qui de l’éthologie à l’anthropologie en passant par l’économie, la psychologie et les neurosciences ont entamé l’idée, très ancrée dans la pensée occidentale, selon laquelle c’est la compétition entre les espèces qui est la matrice de l’évolution.
Par la multiplication des exemples, ils montrent sans nier le rôle de la compétition, qu’elle est en réalité trop risquée et consommatrice d’énergie et que la nature lui a bien souvent préféré la coopération ou l’entraide. C’est un véritable défi au cynisme et les auteurs s’en rendent bien compte, ils prennent la peine à plusieurs reprises de bien montrer que leur démarche n’a rien d’irénique… il ne s’agit pas de dire qu’il y a une supériorité morale à la coopération plutôt qu’à écraser son voisin… l’enjeu est aussi l’efficacité et la survie.
Le livre fait une place centrale à l’homme mais montre aussi comment les phénomènes de symbiose… à l’origine par exemple de la formation des barrières de corail… offrent une grille de lecture pertinente pour comprendre les comportements au sein d’un groupe, ou bien des groupes entre eux. »
Au début de l’émission « La Grande Table » Pablo Servigne a défini le concept d’entraide :
« L’entraide est, dans le vivant, tout ce qui associe les êtres : la coopération, le mutualisme, l’altruisme. Il y a tout une diversité de manière d’être ensemble.
On a choisi « entraide », parce qu’il […] a une connotation chaleureuse dans le langage courant. [Mais] c’est surtout un clin d’œil au géographe et anarchiste Pierre Kropotkine qui avait publié en 1902 « Mutual Aid: : A Factor of Evolution », un formidable ouvrage qui a été traduit en français et dont le titre traduit utilisait le terme « entraide » et c’est [ainsi] que ce mot a été offert à la langue française. »
Il y a deux ans, Pablo Servigne avait co-écrit avec Raphaël Stevens, au Seuil, un autre ouvrage qui montrait la situation de l’humanité sous un regard plus inquiétant : «Comment tout peut s’effondrer ». C’était un livre qui évoquait toutes les possibilités qui pouvaient conduire à l’effondrement de notre société. Ce nouveau livre constitue une réponse positive, un espoir pour ce qui s’annonce.
«On peut connecter les deux réflexions. Quand nous avons écrit le précédent ouvrage, nous avions fait une synthèse transdisciplinaire, comme nous le faisons maintenant pour l’entraide. […] C’est en lien avec l’entraide. Quand nous faisons des conférences, très souvent la question vient : « est ce que nous allons tous nous entretuer si notre ordre social venait à disparaître, ou allons-nous plutôt nous entraider ? » Avec Gauthier Chapelle et Raphaël Stevens nous pensons plutôt que nous arrivons à l’âge de l’entraide.»
La thèse défendue par ces auteurs est qu’il faut combattre l’idée est que la nature est gouvernée par le seul égoïsme, la loi de la jungle, la loi du plus fort. Il y a moyen d’imaginer autre chose. Ils pensent, en fait, que nous ne sommes pas prédestinés à l’égoïsme préprogrammé de nous entretuer, en tout cas pas davantage qu’à l’option de nous entraider :
«Nous sommes toujours à l’heure des choix. […] Ce que l’on remarque surtout c’est que notre société est en train de se décomposer. Je prends la métaphore de l’arbre : Il y a un grand arbre qui s’effondre, mais c’est parce qu’il s’effondre que les jeunes pousses peuvent émerger. Nous sommes à ce moment, à ce carrefour. Il y a plein de jeunes pousses prêtes à se développer, il y a une nouvelle société qui émerge. On le voit avec la société de la collaboration, avec le peer to peer, l’économie collaborative tout cela est en train d’émerger, tout cela est très puissant. Cela ne fait pas encore société, mais on voit un vieux monde qui s’effondre.»
En écho au mot du jour de vendredi, il revient à la critique de l’organisation pyramidale en la confrontant à la nature et à l’organisation du vivant :
«Les entreprises à hiérarchie pyramidale sont des anciens modèles qui ne tiennent plus la route.
[…] La hiérarchie pyramidale peut être efficace à court terme, mais cela ne tient pas à long terme. Dès que les conditions du milieu changent, l’efficacité disparaît. C’est pour cela que dans la nature on ne voit presque pas de hiérarchie pyramidale.»
La thèse la plus porteuse d’espoir de cette pensée est le constat que si dans les sociétés d’abondance, la compétition est de rigueur, dans les périodes de rareté ou de pénurie l’entraide et la collaboration se développent davantage. Dans la catastrophe, les hommes montrent des signes positifs de résilience. Selon Pascal Servigne nous serions naturellement des êtres collaboratifs.
