Alain Corbin, né en janvier 1936 est le grand historien français « de toutes les sensibilités qui a ouvert tellement de voies neuves à [l’Histoire] et à ses curiosités » comme le décrit Jean-Noël Jeanneney lors de l’entretien où il l’avait convié pour dialoguer sur son nouvel ouvrage <Histoire du silence>.
Anne Sinclair qui l’a reçu pour le même ouvrage, décrit cet homme de 80 ans : « il a écrit sur le corps, le bruit, l’odorat, le toucher, la sexualité, la pluie ou l’arbre. »
Son ouvrage le plus célèbre jusqu’à présent était consacré aux odeurs à travers l’Histoire, plus précisément l’odorat et l’imaginaire social <Le Miasme et la Jonquille, 1982 >.
Wikipedia relate que dans ce livre [Alain Corbin] « explique que le « seuil de tolérance » aux odeurs va évoluer, notamment sous l’effet de l’émergence d’une nouvelle perception des odeurs très clivée socialement. C’est l’époque où naissent les premières théories hygiénistes qui visent à « purifier » les villes en permettant à l’eau et à l’air de mieux circuler et d’emporter avec eux détritus et miasmes. ». Ce livre savant d’Histoire a inspiré le livre <le Parfum> de Patrick Süskind, chef d’œuvre de la littérature.
Alain Corbin a donc publié en avril 2016, aux éditions Albin Michel son dernier ouvrage : <Histoire du Silence>
L’éditeur présente cet ouvrage :
« Le silence n’est pas la simple absence de bruit. Il réside en nous, dans cette citadelle intérieure que de grands écrivains, penseurs, savants, femmes et hommes de foi, ont cultivée durant des siècles. À l’heure où le bruit envahit tous les espaces, Alain Corbin revient sur l’histoire de cet âge où la parole était rare et précieuse.
Condition du recueillement, de la rêverie, de l’oraison, le silence est le lieu intime d’où la parole émerge. Les moines ont imaginé mille techniques pour l’exalter, jusqu’aux chartreux qui vivent sans parler. Philosophes et romanciers ont dit combien la nature et le monde ne sont pas distraction vaine. Une rupture s’est produite, pourtant, aux confins des années 1950, et le silence a perdu sa valeur éducative. L’hypermédiatisation du XXIe siècle nous contraint à être partie du tout plutôt que de se tenir à l’écoute de soi, modifiant la structure même de l’individu.
Redécouvrir l’école du silence, tel est l’enjeu de ce livre dont chaque citation est une invitation à la méditation, au retour sur soi. »
Cet ouvrage a fait l’objet de multiples articles dans de nombreux journaux et je vous donnerai certains liens à la fin de ce message.
Le silence est en effet de plus en plus difficile à trouver dans le monde d’aujourd’hui et il est même en train de régresser.
Lors de manifestation sportive, on remplace de plus en plus en plus la minute de silence par une minute d’applaudissements.
Mais plus généralement les bruits de la ville et aussi les machines agricoles à la campagne, ainsi que la musique, la parole omniprésente grâce à tous ces appareils, radio, télévision, baladeur etc. font que l’homme moderne a quasi exclu le silence de sa vie.
Quand on interroge Alain Corbin pourquoi ce sujet, il explique :
« J’y songeais depuis une vingtaine d’années. Je l’avais proposé comme sujet de thèse à des étudiants, mais ils n’en voulaient pas. Le silence aujourd’hui semble faire peur », s’amuse ce jeune octogénaire. Du calme des chambres à coucher à l’immensité impassible du désert […] Corbin montre que le silence a obsédé les religions, les philosophes, les aventuriers et les traités de savoir-vivre.
Par contraste, l’historien laisse aussi entendre toute l’intensité du brouhaha contemporain…
« Je n’ai fait qu’esquisser le sujet […] J’ai voulu montrer l’importance qu’avait le silence, et les richesses qu’on a peut-être perdues. J’aimerais que le lecteur s’interroge et se dise : tiens, ces gens n’étaient pas comme nous. Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les randonneurs, les moines, des amoureux contemplatifs, des écrivains et des adeptes de la méditation à savoir écouter le silence… »
Corbin cite aussi de nombreux grands auteurs qui parlent du silence :
Baudelaire clame la délectation que lui procure le fait d’être, le soir, enfin réfugié dans sa chambre. […]
« Enfin ! Seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelque heure, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! La tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. (…) Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. » « Le Spleen de Paris »
Marcel Proust a fait recouvrir de liège les murs de sa chambre et soudoie les ouvriers pour qu’ils ne fassent pas les travaux qu’ils devaient effectuer dans l’appartement du dessus. Plus tard, Kafka exprime le désir d’avoir une chambre d’hôtel qui lui permette « de s’isoler, de se taire, jouir du silence, écrire la nuit ».
