Vendredi 31 mai 2024

« Un ou une amie, c’est quelqu’un qui vous rend meilleur ! »
Aristote, dans son « Éthique à Nicomaque » synthétisé par Charles Pépin

Que dire ou écrire dans ce monde de chaos sans ajouter son lot d’entropie ?

Parfois raconter de belles histoires, comme celle de l’entraîneur de Lyon, Pierre Sage. immédiatement obscurcies par des hordes de supporters qui n’ont pour objectif que de se battre, montrer leur force brutale ou une virilité dévoyée.

Les histoires d’humains qui s’affrontent, il en est beaucoup, en ce moment, dans le monde..

Outre, l’Ukraine et Gaza, des conflits armés de grande ampleur se déroulent actuellement au Soudan, au Burkina Faso, en Somalie, au Yémen, en Birmanie, au Nigeria et en Syrie. Une guerre est en train de commencer entre le Rwanda et la République démocratique du Congo, Haïti est en prise à une guerre des gangs sans que les autorités politiques défaillantes du pays ne parviennent à agir pour remettre de l’ordre.

Mais le drame qui revient toujours au premier plan des médias est celui qui oppose Israël et le Hamas, sur le territoire de Gaza.

Après 7 mois de guerre, des milliers de morts israéliens et des dizaine de milliers de morts palestiniens, aucun effet tangible n’a été obtenu par Israël après sa réponse brutale au piège atroce que lui a tendu le Hamas : De nombreux otages sont toujours détenus, le Hamas continue a envoyer des roquettes sur Israël, les chefs du Hamas n’ont pas été neutralisés et aucune solution de sortie de crise n’est envisagée par le gouvernement israélien.

Cela ne marche pas, malgré les destructions, les morts et une population palestinienne contraint, à Gaza, à des conditions de vie indigne et une angoisse permanente.

Vincent Lemirre dans l’émission « 28′ d’Arte » du 29 mai <Israël-Gaza : après le drame de Rafah>, explique l’impasse militaire :

« On mène une guerre en surface, contre un ennemi qui est en sous-sol. […] Ils sont au huitième sous-sol. Ils ont de l’eau, de l’électricité, de la nourriture. Ils ont en rien à faire des populations civiles. Le Hamas mène une guerre révolutionnaire, les pertes civiles ne comptent pas. […] Elles peuvent même être utile politiquement. »

Utile politiquement, puisque pour le Hamas, plus il y a de morts palestiniens, plus le monde oublie les crimes du 7 octobre et ne voit que la violence de l’armée d’Israël.

En outre, ces fanatiques religieux sont aux antipodes de notre respect pour la vie. Pour eux, un mort gazaouis, n’est pas une victime de la guerre, mais un martyr de leur cause auquel est promis le plus bel avenir, dans l’au-delà.

Les dirigeants du Hamas sont monstrueux, beaucoup de celles et ceux qui manifestent pour le cessez le feu, n’expriment pas la pleine conscience de cette réalité.

Mais il n’est pas possible non plus d’exonérer la responsabilité d’Israël et de son gouvernement.

  • D’abord dans la disproportion de la violence employée et des victimes alors qu’il devient de plus en plus clair que la seule force ne règlera rien, ni la sécurité d’Israël, ni la stabilité de la région ;
  • Aucune solution politique d’après-guerre n’est envisagée ;
  • Enfin, il y a un déni au regard de la situation des palestiniens : Tout le territoire de la Palestine mandataire n’appartient pas à l’État d’Israël. Sur la partie que l’ONU a donnée aux arabes : il y a un occupant : Israël et un occupé : le Peuple palestinien.

C’est ce que dit Rony Brauman, né à Jérusalem dans une famille juive dont le père était un militant sioniste, qui s’installa avec sa famille en Israël dès la création de cet État en 1948. Rony Braumann fut d’abord sioniste comme son père, considérant que les arabes de la Palestine pourraient laisser ce petit pays pour les juifs et aller dans un des nombreux états arabes qui se trouvent autour. Avant de se laisser convaincre que les arabes qui vivaient sur cette terre avaient aussi le droit d’y rester et de disposer d’une organisation étatique dans laquelle ils pourraient se reconnaitre, se sentir citoyens et respectés.

