Lundi 18 novembre 2024

«N’importe qui ! Même un affabulateur, un menteur, un escroc, un violeur ! Tout sauf une femme !»
Une invitée d’une émission consacrée à l’élection de Donald Trump comme 47ème président des États-Unis

Le monde est tellement compliqué que l’ambition de le comprendre est peut être hors de notre portée. J’ai renoncé à conserver en exergue de mon blog cette phrase que Guillaume Erner avait prononcée lors de la première matinale de France Culture qu’il avait animée : « Comprendre le monde c’est déjà le transformer ».

Il faut probablement être beaucoup plus humble. A ce stade, la parole de sagesse de Rachid Benzine écrite dans son livre « Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? » semble plus appropriée à la situation : « Le contraire du savoir, ce n’est pas l’ignorance mais les certitudes. »

L’ignorance, dans la mesure où elle est comprise et intégrée, constitue une connaissance précieuse : je sais que je ne sais pas. Dans l’Apologie de Socrate, Platon a rapporté ce propos de son maître en philosophie : « Ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir ! »

Dans son expression publique, Donald Trump semble très éloigné de cette connaissance.

Comment dialoguer avec quelqu’un qui est figé dans ses certitudes ?

Comment vivre en démocratie et organiser le dissensus entre citoyens avec des gens pétris de certitudes ? Je n’ai pas la réponse à cette question.

Donald Trump et ses partisans sont dans cette dérive. Lui qui considère que le réchauffement climatique est une blague. En 2020, visitant la Californie, ravagée par des incendies violents et meurtriers, Donal Trump a nié l’impact du changement climatique sur les phénomènes d’incendies et a déclaré :

« Ça finira par se refroidir, vous verrez. »

Lorsqu’un responsable local de l’agence de protection des ressources naturelles de Californie, à Sacramento lui répond : « J’aimerais que la science dise cela » le président a rétorqué :

« Je ne pense pas que la science sache vraiment. »

Nous sommes entrés dans un monde où la vérité est une opinion parmi d’autre et où un homme, sans étude scientifique,  se croit autorisé de contester l’avis de professeurs spécialisés dans le domaine où ils interviennent.

En 2024, Donald Trump persiste et a inventé un slogan qu’il a entonné à de multiples reprises au cours de sa campagne, et qu’il a encore répété lors de son discours de victoire :

« Drill, baby, drill ! » (« Fore, bébé, fore »).


Dans un article du « Nouvel Obs » nous pouvons lire :

« « On va forer [du pétrole] comme des malades ! », a promis le magnat aux électeurs américains. « Nous avons plus d’or liquide que n’importe quel pays dans le monde. Plus que l’Arabie saoudite ou la Russie », s’est-il encore félicité dans son discours de victoire, en référence au pétrole et au gaz. « Pendant la campagne, il n’a eu de cesse de dire qu’il fallait “réparer l’économie américaine” en offrant l’énergie la moins chère du monde, et donc en accélérant notamment la fragmentation hydraulique en vue de produire des gaz de schistes », observe Pierre Blanc, professeur à Sciences-Po Bordeaux et Bordeaux Sciences Agro. »

Deux documentaires, d’une heure chacun, publiés par Public Sénat montre ce que fut la première présidence de Donald Trump par celles et ceux qui l’ont vécu au plus près « America First, partie 1 – L’Europe doit payer » et « America First, partie 2 – L’ennemi au Moyen-Orient ». C’est affligeant ! Affligeant dans la prise de décision, dans l’argumentation pour répondre aux partenaires, dans le manque de maîtrise des dossiers et des procédures. Pourquoi Donal Trump a t’il à nouveau gagné, jusqu’au vote populaire ?  :

Beaucoup d’analyses ont considéré que le triomphe de Trump était avant tout économique : C’est le pouvoir d’achat des américains dans leur quotidien et aussi pour leur achat de logement qui s’est dégradé pendant la présidence Biden. Tous les économistes nous racontaient que la politique économique de Biden était remarquable. Je prends pour exemple cet article du Monde : « America is back » :

« A huit mois de l’élection présidentielle, le tableau économique est reluisant. […] le chômage est au plus bas ou presque avec un taux de 3,7 % de la population active ; les salaires réels augmentent, notamment au bas de l’échelle ; le pays produit plus de pétrole que jamais, finance un immense plan d’investissement dans l’énergie et les microprocesseurs, et se lance à corps perdu dans l’intelligence artificielle, ce qui fait s’envoler Wall Street. Plus personne ne parle de stagnation séculaire comme dans les années 2010, tandis que le mot « Rust Belt », ceinture de la rouille, nommant les Etats désindustrialisés ayant fait l’élection de Donald Trump en 2016, a disparu des journaux. Premier constat, l’Amérique redevient plus industrielle. Donald Trump en avait rêvé, Joe Biden l’a fait. »

L’article du Monde évoquait bien l’inflation mais pour souligner que Biden était arrivé à la faire diminuer lors des derniers mois. Il semble que nombre d’électeurs américains ont eu une vision différente. Ce décalage arrive quand on donne trop d’importance aux chiffres macroéconomiques et aux moyennes et qu’on ne regarde pas la vie réelle des gens.

D’autres analyses ont insisté sur le sujet de l’immigration qui a déferlé sans maîtrise sur les Etats-Unis pendant la présidence Biden. Enfin d’autres ont considéré que le vote Trump était aussi un vote anti woke qui était défendu par l’aile gauche du Parti démocrate. Probablement qu’il est nécessaire de convoquer toutes ces causes pour expliquer l’élection de cet histrion dangereux qu’est Donald Trump. Mais Thomas Snégoroff y a ajouté une supplémentaire : le masculinisme.

Et lors d’une des nombreuses émissions que j’ai écoutées depuis le 5 novembre, j’ai entendu une intervenante tenir ces propos « N’importe qui ! Même un affabulateur, un menteur, un escroc, un violeur ! Tout sauf une femme !».

Force est de constater que Trump a perdu une fois contre un homme et a gagné deux fois, chaque fois, contre une femme.

Quand on compare le résultat des démocrates sur 4 ans Kamela Harris a perdu 7,5 millions d’électeurs par rapport à Biden. Et puis le vote des hommes hispaniques a progressé de 18 % en faveur de Trump entre 2020 et 2024. Cette population réputée plus conservatrice peut aussi apparaître comme un signe de ce vote « genré ».

Mais c’est dans l’émission « C Politique » de France 5 du dimanche 17 novembre que cet aspect du vote du 5 novembre a été le mieux contextualisé. Elon Musk est un libertarien, mais l’intellectuel qui l’influence est Peter Thiel, fondateur de Paypal et lui soutient Donal Trump depuis sa première candidature en 2016. Il est aussi l’inspirateur déclaré de Cyrus Vance le vice Président élu. Or cet homme a écrit qu’il ne croyait plus en la démocratie depuis que les femmes avaient obtenu le droit de vote. C’est aussi écrit sur sa page Wikipedia.

J’ai trouvé sur le site le « Grand Continent » une page consacrée aux écrits de cet homme né en 1967 à Frankfort sur le Main et sur laquelle on peut lire :

« Je ne crois plus désormais que la liberté et la démocratie sont compatibles. […] Les années 1920 furent la dernière décennie dans l’histoire américaine où l’on pouvait être parfaitement optimiste à propos de la politique. Depuis 1920, l’augmentation considérable des bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes – deux coups notoirement durs pour les libertariens – ont fait de la notion de « démocratie capitaliste » un oxymore. »


C’est à la fois extrêmement inquiétant pour la démocratie et bien sûr une attaque en règle contre les femmes. Il me semble donc qu’il ne faut pas sous estimer cette dimension du vote Trump : surtout pas une femme !

Mercredi 6 novembre 2024

« Les nouvelles sont comme les feuilles d’automne. »
Christian Bobin « Tout le Monde est occupé »

Donald Trump a été élu 47ème président des Etats-Unis et nous sommes en automne.

En automne, nous sommes subjugués par la beauté des couleurs des arbres : dorées, orangées et rouges.

En outre, les feuilles se détachent des branches et virevoltent jusqu’au sol qu’elles recouvrent d’un tapis humide et parfumé.

La flamboyance de ces couleurs est un vrai enchantement.

J’ai lu un article sur le site de France 3 Occitanie concernant ce sujet et qui tente d’expliquer ce phénomène. C’est cet article que je souhaite partager aujourd’hui : « Pourquoi les arbres s’illuminent en automne ? »

La feuille d’un arbre est un capteur solaire. Les arbres transforment la lumière du soleil en énergie et en nutriments, notamment des glucides, par un mécanisme appelé photosynthèse.

En automne, l’ensoleillement diminue : l’arbre se met alors au repos et va vivre au ralenti. Quand les températures chutent, la sève ne circule plus. Les arbres à feuilles caduques, en opposition aux conifères, perdent leur feuillage en automne.

Ce phénomène se produit quand les conditions de la photosynthèse ne sont plus là. Il est directement lié à la diminution de la durée du jour.

Quand la durée des journées diminue, la photosynthèse est moins efficace. Pour l’arbre, la dépense énergétique pour maintenir ses feuilles devient alors trop lourde et il va s’en débarrasser.

Mais avant cela, les feuilles doivent dépérir. A la baisse de l’ensoleillement et des températures, l’arbre va boucher ses vaisseaux de sève et petit à petit, les pigments de chlorophylle vont disparaître.

Un représentant du conservatoire botanique explique :

« Les pigments jaunes et orangés étaient déjà présents, mais il ne reste qu’eux. Le vert s’estompe et fait ainsi place à ces couleurs extraordinaires. Ce faisant, l’arbre récupère tous les sucres possibles et tombe en dormance. Les quantités de pigments varient d’une espèce à l’autre, d’une feuille à l’autre, selon l’exposition au soleil. Le pigment rouge, lui, par contre n’était pas présent dans la feuille. Il apparaît avec l’arrivée du froid sur certains érables ou les chênes rouges par exemple ».

L’article explique aussi que l’automne est une période essentielle pour l’arbre qui va assimiler les réserves de sucre accumulées au cours de l’été et les stocker. Il va grandir et mettre en réserve des nutriments dans ses parties souterraines. Ainsi, les racines se développent en hiver. C’est de ce processus que s’inspire le proverbe « À la Sainte-Catherine, tout arbre prend racine ». La sainte Catherine qui se fête le 25 novembre.

En outre, les feuilles qui tombent à terre se décomposent par l’action des insectes et des vers de terre. Les champignons assimilent et décomposent aussi la matière. Et au fur et à mesure, la microfaune du sol, avec les acariens notamment, mais aussi toutes sortes de microorganismes, produit du compost disponible pour les racines.

Je redonne le lien vers cette explication automnale : « Pourquoi les arbres s’illuminent en automne ? ».

Sur le site de l’Office National des Forêts, une autre page donne des explications : « Quelle est l’influence de l’automne sur l’arbre ? ».

