Jeudi 17 avril 2025

« Le drapeau de la résistance flotte sur Phnom Penh»
  Une du journal Libération le 17 avril 1975, au moment de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges

Il y a cinquante ans, le 17 avril 1975, de jeunes soldats Khmers rouges entrent dans la capitale du Cambodge : Phnom Penh.

Ils ont eu cette victoire finale sans combat, les forces gouvernementales du maréchal Lon Nol se sont enfuis. Le maréchal Lon Nol avait renversé le roi Sihanouk, 5 ans auparavant avec l’aide des américains. Gangrené par la corruption, le régime est tombé comme un fruit mur, Lon Nol avait fui le pays dès le 1er avril.

En face il y avait les khmers rouges de Pol Pot, de Khieu Samphân, de Nuon Chea, de Ieng Sary. Le mot « khmer » désigne le groupe ethnique majoritaire (90 %) de la nation cambodgienne. Le surnom « Khmers rouges » (c’est-à-dire « Cambodgiens communistes ») leur a été attribué par Norodom Sihanouk vers la fin des années 1950.

Ce mouvement politique et militaire cambodgien, ultranationaliste et communiste radical est d’inspiration maoïste, soutenu par la Chine communiste. Ce régime, un des plus cruels de l’histoire de l’humanité tombera le 7 janvier 1979, après une défaite militaire contre l’armée du Viet Nam. Le Viet Nam est communiste, allié des soviétiques et ennemi de la Chine. En moins de 4 ans, près de 2 millions de cambodgiens périront, soit un quart de la population, à cause des mesures et de l’organisation mise en place par l’Angkar qui est nom que les Khmers rouges se sont donnés.

En 1975, une grande partie de la Gauche française s’est fourvoyée. Les vainqueurs étaient communistes, les vaincus étaient des suppôts de l’impérialisme américain, il n’en fallait pas davantage pour distinguer « le camp du bien » et « le camp du mal. »

Aujourd’hui, les journaux de droite, rappellent cet égarement. Le Figaro a publié « Quand la presse de gauche encensait les Khmers rouge », Le Point : « Les premiers jours, 2 millions de personnes ont été chassées » et l’Express interroge le cinéaste Rithy Panh qui a perdu sa famille dans le génocide : « A l’époque des Khmers rouges, la gauche française ne voulait pas savoir ».

C’est le journal Libération qui était le plus enthousiaste en écrivant le 17 avril 1975 : « Le drapeau de la résistance flotte sur Phnom Penh. » Le correspondant du quotidien, Patrick Sabatier écrit :

« Phnom Penh est donc tombée “comme un fruit mûr”, sans combats violents. Le “bain de sang” prédit par certains, souhaité par d’autres, n’a pas eu lieu. Bien au contraire, la protection des civils est apparue comme la préoccupation principale des forces de libération. »

Le lendemain, le quotidien récidive, avec un titre encore plus ronflant : « Sept jours de fête pour une libération. » et le journaliste continue à encenser les vainqueurs :

« La libération de Phnom Penh aura été, plus qu’un succès militaire, une immense victoire politique pour le Funk (Front uni national du Kampuchéa, coalition anti-Lon Nol dont les Khmers rouges étaient la branche communiste »

Dans « Le Point » Jean-François Bouvet qui a écrit en 2018, le livre « Havre de guerre, Phnom Penh, Cambodge » (Fayard) reconnait que Patrick Sabatier finira par s’excuser de son aveuglement. Bouvet explicite ce a commencé immédiatement dans le Cambodge dirigé par l’Angkar :

« Avec leurs véhicules munis de haut-parleurs, [les khmers rouges] sillonnent la capitale en prétendant que les Américains vont la bombarder et qu’il faut l’évacuer pour trois jours. Imaginez : 700 000 habitants plus 1,3 million de réfugiés. C’est un piège. Dès les premiers jours, les Khmers rouges chassent ces 2 millions de personnes. Ils déportent dans les campagnes une population dont ils sont incapables d’assurer l’approvisionnement. D’où un exode hallucinant, même les blessés sont poussés le long des avenues sur leurs lits d’hôpital. Les villes moyennes subiront le même sort, car c’est la ville en tant que telle, berceau de tous les vices, qui doit être purgée. Le Cambodge va devenir pour trois ans, huit mois, vingt jours un gigantesque camp de travail à ciel ouvert.»

