Vendredi 27 septembre 2019

« Ainsi, là où règne la quantité, il ne sera plus question de qualité. Là où le nombre est roi, le verbe se réduira au code. Là où plus rien n’a de valeurs, tout a un prix »
Anne Dufourmantelle

Dans la suite du mot du jour d’hier et des recherches attenantes je suis tombé sur la dernière chronique d’Anne Dufourmantelle dans Libération.

L’intelligence et la sensibilité qu’elle manifeste dans cette courte chronique m’ont subjugué.

Elle est décédée le 21 juillet 2017, cette chronique date du 22 juin 2017.

Vous la trouverez derrière ce le lien <Les-points sur les QI>

Au départ, il y a les réflexions de Laurent Alexandre, co-créateur de doctissimo en 2000. Mais aujourd’hui il est surtout connu pour ses essais et conférences sur l’intelligence artificielle et le transhumanisme.

J’avais consacré en 2017 un <mot du jour> à son analyse sur l’intelligence artificielle qui va constituer un bouleversement considérable et auquel il faut, selon lui, s’adapter rapidement ce que nous ne faisons pas pour l’instant.

Il avertit des dangers pour mieux nous inciter à adhérer à l’évolution en cours pour ne pas être dépassé, « largué » en langage courant.

Anne Dufourmantelle l’avait entendu affirmer à la radio : «La démocratie ne pourra pas survivre à des écarts de QI. La Sécurité sociale devra rembourser les opérations pour augmenter le cerveau

A cette affirmation elle réplique immédiatement :

« En une seule des prophéties dont il a l’habitude, trois contrevérités sont assénées sur le ton de la certitude.
Premièrement, le QI serait la référence absolue en matière d’intelligence.
Deuxièmement, la médecine doit transformer le corps de façon à faire correspondre les individus aux nouvelles normes que ces progrès instituent.
Troisièmement, pour éviter les inégalités que ne manquerait pas de susciter la mise en circulation de ces nouvelles normes, la Sécurité sociale doit se préparer à venir en aide aux nouveaux infirmes que ces dernières, en fait, «produisent». »

Je n’ai pas retrouvé l’émission de radio évoquée par Anne Dufourmantelle, mais j’ai retrouvé cette interview publiée, sur le site du Figaro, le 13/06/2017 soit 9 jours avant l’article que je souhaite partager : «Bienvenue à Gattaca deviendra la norme». Dans cette interview, il explique

« On ne sauvera pas la démocratie si nous ne réduisons pas les écarts de QI. Des gens augmentés disposant de 180 de QI ne demanderont pas plus mon avis qu’il ne me viendrait à l’idée de donner le droit de vote aux chimpanzés.

Il va falloir parler QI ce qui n’est pas simple tant le sujet est politiquement chaud. Ne vous y trompez pas: le tabou du QI traduit le désir inconscient et indicible des élites intellectuelles de garder le monopole de l’intelligence à une époque où elle est de plus en plus le moteur de la réussite et du pouvoir: cela est politiquement et moralement inacceptable »

Et contrairement au journaliste qui lui rétorque : « L’homme ne se réduit pas à son cerveau. Il est aussi sensibilité et vie intérieure. » il considère :

« Vous avez à mon sens tort, l’homme se réduit à son cerveau. Nous sommes notre cerveau. La vie intérieure est une production de notre cerveau. L’Église refuse encore l’idée que l’âme soit produite par nos neurones, mais elle l’acceptera bientôt comme elle a reconnu en 2003 que Darwin avait raison, 150 ans après que le pape déclare que Darwin était le doigt du démon. C’est d’ailleurs indispensable si les chrétiens veulent participer aux débats neurotechnologiques qui sont clé dans notre avenir. Jusqu’où augmente-t-on notre cerveau avec les implants intracérébraux d’Elon Musk? Jusqu’où fusionne-t-on neurone et transistor? Quel droit donne-t-on aux machines? L’émergence de nouvelles créatures biologiques ou électroniques intelligentes a des conséquences religieuses: certains théologiens, tel le révérend Christopher Benek, souhaitent que les machines douées d’intelligence puissent recevoir le baptême si elles en expriment le souhait. Les NBIC posent des questions inédites qui engagent l’avenir de l’humanité. »

On comprend donc mieux la référence du titre de l’article à <Bienvenue à Gattaca>, film de science-fiction sorti en 1997. Qui présente une société dans laquelle on pratique l’eugénisme à grande échelle.