Dans l’Invité des matins du 29 mai <Attaque à Rafah : un tournant dans l’opinion ?> Rony Brauman, explique ainsi :

«La reconnaissance d’un État palestinien aurait une vertu majeure, à mes yeux, qui serait d’officialiser la situation d’occupation de la Palestine
La Palestine est selon certains un territoire occupé, selon d’autres un territoire disputé, un territoire administré. On joue sur les mots, on joue sur les significations
Il y a contestation de la part de ceux qui s’estiment être les amis d’Israël
Personnellement cette notion d’ami d’Israël est très discutable. On appelle ami d’Israël, l’amitié qu’un dealer voue à un addict. »

La dernière phrase de Rony Brauman m’a interpellé.

Qu’est-ce qu’un ami ?

J’ai déjà parlé de l’émission de Charles Pépin qui est diffusée le samedi matin à 8h50, sur France Inter : « La Question Philo » dans laquelle il répond aux questions que lui posent les auditeurs.

C’était le mot du jour du 8 janvier 2024 dans lequel il était question de définir ce que signifiait « Réfléchir » et le philosophe ouvrait une piste : « Réfléchir c’est supporter le doute, car c’est précisément quand on ne supporte plus le doute que l’on cesse de réfléchir. »

Or, dans son émission du 4 mai 2024, il a choisi de répondre à la question de Béatrice : <Qu’est-ce qu’un ou une véritable ami(e) ?>

Et voici le début de sa réponse :

« Aristote, chère Béatrice, donne dans son Éthique à Nicomaque une belle définition de l’amitié : un ou une amie, écrit-il en substance, c’est quelqu’un qui vous rend meilleur…

[…] un ami, c’est quelqu’un qui vous permet de devenir un meilleur être humain, de développer vos facultés humaines : votre raison, votre sensibilité… Mais pour bien comprendre ce que veut dire Aristote, il faut avoir en tête la distinction qu’il fait entre ce qui est en Puissance et ce qui est en Acte. Une image pour comprendre : la graine ou l’enfant n’est qu’en puissance, là où la plante et l’adulte sont des êtres accomplis, “en acte”. Même chose quand Aristote distingue les facultés qui sont « en puissance », potentielles, possiblement développées, de celles qui sont « en acte » c’est-à-dire effectivement développées…

Et donc l’ami, c’est celui qui vous permet d’actualiser ce qui n’était en nous qu’en puissance ?

Oui, exactement, l’ami est l’ami de la vie en vous : il est l’occasion favorable, le Kaïros en grec, du développement de la vie en vous. D’ailleurs c’est moins lui qui vous permet de vous développer, que la relation que vous avez avec lui, et vous trouvez là au passage un bon critère d’évaluation de vos amitiés : si vous vous sentez diminué au cœur de votre relation d’amitié, c’est que l’ami en question n’est pas un véritable ami. Et je vous propose donc d’arrêter de le voir.

Grâce à Aristote, on définit un ami véritable non pas par sa disponibilité, non pas par le nombre de coups de téléphone que vous vous passez par semaine, non pas par sa capacité à vous prêter de l’argent, mais par les effets que cette relation d’amitié produit sur vous. »

J’ai essayé de lire les livres VIII et IX de « l’Éthique à Nicomaque » dans lesquels Aristote, le disciple de Platon et précepteur d’Alexandre le Grand, élabore un véritable traité sur l’amitié. C’est assez complexe, je comprends mieux la synthèse qu’en fait Charles Pépin.

Frédéric Manzini, dans un article de Philomag de 2020 : <Qu’est ce qu’un véritable ami ?> fait la même synthèse :

« L’amitié nous rend meilleurs, c’est la thèse forte que soutient Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, »

Un ami n’est pas celui qui vous donne toujours raison, mais qui sait dire avec bienveillance, mais fermeté les conseils qui vous rendront meilleur.

Un ami d’Israël dirait probablement :

  • Ce que le Hamas a fait le 7 octobre constitue une abomination.
  • Je comprends que tu veuilles neutraliser le Hamas, arrêter ou éliminer ses dirigeants et libérer les otages.
  • Mais la force brutale ne suffit pas, ce n’est pas ainsi que tu résoudras cette crise et encore moins assureras ta sécurité pour l’avenir, bien au contraire.
  • Toute la terre qui se trouve entre la mer et le Jourdain ne t’appartient pas, il faut que tu la partages avec l’autre peuple qui s’y trouve, avec toi.
  • S’il faut marginaliser le Hamas chez les palestiniens, il faut aussi que tu sois en mesure de marginaliser les messianistes juifs qui sont contre le partage de la même manière ;
  • Une fois, ces choses admises il sera possible de trouver des interlocuteurs palestiniens avec qui tu pourras discuter, peut-être s’en trouve t’il un dans tes prisons.
  • Mais toi aussi, tu as cette mission de trouver, en ton sein, un homme ou peut être plutôt une femme capable de porter ce combat vers la justice, l’égalité, la sécurité et la paix.

