Hier j’avais laissé Luc Ferry exprimer son analyse de la pensée 68 et des conséquences sociétales et économiques qui selon lui ont été portées par ce mouvement.
D’autres comme Guy Hocquenghem ont ciblé les parcours individuels. Dans sa «Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary » (1986) il retrace avec ironie la carrière, jusqu’en mai 1986, des gauchistes de Mai 68 qui selon lui ont trahi, par opportunisme, l’idéal de leur jeunesse. Il était un acteur de Mai 68, à l’époque il avait 21 ans et était élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Il est mort du sida en 1988.
Le journaliste Antoine Bourguilleau remet dans la perspective de 2018 cet essai assez violent contre les anciens camarades d’Hocquenghem que ce dernier désignait sous l’expression de «membres à vie du club ouaté des renégats».
<Si vous voulez en savoir davantage, vous pourrez lire l’article dans Slate>. Vous apprendrez qu’il désigne le journal Libération comme «La Pravda des néo-bourgeois» et Jack Lang comme l’«Amanda Lear de la culture».
Il me parait juste aussi de donner la parole à la défense. Ainsi Serge Audier qui est philosophe comme Luc Ferry, maître de conférences à Sorbonne-Université, a écrit une sorte de réponse à ce dernier « La Pensée anti-68 ».
Cet ouvrage paru aux éditions de La Découverte en 2008, suivait l’élection de Nicolas Sarkozy qui avait voulu liquider le legs de 68.
<L’Obs a accordé un entretien à cet auteur publié le 10 mai 2018>
Pour Serge Audier c’est une offensive idéologique qui prétend que l’esprit libertaire aurait favorisé la montée du néolibéralisme :
« Ce discours participe avant tout d’une offensive idéologique. Dans sa version radicale, il verse même dans l’erreur caractérisée quand il soutient, comme Luc Ferry récemment dans « le Figaro », que sous les pavés il n’y avait rien d’autre que « les exigences de l’économie libérale », les mœurs libertaires ayant selon lui été la condition expresse pour qu’émerge notre société de consommation.
Après tant d’autres, Ferry affirme à l’appui de cette thèse que la quasi-totalité des soixante-huitards se serait reconvertie dans la pub, le showbiz, l’entreprise ou au Medef. Bien des travaux historiques prouvent que c’est faux, mais l’idéologie a la vie dure.
Il faut dire que le livre « Génération » de Patrick Rotman et Hervé Hamon, publié à l’occasion du 20e anniversaire des événements, a bien malgré lui fourni des armes aux tenants de ce dénigrement. Les auteurs, qui défendaient Mai-68, ont donné la parole à des soixante-huitards qui avaient entre-temps connu réussite et notoriété. Au risque de gommer ceux qui étaient – ou voulaient être – plus discrets : ceux qui occupaient des emplois moins médiatiques, ceux qui étaient partis élever des chèvres, sans parler des chômeurs et des suicidés.
Le retentissement de « Génération » a contribué à imposer durablement cette vision déformée, occultant le fait que, comme tout événement historique, Mai-68 s’est diffusé dans toutes les sphères de la société. Il n’en fallait pas plus pour alimenter le réquisitoire de ceux qui, en cette fin des années 1980, avaient déjà commencé à dénoncer une alliance « libérale-libertaire ».
Plusieurs couches se sont superposées. La toute première occurrence de ce terme remonte à 1973, sous la plume d’un intellectuel du PC, le philosophe Michel Clouscard – les communistes français avaient, on le sait, mal digéré l’offensive des « anarchistes » soixante-huitards, très critiques vis-à-vis de l’URSS. Clouscard forge l’expression de « libéralisme libertaire » pour résumer sa conviction que la contestation gauchiste a été le cheval de Troie d’une mutation économique libérale : le Mai-68 libertaire a selon lui produit un « marché du désir » qui a sauvé le capitalisme tout en détruisant le barrage à la mondialisation libérale qu’était l’État-nation. L’idée était lancée que les mœurs libertaires et le libéralisme économique sont les deux faces de la même réalité. […] »
Il revient sur l’essai d’Hocquenghem. :
« Le pamphlet d’Hocquenghem, qui dépeint Serge July, André Glucksmann ou Bernard Kouchner en agents cyniques du capitalisme et de l’impérialisme, reflète son désarroi : comme d’autres, en ce milieu des années 1980, il est dépité face à l’expérience socialiste du pouvoir, après la conversion mitterrandienne à la « rigueur » en 1983. De nombreux déçus de la gauche reprendront sa critique des « libéraux-libertaires » soutiens de Mitterrand. Les plus carriéristes des soixante-huitards sont des coupables idéaux, accusés d’avoir fait de Mai-68 un tremplin pour liquider l’héritage de la gauche, laquelle aurait dépassé la droite dans la réhabilitation de « l’entreprise ».