Mais ce que je trouve le plus pertinent ce sont ces mots d’Anne Dufourmantelle :

« Depuis quelques années, la doctrine transhumaniste trouve un écho complaisant dans les médias sans que jamais y soit explicitée sa teneur scientiste, ultralibérale et in fine eugéniste. Séduisante parce que relevant de la fantasmagorie de science-fiction, intimidante parce que placée sous le sceau du progrès des neurosciences et du génie génétique, cette idéologie fonctionne comme toutes les doctrines à ambition messianique : au nom d’un avenir que l’on qualifie d’inéluctable, elle prône la mise en place d’un monde visant à le prévenir mais qui, en réalité, le produit.

Aucun fanatisme religieux n’est allé aussi loin que le transhumanisme puisqu’il prône l’avènement d’un homme nouveau n’ayant pas seulement assimilé ses dogmes mais allant jusqu’à les incarner en transformant son corps de manière à ce qu’il corresponde au nouvel ordre qu’il met en place.

L’immortalité, le corps augmenté… autant de leitmotivs millénaristes remis au goût du jour du struggle for life [lutte pour la vie] capitaliste.

Avant de chercher à «augmenter» son corps, ne faudrait-il pas se demander si chacun vit pleinement la magie de ce qu’il est ?

Avant d’aspirer à l’immortalité, ne devrait-on pas permettre à chacun de vivre une vie pleine et choisie ?

Les technolâtres invoquent la raison d’être de la médecine qui serait de tout temps intervenue sur l’homme pour remédier à ses maux.

Argument fallacieux. Il s’agit justement, avec le transhumanisme, de toute autre chose que de médecine. Il s’agit d’une maintenance technologique qui considère le corps comme une machine en panne ou poussive à perfectionner.

Guérir, soigner, corriger, n’est pas conditionner, programmer, transformer.

Comme l’écrit Mathieu Terence, auteur d’un bref livre qui révèle la vérité de ce discours totalitaire (« Le transhumanisme est un intégrisme », le Cerf, 2017), le transhumaniste est en effet le self made man absolu. Il va jusqu’à se construire une vie artificielle capable de fournir les performances que notre monde artificiel attend de lui.

Ainsi, là où règne la quantité, il ne sera plus question de qualité. Là où le nombre est roi, le verbe se réduira au code. Là où plus rien n’a de valeurs, tout a un prix.

L’intelligence est réduite à une performance logique, au comportement correspondant le mieux à une consigne. Oubliées l’imagination, la sensibilité, la mémoire et leurs infinies combinaisons. C’est dans cette perspective cynique qu’il faut entendre l’éloge du QI du docteur Alexandre spécialiste de la question s’il en est puisque urologue de formation. Celui qui confond QI et intelligence confond la palette du peintre avec le tableau.

Cette confusion entre les qualités d’un être et ses performances est bien le fait de notre époque où l’approche économique (rentable, comptable) prime sur toute autre, y compris sur ce que le vivant a de plus précieux. Ne parle-t-on pas aujourd’hui d’élèves de maternelle à «haut potentiel» ainsi que toutes les DRH du monde le font de certains membres d’une entreprise. L’évaluation est devenue tyrannique, un outil de management incontournable, un mot d’usage public qui sert insidieusement la dévaluation, le contrôle des individus et à la délation. Il s’agit de savoir plaire, et non de savoir. Il y avait la servitude volontaire, il y aura de plus en plus la volonté de servitude. »

Avec des mots simples, Anne Dufourmantelle rappelle l’essentiel et dénonce la folie de ceux qui veulent créer « homo deus ».

Une femme, une intellectuelle profonde et visionnaire.

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Lundi 9 avril 2018

« Nous allons vers une humanité à deux vitesses »
Jacques Testart

Jacques Testart, né en 1939, est un biologiste français célèbre puisqu’il fût celui que Le MONDE appelle le père scientifique du premier bébé-éprouvette français né en 1982 et auquel on a donné le nom d’Amandine.