Un ami ne doit pas vous encourager dans l’aveuglement, mais vous rendre meilleur.

Charles Pepin développe encore d’autres aspects de : « Qu’est-ce qu’un ou une véritable ami(e) ? »

<1807>

Jeudi 23 mai 2024

« L’entraîneur sage»
Un jeu de mots qui parle de Pierre Sage, entraîneur de football

Albert Camus nous l’avait appris : le football nous permet de comprendre beaucoup de la vie.

J’écris « L’entraineur sage » pour faire référence à l’entraineur Pierre Sage de l’Olympique lyonnais.

Pour celles et ceux qui ne suivent pas le football, il me faut narrer un peu cette histoire.

L’olympique Lyonnais a commencé le championnat cette année avec un entraineur de renom :  Laurent Blanc. Les résultats furent catastrophiques.
Il fut remplacé rapidement par un entraineur italien, Fabio Grosso qui fut ce joueur qui marqua le dernier penalty de l’équipe d’Italie lors de la finale de la coupe du monde perdue par la France en 2006.

Cet ancien joueur prestigieux n’arriva pas davantage à faire gagner l’équipe puisqu’au bout de 13 journées, Lyon était 18ème et dernier de la Ligue 1 avec 7 pts.

Les spécialistes ont étudié le passé : jamais une équipe, ayant ce nombre de points à la 13ème journée, n’était parvenue à assurer son maintien à l’issue de la saison, c’est-à-dire éviter d’être classée dans les 3 derniers du classement.
Alors on vira aussi Fabio Grosso.

En attendant et de manière temporaire, il fut décidé de prendre Pierre Sage qui était le responsable du centre de formation de Lyon.
Il n’avait pas été un joueur de football de haut niveau, il n’avait même pas le diplôme permettant d’entraîner.
Il commença très mal par deux défaites, puis une remontée historique, dans le sens où cela n’était jamais arrivé avant.

L’équipe de Lyon a terminé 6ème du championnat et s’est aussi qualifié pour la finale de la coupe de France qu’elle jouera samedi.

Quand on examine le parcours que cet entraîneur a permis à son équipe de réaliser à partir de la quinzième journée, voici ce que cela donne :


Je compare donc l’évolution des points accumulés depuis la quinzième journée par Lyon et les deux clubs qui ont terminé aux deux premières places du championnat.
Lyon a réalisé un meilleur parcours que les deux premiers. En pratique, Lyon est le club qui a gagné le plus de points à partir de la quinzième journée.

Je ne vais pas aller plus loin dans l’analyse footballistique de ce parcours.

Que nous apprend cette expérience ?
Les journalistes et les spécialistes sportifs ont décortiqué ce qui a fait le succès.

D’abord il est parvenu à redonner confiance aux joueurs.
Son premier succès a été de savoir écouter les joueurs et leur parler.

Contrairement aux autres entraîneurs, il n’a pas changé tout le temps son équipe et a mis en place une stratégie de jeu plutôt simple.

Il s’est appuyé sur les qualités de ses joueurs et les a fait jouer sur le poste qui leur convenait le mieux.
L’équipe a pu recommencer à gagner et la dynamique de groupe a pu se réenclencher.

Bien sûr, il a eu un peu de chance de ci de là, mais la chance ne se provoque-t-elle pas ?

Les spécialistes de football pourraient encore expliquer bien des raisons de cette réussite.
Pour ma part je retiendrai : humilité, savoir écouter, parler avec bienveillance, rester simple et faire confiance.

J’ai confiance, je sais faire confiance, on me retourne la confiance.

Ces règles de réussite peuvent s’appliquer dans bien d’autres domaines que le football.

Mais pour agir ainsi, il faut être sage, je veux dire faire œuvre de sagesse.