Dans le journal Le Monde, la une est plus factuelle : « Phnom Penh est tombée. ». Les commentaires à l’intérieur du journal ressemblent à celles de Libération :

« La ville est libérée […] L’enthousiasme populaire est évident. »

La veille de l’entrée des troupes communistes, un journaliste du Monde écrivait : :

« Une société nouvelle sera créée ; elle sera débarrassée de toutes les tares qui empêchent un rapide épanouissement : suppression des mœurs dépravantes, de la corruption, des trafics de toutes sortes, des contrebandes, des moyens d’exploitation inhumaine du peuple (…). Le Cambodge sera démocratique, toutes les libertés seront respectées. »

Et Jean Lacouture, dans Le Nouvel Obs, écrit :

« Peut-on dire qu’encerclée par les masses rurales la cité soit tombée “comme un fruit mûr” ? Mûr, Phnom Penh ? Ou abîmé, souillé, avarié par cinq années de guerre civile, d’interventions étrangères et d’intrigues menées par un quarteron d’aventuriers ? Ainsi le Cambodge entre-t-il, au son des roquettes et du canon, dans l’ère du socialisme. »

Je laisse le mot de la fin à un homme qui a vécu cette horreur : Rithy Panh qui s’exprime dans l’Express :

« A l’époque, j’étais dans les rizières, en train d’essayer de survivre. Je me souviens d’avoir vu quelques rares fois une traînée d’avion dans le ciel, et je me disais : « il va nous voir ! ». Après tout, l’homme avait déjà marché sur la lune… Je ne comprenais pas pourquoi personne n’entendait rien, ne disait rien.
Et puis un jour, on nous a dit que certains à l’étranger félicitaient le petit pays qui avait vaincu le régime soutenu par l’impérialiste américain.
La gauche française et mondiale ne voulait pas savoir. Pourtant, dès 1976-1977, des réfugiés cambodgiens témoignaient de ce qu’il se passait à la frontière thaïlandaise : il y avait quand même des informations qui arrivaient. Mais même après le départ des Khmers rouges, en 1979, lorsqu’on découvre l’ampleur des crimes, certains intellectuels continuent à défendre le régime, comme le philosophe français Alain Badiou, qui conclut ainsi sa tribune dans Le Monde, en janvier 1979 : « Kampuchéa vaincra ! ». Ou à relativiser ses crimes, comme le linguiste américain Noam Chomsky, qui se montre très ambigu. « On a pratiquement fini par tenir pour un dogme, en Occident, que le régime [des Khmers rouges] était l’incarnation même du mal, sans aucune qualité qui puisse le sauver », écrit-il en 1980 dans un texte cosigné avec Edward S. Herman.
Par la suite beaucoup de chercheurs de gauche qui étaient très favorables aux Khmers rouges lorsqu’il était au pouvoir ont changé d’avis. Mais, sur le moment, ils étaient enfermés dans leur aveuglement, par idéologie. Il s’est passé la même chose pour l’URSS de Staline, quand des poètes français comme Louis Aragon y allaient et ne se rendaient compte de rien, ou pour la révolution culturelle de Mao, qui a également fasciné la gauche française. »

Vendredi 4 avril 2025

Voir l’article

« S’il avait été un électeur américain, le capitaine Rocca – l’un des rares représentants du peuple présents au dîner – serait ressorti trumpiste du diner d’investiture de la fondation Obama. »
Giuliano Da Empoli, « L’heure des prédateurs », page 88

Les temps sont troubles, pour rester dans un langage modéré. Certains essayent de rassurer comme Frederic Encel : « Une troisième guerre mondiale est très improbable ».
Il vient de publier un livre qui défend cette thèse.

L’Humanité a cependant d’autres défis à relever comme celui du réchauffement climatique, de la limite des ressources, du contrôle, de la maîtrise du développement de l’intelligence artificielle.

