« Le verre illuminé des vitraux de Conques, doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens, dit que nous ne sommes séparés de la grâce que par un rien. »
Christian Bobin, « La nuit du coeur » page 202
Pierre Soulages aime à raconter que c’est lors d’une visite qu’il fit, enfant, à l’abbatiale de Conques qu’il décida de devenir peintre.
« La dépêche du midi » précise que c’est en classe de quatrième au lycée Foch, lors d’une visite de l’abbatiale de Conques, que Pierre Soulages fut submergé par une émotion… Il trouva tant de beauté et de majesté dans cette architecture romane… C’est à ce moment-là que le garçon se décida : il serait peintre.
Pierre Soulages insiste sur ce moment le 14 juin 2001 lors de « L’entretien » qu’il réalisa dans le grand auditorium de la BNF avec Pierre Encrevé, son ami, auteur du catalogue de ses œuvres et qui a publié au Seuil et chez Gallimard quatre volumes consacrés aux œuvres du peintre :
« C’est un espace architectural qui m’avait toujours beaucoup impressionné. C’est même là, je peux le dire, que tout jeune j’ai décidé que l’art serait la chose la plus importante de ma vie, et que tous les gens qui étaient autour de moi perdaient leur vie à la gagner. Il n’y avait qu’une chose définitivement importante pour moi : la peinture. Je n’ai pas pensé devenir architecte. C’est là que ça s’est passé, c’est vrai. »
L’abbatiale romane Sainte-Foy de Conques a été construite à partir de 1041.
Elle devient au XIIe siècle une grande étape sur la via Podiensis, route de pèlerinage du Puy-en-Velay à Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle est d’abord abbaye bénédictine jusqu’en 1537, elle fut ensuite placée sous la responsabilité de chanoines séculiers. Depuis 1873, l’abbatiale est confiée aux frères de l’ordre de Prémontré.
Pendant les guerres de Religion, l’édifice est incendié (1568). Elle subira aussi des dommages pendant la Révolution française et sera désacralisée. Prosper Mérimée, inspecteur général des Monuments historiques, imposera la réhabilitation du site en 1837.
Quand Soulages y pénètre dans les années 1931/32, il n’y a pas de vitraux depuis l’incendie provoqué par les protestants, mais de simples vitres qui laissent entrer pleinement la lumière permettant d’admirer la beauté intérieure de l’édifice.
Mais cette situation va changer. Le 20 avril 1942, le Comité consultatif d’architecture des monuments historiques commande au maître verrier Francis Chigot de Limoges, une baie d’essai pour l’abbatiale. Et suite à ces essais, le 3 avril 1944, ce comité donnera un avis favorable à l’exécution du projet présenté par M. Chigot avec des vitraux dessinés par Pierre Parot. Ces vitraux finiront d’être installés l’année 1952. Il s’agit de vitraux figuratifs illustrant des thèmes religieux.
En 1981, François Mitterrand arrive au pouvoir et installe Jack Lang au Ministère de la Culture. Ce dernier nomme Claude Mollard directeur des arts plastiques. C’est lui qui va solliciter Soulages pour réaliser des vitraux contemporains dans des églises. Il pense d’abord à Nevers, à Reims et d’autres lieux, Pierre Soulages refuse, jusqu’à ce qu’il soit question de Conques. Dans certaines versions de cette aventure, il est écrit que c’est Soulages qui a suggéré l’abbatiale de Conques devant le découragement de Claude Mollard qui voyait toutes ses propositions se heurter à un refus. Dans un article de 2019 écrit par Sabine Gignoux dans le journal « La CROIX » : « Soulages à Conques : lumières sur un chef-d’oeuvre » elle cite le peintre et le contexte :
« Pierre Soulages observe longuement l’édifice et les vitraux colorés, assez sombres, posés à la fin de la guerre. Rapidement, il confie qu’il souhaite faire exactement l’opposé : valoriser par un verre neutre l’architecture et la lumière. Comme s’il avait voulu retrouver l’éblouissement premier de son adolescence, quand Conques, qui avait été incendiée au XVIe siècle par les protestants, n’offrait plus que des vitres ordinaires. De retour au ministère, le délégué aux arts plastiques annonce la nouvelle à ses équipes goguenardes : « Ah, Soulages va faire des vitraux noirs, disaient-ils, sans comprendre que c’est un artiste de la lumière. » »
Pierre Soulages n’apprécie pas l’œuvre de Chigot parce ce qu’elle assombrit l’abbatiale, il ne retrouve plus la magie de son enfance et la mise en valeur de l’architecture du moyen âge. Il assène :
«Quand on met 104 ouvertures dans un bâtiment de 56 mètres, c’est pas pour en faire une crypte».
Je remarque d’ailleurs qu’on oppose souvent Soulages à Chigot, ce qui me semble erroné. Car le travail des vitraux nécessite deux compétences celle du vitrier qu’est Francis Chigot et celle d’un peintre, Pierre Parot était son partenaire.