La phrase complète de Christian Bobin dont j’ai extrait l’exergue est la suivante : « Les nouvelles sont comme les feuilles d’automne. Le vent qui les porte les malmène. »

Mardi 5 novembre 2024

« Trump n’est que le symptôme d’une crise plus profonde »
Gérard Araud

Nous sommes le mardi qui suit le premier lundi de novembre, quatre ans après la dernière élection présidentielle américaine.
Ce jour-là a lieu la nouvelle élection présidentielle américaine. Il est plus juste de dire que c’est le dernier jour de l’élection puisque nombre d’américains ont déjà voté par anticipation. En effet, sur les quelque 244 millions d’Américains appelés aux urnes pour l’élection présidentielle, 78 millions, soit 31,9 %, avaient déjà voté de manière anticipée à la date du 3 novembre, selon les données de l’université de Floride. Le vote par anticipation – qu’il soit en personne ou par correspondance – permet aux Américains d’exprimer leur suffrage plus tôt. Cette option est valable dans tous les États du pays, mais la date d’ouverture du vote anticipé varie beaucoup d’un État à l’autre : il peut débuter jusqu’à cinquante jours avant l’élection, ou seulement cinq jours avant.

Cela peut paraître curieux, pour nous français qui avons l’habitude de voter le dimanche, de fixer le jour officiel de l’élection, un mardi.

Cela montre toute la différence entre la France laïque et les Etats-Unis otages des bondieuseries. Car le dimanche est le jour sacré des chrétiens, il ne saurait être question pour les américains croyants de « souiller » ce jour dédié à dieu pour une simple raison profane d’organisation du pouvoir terrestre. Alors qu’en France, notre révolution a conduit à considérer « sacré » la République. Nous avons donc pris, sans vergogne, le jour sacré des religieux pour organiser le vote qui se déroule dans les locaux de notre temple sacré : « L’école ».

Mais « Ouest France » nous en dit davantage sur ce mardi de l’élection.

La toute première élection présidentielle américaine se tient le 7 janvier 1789, un mercredi. Ce jour-là, les grands électeurs se réunissent pour désigner le président George Washington. Trois ans après, en 1792, une loi est votée pour fixer officiellement les règles de l’Election Day. Elle prévoit que la réunion des grands électeurs prenne place aussi le mercredi, mais cette fois-ci le premier de décembre.

Les différents États doivent alors élire leurs représentants dans les 34 jours avant cette date.
Les élections se déroulent donc en novembre, comme aujourd’hui. Et pour une raison purement pratique : à cette période, les moissons sont terminées, condition primordiale dans la société rurale de l’époque. Autre raison : cette période précède les tempêtes hivernales du Nord-Est des États-Unis, qui auraient empêché certains électeurs de se déplacer.

Un problème se pose cependant : comme chaque État vote à un moment différent, les résultats des voisins commencent à influencer les électeurs, à mesure que les moyens de communication se développent. Une date unique est donc instituée en 1845 : le mardi suivant le premier lundi de novembre.

Pourquoi un mardi ? Car contrairement à la France, il est hors de question que le jour du seigneur des chrétiens, le dimanche, soit perturbé. On écarte donc le dimanche, mais aussi le lundi, car cela aurait contraint certaines personnes à voyager le dimanche pour voter à temps. Le vote officiel des grands électeurs a pour sa part toujours lieu en décembre. Aujourd’hui, c’est donc toujours cette même règle qui est appliquée. Les électeurs se rendent aux urnes un mardi, entre le 2 et le 8 novembre, selon les années.

Nous savons que les américains n’élisent pas directement leur président mais élisent des Grands électeurs disposant d’un mandat impératif les obligeant à voter, lors de la réunion du collège des grands électeurs, pour le candidat dont ils ont porté les couleurs.
J’ai tenté d’expliquer ce mécanisme lors d’un mot du jour qui faisait une analyse assez détaillée de l’élection précédente dans laquelle Biden avait battu Trump : « Des chiffres et des électeurs. ».
Je rappelle les points saillants de cette analyse assez dérangeante :

  • L’affirmation péremptoire que Biden a battu nettement Trump au vote populaire se heurte à la réalité que cet écart s’explique par le vote de deux Etats : la Californie et de New York. En effet ces deux états cumulés représentaient un avantage pour Biden de 7 096 598 voix, c’est-à-dire un nombre de voix supérieur à la différence observée au niveau national.
  • Si on élargit un peu la focale à 6 Etats en ajoutant aux deux premiers l’Illinois (Chicago), le Massachusetts (Boston), le Maryland (Baltimore) et aussi le District of Columbia qui même si la démographie en est plus modeste, présente la particularité d’abriter la capitale : Washington, l’avantage pour Biden monte à 10,5 millions d’électeurs.
  • Ces 6 Etats représentent 25% des électeurs américains, dès lors, l’ensemble des 44 autres Etats qui représentent donc 75% des électeurs ont voté pour Trump et lui ont donné un avantage de 3,5 millions d’électeurs pour un score relatif de 51,5% à 48,5%.
  • Enfin concernant les grands électeurs, j’ai pu démontrer que l’inversion du vote de 21 459 électeurs de Biden vers Trump, c’est-à-dire 0,014% du corps électoral, aurait conduit à un match nul 269 grands électeurs chacun.

Je finissais cet article sur la question de savoir comment expliquer qu’autant d’américains aient voté pour Trump bien qu’ils l’ait vu à l’œuvre pendant 4 ans.

J’osais cette nuance : L’explication simpliste est que 74 000 000 d’américains sont des extrémistes ou des ignorants. La réalité est certainement plus complexe.

Nous sommes 4 ans plus tard, Trump a incité certains de ses partisans à monter à l’assaut du Capitole dans une insurrection qui a stupéfié le monde, il a été condamné pour des faits dans lesquels il montre une attitude qui devrait horrifier tous les évangélistes qui votent pour lui, c’est-à-dire 50% de ses électeurs, il est poursuivi pour d’autres délits, pendant toute la campagne il a tenu des propos d’une violence, d’un esprit de vengeance, d’une volonté de s’attaquer aux institutions démocratiques (« je serais dictateur une journée », « après vous n’aurez plus besoin de voter »), des documents sérieux montrent ses liens étroits et surprenants avec la Russie de Poutine …

Et pourtant, il est tout à fait possible qu’il redevienne Président des Etats-Unis. A celles et ceux qui s’interrogent s’il pourra briguer un nouveau mandat dans 4 ans, la réponse est négative. Seuls deux mandats sont tolérés, ils peuvent être successifs ou disjoints.
Comment expliquer cela ?

Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à Washington expliquait déjà en 2021 : dans un article de 2021 : «Trump n’est que le symptôme d’une crise plus profonde». Il existe un malaise au sein de la classe moyenne américaine :  .

« Le génie [de Trump] a été de comprendre en 2016 l’existence d’un malaise américain que personne n’avait vu venir, car les résultats macro-économiques à la fin du mandat d’Obama étaient bons. Il a su parler aux oubliés, et son génie fut aussi d’arriver à continuer à être leur voix durant son mandat sans être récupéré par les républicains «classiques» qui pensaient pouvoir le manipuler. Cette rébellion est toujours là, et restera. »

Il faut comprendre que la démocratie libérale n’est possible que s’il existe une grande classe moyenne qui la fait vivre et qui est content de son sort ou au moins a l’espoir raisonnable que son avenir et celui de leur enfants seront meilleurs :

« Il y a deux cause possibles à cette rébellion . La première est économique. En effet, si quarante ans de néolibéralisme auront permis aux pays émergents de sortir de la pauvreté, les classes moyennes inférieures ainsi que la classe ouvrière des sociétés occidentales auront vu leur niveau de vie stagner, voire diminuer. Ce phénomène a provoqué une hausse du chômage et un accroissement des inégalités. Ce n’est pas un hasard si la révolte touche particulièrement le Midwest où le chômage, lié à la désindustrialisation, est fort. » .

La mondialisation et le libre échange ont eu des conséquences sur les classes moyennes occidentales non réfléchies par les élites qui ne voyaient que « la mondialisation heureuse ». Ce déclassement économique est certainement premier dans le malaise.

« La seconde est identitaire. La majorité des électeurs de Trump sont des hommes blancs ; plus de 60 % des hommes blancs ont voté pour lui. Sur fond de changement démographiques, l’Amérique blanche sent qu’elle perd le pouvoir. De ce point de vue, le trumpisme peut apparaître comme le baroud d’honneur de cette Amérique-là. » .

Il me semble qu’il existe une autre dimension que Gérard Araud n’aborde pas: c’est le recul de l’hégémonie occidentale sur les affaires du monde. Un monde qui conteste de plus en plus le leadership américain.

Probablement de manière assez confuse, car les américains moyens ne sont pas connus pour leur vision géopolitique, mais le fait que l’homme occidental soit contesté dans le monde est certainement aussi un élément du malaise. A cela s’ajoute, aux États-Unis, une immigration massive non régulée, non accueillie qui heurtent profondément les américains qui voient des tentes et des squats s’installer de plus en plus nombreux dans leurs villes.

Enfin, il y a aussi, à l’intérieur de la société, des fractures sociétales provoquées par des démocrates délaissant les intérêts et les valeurs  de la classe moyenne pour entrer dans un progressisme de plus en plus rapide, intolérant à ceux qui pensent différemment pour s’abimer dans le communautarisme, dans des luttes sectorielles où chaque particularité est mis en avant : .

« Les démocrates de leur côté n’utilisaient pas de message national, ils demandaient, pour simplifier aux noirs de voter pour leur camp simplement en raison de leur couleur de peau ! Cela n’a pas vraiment changé. Quand on regarde leur vision de la constitution du gouvernement américain, nous avons l’impression que c’est une répartition avec deux noirs, deux latinos, six femmes et un gay. C’est d’ailleurs présenté comme cela dans la presse. On peut se demander quel est le message national des Démocrates… Les démocrates ne voient plus les citoyens américains qu’à travers leurs identités. La «cancel culture» dans les universités, même si elle reste extrêmement minoritaire, exacerbe ce phénomène. S’il y a un bon exemple des erreurs des Démocrates, c’est la question des transgenres. Si l’on doit le respect à ces derniers, ils ne représentent qu’une infime minorité de la population. En faire un sujet national n’était sans doute pas un bon calcul. » .

Et maintenant, on constate que des latinos et des noirs, surtout les hommes, commencent à voter de plus en plus pour Trump. Je pense que des évolutions sociétales que la Gauche démocrate défend avec ce sentiment d’un combat du bien contre le mal heurtent profondément le conservatisme de ces populations pour qui tout cela va trop vite et trop loin. Trump a su avec ruse et intuition capter ce malaise pour nourrir sa quête du pouvoir. Désormais, pour des raisons électorales il est allé jusqu’à flatter les franges les plus réactionnaires de son électorat qui sont anti-avortement, anti-LGBT, anti-féministe. Ces minorités ne pourraient pas imposer ainsi leurs idées, s’il n’existait pas dans une plus large partie de la population les malaises économiques, les malaises identitaires et les malaises sociétaux .

Je pense qu’en Europe et en France nous sommes sur la même voie, d’un malaise profond de la société auquel prétendent répondre des forces illibérales, des extrêmes droite contre lesquelles la gauche largement dans le déni des problèmes qui se posent, n’a comme seule réponse la diabolisation de l’adversaire et la fuite en avant.

Quand il y a un terrain fertile, des Trump peuvent pousser.

Mardi 22 octobre 2024

« Une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième. »
Arthur Koestler

Heureusement qu’il y a Jean-Louis Bourlanges pour oser monter au créneau et dire simplement, à la fin de l’émission du « nouvel esprit public du 20 octobre 2024 » :

« J’ai été très frappé, de l’atmosphère de dénonciation indignée qui a accueilli un propos du Président de la République qui me paraissait très franchement tout à fait ordinaire et normal. […] De rappeler qu’Israël est un produit de la communauté internationale et qu’il a été créé par une résolution de l’ONU ne me parait ni faux, ni attentatoire à la dignité de ce pays. Je crois que c’est plutôt le signe de la culpabilité profonde de ladite communauté internationale à l’égard du peuple juif qui a été massacré par les nazis dans un climat d’indifférence assez général des Alliés. […] Cela ne sous-estime pas le rôle des forces armées d’Israël dans la protection de [l’Etat].
Il s’agit là d’une indignation tout à fait inopportune ! »

Au départ il y a une déclaration d’Emmanuel Macron, lors du conseil des ministres du mardi 15 octobre, qui était tenue à usage interne et qui n’aurait pas dû être rendu public.