<1806>

Jeudi 16 mai 2024

« Ce n’est pas un hasard si vous avez le gouvernement le plus radical du point de vue de l’orthodoxie juive d’un côté et le Hamas de l’autre côté qui perpétue le pire crime en matière de barbarie en criant «Allah Akbar» et non «Palestine libre» »
Eric Danon

La tragédie qui se passe à Gaza ne laisse que peu de personnes indifférentes. Certains, pour leur sérénité, tentent de se tenir à distance.

Pour tous ceux qui ne choisissent pas cette solution, le plus grand nombre se met dans un des deux camps.

Eric Danon, ambassadeur de France en Israël d’août 2019 à juillet 2023, en introduction de sa « Conférence publique à la Sorbonne, le 25 avril 2024 » enjoint cependant, ceux qui sont dans ce cas, de ne jamais omettre de garder, au fond d’eux, de la compassion et de l’empathie pour ce qu’il se passe de l’autre côté.

La conférence de ce diplomate de 67 ans qui a été ambassadeur en Israël pendant 4 ans, est d’une hauteur de vue et d’une intelligence rare.

Après avoir entendu cette conférence, il devient encore plus clair, que le Moyen orient est lieu de complexité. Il avoue d’ailleurs que c’est encore plus complexe qu’il ne peut l’expliquer dans une conférence d’une heure trente.

Je ne peux que vous encourager à l’écouter, surtout qu’à la fin de la conférence il esquisse une piste de sortie du conflit grâce à l’implication de l’Arabie Saoudite et de son prince héritier qui est, selon lui, le seul dirigeant arabe qui souhaite vraiment la paix et la stabilité de cette région. Et il a ce souhait parce qu’il en a besoin pour poursuivre la stratégie de développement de son pays. Il évoque brièvement une autre possibilité qui passerait par une confédération entre la Palestine et la Jordanie.

Je donne ci-après quelques éléments d’éclairage de cette conférence. Pour ce faire, je me suis largement servi de la synthèse réalisée par Marie-Caroline Reynier et que vous trouverez derrière « ce lien ».

Pour Éric Danon cette guerre va durer parce que ni Israël, ni le Hamas n’ont atteint leurs objectifs respectifs.

Nous connaissons les trois objectifs officiels d’Israël :

  • éradiquer le Hamas ou au moins lui infliger des pertes quasi irréparables ;
  • libérer les otages ;
  • et neutraliser toute menace émanant de Gaza.

Mais Eric Danon prétend qu’Israël poursuit aussi trois objectifs sinon secrets, au moins officieux :

  • Israël souhaite rebâtir une dissuasion afin qu’aucun groupe n’ambitionne de faire pareil que le Hamas. Car l’action du Hamas a fissuré les racines, la raison d’exister d’Israël : Protéger les juifs, interdire à jamais qu’il puisse encore exister des massacres de juifs comme ceux qui ont eu lieu en Europe au XIXème et au XXème siècle. Or le Hamas a non seulement réalisé un tel massacre et de plus sur le territoire d’Israël.
  • La guerre de Gaza constitue aussi une catharsis pour surmonter le traumatisme du 7 octobre 2023, certains parleront de vengeance.
  • Enfin, Netanyahou cherche à faire durer la guerre au moins jusqu’au 5 novembre 2024, date de l’élection présidentielle américaine, car il ne souhaite pas faire le cadeau de la paix au président actuel mais à Trump dont il attend un soutien plus indéfectible que celui offert par Biden.

Le Hamas poursuit aussi trois objectifs officiels :

  • rentrer en Israël et tuer le maximum de personnes ;
  • capturer le plus d’otages possibles pour les échanger avec des prisonniers ;
  • et préempter l’objet « résistance palestinienne » en montrant qu’il est le plus crédible pour porter ce combat.

Il poursuit également un objectif officieux : être présent à la table des négociations du jour d’après. Ce dernier objectif n’est pas atteint, mais le Hamas pense que plus il parviendra à faire durer la guerre et ne pas s’effondrer, plus il parviendra à se rendre incontournable pour la suite.

Nous constatons que pour Israël comme pour le Hamas, la vie et la souffrance des gazaouis n’a pas grande valeur. Il me semble que ce mépris de la vie palestinienne est beaucoup plus fort encore au Hamas, qui considère que chaque victime supplémentaire, « martyr » disent-ils, est une bonne chose car elle fait augmenter le ressentiment contre Israël.