Mais désormais Donald Trump est à la tête des Etats-Unis. Nous pensions que ce serait compliqué, c’est bien pire. Il s’attaque à l’état de droit, aux juges, à la science, aux minorités, à tous ses alliés et au reste du monde aussi.

Voici venu « L’heure des prédateurs », titre du dernier livre de Giuliano da Empoli que je viens d’acheter et de commencer à lire.

Dans le Figaro du 2 avril 2025 : « Incapable de réagir, la vieille élite a mérité d’être balayée. » il explique


« La réélection de Trump a été une sorte d’apocalypse au sens littéral du terme : non pas la fin du monde mais la révélation de quelque chose. Le chaos, qui était jusqu’alors l’arme des insurgés, est devenu hégémonique. Et nous avons basculé dans le monde des prédateurs. Comme le disait Joseph de Maistre à propos de la Révolution française, « longtemps nous l’avons prise pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’est une époque. » »

Joseph de Maistre (1753 – 1821) se trouvait dans une position inverse que celle dans laquelle nous sommes, nous qui voyons une révolution néo-réactionnaire se produire devant nous, alors que nous étions convaincu que même si le rythme se ralentissait parfois, nous étions dans une trajectoire inexorable de progrès des libertés, de l’émancipation et de la science.

Joseph de Maistre est  un philosophie contre-révolutionnaire et un critique radical des idées des Lumières. Il considère que la Révolution française représente un crime contre l’ordre naturel. Il défend le retour à une monarchie absolue. Mais il a observé et analysé la révolution française  comme un moment essentiel de l’Histoire européenne.

Nous vivons, selon Da Empoli, un moment machiavélien, terme inventé pour caractériser l’art de gouverner, selon Machiavel, développé dans son livre « Le Prince » et qui prenait exemple sur César Borgia.

Pour Da Empoli, le moment machiavélien est constitué dans l’Italie, à la toute fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle et s’est caractérisé par l’irruption de la force. À ce moment, la technologie offensive s’est développée plus vite que la technologie défensive : des canons à boulets en fonte de fer ont pu percer les murailles des petites républiques italiennes très civilisées de la Renaissance. A cette époque, la principale force prédatrice en Europe était la France. Et il décrit la situation contemporaine ainsi :

« Aujourd’hui, nous sommes à nouveau dans un moment où les technologies offensives se développent davantage que les technologies défensives.
À partir du numérique, lancer une cyberattaque ou une campagne de désinformation ne coûte presque rien, mais la difficulté de la défense est évidente ! Dès lors, nos petites républiques, nos grandes ou petites démocraties libérales risquent d’être balayées. […]
Nous sommes en train de vivre le choc de l’humiliation. C’est le choc d’une province romaine qui se réveille avec un nouvel empereur ; un pouvoir très différent, imprévisible et arbitraire lui tombe dessus, et elle se rend compte qu’elle n’était qu’une province. Cette humiliation est actée, et elle est là pour durer. »

Mais comment expliquer le succès de Trump et de cette révolution néo réactionnaire ?.

Il y a certainement des raisons multiples. Cependant je voudrais partager aujourd’hui l’histoire que raconte Giuliano Da Empoli à partir de la page 85 de son dernier ouvrage.

Cette histoire se passe à Chicago en novembre 2017. Un an s’est écoulé depuis la première élection de Donald Trump. L’élection, comme le chaos qui s’en est suivi est sidérant, en Europe, le Brexit crée aussi désordre et inquiétude. Et ce jour à Chicago, Da Empoli a l’honneur d’assister au diner inaugural de la fondation de Barack Obama qui a quitté la présidence des Etats-Unis quand Trump s’en est emparé. Il cite un extrait du discours inaugural prononcé lors de ce diner

« Le potager de la Maison-Blanche était très puissant, car très symbolique. Faire pousser des aubergines et des courgettes et montrer des images de la première dame agenouillée dans la terre, entourée d’enfants, renvoyait un message très fort à la nation et au monde. »

Il explique qu’il a parcouru 7000 kilomètres pour être à ce diner parce qu’il pensait trouver sinon des réponses mais au moins des idées pour penser la suite, pour faire barrage à la vague illibérale qui menace de déferler sur l’occident.