Ces propos sont les suivants :

« Nétanyahou ne doit pas oublier que son pays a été créé par une décision de l’ONU […] Et par conséquent ce n’est pas le moment de s’affranchir des décisions de l’ONU »

Si on veut juridiquement être exact, il ne s’agit pas d’une « décision » mais d’une « résolution », qui porte le numéro 181 et qui propose le partage de la Palestine entre un État juif et un État arabe et un statut particulier et international pour Jérusalem.

Cette proposition sera adoptée le 29 novembre 1947 à la majorité des 2/3.

Sans cette résolution, la Déclaration d’établissement de l’État n’aurait pas pu être proclamée le 14 mai 1948, dernier jour du mandat britannique sur la Palestine dans le hall du Musée d’art de Tel Aviv, par David Ben Gourion, président de l’Agence juive.

Benyamin Nétanyahou conteste vigoureusement ce point de vue.

« Le Monde » sans relativiser la position du premier ministre israélien a simplement rapporté sa réaction :

« Dans la soirée, le chef du gouvernement israélien lui a répondu par communiqué. « Un rappel au président de la France : ce n’est pas la résolution de l’ONU qui a établi l’Etat d’Israël, mais plutôt la victoire obtenue dans la guerre d’indépendance avec le sang de combattants héroïques, dont beaucoup étaient des survivants de la Shoah – notamment du régime de Vichy en France », ajoutant que « l’ONU a approuvé des centaines de décisions antisémites contre l’Etat d’Israël »

Ce même journal a rapporté les propos de Yonathan Arfi, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) sans commentaire :

« Laisser penser que la création de l’État d’Israël est le fruit d’une décision politique de l’ONU, c’est méconnaître à la fois l’histoire centenaire du sionisme et le sacrifice de milliers d’entre eux pour établir l’État d’Israël. »

Il a ajouté cette phrase :

« A l’heure où l’antisémitisme se nourrit de l’antisionisme, ces propos renforcent dangereusement le camp de ceux qui contestent la légitimité du droit à l’existence d’Israël »

« Le Figaro » a également pris fait et cause pour le premier ministre d’Israël : « Créé par une décision de l’ONU » : comment Emmanuel Macron a simplifié l’histoire d’Israël.

« L’Opinion » se fait pédagogue et explique pourquoi Macron se trompe.

Avant de continuer à plonger dans toute cette complexité et l’article de l’Opinion, il faut se rappeler que l’imaginaire des peuples se forge à travers des récits auxquels ils adhérent.

Ces récits sont fondamentaux pour créer une unité et un sens au destin commun. Mais un récit peut être très dangereux ou plus précisément porteur de violence et de guerre s’il est en contradiction absolue avec ceux d’un autre peuple. La paix n’est possible que si on écoute aussi les récits de l’autre et qu’on est capable d’en tenir compte.
Je prends comme exemple cette illustration. Le récit de l’homme dans sa voiture c’est que la biche traverse la route. Mais le récit de la biche est que c’est la route de l’homme qui traverse la forêt. Il n’y a pas une vérité qui s’impose, mais deux récits qui s’opposent. En est-il un plus pertinent que l’autre ? les deux récits sont-ils conciliables ?

Le Journaliste de l’Opinion affirme que ce qui donne naissance à l’État d’Israël, ce ne sont pas les Nations unies, ni la SDN, c’est le mouvement sioniste, c’est-à-dire la volonté d’une partie des Juifs de retourner dans ce qu’ils considèrent comme leur terre ancestrale, la Palestine. Et cela date de la fin du XIXᵉ siècle. Le premier mouvement de migration juive en Palestine – des Juifs venant de Russie essentiellement, mais aussi du Yémen – remonte à 1881.

Toujours selon ce journaliste, ce sont ces migrations qui incitent les britanniques à faire leur fameuse déclaration Balfour.

Arthur Koestler, (1905 – 1983), célèbre auteur du « zéro et de l’infini » est un juif hongrois qui dans un premier temps va adhérer à la cause sioniste révisionniste et deviendra même, pendant un court moment, le secrétaire du chef de ce mouvement Vladimir Jabotinsky. Il sera remplacé, dans ce rôle, plus tard par le père de Benyamin Nétanyahou. Ce mouvement prône un sionisme armé et agressif pour imposer la présence juive, par la force, aux arabes vivants sur le territoire convoité.

Après avoir vécu beaucoup d’expériences dans sa vie, Arthur Koestler a décrit la déclaration Balfour par cette phrase éloquente : « Une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième. » .

Le journaliste continue sa démonstration en rappelant que la résolution 181 n’a pas été acceptée par la partie arabe et que donc la création d’Israël na pas pu avoir lieu sur la base de cette résolution refusée par une des parties.

En conséquence c’est la proclamation par Ben Gourion suivie de la victoire des troupes israéliennes, lors de la guerre d’indépendance, qui a permis de réaliser le rêve des sionistes..

Le mot du jour a déjà évoqué beaucoup des épisodes de cette histoire tragique qui continuent à faire tant de morts.

L’analyse la plus intelligente que j’ai entendu sur la confrontation des récits est celle qu’en a donné Dominique Moïsi : .

« Quand Israël naît […] en 1948, […] Pour le monde Arabe, c’est le dernier phénomène colonial de l’histoire européenne qui est anachronique. Pour les Israéliens, c’est avec quelque retard, le dernier phénomène national de l’histoire européenne du 19ème siècle.[…] Et en fait ce conflit de calendrier n’a jamais été surmonté.»

C’était le mot du jour du lundi 19 octobre 2015.

Cette analyse de Moïsi nécessite un acte fondateur qui autorise la nation juive à obtenir un État. Seule la résolution 181 peut donner cette légitimé, directement issue de l’horreur de la Shoah.

Parce que le récit de Nétanyahou, du président du CRIF ou du journaliste de l’Opinion signifie quoi ?

Des gens venus d’Europe se sont installés sur un territoire occupé par d’autres habitants. Leurs représentants se sont entendus avec l’État occidental le plus colonialiste de l’Histoire pour obtenir une déclaration les autorisant à occuper ce territoire.

Par la suite et le refus des indigènes de se soumettre, le peuple venant d’Europe, armé par les occidentaux, s’est emparé du territoire par la guerre. Cela s’appelle un fait colonial, la colonisation de cette terre entre la Méditerranée et le Jourdain par des personnes venues d’Occident.

Le récit, qui veut que le mouvement sioniste presque sans aide et s’imposant par la force aux arabes a créé un État d’Israël, valide absolument les thèses décoloniales des États du sud global et celles des jeunesses occidentales des Universités. Contrairement à l’affirmation du président du CRIF ce ne sont pas les propos de Macron, mais ce récit qui donne les meilleurs arguments aux ennemis les plus féroces d’Israël.

Et si certains évoquent une légitimité historique datant de 2000 ou 3000 ans. Rappeler simplement ce que signifierait ce concept de « premier occupant » aux États-Unis, en Australie ou en Nouvelle Zélande suffit à en dévoiler l’inanité. Bien sûr, le récit de Nétanyahou autorise tout, jusqu’à l’annexion de la partie arabe du plan de partage, puisque l’État est la résultante de la force armée et des conquêtes.

Ce n’est pas ainsi que la Paix pourra arriver sur ce territoire. Il me semble qu’il vaut mieux s’en tenir au récit que la création d’Israël a été rendue possible par une résolution de l’ONU et qu’il faut trouver un chemin pour que la partie arabe du partage puisse également trouver un État dans lequel elle pourra se reconnaître.

Vous pourrez lire avec intérêt cet article du journal de Montréal « Le Devoir » : « La déclaration Balfour: juste et injuste à la fois? ».

Vous y trouverez cette idée d’un grand penseur juif, Martin Buber d’une « injustice minimale », c’est-à-dire limiter au strict minimum l’injustice causée aux Arabes en ne permettant aux Juifs de s’installer que sur une partie de la Palestine.

Mercredi 9 octobre 2024

« Résister pour la Paix »
Hannah Assouline et Sonia Terrab, documentaire des guerrières de la paix

Un an déjà !

Le 7 octobre 2023 est un jour de haine et de massacre.

On ne sait pas comment le nommer. Certains parlent de pogrom. Mais ce mot n’est pas approprié, car il désignait des massacres de juifs de la diaspora perpétrés par une population majoritaire dans un pays dirigé par des gouvernants antisémites. Cette fois, les crimes ont été commis à l’intérieur de l’État qui avait été justement conçu pour protéger les juifs.

Comment parler de ce jour et des suivants et de toute l’année qui s’est écoulée depuis ?

Beaucoup regardent cet évènement à travers le filtre de leur croyance et de leurs certitudes. Ils s’enferment dans une vision binaire dans laquelle, ils défendent le camp du bien contre le camp du mal. Ce sont deux blocs de haine qui s’affrontent et qui entrainent une grande partie du monde dans cette polarisation dans laquelle l’empathie pour les souffrances de l’autre est anéantie par l’indifférence et la déshumanisation de l’adversaire.

Dès le 9 octobre, le ministre israélien de la Défense. Yoav Gallant a eu cette phrase :

« Nous combattons des animaux humains, et nous agissons en conséquence. »

Que ce soit pendant la shoah, pendant le génocide arménien ou celui des tutsis au Rwanda, la première étape de l’horreur a été de traiter, celui qu’on voulait massacrer, d’animal ou d’insecte. C’est à dire ne plus reconnaître son humanité. Mais les islamistes qui ont attaqué, massacré, torturé les juifs et autres habitants d’Israël qu’ils ont trouvé sur leur route ont agi de même : c’est uniquement parce qu’ils ne voyaient pas dans ces israéliens leurs semblables humains qu’ils ont été capable de perpétrer ces atrocités.

Est il difficile de comprendre que ce 7 octobre constitue un traumatisme pour les israéliens mais aussi pour les juifs du monde entier en raison de leur histoire, de toutes les fois où ils ont été massacrés en nombre, jusqu’à la folie nazi où il fut question de leur anéantissement ?

Et cette fois le massacre a eu lieu sur la terre de l’État qui avait été créé pour empêcher cela. Est-il difficile de comprendre leur désarroi, leur peur et leur colère quand, dès le 8 octobre, des actes d’antisémitisme ont été perpétrés à travers le monde. Se souvient t’on, qu’en France après que Mohamed Merah ait tué 4 juifs dont 3 enfants dans une école juive, le 19 mars 2012, à Toulouse, les actes antisémites se sont multipliés ?

Ils sont victimes d’un acte innommable et on déchaine encore de la violence contre eux. En 2012, il n’y eut aucune manifestation de soutien à la communauté juive, après ces faits.

Existe-t’il un humain, digne de ce nom, qui pourrait ne pas être plein d’empathie pour les juifs du monde entier ?

Parallèlement, existe-t’il un humain qui n’est pas capable d’exprimer une immense compassion pour la souffrance des palestiniens depuis la nakba ?