Cette attitude cynique me fait penser à la réplique que Michel Audiard avait mis dans la bouche de Bernard Blier :

« J’ai déjà vu des faux-culs, mais vous êtes une synthèse ! »
(« Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais elle cause, 1969 »)

L’ancien ambassadeur parle de la souffrance des deux peuples. Il met en avant une souffrance particulière des Palestiniens qui prennent conscience que les pays arabes, notamment méditerranéens, ne sont pas intéressés par la fin du conflit.

La jeunesse palestinienne réalise ainsi qu’ils ont toujours été empêchés, depuis 1948, d’avoir un État par leurs dirigeants ou par ces pays arabes.

Et il explique pourquoi les pays arabes, et tout particulièrement ceux de la Méditerranée, n’ont rien fait pour favoriser l’émergence d’un État palestinien. Et il est vrai que dès la création de l’État d’Israël, les états arabes sont entrés en guerre non pour créer un État palestinien mais pour détruire l’État d’Israël et s’accaparer les territoires ainsi conquis entre Jordanie, Égypte, Syrie et Liban.

  • La première raison qu’il cite est que la cause palestinienne constitue un puissant levier de politique intérieure pour les pays arabes. En effet, elle permet d’entraîner la population en faveur des gouvernements au pouvoir. Dès qu’un gouvernement se trouve en difficulté, il évoque la question palestinienne et parvient à recréer une unité autour de lui pour défendre cette cause. Aucun gouvernement ne voudrait se priver d’un tel levier.
  • La seconde raison est que si les populations des pays arabes s’entendent bien, leurs gouvernements ne s’apprécient pas, comme le souligne la rivalité entre le Maroc et l’Algérie ou celle entre la Tunisie et l’Égypte. De fait, le rejet d’Israël contribue à rassembler ces pays lorsqu’ils se réunissent, par exemple lors des sommets de la Ligue arabe. Pour que cette entente dure, ils ont donc tout intérêt à ce que le conflit perdure.
  • Troisièmement, si le conflit israélo-palestinien prend fin, Israël pourrait devenir encore plus puissant. Israël est déjà une puissance déterminante du Proche-Orient dont le PIB (525 milliards de dollars) est supérieur à l’addition du PIB de tous les pays qui l’entourent. Ce conflit, les dépenses militaires d’Israël et les pertes économiques représentées par les appels au boycott, demeure un frein qui empêche Israël de devenir une superpuissance.
  • Enfin, le statut de Jérusalem demeure une des réticences essentielles à la création d’un État palestinien. Le fait que la Palestine récupère ce lieu saint (la mosquée Al-Aqsa) pourrait ne pas convenir à l’Arabie Saoudite ou à l’Iran. Dans leur esprit la Palestine ne mérite pas un tel honneur.

La religion prend d’ailleurs de plus en plus de place dans ce conflit.

Car ce conflit n’est plus simplement un conflit territorial, la religion occupe une place de plus en plus prégnante.

Inspirés par la religion, des individus sont profondément contre l’idée de la paix aussi bien du côté palestinien qu’israélien.

Ainsi, du côté palestinien, l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 a d’abord été revendiquée comme une non-acceptation d’Israël, au sens d’un refus du partage de l’ancienne Palestine mandataire (1923-1948). En ce sens, la difficulté originelle, renforcée par l’échec des nombreuses négociations, tient à la non-acceptation de ce partage.

Il rappelle aussi que si on accuse, à raison, le Hamas d’avoir sabordé les accords d’Oslo par des attentats terroristes faisant notamment exploser des bus israéliens, ce sont les messianistes sionistes qui ont commencé le cycle de violence. Ainsi, le massacre du caveau des Patriarches commis par un colon juif fanatique en 1994 a précédé les attentats du Hamas. Il explique que ces groupes religieux étaient motivés par le fait d’éviter à tout prix la création d’un Etat palestinien. C’est encore un fanatique issu de ces rangs qui a assassiné Yitzhak Rabin en 1995 en ayant pour but de tuer le processus d’Oslo.

Ce sionisme messianique, qui a pris une importance grandissante pour des raisons démographiques et politiques, refuse l’existence d’un État palestinien.

Eric Danon avant d’expliciter la piste qui lui semble la plus susceptible pour avancer vers une stabilisation puis une paix pose ces trois prémices : .