Il vient de publier un livre avec Agnès Rousseaux aux Editions du Seuil : « Au Péril de l’humain : les promesses suicidaires des transhumanistes »

Ce livre est présenté ainsi sur le site des Editions du Seuil :

« Fabriquer un être humain supérieur, artificiel, voire immortel, dont les imperfections seraient réparées et les capacités améliorées. Telle est l’ambition du mouvement transhumaniste, qui prévoit le dépassement de l’humanité grâce à la technique et l’avènement prochain d’un « homme augmenté » façonné par les biotechnologies, les nanosciences, la génétique. Avec le risque de voir se développer une sous-humanité de plus en plus dépendante de technologies qui modèleront son corps et son cerveau, ses perceptions et ses relations aux autres. Non pas l’« homme nouveau » des révolutionnaires, mais l’homme-machine du capitalisme. »

Le MONDE a publié le 8 avril un entretien avec cet homme de science qui avoue sa méfiance à l’égard du libéralisme, on peut lire par exemple cet article de 2007 qu’il a rédigé : L’eugénisme au service du libéralisme, par Jacques Testart

Dans son nouvel ouvrage il s’attaque au transhumanisme et à ce qu’il appelle : « Les promesses suicidaires ».

Dans l’entretien avec du MONDE, il parle de sa première expérience dans laquelle il a été confronté aux dérives de la technoscience :

« . A la fac de biologie cellulaire où je suivais des cours, un prof qui s’appelait Charles Thibault m’avait à la bonne. Il m’a proposé de venir travailler sous contrat dans son labo de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), à Jouy-en-Josas (Yvelines). J’y suis entré en 1964, j’étais ravi ! […]

L’idée était de trouver un moyen de multiplier rapidement les vaches de haute qualité laitière. J’ai mis au point une méthode pour extraire des embryons de l’utérus de vaches « donneuses », puis pour les transplanter dans celui de « receveuses » – autrement dit de mères porteuses. Et en 1972, au moment où sont nés les premiers veaux issus de ces techniques, je me suis aperçu que c’était complètement idiot : la surproduction de lait européen provoquait la ruine des éleveurs, et on me payait pour augmenter la production laitière ! Je suis allé voir le directeur de l’INRA pour lui dire que j’étais scandalisé par ce qu’on m’avait fait faire. […].Plus encore qu’être en colère, j’avais honte. Pour les paysans. Et pour la science, qui s’écrivait pour moi avec un grand S. La science, cela se rapprochait de la philosophie, c’était une compréhension du monde. En fait, ce que j’aurais voulu faire, c’est le travail de Jane Goodall, observer les grands singes… C’est magnifique, ça ! Mais faire faire des petits à des vaches pour avoir plus de lait ? C’était de la technique, pas de la science. »

Il revient aussi sur la naissance d’Amandine ainsi que son conflit avec le Professeur gynécologue René Frydman avec lequel il a réussi cette avancée scientifique majeure. Cet évènement s’est déroulé à l’hôpital Antoine-Béclère (AP-HP), à Clamart (Hauts-de-Seine). L’équipe était dirigée par le chef de service Émile Papiernik, le professeur René Frydman en est le responsable clinique et le biologiste Jacques Testart le responsable scientifique. Jacques Testart raconte cette expérience et les leçons qu’il en a tiré ainsi :

« [J’ai eu] la chance de rencontrer Emile Papiernik, le patron du service de gynécologie de l’hôpital Antoine-Béclère, à Clamart, qui montait un laboratoire de recherche sur la stérilité. Il m’a proposé de venir travailler avec lui. Cela me permettait de fuir la recherche productiviste ! On était en 1977, et personne ne parlait alors de fécondation in vitro.

Et l’année suivante, en Grande-Bretagne, on annonce la naissance de Louise Brown, le premier « bébé-éprouvette »…

Et les gynécologues de Béclère, René Frydman au premier chef, me demandent de mettre au point la fécondation in vitro (FIV) chez l’humain, en m’appuyant sur mes connaissances en reproduction animale. J’ai dit oui tout de suite ! Utiliser la FIV pour pallier certaines stérilités, cela me semblait une belle mission. Dans ces années-là, j’ai publié comme jamais dans ma vie, jusqu’à deux articles par mois !

Mais déjà, il commençait à y avoir des tensions entre Frydman et moi. Il essayait de s’approprier le laboratoire comme si j’étais son technicien, ce que je ne supportais pas du tout. Et puis, il y a eu la grossesse d’Amandine. Et l’accouchement, je ne l’ai pas vécu. Je l’ai appris à 3 heures du matin par un coup de fil de Frydman, qui m’annonce que le bébé est sorti, que ça s’est très bien passé et qu’on a une conférence de presse à midi ! C’est comme ça que j’ai appris la naissance d’Amandine.