Israël a répliqué. Depuis un an, Gaza est sous les bombes, les habitations ont été rasées, des dizaines de milliers de gazaouis ont été tués ou blessés, dont beaucoup de femmes, d’enfants et de civils. Les massacreurs du Hamas se cachent dans les tunnels et s’octroient la majorité de l’aide alimentaire. Les autres habitants vivent dans des conditions abominables d’hygiène, d’alimentation et de santé.

Est-il légitime d’arriver à une telle désolation ? Suffit-il de dire que tout est de la faute du Hamas ?

Il existe encore tant d’autres questions. Israël a t’il un plan pour après la guerre ou Netanyahou pense t’il rester dans un état de guerre permanent ? Croit t’il que tout peut se régler par la force ?

Plusieurs fois j’ai entendu des journalistes rapporter des propos de responsables israéliens qui disaient que la paix est trop difficile pour Israël qui a trop à perdre, trop à concéder pour l’obtenir. Ce qu’Israël veut, c’est la sécurité !

Mais la sécurité sans la paix est ce possible ? Les avis sont très tranchés. Je lis que des israéliens disent que le 7 octobre montre qu’il n’est pas possible de donner un État palestinien à de tels individus, ce serait incompatible avec la sécurité d’Israël. Hubert Vedrine et d’autres pensent exactement le contraire : Si un État palestinien avait existé, il n’y aurait pas eu de 7 octobre.

Mais Vedrine ajoute que pour pouvoir parler aux palestiniens il faut un interlocuteur.

Quand en Afrique du Sud, un homme d’État, Frederik de Klerk, a voulu sortir de l’engrenage infernal de la violence, il est allé chercher un militant noir en prison : Nelson Mandela. Or, depuis, qu’il est au pouvoir Netanyahou a systématiquement agi pour ne pas avoir d’interlocuteur. Car évidemment ce mouvement islamiste, régressif qui veut détruire « l’entité sioniste » ne peut pas être un interlocuteur. Quelle meilleure solution pour un homme qui ne veut pas d’un État palestinien que de tout faire pour qu’apparaisse comme représentant des palestiniens un mouvement aussi repoussoir que l’est le Hamas et son chef actuel Yahya Sinwar ? Yahya Sinwar et Benjamin Netanyahou sont des ennemis indispensables l’un à l’autre, car l’un et l’autre ne veulent pas d’une solution pacifique.

La force ne peut pas tout. Elie Barnavi écrit très justement :

« Israël gagne des batailles, mais est en train de perdre la guerre »

En outre, le monde est en train de changer. Les occidentaux n’ont plus le monopole pour proclamer ce qui est juste et les moyens de l’imposer. A l’intérieur de l’Occident, une grande partie de la jeunesse n’a plus la même lecture des évènements que leurs ainés.

Pour les occidentaux seniors, l’État d’Israël a été rendu nécessaire en raison de la shoah : il fallait un État pour les juifs.

Les historiens ont montré que ce n’était pas uniquement la culpabilité de ce qu’ils avaient fait ou laissé faire qui a justifié le comportement des pays occidentaux et de l’Union soviétique pour la création de l’État d’Israël en 1948. Une analyse des échanges diplomatiques de cette époque montre une autre réalité. Dans une Europe exsangue après 6 ans de guerre, le nombre considérable de réfugiés juifs revenant des camps constituait un problème d’intendance immense. Créer un État et y envoyer les survivants et réfugiés représentaient une solution commode pour les européens.

Mais le récit est celui ci : la shoah justifiait la création d’Israël et faisait des juifs les victimes qu’il fallait soutenir et aider.

Pour les pays non occidentaux, qu’on appelle imparfaitement le « Sud global » et pour une grande partie de la jeunesse occidentale, la création de l’État d’Israël correspond à une réalité coloniale. Le grand crime de l’Histoire n’est pas que la shoah, mais aussi la domination coloniale et brutale de l’Occident sur le reste du monde. On peut contester cette vision en disant que le peuple juif n’a pas de métropole d’où il est parti, en conquérant, et dans lequel il peut revenir, si la situation se dégrade. D’ailleurs, beaucoup d’habitants d’Israël viennent des pays arabes. Ces communautés juives, en raison des discriminations subies ont été conduites à rejoindre Israël. Donc pour simplifier : les israéliens juifs ne peuvent pas rentrer chez eux, parce qu’il n’y a pas de « chez eux » ailleurs.

Mais ces arguments rationnels ne convainquent pas les tenants de l’autre thèse : pour deux raisons : la première c’est qu’il y a bien eu une arrivée massive d’une population venant d’Europe qui a pris des terres aux autochtones qui habitaient la Palestine. Et la seconde, qui est plus essentielle encore pour cette thèse : c’est la manière totalement disproportionnée des armes et des moyens de répression dont disposent les israéliens et la disproportion du nombre de morts entre les deux camps. Cette réalité est celle qui existait dans la domination coloniale occidentale. Dans cette pensée, les palestiniens sont les victimes et les israéliens les bourreaux. Cette thèse est expliquée par Gilles Kepel qui ne la partage pas et Didier Fassin qui me semble la partager.

Ce dernier, enseignant à Princeton et membre du Collège de France, avance « le spectre d’un génocide à Gaza ». A l’appui de sa démonstration, il prend l’exemple du génocide des Hereros, exterminés par les colons allemands à la suite d’une révolte en 1904 dans l’actuelle Namibie, et évoque de « préoccupantes similitudes » entre la riposte israélienne au massacre du 7 octobre et cette page d’histoire retenue comme le premier génocide du XXe siècle, préfigurateur de la Shoah. C’est ce qu’il explique dans un débat l’opposant frontalement à Eva Illouz dans le Nouvel Obs : « L’entretien croisé entre Didier Fassin et Eva Illouz », dans lequel il écrit :

« [Les israélien] ont progressivement privé les Palestiniens de leur espace vital, de leur souveraineté et de leur liberté. C’est ce qui amène Maxime Rodinson à parler de « fait colonial ». S’agissant de la paix, le non-respect par les Israéliens des accords d’Oslo, dénoncés dès leur signature, montre que la seule option envisagée par l’État hébreu supposait le rejet du droit international et le renoncement aux droits des Palestiniens. »

Je ne crois pas qu’en restant figé dans de tels récits, il sera possible d’avancer.

C’est pourquoi pour garder l’optimisme il vaut mieux se tourner vers des personnes, en l’occurrence des femmes, des militantes de l’espoir, qui continuent à se battre pour la Paix.

Hannah Assouline et Sonia Terrab deux guerrières de la Paix ont produit un documentaire diffusé sur Public Sénat et que vous pouvez voir derrière ce lien : « Résister pour la Paix ». Il commence le 4 octobre 2023, 3 jours avant… Et il se poursuit après.

Sonia Terrab est née, en 1986, à Meknès au Maroc, elle est d’origine arabo musulmane. Hanna Assouline, est née en 1990 à Paris, son père, David Assouline est né en 1959 à Sefrou au Maroc, dans une famille juive marocaine.

C’est ce documentaire que je souhaite partager aujourd’hui, dans ce monde de chaos, de violence, d’incompréhension, pour qu’il reste une lueur, une espérance.

Vendredi 4 Octobre 2024

« La Neuvième symphonie de Mahler est l’oméga de la Musique. »
Herbert von Karajan

La Phrase complète de Karajan est la suivante :

« La Messe en si de Bach et la Neuvième de Mahler sont l’alpha
et l’oméga de la musique. »

Bien sûr il existe des chefs d’oeuvre écrits avant Bach et d’autres après Mahler, mais Karajan veut montrer un arc qui relie deux piliers sur lesquels repose la musique européenne : le premier une messe catholique écrit par un luthérien et achevé en 1749, le second l’aboutissement de la symphonie romantique créée, le 26 juillet 1912, à Vienne sous la direction de Bruno Walter, un peu plus d’un an après la mort de Gustav Mahler, le 18 mai 1911, à 51 ans.

Mahler avait écrit le premier avril 1910 : « Mise au net, la partition de ma Neuvième est
terminée. ». Il l’avait donc terminé un an avant sa mort, il ne l’a jamais entendue autrement que dans une réduction au piano et dans sa vie intérieure.

Concernant la musique de chambre, j’ai déjà évoqué le disque que j’emmènerai sur une île déserte : « Le quintette en ut pour D. 956. » de Franz Schubert. S’il m’était possible d’ajouter un disque de symphonie je prendrai une interprétation de la 9ème symphonie de Mahler.

Hier nous avons eu la joie d’entendre cette symphonie jouée à la Philharmonie de Paris par l’Orchestre de Paris, dirigé par son jeune et talentueux directeur musical : Klaus Mäkelä

S’il faut croire André Peyrègne, un critique ayant assisté à ce concert « Symphonie n°9. Orchestre de Paris / Klaus Mäkelä » :

« La Neuvième symphonie de Gustav Mahler fait partie de ces œuvres monumentales que l’on n’entend en concert que deux ou trois fois dans sa vie. »

Si cette assertion est exacte, j’ai déjà rempli mon quota.

J’ai pourtant eu le sentiment que ce monument mystique de l’Adieu se refusait à moi, en concert. Pourtant, le 17 février 2019, l’Orchestre Philharmonique de Vienne était de passage à Lyon et joua cette œuvre à l’Auditorium. Mais, au même moment, avec Annie et Florence, nous étions déjà à la Philharmonie de Paris, pour assister au concert d’une symphonie de Mahler encore plus rarement joué : la symphonie N°8 symphonie « des Mille » qui nécessite des effectifs démesurés. J’avais écrit un mot du jour le lendemain de ce concert : « une hymne à la sacralité de l’univers ».

Une seconde chance nous fut offerte et nous avions pris nos billets pour assister à l’interprétation de la 9eme par l’Orchestre de San Francisco sous la direction de Michael Tilson-Thomas. Mais ce concert devait avoir lieu le 7 avril 2020, temps de la Covid 19 et de confinement. Et finalement, la première fois eut lieu le 16 septembre 2022, le jour où mon frère m’annonça qu’il était atteint de la leucémie qui l’emportera 40 jours après. Gustavo Dudamel était le chef et l’Orchestre était celui dans lequel mon frère a œuvré pendant 15 ans : l’Orchestre de l’Opéra de Paris. Depuis, Nikolaj Szeps Znaider a interprété cette œuvre avec son orchestre lyonnais, lors de la dernière saison.

 Beaucoup de musicologues ont parlé de la superstition de Mahler concernant la symphonie numéro 9 qui fut la dernière de Beethoven, de Schubert et aussi de Dvorak. Il tenta de biaiser, sa vraie 9ème fut en réalité sa précédente œuvre, mais pour conjurer le sort, il l’appela « Le chant de la terre ». Et puis, il n’avait pas encore totalement finalisé la symphonie qu’il numérota 9, pour commencer la composition de la 10 en 1909. Tout ceci fut vain, seul le premier mouvement de la 10 put être, à peu près, fini et la symphonie qu’il appela 9 fut bien sa dernière œuvre achevée qu’il ne put jamais entendre jouée par un orchestre.

