Parmi les pourfendeurs de mai 68, Luc Ferry est un de ceux qui en a le plus conceptualisé les conséquences négatives. Il voit sous l’apparence d’une volonté collective une aspiration individualiste au plaisir.
Rappelons qu’en mai 68 quand les manifestants voulaient protester contre l’expulsion de Daniel Cohn Bendit leur slogan était :
« Nous sommes tous des juifs allemands »
Et lorsque les terribles attentats ont frappé Charlie puis Paris. Le slogan a été :
« Je suis Charlie ou Je suis Paris »
Pourtant, en mai 1968 Luc Ferry n’était pas un adepte de l’autorité et du conservatisme. Il raconte qu’il avait 17 ans et avait quitté le lycée depuis la troisième, ne supportait pas l’autorité, le côté caserne du bahut de son enfance. Il préparait son bac en candidat libre, grâce au télé-enseignement.
Mais en 1985, il a publié avec Alain Renaut « La pensée 68 » qui constitue une charge sévère contre Mai-68.
Selon ces deux auteurs « La pensée 68 » est un courant philosophique et intellectuel français qui a tenté d’avoir un rayonnement mondial. Et ils donnent des noms à ces intellectuels qui ont propagé cette pensée 68 : Michel Foucault, Louis Althusser, Jacques Derrida, Jacques Lacan, Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze.
Il s’agit d’un livre érudit qui fait appel à l’histoire de la philosophie et qui pour un inculte de mon genre semble assez indigeste.
Toutefois, ils prétendent que cette pensée a poussé les occidentaux vers un individualisme forcené qui a conduit à une société hyper libérale.
« Les sixties philosophantes, ont amorcé et accompagné le procès de désagrégation du Moi qui conduit vers la conscience cool et désinvolte des années quatre-vingt… »
Le sous-titre de leur livre est « Essai sur l’anti-humanisme contemporain ».
La pensée 68 serait donc un anti-humanisme, privilégiant probablement le consommateur au profit de l’humaniste.
L’Obs est allé l’interroger Luc Ferry récemment pour savoir si son opinion a évolué sur le mouvement de mai, 33 ans après. Cet article a été publié le 15 avril 2018 et je vais en partager quelques extraits.
Il considère que l’évolution depuis 1985 a validé la thèse du livre :
« Nous disions en substance que Mai-68 n’avait pas été une révolution politique, mais sociétale, et que, derrière les discours révolutionnaires, c’était une société hyperlibérale qui se profilait.
Je reprenais au fond à Marcuse la notion de « désublimation répressive » : il fallait que les valeurs et les autorités traditionnelles fussent déconstruites, pour ainsi dire liquéfiées, pour que nous puissions entrer dans l’ère de la consommation de masse. Car rien ne freine autant la consommation que la sublimation et les valeurs traditionnelles. »
Les soixante-huitards entonnaient un discours marxiste-léniniste en béton armé, avec le fameux « élections pièges à con », mais sous l’apparence d’une visée collective et révolutionnaire c’est l’aspiration individualiste au plaisir et à la consommation qui faisait irruption comme jamais. Du reste, les slogans le disaient assez : « jouir sans entraves », « sous les pavés la plage », « il est interdit d’interdire », « vivre sans temps mort », etc.