Un troisième moment de ce discours intervient à partir des années 1990, sur fond de critique de l’Europe libérale et postnationale ou encore du « pédagogisme ». Des essayistes tels que Jean-Claude Michéa voient dans le « libéralisme culturel » de 68 le berceau de l’ultralibéralisme. Marcel Gauchet identifie dans son individualisme le foyer d’une société libérale et narcissique. La légende noire fleurit dans les milieux « nationaux-républicains » souverainistes, voire de gauche anticapitaliste, d’autant plus que Daniel Cohn-Bendit incarne alors une ligne fédéraliste européenne. Dans un registre néomaurrassien, Éric Zemmour déplore que la droite libérale ait fait des concessions aux soixante-huitards et prône un réarmement idéologique réactionnaire et identitaire. Une rhétorique qu’on retrouvera, soutenue par Henri Guaino et Patrick Buisson, dans les discours de Nicolas Sarkozy lors de sa campagne présidentielle de 2007. »
Luc Boltanski et Eve Chiapello avaient écrit un livre : « le Nouvel Esprit du capitalisme« , publié en 1999, et dans lequel ils montrent que le néolibéralisme s’est appuyé sur l’individualisme et le désir d’une plus grande liberté individuelle qui étaient l’apanage des mouvements issus de mai 68. Serge Audier répond :
«Je ne rejette absolument pas ces analyses, mais elles ne suffisent pas à conclure – aux yeux mêmes de leurs auteurs ! – à une ligne directe courant de 68 au néolibéralisme. N’oublions pas que Mai-68 a effrayé les milieux politiques et économiques. Lors des accords de Grenelle, le patronat, fragilisé, lâche du lest. Mais, à la fin des années 1970, sur fond de crise, le rapport de forces se tend au plan mondial, et les logiques de déconstruction du syndicalisme, de flexibilité et de sous-traitance développées dès lors par les dirigeants économiques battent en brèche les idéaux de participation démocratique dans l’entreprise.
Les artisans de la révolution néolibérale n’étaient tout de même pas des progressistes ! Thatcher était une conservatrice attachée à la restauration de l’autorité et adepte d’un État pénal, tandis que Reagan fédérait une coalition ultralibérale et réactionnaire qui, au nom de la « majorité silencieuse », défendait l’ordre et le patriotisme, et attaquait les syndicats. Quant aux théoriciens du néolibéralisme, si Milton Friedman pouvait avoir des accents libertariens sur la question des stupéfiants, Friedrich Hayek était allergique aux contestataires. Ajoutons que le Chili de Pinochet, terrain d’expérimentation du néolibéralisme soutenu par l’un et l’autre, n’était pas vraiment « libéral-libertaire …
[Mais] en recyclant habilement certains éléments de la contre-culture, la pensée néolibérale les instrumentalise à des fins qui n’étaient pas celles des soixante-huitards. Confrontées à des résistances dans les entreprises, puis à la crise, les élites économiques voient la machine capitaliste s’essouffler et comprennent que les vieilles recettes « disciplinaires » sont insuffisantes. Après la crise de 1929, Roosevelt avait sauvé le capitalisme en lui administrant une forte dose d’interventionnisme ; après le marasme des années 1970, la « récupération » de certaines aspirations – pas toutes ! – à la créativité et à l’autonomie individuelle a contribué à une reconfiguration du système productif – mais parallèlement, je le répète, à un court-circuitage des luttes ouvrières par une guerre menée au syndicalisme, l’essor de la sous-traitance, des délocalisations, etc.»