«Globalement l’idée du livre, ce n’est pas du tout de nier qu’il y a de la compétition. Au contraire, mais il s’agit d’arrêter de nier qu’il y a de l’entraide partout. C’est plutôt une invitation à rééquilibrer le curseur. D’ailleurs lorsqu’il y a de l’entraide ou de la coopération il y a toujours un peu de compétition. A l’inverse, quand on voit qu’il y a de la compétition, on s’aperçoit aussi qu’il y a de la collaboration derrière. […]
Quand on observe les autres êtres du vivant, c’est fascinant. Il y a énormément de découvertes, en ce moment. Par exemple des expériences économiques ont mis ensemble des individus pour participer au bien commun. Et ce que les chercheurs ont mis en lumière : quand on stresse les gens, on les force à répondre vite, de manière plus spontanée ils sont plus collaboratifs, plus pro sociaux et quand on les force à réfléchir et à utiliser la raison, ils sont plus égoïstes et participent moins au bien commun. Cela corrobore assez bien tous les récits des rescapés et des survivants des catastrophes, des tsunamis des tremblements de terre, des attaques terroristes etc., tous les récits convergent pour décrire qu’il n’y a pratiquement jamais de panique et qu’il y a de l’auto-organisation et des comportements extrêmes d’altruisme.
Et en fait avec Gauthier Chapelle, on est allé voir dans tout l’éventail du vivant, des bactéries, au phyto planctons, aux arbres etc et ce qui est fascinant est que l’entraide émerge quand il y a pénurie, quand le milieu est hostile.
Lorsqu’il y a de l’abondance, le milieu est riche alors la compétition peut émerger. C’est complétement contre intuitif avec l’idée qu’on se fait de la nature et c’est cela qui est fascinant.»
Car en effet, notre intuition surtout celle du consommateur compulsif que nous sommes devenus tendrait à croire que moins il y en a, plus on va se battre pour acquérir le peu qu’il y a.
C’est une grande leçon, c’est notre richesse qui nous pousse à l’égoïsme.
Pablo Servigne évoque sa démarche :
« Je suis plutôt issu d’une formation scientifique de biologie, d’écologie. J’ai étudié les fourmis pendant quelques années. La sociabilité de l’insecte. J’ai été voir ce que les sciences sociales faisaient, je n’étais pas formé à cela et j’ai constaté aussi que les sciences sociales n’étaient pas formées à la biologie non plus. Et ce qu’on a voulu faire, ce sont des ponts, des ponts entre disciplines. […] Cela fait dix ans que je me passionne pour le sujet, chaque discipline était un peu cloisonné et avançait avec ses hypothèses qui pouvaient apparaître contradictoires entre elles.. […] Depuis 5 ans, on arrive à faire des liens, il y a des découvertes majeures qui sortent, en particulier dans la théorie de l’évolution qui permettent d’avoir une vision cohérente de ce que nous avons appelé « l’autre loi de la jungle : l’entraide ».
Si on prend l’exemple des fourmis ou des rats : :
« Chez les rats ou les fourmis, il y a une sorte d’altruisme en famille, Il y a plusieurs types d’entraide dans le monde vivant. L’altruisme, c’est quand un individu se sacrifie pour sa famille. C’est le cas des ouvrières qui ne se reproduisent pas et qui participent donc à un super organisme pour le bien de leur famille. Et puis il y a de la coopération entre les lionnes, la chasse est une compétition, mais les lionnes coopèrent pour chasser. Il y a toujours un peu des deux. Et cela c’est au sein d’une espèce.
Mais il y a des milliers d’études désormais qui montrent la coopération entre les espèces. Les scientifiques appellent cela <les mutualismes>. C’est la pollinisation, la dispersion des graines, les oiseaux qui nettoient les tiques de certains mammifères, il y énormément d’exemples. Et nous avons voulu englober toute la diversité de ces manières de s’associer par le terme la « symbiodiversité ». Chez les humains aussi il y énormément de mécanismes très fins qui font appel à l’empathie, la réciprocité, la réputation, des normes sociales, des institutions, c’est très complexe parce que chez les humains il y a aussi une couche culturelle. Couche culturelle qui existe aussi chez les primates ou les orques. Nous avons tout un éventail de mécanismes et de processus évolutifs.
L’idéologie ambiante de l’hyper compétitivité n’est pas du tout représentatif du monde vivant. Gauthier Chapelle et moi-même avons une sensibilité du monde vivant, de naturalistes, ce n’est pas cela que l’on observe dans la nature.
On n’aurait même pas dû avoir à l’écrire ce livre, on devrait l’apprendre dès la maternelle. On naît dans un bain idéologique qui fait que l’on prend la compétition l’agression pour une donnée naturelle. »
Il ne s’agit pas de sombrer dans une vision utopique de bisounours car Servigne reconnaît que l’homme naît à la fois égoïste et altruiste mais qu’on ne peut ignorer la seconde qualité et que c’est à nous de faire bouger le curseur vers la position qui nous semble la plus pertinente.
«[Nous sommes à un moment où il existe] une opportunité de renaissance. Ce livre n’apporte pas un modèle de société. Ce que j’aime c’est de provoquer des déclics comme moi j’en ai eu à la lecture de tous ces travaux scientifiques. Des déclics qui font des fissures dans notre imaginaire, notre imaginaire ultra compétitif. […]»
Des fissures dans notre imaginaire ultra compétitif !