  • Premièrement, il récuse l’utilisation du terme « solution » (l’expression « solution à deux États » étant très présente dans le débat public) pour parler du conflit israélo-palestinien, et lui préfère l’expression de « tectonique des puissances ». Selon lui, il ne faut pas penser les dynamiques politiques en termes de « solution » mais plutôt d’évolution.
  • Deuxièmement, il soutient que la paix est aussi une question de personnes capables de la faire advenir. Or, sortir de ce conflit requiert des gens à la hauteur, ce qui n’est pas le cas au premier trimestre 2024.
  • Troisièmement, au vu du rapport de forces déséquilibré entre Israël et la Palestine, il n’est pas possible de les laisser négocier face-à-face. Il faut donc une médiation. Or, celle-ci ne peut pas s’articuler exclusivement autour des États-Unis, médiateur traditionnel, car sa proximité vis-à-vis des Israéliens tend à les disqualifier. M. Danon défend donc une double médiation menée par l’Arabie Saoudite et des États-Unis.

Pour le reste je vous renvoie vers la vidéo de la conférence qui est d’une richesse d’analyse exceptionnelle : « Conférence publique à la Sorbonne, le 25 avril 2024 »

Dans sa conclusion il revient sur ce constat que beaucoup sous-estime la dimension religieuse qu’a pris ce conflit :

Si le conflit israélo-palestinien est de nature géopolitique, il comporte une autre composante déterminante, la dimension religieuse. En effet, les Messianiques juifs refusent de lâcher les territoires pour des raisons religieuses. Une difficulté structurelle à gérer le Mont du Temple persiste. Enfin, les politiques et diplomates souhaitant le compromis se heurtent à la radicalité religieuse. L’attentat du 7 octobre 2023 en est le symbole. Par conséquent, cette montée du religieux déplace les frontières du conflit israélo-palestinien. En effet, le Palestinien est devenu un symbole du refus de l’histoire et des valeurs de l’Occident.

Et il a cette phrase :

« Ce n’est pas un hasard si vous avez le gouvernement le plus radical du point de vue de l’orthodoxie juive d’un côté et le Hamas de l’autre côté qui perpétue le pire crime en matière de barbarie en criant Allah Akbar et non Palestine libre »

Pour Eric Danon, c’est aussi parce que la politique est devenue faible que la religion s’est renforcée. La religion appelle à l’absolu et interdit le compromis que permet la politique. C’est à la politique qu’il faut revenir et dans ce domaine le prince héritier saoudien peut jouer un rôle utile, selon lui.

<1805>

Mardi 14 mai 2024

« Leys, l’homme qui a déshabillé Mao »
Documentaire consacré à Simon Leys, sinologue belge qui, le premier, a regardé la réalité du maoïsme en face

La mort de Bernard Pivot a conduit à mettre la lumière sur certaines de ses émissions qui ont été sinon un moment d’Histoire, au moins un moment essentiel de révélation.

Il en a été ainsi de l’émission « Apostrophes » du 27 mai 1983 dans laquelle il invite, enfin, Simon Leys, cet immense sinologue qui a dénoncé avant tous les autres, les crimes et l’incompétence de Mao Tsé Toung et de la politique menée par le Parti communiste chinois.

J’avais déjà consacré un mot du jour à cette émission : « Que les idiots disent des idioties, c’est comme les pommiers qui produisent des pommes, c’est dans la nature. Le problème, c’est qu’il y ait des lecteurs pour les prendre au sérieux. ».

Dans cet épisode, Bernard Pivot avait également invité Maria-Antonietta Macciocchi, qui avait écrit des livres très élogieux sur la Chine de Mao et qui était une référence pour les maoïstes français.

Simon Leys parviendra sur la chaîne nationale à démonter l’argumentaire de Mme Macciochi et hésitera pour qualifier son dernier ouvrage entre « stupidité totale » ou « escroquerie ». D’après une interview de Bernard Pivot, ce fut le seul cas où, à la suite d’un passage à Apostrophes, les prévisions de vente d’un livre furent révisées à la baisse.

Il faut absolument voir le documentaire de 50 minutes diffusé sur la Chaîne « Public Sénat » : <Leys, l’homme qui a déshabillé Mao> qui montre le combat de Simon Leys pour dévoiler la vérité sur la Chine de Mao.