Je pense qu’on peut le rejoindre sur ce point, les théoriciens et les metteurs en scène (Thatcher et Reagan) du néo-libéralisme ne sont pas des soixante-huitards. Et puis pour que le néolibéralisme, puisse s’imposer il a fallu bien d’autres évènements et avancées technologiques que les aspirations à la liberté des jeunes de Mai 68 : l’ouverture des frontières, les avancées technologiques des outils de communication, la chute du camp soviétique et maintenant la révolution numérique. Et la conclusion de Serge Audier est la suivante :
«[Si] un certain nombre d’individus qui ont eu 20 ans en 1968, et qui ont alors pu jeter quelques pavés, ont pris ensuite une part active à l’essor de l’économie néolibérale. Mais il ne faudrait pas oublier tous leurs anciens compagnons qui ont continué à militer pour leurs idées, sous d’autres formes – politiques, mais aussi associatives, en faveur de causes comme l’environnement, les immigrés, l’économie sociale et solidaire. En se focalisant sur la « trahison » supposée de certains leaders de Mai, on néglige cet héritage, certes silencieux, de 68.»
Par cet article s’arrête la série de mots du jour sur mai 68. Le 31 mai semble le jour idéal pour cela. J’aurais encore pu évoquer beaucoup d’auteurs, de livre, d’articles et d’émissions.
Souvent les émissions qui souhaitaient parler de mai 68 ont invité le sociologue Jean-Pierre Le Goff. Il avait 19 ans en mai 68. Il porte aujourd’hui un regard critique. Il est, selon les normes universitaires, un spécialiste de cette période. Il avait écrit un premier livre en 1998 « Mai 68. L’héritage impossible », puis en 2011 « La Gauche à l’épreuve 1968-2011 » dans lequel il évoque beaucoup les soixante-huitards qui ont été tout comme lui engagés dans des groupuscules d’extrême-gauche et qui ont évolué souvent vers le Parti Socialiste. Et il pose ce constat que ces hommes, car il s’agit presque exclusivement d’hommes, entraînés par leurs passions anciennes et leur utopies trotskystes ou maoïstes reproduisent dans les postes qu’ils occupent actuellement (journalistes, hommes politiques etc.) « Les mêmes postures d’imprécation et de justiciers, les mêmes réflexes dogmatiques et sectaires, toujours persuadés d’être dans le bon camp.»
Et cette année il a publié aux éditions Stock « La France d’hier » et dont le sous-titre est « Récit d’un monde adolescent : des années 1950 à Mai 68 ».
Je l’ai écouté présenter son livre dans deux émission : « La Grande Table du 1er mars 2018 » et « Répliques du 3 mars 2018».
Ce que j’ai compris c’est qu’il essaye de réhabiliter le monde d’avant 68, en disant qu’il n’était pas si dur qu’on le raconte aujourd’hui, qu’il y avait des structures solides et rassurantes.
Et pour Mai 68 il résume son ouvrage précédent par cette phrase :
« Mai 68, c’est bien sûr la revendication de l’autonomie de la société, mais c’est en même temps une fuite dans l’imaginaire : le refus de toute hiérarchie. C’est cela l’héritage impossible. La révolution introuvable. »
Et pour symboliser tout cela, il parle du « peuple adolescent ». Pour lui ce qu’il appelle le Yéyé auquel il ajoute le rock est la musique du peuple adolescent qui émerge en mai 68.
Invité par la chaine suisse RTS il en arrive à cette conclusion :
« On ne va pas rester adolescent toute sa vie »
Edgar Morin qui exprime davantage l’espérance de mai 68, le besoin de dépassement des contraintes et de la seule réussite économique avait aussi évoqué la classe adolescente (mot du jour du 23 mai 2018)
Daniel Cohn-Bendit lors d’une émission de Bernard Pivot avait lui aussi parlé de cette musique émergente et de la culture jeune qui l’accompagnait en considérant qu’un des événements les plus marquants de cette époque fut <le festival de Woodstock>. Car le 15 août 1969, 450 000 personnes se réunissent, sur la côte Est des Etats-Unis pour ce festival qui symbolise la contre-culture hippie.