Il semble plus juste d’opposer Pierre Parot et Pierre Soulages. Ce dernier travaillait avec Jean-Dominique Fleury, maître verrier toulousain qui, lui, pourrait être considéré comme l’alter ego de Francis Chigot. L’histoire n’a pas retenu cette opposition mais celle de Chigot et de Soulages.
L’histoire de la création et de l’installation des vitraux de l’abbatiale que l’on désignera sous le nom des « vitraux Soulages » n’est pas un chemin facile parsemé de roses. Ce fut un cheminement long, compliqué, souvent en milieu hostile.
D’abord, il y a le contexte politique. A l’origine, il y a donc une commande, en 1984, de Claude Mollard directeur au ministère de la Culture dirigé par Jack Lang. Mais en 1986, les élections législatives ouvrent la première cohabitation, les responsables du ministère de la culture changent. Lang est remplacé par Léotard et Claude Mollard perd son poste au profit de Dominique Bozo.
Ce dernier apprécie Soulages, mais prudent, il tente de restreindre la commande à la nef ou aux absidioles.
Pour continuer son grand dessein, le peintre va mobiliser toutes celles et ceux qui reconnaissent son talent et sont fascinés par sa vision artistique. Proche de Claude Pompidou, il est aussi très ami avec l’historien Georges Duby qui dirige le conseil d’orientation du Centre national des arts plastiques.
Finalement, la commande des vitraux de Conques est confirmée à Soulages, en février 1987.
Mais si la route de la décision administrative est dégagée, beaucoup d’autres obstacles vont se dresser sur la route de Soulages.
Il y a d’abord l’hostilité de la population. On lit dans l’article de la Croix précité que le jour où l’artiste et le maître verrier décident d’entamer le démontage des anciens vitraux, l’accueil des habitants est glacial. Le patron de l’auberge Saint-Jacques en face de l’abbatiale, Francis Fallières, est nettement antagoniste
« Le tir était parti de Paris. Personne chez nous ne connaissait Soulages et ça nous restait en travers de la gorge. Pour nous, Aveyronnais, un sou est un sou et on ne comprenait pas la nécessité de changer nos vitraux. ».
La population, viscéralement attachée à son patrimoine organise la résistance « Conquois contre les Conquistadors », plaisante l’aubergiste. Des réunions publiques houleuses se tiennent, une pétition circule.
Le propriétaire de notre gite, Michel Falip, ancien maire de Noailhac désormais intégré dans la commune de Conques en Rouergue, nous raconte une autre facette de cette hostilité : les parents des habitants de la commune avaient participé au financement des vitraux de Francis Chigot et ils goutaient peu que leur investissement familial soit relégué, 40 ans après leur mise en place, dans des caisses entreposées dans des caves sombres.
Michel nous a raconté l’accueil des vitraux comme une polarisation extrême : il y avait ceux qui criaient au génie et les autres à l’escroquerie, les positions modérées semblaient inexistantes.
L’architecte des bâtiments de France, Louis Causse, catholique engagé, s’oppose aussi à Pierre Soulages :
« Conques était l’un des édifices du département les mieux vitrés. Alors que tant d’églises ou de chapelles de l’Aveyron avaient des baies nécessitant d’être rénovées, c’était incompréhensible […] Et pourquoi remiser au purgatoire les vitraux figuratifs créés, quarante ans plus tôt, par le peintre Pierre Parot et le verrier Francis Chigot ? » .
Il y a encore les moines chargés du sanctuaire, les prémontrés en habit blanc qui s’insurgent. Leur prieur, frère Renaud, s’exclame, devant les artisans en pleine installation :
« Il n’y a plus qu’à sonner le glas ! »
Un autre frère Jean-Daniel, apostrophe le peintre :
« C’est dommage. Avec le dépôt des vitraux, on n’aura plus toutes ces couleurs sur les piliers, le sol et nos habits pendant l’office, c’était joli…»
La réplique cinglante de l’artiste est restée célèbre :
« Mais une église, ce n’est pas une boîte de nuit ! »
Et enfin, il y a un adversaire que le destin capricieux a placé sur la route de cette œuvre.
Un des hommes les plus puissants de la République d’abord porte-parole puis secrétaire général de l’Élysée auprès de François Mitterrand, Hubert Vedrine dont la mère était la fille de Francis Chigot.
Il est très hostile qu’on touche au travail de son grand père. Il cédera mais exigera qu’on conserve les vitraux déposés : Finalement, huit seront envoyés à Limoges et quelques autres exposés à la mairie de Conques ou au centre culturel, qui conserve la totalité. En 2013, le lycée Turgot de Limoges en récupérera certains et les installera dans l’établissement.
Dans l’entretien à la BNF avec Pierre Encrevé précité, Soulages explique que l’omniprésence de la lumière dans l’abbatiale ne l’avait pas marqué lors de sa découverte à 13 ans :
« À cette époque, je ne m’étais pas encore rendu compte à quel point cet espace architectural est lié à la lumière. Je l’ai constaté seulement lorsque j’ai accepté de faire des vitraux. ».