L’œuvre est composée de 4 mouvements, le premier est extraordinaire. Alban Berg écrivit :

« Le premier mouvement de sa Symphonie n° 9 est le plus merveilleux que Mahler ait écrit. Il exprime l’amour de ce monde, pour la nature,le désir d’y vivre en paix, d’en jouir pleinement, jusqu’aux tréfonds de son être, avant que la mort, irrémédiablement,ne nous appelle. »

Mahler est dans une période douloureuse de sa vie. Sa fille ainée est morte suite à une brusque maladie, son médecin vient de lui diagnostiquer une maladie cardiaque très grave et son épouse Alma Schindler dont il se rend compte combien elle compte pour lui, s’éloigne de lui et le trompe. Ce premier mouvement émerge du silence. Bernstein entend, dans ce début, le rythme irrégulier d’un cœur qui bat :

« La première chose qu’on entend dans ce mouvement est une prémonition de la mort sous forme d’un rythme irrégulier qui, j’en suis sûr, est pour Mahler le battement irrégulier de son propre cœur. Son rythme cardiaque l’inquiétait beaucoup. Dans la dernière année de sa vie, il connaissait ce problème cardiaque, et il le nota pour en faire le début de cette symphonie. »

Par la suite ce mouvement passera par toutes les phases des émotions humaines : la tendresse, la colère, la révolte, la nostalgie, l’apaisement. Harnoncourt ou Celibidache ne voulaient pas interpréter Mahler parce qu’ils le trouvaient impudique, il mettait toutes ses émotions dans la partition. Sa fille survivante Anna disait qu’il n’a jamais rien écrit de plus accompli, tout Mahler est dans ce premier mouvement. C’est encore Bernstein qui en parle le mieux :

« Dans ce premier mouvement, c’est surtout un adieu à la tendresse, à la passion, un adieu à l’amour humain. […] Toute la symphonie parle de réminiscences, de nostalgie, de tendresse, de relations personnelles. Au milieu de cette nostalgie attristée, il y a une série d’immenses progressions, des rencontres personnelles qui tantôt marchent et tantôt échouent. Elles sont suivies de renoncements, de retraites, de redditions. Suivis de nouvelles tentatives de se souvenir, de ressaisir, de revivre les moments passionnés de la vie. […] Dès que j’arrive à la fin de ce premier mouvement, avec sa rage tempétueuse et ses aspirations, c’est comme si j’étais à la fin d’un roman de Tolstoï. Il dure près d’une demi-heure. C’est une espèce de « Guerre et Paix », et je suis toujours étonné à l’idée qu’il reste encore trois autres longs mouvements à jouer, dans lesquels Mahler fait de nouveau ses adieux à d’autres aspects de la vie. »

Les deuxièmes et troisièmes mouvements sont des danses pleines de fougues, d’ironies et de futilités. Selon Bernstein la première danse est rustique et la seconde urbaine.

Je dirai que Mahler s’amuse, essaye de se divertir entre l’immense premier mouvement et le sublime adagio final. Pour cet adagio, il vaut mieux encore laisser la parole à Leonard Bernstein qui a tant joué, étudié et aimé la musique de Mahler :

« Le mouvement est à peine discernable. L’espace entre les lignes est immense. C’est ce qui se rapproche le plus dans la musique occidentale de la notion orientale de méditation transcendantale. Mais il n’est pas encore prêt à accepter cette solution, ce « Brahma », ce néant. Et il se cramponne donc de nouveau à la vie avec amertume, ressentiment, passion. Tout au long du mouvement, Mahler alterne entre ces deux tentatives de réalisation spirituelle : l’occidentale et l’orientale. Lorsqu’il s’essouffle dans l’une, il essaie l’autre, et inversement. Il y a une série de progressions, dont la dernière n’aboutit pas. Très courte, elle essaie de les surpasser toutes, mais n’y parvient pas.
Après cela, on a soudain le sentiment qu’il laisse filer. C’est le tournant du dernier mouvement, car c’est à ce moment-là que le monde lui glisse entre les doigts. Il réussit à parvenir à une acceptation heureuse, sereine de la fin de la vie. Et il lâche prise. Et ce moment est l’une des choses les plus remarquables de toute la musique : la dernière page de cette symphonie. Qui arrive avec une étonnante lenteur, une étonnante série de silences. Mais après chacun il essaie de nouveau de ressaisir la vie, de s’y accrocher, et elle glisse de nouveau. Il y a une série de tentatives, de moins en moins réussies. Et finalement il lâche, complètement, de la plus merveilleuse façon, par le silence plus que par les notes.
A la fin du mouvement, il n’y a plus qu’une série de « fils d’araignée » : Un petit fil qui le rattache à peine à la vie. Et puis qui lâche, et puis un autre petit fil, juste un la bémol aigu, et il finit, et c’est le silence. Et finalement, l’acceptation, et tout s’éteint. »

Ces pianossimos finaux que Claudio Abbado expliquait à ses musiciens par l’image suivante : « le bruit que fait la neige qui tombe sur de la neige ».

La symphonie a émergé du silence et retourne dans le silence, après être passé par des chemins tortueux de violence, de chaos, de méditation et de tendresse. Si le coeur vous en dit Gil Pressnitzer, sur le site Esprits Nomades analyse longuement cette symphonie de l’adieu et de la plénitude : « L’abîme des abîmes »

Que dire de l’interprétation de Klaus Mäkelä du haut de ses 28 ans ?

D’abord on est frappé une nouvelle fois par la symbiose incroyable qu’il est parvenu à créer avec son Orchestre de Paris qu’il va quitter en 2027 pour devenir le directeur musical de deux orchestres qui se trouvent dans le Top 5 au niveau mondial : L’orchestre du ConcertGebouw d’Amsterdam et le Chicago symphony Orchestra.

Ensuite, j’ai été ému et j’ai aimé par ce concert.

Les critiques ont été partagées. Le magazine Diapason a été déçu « Une claudicante Neuvième de Mahler par Klaus Mäkelä ». Le site ResMusica est dans le même esprit :« un beau témoignage orchestral, malheureusement dénué d’émotion, d’intériorité et de continuité. ».

André Peyrègne, déjà cité, est d’un avis opposé « On eut droit à une interprétation étourdissante, bouleversante, mémorable de cette œuvre hors du commun. ». Le plus drôle est Loïc Céry qui non seulement encense Klaus Mäkelä « Une version magistrale de la Neuvième Symphonie de Mahler par l’orchestre de Paris sous la direction de Klaus Mäkelä jeudi 3 octobre », en outre, critique les deux premiers critiques avec un argumentaire solide et structuré.

Pour ma part, sur le site de Diapason j’ai plus simplement répondu à la première critique par ces mots :

« j’ai beaucoup aimé. Évidemment que dans 40 ans, il jouera autrement ce monument, cet Omega de la musique selon Karajan. Il aura alors 68 ans et je ne serai plus en état de l’entendre.
Alors je suis très heureux et comblé d’avoir pu entendre ce que du haut de ses 28 ans, Klaus Mäkelä pouvait faire résonner de cet œuvre d’adieu, de mort et de beauté.
Il a su donner des moments sublimes dans l’adagio, mais aussi la fin du premier mouvement qui fut un moment de grâce. Et il n’y a jamais eu des moments de vide, tout était habité et intéressant.
Il a eu raison d’interpréter cette oeuvre à ce stade de son développement artistique et humain.
J’étais rempli de beauté et d’émotion à la fin de ce concert.
Et rien ne m’empêche en rentrant d’écouter sur ma chaîne d’autres interprétations : Giulini, Walter a quelques mois de sa mort, Karajan, Klemperer ou Sinopoli et tant d’autres…. Abbado par exemple…
Cette œuvre est si riche et si intense qu’elle autorise beaucoup de regards différents.»

Au cours des années, beaucoup d’enregistrements remarquables ont été publiés. Faire un choix est très subjectif.

Sur internet vous trouverez de nombreuses interprétations de cette 9ème symphonie, mais toujours avec cette contrariété absolue d’interruption de la musique par de la publicité, contrepartie de la gratuité.

Si vous passez outre ce sacrilège, vous pouvez visionner le dernier concert, en tant que directeur musical, sur une page coréenne, de Seiji Ozawa à la tête du Boston Symphony Orchestra dans le Boston Symphony Hall, le 20 avril 2002.

Seiji Ozawa fut le directeur musical de cet orchestre durant près de trente ans, de 1973 à 2002.

« Mahler – 9 – Boston Symphony – Seiji Ozawa – 20 avril 2002 »

Lundi 30 septembre 2024

« Visiteur, ne t’attarde pas au tympan de l’entrée. »
Pierre Soulages dans « Les dits de Pierre Soulages » de Marie Rouanet page 37

Dans toutes les plaquettes de tourisme d’Aveyron, le premier élément de l’abbatiale Sainte Foy de Conques qui sera souligné est le tympan de l’abbatiale.

Il jouit dans le Midi d’une réputation qui lui vaut un dicton aveyronnais :

« Qui n’a pas bist Clouquié de Roudès, Pourtel de Counquos, Gleizo d’Albi, Compono dé Mondé, N’a pas res bist. » (Qui n’a pas vu le clocher de Rodez, le portail de Conques, l’église d’Albi, la cloche de Mende, N’a rien vu).

Ce tympan est considéré comme « l’une des œuvres fondamentales de la sculpture romane par ses qualités artistiques, son originalité et par ses dimensions ».

Il date du début du XII° siècle et comporte une scène avec 124 personnages. Il mesure 6,70 m de large et 3,60 m de haut. Dans le détail, la qualité des sculptures et des mises en scène est extraordinaire.

Les humains du moyen-âge avaient poussé leur savoir faire et leur technique à un niveau exceptionnel.

Je me souviens encore d’une conférence d’un grand médiéviste que j’ai vu sur le web et qui rapportait qu’il avait subi des cours d’un professeur d’Histoire qui parlait du « sombre moyen-âge » pendant lequel les hommes avaient sombré dans la régression  culturelle en perdant les techniques et l’art que la civilisation romaine avait développés. Or, ajoutait ce médiéviste, ce professeur habitait rive droite (de la Seine) et venait à pied jusqu’à la Sorbonne  Dans son trajet pédestre, il passait devant Notre Dame de Paris, création du moyen-âge, qui par sa beauté d’ensemble, comme dans ses détails portaient un démenti cinglant à cette affirmation négative sur la période.

Mais cette technique et cet art étaient mis au service d’un récit religieux qu’il faut essayer d’analyser et de comprendre.

Ce <site consacré à l’art roman> le décrit de manière précise, <L’office de tourisme de Conques> en fait de même, de manière plus simple.

C’est un peu comme une bande dessinée, réalisée au moyen âge pour l’humble croyant qui ne sait pas lire, mais peut comprendre les représentations figuratives.

L’histoire racontée est celle de la parousie.

La parousie est un concept de la théologie chrétienne. Les savants religieux expliquent qu’il s’agit à la fois de la présence invisible du Christ dans le monde depuis la création et son retour sur la Terre à la fin des temps.

Pour les incrédules comme moi, il s’agit de l’annonce de la fin du monde et du jugement dernier. C’est une histoire qui vise à faire peur et à inciter fortement les croyants de suivre le plus fidèlement possible les préceptes et règles édictés par les prêtres de l’Église afin de bien se préparer à ce moment et pouvoir se présenter dans les meilleures conditions devant le juge suprême.

Les religions catholiques, orthodoxes et protestantes ont quelque peu édulcoré ce point central de leur croyance : l’inéluctabilité de la fin des temps et le jugement dernier dans lequel il vaut mieux être le plus irréprochable possible par rapport aux fondamentaux religieux

D’autres, comme les évangélistes et toutes les sectes millénaristes ont gardé, au cœur de leur discours, le retour du Christ et ce moment où les mécréants et les déviants passeront un mauvais quart d’heure et normalement beaucoup de mauvais quart d’heures après. Dans ces milieux fondamentalistes, on insiste, en outre, sur l’imminence de ce moment eschatologique.