Mallarmé, poète acoustique, voyait naître un « grand plafond silencieux » dans l’accumulation soudaine des brouillards. Chateaubriand, au milieu des ruines de Sparte, entendait les pierres qui « se taisaient » autour de lui. Et Albert Camus, à Tipasa, disait distinguer « un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence ».
Dans son interview à l’Express, Corbin explique :
« Aujourd’hui, il faut réussir à échapper à la peur du silence, c’est-à-dire à la peur de la solitude ».
Il a aussi cette réflexion :
« La perception de l’intolérable a changé depuis le milieu du XIXe. Ainsi du bruit dans les villes. On ne tolérerait plus aujourd’hui les forges en appartement et les essieux sur les pavés, les cloches et les chiens trop bruyants. Cela dit, le nombre de cloches n’a pas diminué, mais on ne les entend plus, car on ne les écoute plus. Ce qui me frappe, c’est qu’un même individu a des degrés de tolérance très variables: il ne supporte plus les conversations dans un avion ou dans un train, mais va s’assourdir dans une boîte de nuit. »
Finalement c’est Anne Sinclair qui semble donner le résumé le plus riche de ce livre :
« L’importance de savoir se taire. Le silence est “multiple”, selon l’historien. Il peut signifier paix, bonheur, peur comme ennui. Mais il explique que chaque période a une façon de concevoir le silence. “Dans les siècles passés, le silence était une richesse, le moyen d’approfondir son Moi, de méditer, se ressourcer.
Le silence du 17e siècle était destiné à l’oraison, à l’écoute de Dieu”. Le spécialiste indique aussi que “depuis la moitié du 16e siècle, dans la société de cour, prendre la parole est un risque, se taire est plus prudent voire bénéfique. Le Roi, comme toute personne qui a le pouvoir, dit Fénelon, doit se taire. On n’imagine pas les grands de la cour parlant à tort et à travers.” S’il est important de savoir parler, il l’est encore plus de savoir se taire.
Le silence de la nature. Aujourd’hui, avec la frénésie de la ville, des communications, la nature serait-elle le dernier ancrage du silence ? Il y a du vrai, selon l’historien. “Les marcheurs des sentiers de grande randonnée, c’est le reflet du siècle précédent. Mais ils ne cherchent peut-être pas la même chose”, nuance-t-il, en y voyant davantage un besoin de “déconnexion” ou d’oubli de certains bruits qui n’existaient pas auparavant. Pour autant, il ne croit pas que les villes soient plus bruyantes qu’autrefois, à l’époque des crieurs ou des ateliers dans les étages.
Les silences intermittents d’aujourd’hui. De nos jours, les bruits de fond sont partout, des magasins aux ascenseurs. Mais il existe aussi une intolérance au bruit. Par exemple, on n’accepte pas que” son voisin de TGV parle, fasse de bruit alors que c’était même de la politesse de s’adresser à son voisin auparavant.” Pour l’historien, les enfants du 21e siècle ont davantage peur du silence. “Dans ma génération, on pouvait en profiter pour rêver, imaginer”. Désormais, pense le spécialiste, les enfants “identifient le silence à l’ennui, à un arrêt du rythme.”
Le Silence de la paix et de la mort. Le silence comme reflet de l’ennui… mais aussi de la paix. Alain Corbin renvoie à la Première guerre mondiale. “Dans ce vacarme effroyable de la guerre, le silence est celui de la paix, de l’interruption brutale de la canonnade. A la fois très inquiétant et rassurant.” Ce peut être également le silence de la mort. Car la mort, c’est le silence. “Déjà, le silence de la chambre du malade est tragique. Je ne parle pas de chambre mortuaire et de la tombe…”
Le silence des silences. Et s’il doit y avoir un silence final, il y a ni plus ni moins que celui de la fin des temps. L’historien s’appuie sur un poème de Leconte de Lisle, où le vrai silence sera celui de la Terre. “Non seulement de tous ses habitants, mais aussi de sa matière même, qui en explosant deviendra poussière.” »
Voici les liens promis :
TELERAMA : Histoire du silence de la renaissance à nos jours
LE POINT : Alain Corbin : Il était une fois le silence
L’EXPRESS : Alain Corbin à l’écoute du silence
LIBERATION : Alain Corbin : les archives du silence
Et pour les amoureux de la poésie un lien vers le poème de Leconte de Lisle cité par l’historien :< La dernière vision de Leconte de Lisle>
Il me semble que ce mot du jour sur le silence est approprié pour vous annoncer que le mot du jour va se régénérer dans le silence pendant 2 mois.
Demain, j’ai prévu un mot spécial, puis s’ouvrira pour moi et ma douce compagne un mois de congé.
Mais je souhaite prolonger le silence encore un mois, parce que j’ai besoin de ce silence, de laisser reposer l’esprit, le corps et la sensibilité.
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