Je pense, au moment de la lecture de ce récit, à la célèbre phrase de César amendée par René Goscinny : « Veni, vidi et je n’en crois pas mes yeux ! ».

C’est l’ancien chef cuisinier de la Maison Blanche qui vantait ainsi les mérites du potager biologique de Michelle Obama. Après le cuisinier, un autre orateur s’approche de la scène. Un certain Michael Hebb. Da Empoli consulte immédiatement sa biographie en ligne et découvre qu’il fut le pionnier de la consommation réfléchie de chocolat en entreprise.

Un peu ébranlé par le contenu des discours, il se tourne vers les autres convives de sa table espérant pouvoir engager des échanges sur des idées politiques pour l’avenir. Mais après l’apparition sur la table de brocolis bio, il va constater que les échanges vont être encadrés. Une jeune personne assise à la table prend la parole :


« «Bonsoir, je m’appelle Heather, je serai votre faciliteur de conversation ce soir. » A la suite de cette brève introduction, nous découvrons avec horreur que le format du dîner ne prévoit pas que les invités interagissent spontanément, mais plutôt une conversation dirigée par Heather, qui nous permettra de dépasser les politesses d’usage pour atteindre un niveau d’échange plus profond.
Dans ce but, les convives sont priés de répondre à 5 questions à tour de rôle. Pourquoi est ce que je m’appelle comme ça ? Qui sont les miens ? Qui m’a le plus influencé ? Qui aimerais je être. Dans quelle mesure ai-je le sentiment de faire partie de ma communauté. »

Le centre des débats de cette soirée est donc un positionnement identitaire et la question de l’appartenance à une communauté. La conscience sociale et la réflexion sur la société dans son ensemble est ignorée, comme les défis de l’humanité. Heather commence selon les normes édictées et raconte son parcours de transgenre métis adoptée par une famille de Chicago. Pour expliquer son désarroi, Giuliano Da Empoli s’appuie sur un agent de sécurité :


« J’aperçois la mine déconfite du capitaine Rocca, l’agent de sécurité qui nous accompagne [les italiens] dans ce voyage. Au fil de la soirée, je verrai cet homme bâti comme un chêne, jovial, courageux,qui n’hésiterait pas à prendre une balle pour protéger l’un d’entre nous, rapetisser à vue d’œil, jusqu’à prendre l’apparence d’une brindille tremblante.
A la fin du diner […] il me relatera son calvaire. Après un premier moment de consternation, il a surmonté le choc initial et tout s’est plus ou moins bien passé, jusqu’au moment où il s’est risqué à répondre « moi même » à la question « qui voudrais tu être ? » Tout le monde lui est tombé dessus, le traitant de tous les noms, le faciliteur lui même n’ayant pu s’empêcher de le taxer d’égocentrisme»

Da Empoli conclura qu’il a quitté Chicago avec le sentiment d’avoir rencontré de nombreuses personnes sympathiques et pleines de bonnes intentions, mais plutôt mal équipées pour mener à bien la bataille qui s’annonçait. Mais au préalable, il s’autorise ce cheminement de pensée :

« Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que, s’il avait été un électeur américain, le capitaine Rocca – l’un des rares représentants du peuple présents au dîner – serait ressorti trumpiste du diner d’investiture de la fondation Obama. Et je crains qu’aucune des activités prévues pendant les 36 heures du  sommet ne l’aurait fait changer d’avis : ni la méditation de 7 heures du matin, ni l’entretien avec le prince Harry sur la jeunesse comme vecteur de transformation sociale, ni le dialogue entre Michelle Obama et une poétesse à la mode à propos de ses sources d’inspiration. »

Nous savions que les démocrates étaient largement responsables de la victoire de Trump, ce récit nous permet de toucher de plus près le décalage abyssal qu’il y a entre leurs préoccupations et celles des gens simples. Da Empoli rappelle que l’une des publicités les plus percutantes de la campagne de réélection de Trump en 2024 jouait sur les pronoms non binaires : « Harris est pour iels ; Trump est pour vous. »