En effet, un autre mot est utilisé dans ces dogmes : « une eschatologie », c’est à dire une doctrine relative au jugement dernier et au salut assigné aux fins dernières de l’homme, de l’histoire et du monde.

Les religions monothéistes possèdent chacune des théories sur ce sujet : « l’eschatologie islamique » et « l’eschatologie juive ».

Tous ces récits ont pour objectif de convaincre le croyant qu’il a bien raison de croire ce qu’il croit et que ce serait tout à fait déraisonnable de ne pas suivre tous les commandements qui lui sont prescrits.

Ils renferment aussi une espérance : un jour arrivera où ses mérites seront reconnus et où « les méchants », on peut aussi les appeler les mécréants, les hérétiques, les musulmans parlent de « kâfir » au pluriel « kouffar », seront punis. L’adhésion à ces récits permet de mieux supporter les injustices et les épreuves du présent.

Mais ces croyances génèrent aussi une anxiété : puisque le croyant se demandera, sans cesse, s’il en fait assez, pour être du bon côté au moment ultime, celui du jugement dernier.

C’est la force et la ruse des religions pour obtenir un peuple docile et une société soudée.

Pierre Soulages disait :

« Je ne crois pas en Dieu, mais je crois au sacré. »
propos rapporté dans le journal « La Croix », no. 42453 du 26 octobre 2022 – article « Soulages a rejoint l’outrenoir »

Il a aussi donné ce conseil :

« Visiteur, ne t’attarde pas au tympan de l’entrée. »
dans « Les dits de Pierre Soulages » de Marie Rouanet page 37

L’abbatiale Sainte-Foy de Conques, à travers cette dichotomie, soulignée par Pierre Soulages répond parfaitement à la distinction que j’ai, tant de fois, tenté d’expliquer entre la religion et la spiritualité.

La religion par son récit angoissant et apocalyptique veut soumettre et contraindre par la crainte et l’espérance au bout de la soumission.

A Conques, si après avoir admiré la qualité artistique et hors du temps des sculpteurs du XIIème siècle, vous ne vous attardez pas trop et entrez rapidement dans l’abbatiale, vous trouverez autre chose : élévation, paix, sérénité, spiritualité.

Lors d’un échange, à Conques, avec une touriste, j’ai décrit cette sensation d’une spiritualité intense à l’intérieur de l’église. La femme m’a immédiatement interpellé :

« Moi la religion et la spiritualité, cela ne me parlent pas. »

Cette rencontre m’a rappelé que les français avant d’être laïcs sont d’abord majoritairement athées. Mais je disposais de la parade. Elle m’avait été fournie par Jean-Claude Carrière qui s’insurgeait sur la captation du concept de spiritualité par les religions.

Car spiritualité signifie «esprit», «pensée» alors que les religions, le plus souvent, conduisent à éviter de penser pour remplacer la recherche spirituelle par le «dogme».

J’en avais parlé lors du <mot du jour du 12 février 2021>, en hommage, à cet homme d’immense culture. Et grâce à l’évocation de Jean-Claude Carrière, mon interlocutrice devint conciliante :

« Dans ce cas je veux bien retourner dans l’abbatiale et tenter d’y trouver un peu de spiritualité »

Christian Bobin écrit :

« Il faut ouvrir une porte là où il n’y en a pas, puis laisser entrer le silence qui est le seul vrai dieu.»
« La Nuit du cœur » page 31

Vendredi 27 septembre 2024

« Cette lumière […] a une valeur émotionnelle, une intériorité, une qualité métaphysique en accord avec la poésie de cette architecture comme avec sa fonction : lieu de contemplation, lieu de méditation. »
Pierre Soulages

J’ai expliqué dans le mot du jour précédent que certains obstacles s’étaient dressés sur le chemin de Pierre Soulages vers la réalisation des vitraux de l’abbatiale de Conques.

Le plus compliqué et le plus long fut cependant la résolution du problème technique : trouver le verre qui parviendra à atteindre les objectifs qu’il s’était fixé.

Il a explicité ses objectifs dans « l’entretien du 14 juin 2001 » avec son ami Pierre Encrevé :

  • Ne pas se laisser distraire par le spectacle extérieur,
  • Et surtout que les surfaces des baies deviennent émettrices de clarté.

Dès lors il s’est mis à la recherche d’un verre permettant de remplir ces deux objectifs. Il est allé en Italie, en Allemagne et partout où il pensait pouvoir trouver une solution qu’il n’a finalement pas trouvé.

Il s’est convaincu que ce verre n’existait pas et qu’il fallait donc l’inventer. Il consacrera sept ans de sa vie à cette quête dont deux pendant lesquels il ne peindra plus, pour se consacrer exclusivement à cette aventure.

En 1987, il va aller voir, à Toulouse, le maître vitrier Jean-Dominique Fleury et c’est avec son aide ainsi que celle d’une jeune artiste verrière hollandaise, Hanneke Fokkelman, qu’il va parvenir à un résultat qui le satisfera.

Les tests seront réalisés à Marseille, au Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (Cirva). Plus de 350 plaques d’essai seront réalisées.

Toute une partie du musée Soulages de Rodez est consacrée à ces études.

Un documentaire vidéo passionnant présente ces recherches.

Je ne l’ai pas trouvé sur Internet mais il y a deux vidéos mises en ligne par l’INA qui reprennent en partie ces explications.

Dans un premier extrait il est question de « La conception technique des vitraux de conques » et dans le second d’une durée de 11 mn, vous verrez notamment l’installation des vitraux : « Pierre Soulages et les vitraux de l’abbatiale de Conques »

Pour réaliser le vitrail qui lui convient, il ne va pas teinter le verre mais utiliser du verre blanc et changer la structure du verre.

Il va créer du verre broyé obtenu en versant du verre en fusion dans un liquide froid qui le fait éclater en nombreux petits fragments.

Et comme on le constate sur les photos ci-contre, il va ensuite répartir ces grains de verre de différentes grosseurs. En passant ensuite ces éclats à la cuisson qui les cristallise, on obtient un verre dont la luminosité est modulée en fonction de la taille des grains et de leur répartition dans le moule.

Dans un deuxième temps, ils travailleront dans l’Unité de recherche de Saint-Gobain à Aubervilliers. Les translucidités recherchées proviendront d’une variation des températures de cuisson, du calibrage des grains et du type de four utilisé.

Mais quand il s’agira de fabriquer, en nombre, toutes les plaques nécessaires pour réaliser les vitraux des 104 ouvertures de l’abbatiale, Saint-Gobain tergiversera pour investir dans un four de 50 000 F, pour un marché global de 8 000 000 de francs.

Soulages et Fleury trouveront la solution en Allemagne, à Rheine, près de Munster où l’entreprise Glaskunst Klinge possède les installations recherchées. Cette entreprise avait développé, à côté d’une usine de verrerie traditionnelle, une unité pour produire de grandes plaques de verre « securit » permettant de réaliser des parois de verre. Les plaques qui sortent de l’usine font environ 8 millimètres d’épaisseur et mesurent 90 sur 150 centimètres. Leur texture est différente selon leur face : lisse, elle sera orientée vers l’extérieur et réfléchira le soleil ; granuleuse, elle sera réservée à l’intérieur et entretiendra une sorte de continuité avec les murs.

Cette épaisseur a permis de renoncer à la bordure du vitrail traditionnel, chaque vitrail peut directement toucher la pierre. Chaque baie diffuse ainsi de la clarté sur toute sa surface et non sur la seule partie centrale.

Dans ses notes de travail publiées dans le livre publié par Seuil, « Conques les vitraux de Soulages » de Christian Heck, Pierre Soulages explique page 57 :

« J’ai voulu que la transmission diffuse provienne non d’un état de surface comme avec le verre dépoli, mais de la masse même de la matière. J’ai voulu aussi qu’elle soit variée, c’est-à-dire produisant des modulations de luminosité sur la paroi de la fenêtre. Une lumière vivante en quelque sorte, prise dans le verre même, celui-ci devenant émetteur de clarté.
Cette lumière que l’on pourrait dire « transmutée » a une valeur émotionnelle, une intériorité, une qualité métaphysique en accord avec la poésie de cette architecture comme avec sa fonction : lieu de contemplation, lieu de méditation »

Après avoir été fabriquées en Allemagne les lourdes plaques de verre sont envoyées à Toulouse, dans l’atelier de Jean-Dominique Fleury, maître verrier qui accompagne Pierre Soulages depuis le début de sa recherche. L’artiste dessine des formes en accord avec la lumière consentie par le verre et avec l’architecture. Des formes qui sont « comme un souffle », des lignes fluides qui ne viennent pas répéter les grandes structures verticales de l’édifice mais le parcourent, comme un flottement, obliques, courbes, tendues vers le haut.
Dans l’atelier de Toulouse, les artisans s’attellent donc à découper ces plaques sous l’œil vigilant et décideur de Pierre Soulages.
Une scie à ruban gigantesque, commandée exprès, est vite abandonnée au profit d’une taille à la main, au diamant ou à la molette. Il faut préciser que les 104 ouvertures qu’il s’agit de fermer par des baies de vitraux sont toutes de tailles différentes. C’est un travail d’artisan non d’industriel.
Sur la table couverte d’un drap noir, chaque pièce est choisie pour ses variations de translucidité, qui chanteront avec ses voisines.
Puis il faut les assembler, avec des plombs d’une taille inhabituelle car le verre inédit de Soulages est épais de 8 millimètres, quatre fois plus qu’un vitrail classique ! Le plomb est fondu afin de pourvoir l’incurver selon les désirs de l’artiste. les panneaux de vitrail sont ainsi réalisés en associant le plomb et le verre.
Ces panneaux fabriqués en atelier seront accrochés, sur site, aux barlotières.
La « barlotière » est une traverse en fer qui est fixé sur la maçonnerie et qui tient les panneaux de vitrail.

Lors de ce travail, les artisans vont avoir une surprise :

« Un des premiers jours de l’installation, les verriers s’apprêtaient à creuser les trous de fixation des barlotières. Stupéfaits, ils se sont aperçus que les trous existaient déjà. Donc, les barlotières avaient déjà été fixées exactement aux mêmes endroits. »
(Pierre Soulages, Outrenoir. Entretiens avec Françoise Jaunin. La Bibliothèque des Arts, 2012, p.112)

Les artisans découvrent donc que les nouvelles mesures correspondent aux trous des barlotières médiévales, qu’on avait abandonnés au cours des restaurations successives…

Deux livres de Christian Heck m’ont particulièrement inspiré pour écrire ces trois mots du jour :

« Conques : les vitraux de Soulages » qui contient des notes de travail de Pierre Soulages avec une préface de Georges Duby et « Présence de la lumière inaccessible, les vitraux de Conques et la peinture de Soulages »

J’ai aussi recopié des extraits de ce long et passionnant article de « Connaissance des Arts » : « Pierre Soulages : un peintre cistercien ».