Et il continue :
« Avant toute chose, j’ai voulu évacuer le côté émotionnel, […], j’ai voulu analyser le bâtiment de la manière la plus froide, la plus détachée, la plus précise possible.
Je me suis aperçu, à ce moment-là, que cet espace architectural était vraiment conçu avec la lumière. Il y a des disproportions stupéfiantes entre les différentes fenêtres, elles ne sont explicables que par un souci d’organisation de l’espace avec la lumière.
Dans la nef, quand on arrive, à la gauche, c’est le nord, à la droite, c’est le sud. Au nord, les fenêtres sont plus basses, plus étroites que celles qui leur font face au sud. Et pourtant, lorsqu’on construit une nef, on est bien obligé de construire les deux côtés à la fois. C’était donc voulu ainsi. […]
La longueur de l’édifice est à peine une fois et demie la largeur, le plan est vraiment très compact. À cette compacité s’ajoute la force de l’épaisseur des murs que l’on ressent devant la profondeur des ébrasements de chaque baie. Alliée à cette force il y a la grâce qui naît de l’élan des colonnes et des piliers alternés d’une des plus hautes nefs de l’art roman. Je pense que c’est dans cette alliance que se trouve l’origine de l’émotion ressentie dans ce lieu.
Mais c’est en mesurant les ouvertures que je me suis rendu compte de l’importance qu’avait la distribution de la lumière. C’est à ce moment-là que j’ai été conduit à imaginer des vitraux qui soient uniquement fondés sur la lumière, et sur la lumière naturelle.
J’avais deux objectifs. Le premier était que le regard ne puisse pas être distrait par le spectacle extérieur, et le deuxième que la surface du vitrail apparaisse comme émettrice de clarté, productrice d’une clarté très particulière »
Soulages insiste sur la pauvreté des lieux, les bâtisseurs ont construit avec les pierres dont ils disposaient. L’abbatiale bénédictine fut édifiée au XIIe siècle grâce à toutes les pierres du Rouergue : le grès rouge de Combret, le calcaire blond de Lunel, le schiste bleu de Nauviale…
« […] J’ai seulement tenu à respecter, à être fidèle à l’identité de ce bâtiment. Cette identité réside dans les dimensions, les proportions, la nature des matériaux, couleur des pierres et des lauzes, etc. Aussi dans l’organisation de la lumière inséparable de l’espace, telle qu’elle est fixée par les dimensions souvent surprenantes des baies.
À l’époque de la construction, le bâtiment était peut-être coloré, d’après tous les renseignements qu’on peut avoir, et d’après les médiévistes que j’ai consultés.
Mais par contre il n’y avait sûrement pas de vitraux colorés aux fenêtres. Ce pays était très pauvre, le verre très cher, les verres colorés notamment. D’ailleurs les vitraux colorés, c’était au nord de la Loire, c’était Bourges, c’était Chartres. Pas du tout dans le Midi, et les médiévistes que j’ai consultés, que ce soit Jacques Le Goff, que ce soit Georges Duby ou d’autres, pensaient qu’il était possible que les fenêtres soient closes à l’origine par du parchemin, ou peut-être n’y avait-il que des volets de bois… »
La création artistique se conjugue pour lui avec l’amour :
« C’est un bâtiment que j’aime et j’ai voulu le donner à voir tel qu’il nous est parvenu et tel que nous l’aimons, nous, maintenant. C’est ainsi que j’ai été conduit à créer ce verre que vous connaissez. »
Je ne peux pas citer tout l’entretien que je vous invite à lire : « L’entretien »
La population comme les moines ont pour, leur plus grande part, évolué dans leur ressenti par rapport à ce travail de lumière. Dans l’article de La Croix, la journaliste cite le nouveau prieur, le frère Cyrille :
« Les vitraux offrent une grande variété de nuances, des laudes jusqu’au soir. Et le dessin des courbes vit. Parfois il nous donne envie de s’élever, parfois il invite au calme […]
Ouvrir dans cette lumière l’abbatiale au matin de Pâques, c’est extraordinaire ! »
Christian Bobin, dans l’ultime page de « La Nuit du cœur » consacré à son séjour à Conques et à son émerveillement devant l’abbatiale et le travail de son ami, écrit :
« Le verre illuminé des vitraux de Conques, doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens, dit que nous ne sommes séparés de la grâce que par un rien. C’est dans la purification de cette pensée que je m’endors dans la chambre 14. »
Pierre Soulages dans le livre de Marie Rouanet « Les dits de Pierre Soulages » parle du silence :
« Lorsque j’ai entrepris l’exécution des vitraux de l’église Sainte-Foy de Conques, j’avais compris le sens du silence imposé dans les ordres réguliers. Car le silence est l’écrin de la vie intérieure »
Ce livre finit par cette phrase :
« Conques, mon chef d’œuvre, mon chant du cygne. »
Il dit cela à 75 ans. Le destin lui accordera encore plus de 25 ans de vie, pendant lesquelles il continuera à produire, en s’inspirant du travail accompli dans ce lieu de l’Aveyron où souffle les forces de l’esprit.