[…] Le battage médiatique qui a suivi la naissance d’Amandine nous a transformés – abusivement – en héros. On en rigolait ensemble, on allait dans des congrès à l’autre bout du monde… C’était assez confortable, bien sûr – sortir de la masse, c’est quelque chose qui fait plaisir à tout le monde. Mais en même temps, je trouvais que ce n’était pas mérité. Entre Frydman et moi, les choses ont continué de se dégrader au fil des ans. Nous avions monté un vrai laboratoire hospitalier, avec du bon matériel, mais nous étions de moins en moins souvent d’accord. Frydman voulait qu’on congèle les ovules, moi j’étais contre car, à l’époque, cela créait des anomalies chromosomiques… Nous avions beaucoup d’autres sources de conflits. Jusqu’à ce que j’apprenne, en 1990, que j’étais viré de l’hôpital Béclère. »

Malgré leurs divergences ils se sont retrouvés récemment dans les colonnes du Monde en cosignant une tribune avec une quarantaine de personnalités contre la gestation pour autrui (GPA).

Dans l’article du MONDE il raconte que très rapidement après la naissance d’Amandine il a commencé à s’inquiéter des retombées de la procréation médicalement assistée (PMA).

«  J’ai été effaré du bruit qu’a fait cette naissance, je trouvais ça très exagéré. A la même époque, il y avait des recherches sur des souris ou des mouches beaucoup plus importantes ! Nous avions fait du beau boulot, cela nous avait demandé beaucoup de dévouement et un peu de jugeote, d’accord. Mais au niveau de la science, cet événement ne valait rien, d’autant que Robert Edwards l’avait fait quatre ans avant nous avec Louise Brown. Je me suis donc mis à cogiter. Et j’ai compris que l’événement, c’était de pouvoir voir ce futur bébé neuf mois avant sa naissance. De pouvoir voir à l’intérieur de l’œuf et d’intervenir au stade le plus précoce, avec la possibilité de modifier ou de trier les enfants à naître. J’ai écrit L’Œuf transparent (Flammarion, « Champs », 1986) pour raconter cela. Pour dire que ce que nous venions de réussir ouvrait la voie à un nouvel eugénisme, consensuel et démocratique.

[Après] les vaches laitières à l’INRA […] je me suis fait avoir deux fois de suite. J’avais travaillé pour des femmes dont les trompes étaient bouchées de manière irréversible, j’avais fait de la plomberie, et je n’avais pas réfléchi aux perspectives que cela ouvrait : faire naître des enfants qui non seulement n’ont pas certaines maladies graves, mais qui sont éventuellement choisis parmi plusieurs embryons pour certaines qualités.

Je me suis alors mis à lire des ouvrages sur l’eugénisme. Pas l’eugénisme bête et méchant du nazisme, mais un eugénisme « intelligent » à la Francis Galton, tel qu’il fut promu durant le premier tiers du XXe siècle en Scandinavie et aux Etats-Unis, avec la stérilisation massive d’individus considérés comme déviants… Cela faisait un peu froid dans le dos. Mes craintes n’étaient pas très partagées, beaucoup considéraient comme impossible de réaliser un diagnostic génétique sur un embryon de quelques cellules, mais l’avenir se chargea vite de leur donner tort : le diagnostic préimplantatoire fut mis au point par les Britanniques en 1990, et fut accepté par la première loi française de bioéthique dès 1994 ! »

Tout en dénonçant les dérives qu’il constatait, il a continué à aider des couples à avoir l’enfant qu’ils ne parvenaient pas à faire tout seuls, mais pas contribuer à faire autre chose que des bébés du hasard.

Et pour lui Le transhumanisme, c’est le nouveau nom de l’eugénisme :

« C’est l’amélioration de l’espèce par d’autres moyens que la génétique. C’est la perspective de fabriquer de nouveaux humains plus intelligents qui vont vivre trois siècles, quand les autres deviendront des sous-hommes. Et cette perspective, qui créera une humanité à deux vitesses, est en passe d’être acceptée par la société. »

Jacques Testart est devenu un lanceur d’alerte qui nous interpelle.

Je n’ai cité que des extraits de l’article du Monde qui devrait être lu entièrement : <LIEN>

Il a rédigé aussi une tribune dans <Le Parisien du 8 avril 2018>

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