Simon Leys s’appelait dans l’état civil Pierre Ryckmans. Il est né en 1935, en Belgique dans une famille de la grande bourgeoisie catholique belge.

En mai 1955, il a l’opportunité de participer au voyage d’une délégation de dix jeunes Belges invités durant un mois en Chine. La République populaire de Chine avait été proclamé par Mao, 6 ans auparavant. Ce séjour très encadré par le Parti communiste chinois lui permet de rencontrer et d’échanger avec Zhou Enlai, le numéro 2 derrière Mao. Il en sortira fasciné.

Il décide d’apprendre le chinois afin de pouvoir s’ouvrir à la langue et à la culture du pays et d’aller l’étudier dans le monde chinois.

Il commencera à étudier à la section des Beaux-Arts de l’Université nationale de Taïwan. Puis il voyagera beaucoup dans le monde et se fixera d’abord à Singapour, mais devra en partir car il sera soupçonné d’être pro-communiste et ensuite s’installera, à partir de 1963, à à Hong Kong.

Il épousera une journaliste chinoise en 1964 : Han-fang Chang qui sera sa compagne jusqu’à la fin de sa vie et avec qui il aura quatre enfants.

Il étudie beaucoup et a du mal à trouver des emplois suffisamment rémunérés., il complète son salaire en rédigeant tous les quinze jours, de 1967 à 1969, un rapport analysant le déroulement des événements en Chine, pour le compte de la délégation diplomatique belge de Hong-Kong.

Ce sont ces rapports qui se fondent sur les publications officielles du régime communiste, comme sur le témoignage des chinois qui ont pu fuir le pays du livre rouge qui lui permettront d’écrire son premier ouvrage « Les Habits neufs du président Mao » dans lequel il dénonce ce qu’il sait de ce régime horrible et assassin

Il prendra pour nom d’auteur Simon Leys pour des raisons qui sont expliquées dans le documentaire.

Je ne vais pas écrire tout ce que le documentaire décrit. Il me parait très important, en revanche, d’insister sur un point essentiel : Le monde des intellectuels et universitaires, le monde des journalistes et des hommes politiques de gauche feront plus que critiquer le travail de Simon Leys : ils le couvriront d’injures, l’ostraciseront et lui fermeront définitivement les portes de l’Université française, alors qu’il était un des sinologues les plus compétents et les plus lucides qui existait alors sur la place.

Je veux donner la liste de ceux qui se sont trompés et qui, au moment où Simon Leys révélait la vérité, se sont trouvés dans l’autre camp :

  • Philippe Sollers et la revue Tel Quel
  • Le journal Le Monde
  • Le journal Libération qui a été créé par des maoïstes dont Serge July
  • Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir
  • Roland Barthes
  • Michel Foucault
  • Louis Althusser et ses disciples Benny Lévy, les frères Miller (Jacques-Alain et Gérard),
  • André Glucksmann, père de Raphaël qui se distinguera des autres en pratiquant la plus sévère autocritique, quand il constatera qu’il s’était trompé.

Il sera cependant soutenu immédiatement par Jean-François Revel et René Étiemble.

Tous ses critiques reconnaîtront, plus ou moins, leurs erreurs et la justesse des écrits de Simon Leys sauf le philosophe Alain Badiou qui continue à affirmer que « Les Habits neufs du président Mao » est une « brillante improvisation idéologique de Simon Leys dépourvue de tout rapport au réel politique »

En attendant Simon Leys trouvera la sérénité et la reconnaissance en Australie, où l’Université ouvrira ses portes à cet homme lucide et habité par la recherche de la vérité. Il s’y installera en 1970, et y finira ses jours en 2014.

« Le Monde » tentera, par un hommage appuyé, un rattrapage de l’aveuglement, 40 ans auparavant :

« Il possédait un goût pour le savoir qui soutenait son immense érudition ainsi que son énergie pour lire, traduire et comprendre. Néanmoins, conscient de la fragilité de nos connaissances, il mêlait volontiers l’humour du sceptique et la modestie du sage. C’est sans doute cette lucidité qui lui permit de voir la Chine maoïste sous son véritable visage et de publier, en 1971, le livre le plus percutant sur la Révolution culturelle, « Les Habits neufs du président Mao » »

Je crois que nous pouvons beaucoup apprendre de ce moment d’affrontement entre un homme lucide, sage et modéré et une cohorte de gens, pour la plupart classés à gauche, convaincus de détenir la vérité et d’être du côté du bien, aveuglés par leur dogme et leurs certitudes.