Le site du journal belge <Le soir> décrit cette « effervescence » ainsi :
« En août 1969, Les hippies de Woodstock ont dansé nus, fait l’amour dans la boue, chanté au milieu de nuages de marijuana… »
Pierre Delannoy auteur du livre « L’aventure hippie » décrit un monde jeune et politisé :
« Il faut bien comprendre que les hippies ne sont pas les « babas cool », les doux rêveurs, qui ne pensent qu’à fumer de l’herbe et à courir tout nus, qu’on voit au cinéma. Au contraire, le mouvement hippie est très politisé. Ils ont tous l’âge d’aller se battre au Vietnam. C’est une jeunesse éprise de liberté qui s’engage contre la guerre. Ce serait réducteur de ne parler que de révolution des mœurs et de révolution sexuelle. Le mouvement hippie porte en lui une véritable révolution politique. C’est toute la société qu’ils veulent changer : de l’organisation du travail à celle de la famille et des rapports humains. Ils militent pour une société plus juste, plus égalitaire et vont même jusqu’à poser les bases de l’écologie.
[…] Le mouvement hippie marque une rupture. Les années 1960, c’est l’avènement de la jeunesse. Ce n’est plus l’appartenance à une classe sociale qui compte, mais la classe d’âge et la volonté de changer la société. Le mouvement hippie naît au milieu des Trente Glorieuses. Les hippies sont les enfants du baby-boom, de l’explosion de la classe moyenne et des débuts la société de consommation. Ils grandissent dans un monde qui change, mais au sein d’une société qui reste complètement coincée, conservatrice. Le mouvement hippie naît de cette rupture entre une société figée et une partie de la jeunesse qui aspire à vivre autrement. Pendant les années 1960, les hippies fondent des communautés, vivent une nouvelle expérience sociale et bousculent leurs propres barrières. »
L’autre auteur souvent invité ces derniers jours est l’historien Benjamin Stora, 18 ans en 1968. Il a écrit et vient de publier « 68, et après ». Je l’ai entendu dans un entretien qu’il a accordé à l’émission <La Grande Table du 29 mai 2018>.
Lui insiste sur la tentation de violence des groupes gauchistes de 68 :
« On a beaucoup présenté la dimension festive et libertarienne de mai 68. Mais cet événement a aussi une face sombre, celle d’un engagement militant dogmatique, radical, très enclin à la violence, et qui a même failli passer au terrorisme. »
Il rappelle que dans d’autres pays comme l’Italie ou l’Allemagne le mouvement a sombré dans le terrorisme des Brigades rouges et de la bande à Baader.
Et il a ce soulagement :
«Heureusement que nous, à l’extrême gauche, n’avons pas pris le pouvoir après mai 1968»
Et puis il évoque tous ces trotskystes qui sont devenus des piliers ou ce qu’on a appelé des éléphants du PS : Jospin, Cambadélis, Dray, Mélenchon et tant d’autres
Mais pour mettre un point final à cet article et à cette série je vais vous donner un lien vers « <L’interview de Malek Boutih chez Laurent Ruquier le 19 mai 2018>.
Si je n’ai qu’un lien à vous recommander c’est celui-ci. J’ai été séduit et aussi ému de ce que cet homme de conviction a su dire ce soir-là.
Le sujet de cet entretien n’était pas mai 68, mais était beaucoup plus large sur la pauvreté, les banlieues, la politique, la France.
Et vers 30:40mn il dit la chose suivante :
« Il y a tellement de gens supers […]
Je ne suis pas un self made man, je ne me suis pas fait moi-même
J’ai rencontré tant de gens…
Ce professeur qui m’a opéré et qui me permet de bien marcher.
Cette institutrice qui m’a acheté une trousse et un cartable, parce qu’on n’avait pas d’argent.
Et la génération de mai 68, des instituteurs sur lesquels on crache maintenant.
Nous on était dans des écoles où il n’y avait que de la schlague, de la violence, des coups de règle…
Et les gens de cette génération étaient positifs, gentils, souriants, ils nous faisaient de la culture alors qu’on n’avait droit à rien ! »
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