Il explique ainsi que le cœur du social ce n’est pas du tout le marché ou le dilemme du prisonnier mais c’est vraiment le don et la réciprocité. Mais la réciprocité entre personnes ne suffit pas, car elle peut se diluer dans un grand groupe où l’anonymat règne. Pour stabiliser l’entraide, les humains ont trouvé des mécanismes comme la réputation (je vais coopérer avec cette personne parce qu’elle a bonne réputation et lui j’ai entendu dire que c’est un tricheur qu’il est égoïste, je ne vais pas coopérer avec lui) Le mécanisme de la réputation est un des ciments de la société, c’est fondamental dans le fait social. Après il y a les normes sociales et la punition des tricheurs… Tous les principes moraux qui font société commencent par cette règle de punir les égoïstes et les tricheurs et récompenser les comportements pro-sociaux.
Mais la pensée de Pablo Servigne est d’une grande lucidité :
«Il y a aussi des écueils à l’entraide. On peut s’entraider pour massacrer ses voisins. Et plus on soude un groupe, plus il y a un risque d’exclusion de ce qui n’appartient pas au groupe. […] Pour souder un groupe on peut créer un ennemi commun.»
Mais il semble que les études scientifiques ont montré que les groupes aussi peuvent s’entraider comme les individus à l’intérieur d’un groupe.
Ainsi nous pourrions espérer que la question du climat pourrait fédérer les humains contre un ennemi commun : le dérèglement climatique. Mais pour l’instant cela a l’air compliqué en raison des différences de taille et d’intérêt entre les acteurs qui négocient.
Il conclut l’émission :
« C’est une boutade de dire que nous arrivons dans l’âge de l’entraide, cela ne signifie pas du tout que nous arrivons dans l’âge des bisounours.
Cela peut être difficile, cela peut être très conflictuel. Mais le pari d’une transition [..] c’est le fait de créer une culture de l’entraide, de coopération par anticipation.
Parce que le problème ce n’est pas vraiment les pénuries, cela fait des centaines de milliers d’années que les humains gèrent les pénuries. Le problème c’est d’arriver dans les pénuries et les tempêtes qui s’annoncent avec une culture de l’égoïsme. Et c’est là qu’on risque de s’entretuer. […] Et l’entraide doit s’élargir au monde vivant non humains si nous voulons continuer à vivre longtemps sur cette terre. »
Le problème c’est d’arriver dans les pénuries et les tempêtes qui s’annoncent avec une culture de l’égoïsme !
Matthieu Ricard commente ainsi ce livre :
« La coopération a été, au fil de l’évolution, beaucoup plus créatrice de niveaux croissants de complexité que la compétition. Il ne fait aucun doute que l’entraide est omniprésente dans la nature. Chez les humains, elle est l’une des manifestations les plus directes de l’altruisme. Elle mène au double accomplissement du bien d’autrui et du sien propre. L’étude pénétrante de Pablo Servigne & Gauthier Chapelle, qui dresse le portrait de cette autre « loi de la jungle », est donc plus que bienvenue à une époque où nous avons tant besoin de favoriser la coopération, la solidarité et la bienveillance, pour construire ensemble un monde meilleur. »
Etes-vous en mesure d’accepter de fissurer votre imaginaire ultra compétitif ?
Il me semble tout à fait convaincant de dire que l’éventail du vivant révèle que l’entraide est absolument partout, qu’elle fait partie des instincts humains, mais aussi qu’elle est là depuis la nuit des temps. Tout le monde est impliqué́ dans des relations d’entraide. Même les plantes, les animaux, les bactéries. Même les économistes. Mais notre société n’a pas voulu voir que dans la jungle, en réalité́, il règne un parfum d’entraide.
SI vous n’êtes toujours pas convaincu…
Napoléon disait un dessin vaut mieux qu’un long discours. Aujourd’hui, il remplacerait le mot dessin par vidéo.
Aller donc voir <cette vidéo filmée> dans le zoo de Budapest : Vous verrez un immense ours et un corbeau qui est tombé dans le bassin d’eau de l’ours. Ce corbeau essaye désespérément de sortir de l’eau et n’y parvient pas, il va mourir. L’immense ours s’approche, il va l’écraser probablement. Eh bien non, il plonge son bras dans l’eau, s’empare du corbeau et le sort du bassin et puis s’en retourne tranquillement manger. Pourquoi a-t-il fait cela ? Quel bénéfice en tire t’il ?
Il montre simplement aux humains figés dans nos certitudes que l’entraide toute simple entre les êtres vivants franchit la barrière de l’espèce.
Je vous rappelle aussi <le mot du jour du 22 septembre 2017> où une vidéo montrait une lionne qui épargnait un bébé gnou.
Peut-être pourriez aussi vous intéresser au « microbiote intestinal humain » où des milliards d’êtres vivants collaborent, sans organisation pyramidale, pour nous aider à vivre et à digérer.
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