Des informations sont issues de ce site consacré au : « travail du vitrail »

D’autres ressources sont encore disponibles pour celles et ceux qui souhaitent approfondir :
<Créer le verre et moduler la lumière>

Et trois épisodes de l’émission de France Inter : « La marche de l’Histoire » :

<Pierre Soulages et l’abbaye de Conques>,

<Christian Bobin, le visiteur de Sète>,

<Pierre Soulages, le noir est une couleur>

Je laisserai le mot de la fin à Jean-Dominique Fleury :

« Lorsqu’on termine un chantier pareil, c’est comme un deuil. Mais quelle expérience aussi ! Soulages m’a appris à savoir attendre. À l’heure de la retraite, je mesure le prix de sa relation au temps… »

Vendredi 20 septembre 2024

« Le verre illuminé des vitraux de Conques, doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens, dit que nous ne sommes séparés de la grâce que par un rien. »
Christian Bobin, « La nuit du coeur » page 202

Pierre Soulages aime à raconter que c’est lors d’une visite qu’il fit, enfant, à l’abbatiale de Conques qu’il décida de devenir peintre.

« La dépêche du midi » précise que c’est en classe de quatrième au lycée Foch, lors d’une visite de l’abbatiale de Conques, que Pierre Soulages fut submergé par une émotion… Il trouva tant de beauté et de majesté dans cette architecture romane… C’est à ce moment-là que le garçon se décida : il serait peintre.

Pierre Soulages insiste sur ce moment le 14 juin 2001 lors de « L’entretien » qu’il réalisa dans le grand auditorium de la BNF avec Pierre Encrevé, son ami, auteur du catalogue de ses œuvres et qui a publié au Seuil et chez Gallimard quatre volumes consacrés aux œuvres du peintre :

« C’est un espace architectural qui m’avait toujours beaucoup impressionné. C’est même là, je peux le dire, que tout jeune j’ai décidé que l’art serait la chose la plus importante de ma vie, et que tous les gens qui étaient autour de moi perdaient leur vie à la gagner. Il n’y avait qu’une chose définitivement importante pour moi : la peinture. Je n’ai pas pensé devenir architecte. C’est là que ça s’est passé, c’est vrai. »

L’abbatiale romane Sainte-Foy de Conques a été construite à partir de 1041.

Elle devient au XIIe siècle une grande étape sur la via Podiensis, route de pèlerinage du Puy-en-Velay à Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle est d’abord abbaye bénédictine jusqu’en 1537, elle fut ensuite placée sous la responsabilité de chanoines séculiers. Depuis 1873, l’abbatiale est confiée aux frères de l’ordre de Prémontré.

Pendant les guerres de Religion, l’édifice est incendié (1568). Elle subira aussi des dommages pendant la Révolution française et sera désacralisée. Prosper Mérimée, inspecteur général des Monuments historiques, imposera la réhabilitation du site en 1837.

Quand Soulages y pénètre dans les années 1931/32, il n’y a pas de vitraux depuis l’incendie provoqué par les protestants, mais de simples vitres qui laissent entrer pleinement la lumière permettant d’admirer la beauté intérieure de l’édifice.

Mais cette situation va changer. Le 20 avril 1942, le Comité consultatif d’architecture des monuments historiques commande au maître verrier Francis Chigot de Limoges, une baie d’essai pour l’abbatiale. Et suite à ces essais, le 3 avril 1944, ce comité donnera un avis favorable à l’exécution du projet présenté par M. Chigot avec des vitraux dessinés par Pierre Parot. Ces vitraux finiront d’être installés l’année 1952. Il s’agit de vitraux figuratifs illustrant des thèmes religieux.

En 1981, François Mitterrand arrive au pouvoir et installe Jack Lang au Ministère de la Culture. Ce dernier nomme Claude Mollard directeur des arts plastiques. C’est lui qui va solliciter Soulages pour réaliser des vitraux contemporains dans des églises. Il pense d’abord à Nevers, à Reims et d’autres lieux, Pierre Soulages refuse, jusqu’à ce qu’il soit question de Conques. Dans certaines versions de cette aventure, il est écrit que c’est Soulages qui a suggéré l’abbatiale de Conques devant le découragement de Claude Mollard qui voyait toutes ses propositions se heurter à un refus. Dans un article de 2019 écrit par Sabine Gignoux dans le journal « La CROIX » : « Soulages à Conques : lumières sur un chef-d’oeuvre » elle cite le peintre et le contexte :

« Pierre Soulages observe longuement l’édifice et les vitraux colorés, assez sombres, posés à la fin de la guerre. Rapidement, il confie qu’il souhaite faire exactement l’opposé : valoriser par un verre neutre l’architecture et la lumière. Comme s’il avait voulu retrouver l’éblouissement premier de son adolescence, quand Conques, qui avait été incendiée au XVIe siècle par les protestants, n’offrait plus que des vitres ordinaires. De retour au ministère, le délégué aux arts plastiques annonce la nouvelle à ses équipes goguenardes : « Ah, Soulages va faire des vitraux noirs, disaient-ils, sans comprendre que c’est un artiste de la lumière. » »

Pierre Soulages n’apprécie pas l’œuvre de Chigot parce ce qu’elle assombrit l’abbatiale, il ne retrouve plus la magie de son enfance et la mise en valeur de l’architecture du moyen âge. Il assène :

«Quand on met 104 ouvertures dans un bâtiment de 56 mètres, c’est pas pour en faire une crypte».

Je remarque d’ailleurs qu’on oppose souvent Soulages à Chigot, ce qui me semble erroné. Car le travail des vitraux nécessite deux compétences celle du vitrier qu’est Francis Chigot et celle d’un peintre, Pierre Parot était son partenaire.

Il semble plus juste d’opposer Pierre Parot et Pierre Soulages. Ce dernier travaillait avec Jean-Dominique Fleury, maître verrier toulousain qui, lui, pourrait être considéré comme l’alter ego de Francis Chigot. L’histoire n’a pas retenu cette opposition mais celle de Chigot et de Soulages.

L’histoire de la création et de l’installation des vitraux de l’abbatiale que l’on désignera sous le nom des « vitraux Soulages » n’est pas un chemin facile parsemé de roses. Ce fut un cheminement long, compliqué, souvent en milieu hostile.

D’abord, il y a le contexte politique. A l’origine, il y a donc une commande, en 1984, de Claude Mollard directeur au ministère de la Culture dirigé par Jack Lang. Mais en 1986, les élections législatives ouvrent la première cohabitation, les responsables du ministère de la culture changent. Lang est remplacé par Léotard et Claude Mollard perd son poste au profit de Dominique Bozo.

Ce dernier apprécie Soulages, mais prudent, il tente de restreindre la commande à la nef ou aux absidioles.

Pour continuer son grand dessein, le peintre va mobiliser toutes celles et ceux qui reconnaissent son talent et sont fascinés par sa vision artistique. Proche de Claude Pompidou, il est aussi très ami avec l’historien Georges Duby qui dirige le conseil d’orientation du Centre national des arts plastiques.

Finalement, la commande des vitraux de Conques est confirmée à Soulages, en février 1987.

Mais si la route de la décision administrative est dégagée, beaucoup d’autres obstacles vont se dresser sur la route de Soulages.

Il y a d’abord l’hostilité de la population. On lit dans l’article de la Croix précité que le jour où l’artiste et le maître verrier décident d’entamer le démontage des anciens vitraux, l’accueil des habitants est glacial. Le patron de l’auberge Saint-Jacques en face de l’abbatiale, Francis Fallières, est  nettement antagoniste

« Le tir était parti de Paris. Personne chez nous ne connaissait Soulages et ça nous restait en travers de la gorge. Pour nous, Aveyronnais, un sou est un sou et on ne comprenait pas la nécessité de changer nos vitraux. ».

La population, viscéralement attachée à son patrimoine organise la résistance « Conquois contre les Conquistadors », plaisante l’aubergiste. Des réunions publiques houleuses se tiennent, une pétition circule.

Le propriétaire de notre gite, Michel Falip, ancien maire de Noailhac désormais intégré dans la commune de Conques en Rouergue, nous raconte une autre facette de cette hostilité : les parents des habitants de la commune avaient participé au financement des vitraux de Francis Chigot et ils goutaient peu que leur investissement familial soit relégué, 40 ans après leur mise en place, dans des caisses entreposées dans des caves sombres.

Michel nous a raconté l’accueil des vitraux comme une polarisation extrême : il y avait ceux qui criaient au génie et les autres à l’escroquerie, les positions modérées semblaient inexistantes.

L’architecte des bâtiments de France, Louis Causse, catholique engagé, s’oppose aussi à Pierre Soulages :

« Conques était l’un des édifices du département les mieux vitrés. Alors que tant d’églises ou de chapelles de l’Aveyron avaient des baies nécessitant d’être rénovées, c’était incompréhensible […] Et pourquoi remiser au purgatoire les vitraux figuratifs créés, quarante ans plus tôt, par le peintre Pierre Parot et le verrier Francis Chigot ? » .

Il y a encore les moines chargés du sanctuaire, les prémontrés en habit blanc qui s’insurgent. Leur prieur, frère Renaud, s’exclame, devant les artisans en pleine installation :

« Il n’y a plus qu’à sonner le glas ! »

Un autre frère Jean-Daniel, apostrophe le peintre :

« C’est dommage. Avec le dépôt des vitraux, on n’aura plus toutes ces couleurs sur les piliers, le sol et nos habits pendant l’office, c’était joli…»

La réplique cinglante de l’artiste est restée célèbre : 

« Mais une église, ce n’est pas une boîte de nuit ! »

Et enfin, il y a un adversaire que le destin capricieux a placé sur la route de cette œuvre.

Un des hommes les plus puissants de la République d’abord porte-parole puis secrétaire général de l’Élysée auprès de François Mitterrand, Hubert Vedrine dont la mère était la fille de Francis Chigot.

Il est très hostile qu’on touche au travail de son grand père. Il cédera mais exigera qu’on conserve les vitraux déposés : Finalement, huit seront envoyés à Limoges et quelques autres exposés à la mairie de Conques ou au centre culturel, qui conserve la totalité. En 2013, le lycée Turgot de Limoges en récupérera certains et les installera dans l’établissement.

Dans l’entretien à la BNF avec Pierre Encrevé précité, Soulages explique que l’omniprésence de la lumière dans l’abbatiale ne l’avait pas marqué lors de sa découverte à 13 ans :

« À cette époque, je ne m’étais pas encore rendu compte à quel point cet espace architectural est lié à la lumière. Je l’ai constaté seulement lorsque j’ai accepté de faire des vitraux. ».

Et il continue :

« Avant toute chose, j’ai voulu évacuer le côté émotionnel, […], j’ai voulu analyser le bâtiment de la manière la plus froide, la plus détachée, la plus précise possible.

Je me suis aperçu, à ce moment-là, que cet espace architectural était vraiment conçu avec la lumière. Il y a des disproportions stupéfiantes entre les différentes fenêtres, elles ne sont explicables que par un souci d’organisation de l’espace avec la lumière.

Dans la nef, quand on arrive, à la gauche, c’est le nord, à la droite, c’est le sud. Au nord, les fenêtres sont plus basses, plus étroites que celles qui leur font face au sud. Et pourtant, lorsqu’on construit une nef, on est bien obligé de construire les deux côtés à la fois. C’était donc voulu ainsi. […]

La longueur de l’édifice est à peine une fois et demie la largeur, le plan est vraiment très compact. À cette compacité s’ajoute la force de l’épaisseur des murs que l’on ressent devant la profondeur des ébrasements de chaque baie. Alliée à cette force il y a la grâce qui naît de l’élan des colonnes et des piliers alternés d’une des plus hautes nefs de l’art roman. Je pense que c’est dans cette alliance que se trouve l’origine de l’émotion ressentie dans ce lieu.