Le maoïsme et le stalinisme ne sont plus d’actualités, le trotskysme presque plus, mais il reste encore bien des dogmes et des nouveaux combats dits « progressistes » qui aujourd’hui continuent à aveugler des femmes et des hommes qui sont certains d’être du bon côté du combat. Qu’en sera-t-il dans quarante ans ?

Je redonne le lien vers le documentaire : <Leys, l’homme qui a déshabillé Mao>.

<1804>

Mardi le 7 mai 2024

« Je vis avec les mots […] Mourir c’est abandonner les mots et cela c’est terrible ! »
Bernard Pivot dans l’émission « L’Invité » de Patrick Simonin en mars 2021

Même Bernard Pivot est mortel, sa vie s’est arrêtée le 6 mai 2024, le lendemain de son 89ème anniversaire.

Le créateur et animateur des émissions de télévision qui ont rendu les français plus cultivés et instruits : « Apostrophes » (de 1975 à 1990) et « Bouillon de culture » (de 1991 à 2001) a fait l’objet de nombreux hommages dès l’annonce de sa disparition.

Je privilégie une émission plus ancienne, en mars 2021, lorsqu’il a été invité par Patrick Simonin pour parler de son avant dernier livre : « … Mais la vie continue ». Il parle de son grand âge et de ce travail difficile et en perpétuel évolution : vieillir.

« Quand on écrit un livre sur la vieillesse on connait chaque matin le sujet mieux que la veille, et moins bien que le lendemain »

Pour lui, le problème principal devient la santé :

« Les obsèques, on s’en fout. L’important est de vivre le plus longtemps possible et en bonne santé ! L’objet principal du livre est la santé.
A 80 ans passés, la question « Comment vas-tu ?», ce n’est plus une question de politesse, c’est une question médicale ! »

On sent dans cette émission sa passion intacte pour la vie, vivre au présent est pour lui une quête de tous les instants. Et il insiste sur le privilège acquis de la liberté, liberté de la maitrise du temps et liberté de parole :

« Le grand privilège de l’âge, par rapport au moment où on est dans la vie active […] c’est qu’on a la maîtrise de son temps et de son jugement. » […] Si vous avez envie de dire quelque chose vous le dites carrément. A 30 ou 40 vous n’osiez pas. »

Il insiste beaucoup sur cette liberté d’organiser son temps à sa guise.

« Ce qui est extraordinaire c’est la maîtrise du temps. Quand vous êtes jeune, vous avez toute la vie devant vous, vous avez des décennies devant vous et vous n’avez jamais le temps et quand vous êtes vieux vous n’avez plus beaucoup de temps devant vous, les années sont comptées et vous avez tout votre temps. !
Autrement dit à long terme on n’a jamais le temps et à court terme on a tout son temps. »

Et puis il parle des mots. Des mots qu’ils a tant aimé, qui ont été la sève de sa vie, les mots qui finissent avec la mort :

« C’est par amour des mots que nous sommes devenus écrivains ou journalistes. Les mots c’est notre matière première, ce sont nos amis, nos esclaves, ce sont nos fiancés, ce sont nos amants. Nous adorons les mots. […] Les mots cela peut-être du poil à gratter, comme cela peut être de la barbe à papa, cela peut être de la crème caramel comme du poivre de cayenne. […] Les mots sont à notre service, écrire c’est les réunir, les assembler, les biffer c’est un plaisir extraordinaire. Moi je vis avec les mots, trop souvent les gens ne se rendent pas compte que les mots font partie de notre vie, de notre atmosphère, de notre univers. Mourir c’est abandonner les mots et cela c’est terrible ! »

Les mots c’est aussi ceux que l’on oublie quand l’âge avance. Le mot qu’il aime le plus est « Aujourd’hui » en ajoutant qu’il lui plait beaucoup que ce mot comporte une « apostrophe » mais surtout parce qu’il désigne le présent qui était si important pour cet amoureux de la vie.

Il avait aussi beaucoup d’humour, il a écrit dans son livre : 

« Rire, ça fait fuir la mort ! »

Il faut ajouter, un certain temps…

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