La preuve ? Le système politique n’a pas changé d’un iota, nous sommes toujours dans la Constitution de 58. C’est le sociétal qui a changé, et en grande partie grâce à la droite libérale. C’est Giscard qui accorde le droit de vote à 18 ans, consacrant ainsi la victoire du jeunisme, c’est lui qui instaure l’égalité homme-femme dans le Code de la famille, c’est lui encore qui demande à Simone Veil une loi sur l’avortement, toutes réformes qui sont à l’évidence des héritages de 68…
Quant aux soixante-huitards, à quelques très rares exceptions près, ils vont se reconvertir dans la pub, le cinéma, l’entreprise, voire au Sénat, dans l’inspection générale et dans la social-démocratie bon teint, quand ce n’est pas au Medef, bref, dans les lieux d’argent et de pouvoir…
Il récuse le fait d’être un moraliste et de se placer dans une posture de condamnation de mai 68 et ne prétend qu’à l’analyse :
«J’essaie de comprendre ce qui s’est passé, voilà tout, et ce qui s’est passé était inscrit dans la logique du capitalisme si intelligemment analysée par Schumpeter : nous avons vécu un XXe siècle de déconstruction des autorités et des valeurs traditionnelles, une déconstruction qui était indispensable à l’essor de la consommation. Si nos enfants avaient les valeurs de nos arrière-grands-parents, ils ne seraient pas livrés comme ils le sont aujourd’hui à la consommation de masse. Désublimation, donc, mais répressive en ce sens qu’elle les ouvrait à ces fameux « temps de cerveau humain disponible » dont parlait l’ancien patron de TF1. »
Pour lui l’espérance de Mai-68 a été trahie mais le germe de la contradiction se trouvait déjà au sein des valeurs défendus dans ce mouvement :
« Ce ne sont pas des travers, c’est sa logique de fond, celle de l’innovation destructrice. Les soixante-huitards ont été les cocus de l’histoire. Ils voulaient changer le monde, créer une société anticapitaliste, sans classes, sans exploitation ni aliénation, et ils ont accouché du monde libéral dans lequel ils vivent maintenant comme des poissons dans l’eau. Même chose dans l’art contemporain : les artistes sont de gauche, mais les acheteurs de droite et au bout du compte le bohème et le bourgeois se sont réconciliés dans la figure de l’innovation destructrice… »
Il accepte quand même de trouver des apports positifs de Mai-68
« […], il est évident que la déconstruction des autorités traditionnelles a forcément des effets d’émancipation que je suis le premier à approuver : l’émancipation des femmes, des homosexuels, les lois Auroux par exemple. Je ne suis pas, contrairement à la plupart des anciens admirateurs de 68, comme mes camarades Finkielkraut ou Onfray par exemple, un antimoderne, au contraire. J’ai défendu le mariage gay jusque dans les colonnes du Figaro, et je me réjouis toujours des progrès de la liberté. »
L’ancien ministre de l’Education Nationale ne trouve cependant rien de bon pour l’école dans le mouvement de mai 68
« Non, c’est au contraire dans l’éducation que Mai-68 a été un vrai désastre, notamment à cause de la fameuse « rénovation pédagogique ». Il faut bien comprendre qu’il y a deux secteurs totalement traditionnels dans l’éducation : la maîtrise de la langue et celle de la civilité. Or c’est clairement dans ces deux domaines que notre école est le plus en difficulté.
Pourquoi ? Tout simplement parce que les règles de grammaire, comme celles de la politesse, sont purement patrimoniales, traditionnelles à 100%. Aucun d’entre nous n’a inventé ni le français ni les formules de politesse qui viennent clore une lettre. La créativité en matière de grammaire porte un nom : les fautes d’orthographe. Nous payons aujourd’hui dans ces deux domaines la déconstruction des traditions. »
La nostalgie de 68 constitue pour lui un signe de sénilité
« Tous les vieux, dans toutes les générations, regrettent leur jeunesse. […] Débarrassé des totalitarismes de l’Est comme des régimes fascistes d’Amérique latine, d’Espagne, de Grèce et du Portugal, le monde est infiniment meilleur aujourd’hui que dans les années 1960. N’était Daech, il serait presque idyllique en comparaison ; alors la nostalgie n’est guère à mes yeux qu’un signe de sénilité parmi d’autres. »
Et voilà Luc Ferry en 1969
C’est en tout cas une vision très différente d’Edgar Morin développé dans le mot du jour du 23 mai 2018
<1078>
Dans son ouvrage « petit traité des grandes vertus » André Comte Sponville commence par la politesse, non pas parce qu’elle est une vertu en soi mais parce qu’elle permet d’y accéder, elle est antérieure à la morale car aucune vertu n’est naturelle. La politesse est ainsi une petite chose qui en prépare de grandes.
Il ajoute « la politesse n’est pas tout et elle n’est presque rien mais l’homme aussi est presque un animal ».
Je partage en cela l’avis de Luc Ferry sur l’impact désastreux de mai 68 sur l’école même si j’approuve les avancées sociétales et même si je ne suis en rien nostalgique d’une période révolue comme celle connue par nos aînés dans la première moitié du XXè siècle