Mais c’est en mesurant les ouvertures que je me suis rendu compte de l’importance qu’avait la distribution de la lumière. C’est à ce moment-là que j’ai été conduit à imaginer des vitraux qui soient uniquement fondés sur la lumière, et sur la lumière naturelle.

J’avais deux objectifs. Le premier était que le regard ne puisse pas être distrait par le spectacle extérieur, et le deuxième que la surface du vitrail apparaisse comme émettrice de clarté, productrice d’une clarté très particulière »

Soulages insiste sur la pauvreté des lieux, les bâtisseurs ont construit avec les pierres dont ils disposaient. L’abbatiale bénédictine fut édifiée au XIIe siècle grâce à toutes les pierres du Rouergue : le grès rouge de Combret, le calcaire blond de Lunel, le schiste bleu de Nauviale…

« […] J’ai seulement tenu à respecter, à être fidèle à l’identité de ce bâtiment. Cette identité réside dans les dimensions, les proportions, la nature des matériaux, couleur des pierres et des lauzes, etc. Aussi dans l’organisation de la lumière inséparable de l’espace, telle qu’elle est fixée par les dimensions souvent surprenantes des baies.

À l’époque de la construction, le bâtiment était peut-être coloré, d’après tous les renseignements qu’on peut avoir, et d’après les médiévistes que j’ai consultés.

Mais par contre il n’y avait sûrement pas de vitraux colorés aux fenêtres. Ce pays était très pauvre, le verre très cher, les verres colorés notamment. D’ailleurs les vitraux colorés, c’était au nord de la Loire, c’était Bourges, c’était Chartres. Pas du tout dans le Midi, et les médiévistes que j’ai consultés, que ce soit Jacques Le Goff, que ce soit Georges Duby ou d’autres, pensaient qu’il était possible que les fenêtres soient closes à l’origine par du parchemin, ou peut-être n’y avait-il que des volets de bois… »

La création artistique se conjugue pour lui avec l’amour :

« C’est un bâtiment que j’aime et j’ai voulu le donner à voir tel qu’il nous est parvenu et tel que nous l’aimons, nous, maintenant. C’est ainsi que j’ai été conduit à créer ce verre que vous connaissez. »

Je ne peux pas citer tout l’entretien que je vous invite à lire : « L’entretien »

La population comme les moines ont pour, leur plus grande part, évolué dans leur ressenti par rapport à ce travail de lumière. Dans l’article de La Croix, la journaliste cite le nouveau prieur, le frère Cyrille :

« Les vitraux offrent une grande variété de nuances, des laudes jusqu’au soir. Et le dessin des courbes vit. Parfois il nous donne envie de s’élever, parfois il invite au calme […]
Ouvrir dans cette lumière l’abbatiale au matin de Pâques, c’est extraordinaire ! »

Christian Bobin, dans l’ultime page de « La Nuit du cœur » consacré à son séjour à Conques et à son émerveillement devant l’abbatiale et le travail de son ami, écrit :

« Le verre illuminé des vitraux de Conques, doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens, dit que nous ne sommes séparés de la grâce que par un rien. C’est dans la purification de cette pensée que je m’endors dans la chambre 14. »

Pierre Soulages dans le livre de Marie Rouanet « Les dits de Pierre Soulages » parle du silence :

« Lorsque j’ai entrepris l’exécution des vitraux de l’église Sainte-Foy de Conques, j’avais compris le sens du silence imposé dans les ordres réguliers. Car le silence est l’écrin de la vie intérieure »

Ce livre finit par cette phrase :

« Conques, mon chef d’œuvre, mon chant du cygne. »

Il dit cela à 75 ans. Le destin lui accordera encore plus de 25 ans de vie, pendant lesquelles il continuera à produire, en s’inspirant du travail accompli dans ce lieu de l’Aveyron où souffle les forces de l’esprit.

Mardi 17 septembre 2024

« A la place de l’éblouissement des yeux tu trouves l’indicible, l’invisible. »
Pierre Soulages dans « les dits de Pierre Soulages » de Marie Rouanet page 39

Nous nous trouvons enfin, en ce lundi 9 septembre, dans l’Abbatiale Sainte Foy de Conques.

Dehors, il fait gris, nul bleu dans le ciel, un léger crachin tombe par intermittence.

Les vitraux gris de Soulages, en l’absence de soleil ne s’embrasent pas.

Je suis d’abord un peu déçu, ces vitraux avec leurs milles nuances de gris ne subjuguent pas.

Mais bientôt, je comprends mon erreur, l’abbatiale ne constitue pas un écrin, à l’égal d’un musée, pour mettre en valeur l’œuvre du peintre.

Bien au contraire, ce sont les vitraux et leurs lumières qui forment un écrin pour révéler l’abbatiale dans toute sa splendeur.

Dans le petit livre où Marie Rouanet a noté ce que Soulages disait, elle cite ses propos sur les vitraux de Conques :

« Il est temps d’oublier le monde extérieur.
C’est le sens sacré des vitraux.
Vue de dehors, ils ont l’air d’une porte close.
Au-dedans ils maintiennent une lumière voilée.
Tu ne rencontreras pas l’explosion de couleurs attendue, aucun orgue tonitruant ne saluera le cortège des moines et leur psalmodie presque un murmure. Ne sois pas trop déçu. A la place de l’éblouissement des yeux tu trouves l’indicible, l’invisible. »
opuscule cité pages 38 et 39

Soulages est pour moi, une découverte tardive.

Il est vrai que l’art que j’ai investi depuis mes plus jeunes années est la musique, non la peinture. J’avais vaguement entendu l’association de Pierre Soulages et de la peinture noire, rien de plus.

Mais, trois « rencontres », je ne trouve pas de mot plus pertinent, vont me conduire en ce lieu dans lequel nous retournerons trois jours de suite, tout en allant aussi au musée Soulages à Rodez.

La première de ces rencontres a eu lieu dans ma cuisine. Ma sensible belle-soeur, Josiane, m’a demandé :

« As-tu déjà vu l’abbatiale de Conques, avec les vitraux de Soulages ? ».

Après ma réponse négative, elle m’a raconté son expérience intense dans cette église qui baigne dans une lumière qui permet de tutoyer les forces de l’esprit.

La seconde rencontre a été provoquée par ma lecture de Christian Bobin qui lui a consacré un livre « Pierre, » dans lequel il raconte son voyage, une nuit de Noël, depuis Le Creusot jusqu’à Sète, pour rencontrer le peintre et lui remettre, en cadeau de son 99ème anniversaire, le manuscrit de « La nuit du cœur ». 

Dans cet ouvrage, il écrit ces mots qui font vibrer mes cordes intérieures :

« Les morts ne sont pas plus loin de nous que les vivants.
Je voyage dans cette parole. Elle serre mes tempes, elle va durer trois heures, le temps du trajet.
Aller vers ceux qu’on aime, c’est toujours aller dans l’au-delà. »
« Pierre » dans « Les différentes régions du ciel » page 986.

Ce livre, date de 2019, l’année précédente il avait donc écrit « La nuit du cœur ».

Il se trouve, une nuit, dans l’hôtel Sainte Foy à Conques. Une des fenêtres de sa chambre donne sur un flanc de l’abbatiale. Il écrit :

« C’est dans cette chambre, se glissant par la fenêtre la plus proche du grand lit, que dans la nuit du mercredi 26 juillet 2017, un ange est venu me fermer les yeux pour me donner à voir.
Dans l’abbatiale, on donnait un concert.
Je regardais la nuit d’été par la fenêtre, ce drapé d’étoiles et de noir.
Un livre m’attendait sur la table de chevet. Mon projet était d’en lire une dizaine de pages, puis de glisser mon âme sous la couverture délicieusement fraîche de la Voie lactée.
Mais.
Mais en me penchant pour fermer les volets de bois, je vis les vitraux jaunis devenir plus fins que du papier et s’envoler.
Le plomb, le verre et l’acier qui les composaient, plus légers que l’air, n’étaient plus que jeux d’abeilles, miel pour les yeux qui sont à l’intérieur des yeux.
Des lanternes japonaises flottant sur le noir, épelant le nom des morts. À cette vue je connus l’inquiétude apaisante que donne un premier amour. ».

Dans ce livre il raconte sa rencontre avec l’Abbatiale, avec Conques. « Conques est un village introuvable. Les routes qui y mènent imposent une lenteur dont le monde n’a plus goût. » page 15 et avec les vitraux de Soulages.

Page 113, il donne cette clé :

« A Conques on lève la tête pour voir au fond de soi. »

Et puis, il y a eu une troisième rencontre, ou plutôt le croisement du chemin de vie avec le ruisseau du hasard…

Un signe, dont je ne fais pas un récit et pour lequel je ne prétends donner aucun sens mystique.

J’étais plongé dans un deuil profond, mon frère Gérard venait de mourir.

Le lendemain, le 25 octobre 2022, Pierre Soulages quittait aussi le monde des vivants.

En y regardant de plus près, je m’apercevais qu’il était né le 24 décembre 1919, 14 jours après la naissance de notre père.

La vie de Pierre Soulages qui a duré 102 ans et 10 mois recouvrait quasi exactement la vie de mon père et de mon frère.

Toutes ces rencontres m’ont poussé à aller à la rencontre de l’œuvre de Pierre Soulages et particulièrement ses vitraux.

Dans sa préface du livre « Les vitraux de Conques », le grand Historien médiéviste Georges Duby décrit ainsi cette architecture venue du moyen-âge :

« Les hommes de très haute culture qui décidèrent il y a neuf siècles de rebâtir la basilique de Conques entendaient d’abord honorer sainte Foy, présente en ce lieu par ce qui restait de son corps […]La basilique de Conques fut conçue […] pour être le lieu du passage de la transition, de la sublimation. Il faut voir en elle une sorte d’antichambre du Paradis, une réplique imparfaite de la Jérusalem céleste, et se rappeler que les harmonies de son espace interne fut calculées de manière à susciter la vision prémonitoire des perfections intemporelles.
Franchir son seuil devait être vécu comme une rupture, comme une conversion de l’être. ».

Dans ce même livre, Pierre Soulages compare l’abbatiale Sainte Foy et la basilique Saint Sernin de Toulouse, toutes deux étapes sur les chemins de pèlerinage vers Saint Jacques de Compostelle.

Cette comparaison montre ce que l’église de Conques a de particulier. Saint Sernin est immense 120 m de long, Sainte Foy n’a que 56 m, moins de la moitié.

En revanche, la nef de Saint Sernin a une hauteur de 21,10 m pour une largeur de 8,60m. Alors que Conques possède une nef de 22,10m, soit un mètre de plus pour 6,80 de large, ce qui la fait paraitre encore plus élancée. Nous sommes dans un édifice qui porte haut la force de la verticalité.

C’est cet élan vers le haut qui pousse à élever l’esprit et pour celui qui sait recevoir, accueillir le spirituel. La lumière qu’offre les 104 vitraux de Soulages éclaire ces immenses colonnes surmontées de chapiteaux et illumine les espaces derrière les colonnes.

Christian Heck dans son livre : « Présence de la Lumière inaccessible. Les vitraux de Conques et la peinture de Soulages. » cite le peintre

« C’est ce qui m’a fortement impressionné dans cette aventure : créer pour un tel lieu une matière qui marque l’écoulement du temps est une rencontre qui a un sens profond et qui a beaucoup compté dans la suite de mon travail. »
page 35.

Et il a ajouté :

« On ne se rend pas compte à quel point tout ce que je fais est lié aux vitraux que j’ai réalisés à Conques, c’est à dire la lumière. ».