Il y a cinquante ans, le 17 avril 1975, de jeunes soldats Khmers rouges entrent dans la capitale du Cambodge : Phnom Penh.
Ils ont eu cette victoire finale sans combat, les forces gouvernementales du maréchal Lon Nol se sont enfuis. Le maréchal Lon Nol avait renversé le roi Sihanouk, 5 ans auparavant avec l’aide des américains. Gangrené par la corruption, le régime est tombé comme un fruit mur, Lon Nol avait fui le pays dès le 1er avril.
En face il y avait les khmers rouges de Pol Pot, de Khieu Samphân, de Nuon Chea, de Ieng Sary. Le mot « khmer » désigne le groupe ethnique majoritaire (90 %) de la nation cambodgienne. Le surnom « Khmers rouges » (c’est-à-dire « Cambodgiens communistes ») leur a été attribué par Norodom Sihanouk vers la fin des années 1950.
Ce mouvement politique et militaire cambodgien, ultranationaliste et communiste radical est d’inspiration maoïste, soutenu par la Chine communiste. Ce régime, un des plus cruels de l’histoire de l’humanité tombera le 7 janvier 1979, après une défaite militaire contre l’armée du Viet Nam. Le Viet Nam est communiste, allié des soviétiques et ennemi de la Chine. En moins de 4 ans, près de 2 millions de cambodgiens périront, soit un quart de la population, à cause des mesures et de l’organisation mise en place par l’Angkar qui est nom que les Khmers rouges se sont donnés.
En 1975, une grande partie de la Gauche française s’est fourvoyée. Les vainqueurs étaient communistes, les vaincus étaient des suppôts de l’impérialisme américain, il n’en fallait pas davantage pour distinguer « le camp du bien » et « le camp du mal. »
Aujourd’hui, les journaux de droite, rappellent cet égarement. Le Figaro a publié « Quand la presse de gauche encensait les Khmers rouge », Le Point : « Les premiers jours, 2 millions de personnes ont été chassées » et l’Express interroge le cinéaste Rithy Panh qui a perdu sa famille dans le génocide : « A l’époque des Khmers rouges, la gauche française ne voulait pas savoir ».
C’est le journal Libération qui était le plus enthousiaste en écrivant le 17 avril 1975 : « Le drapeau de la résistance flotte sur Phnom Penh. » Le correspondant du quotidien, Patrick Sabatier écrit :
« Phnom Penh est donc tombée “comme un fruit mûr”, sans combats violents. Le “bain de sang” prédit par certains, souhaité par d’autres, n’a pas eu lieu. Bien au contraire, la protection des civils est apparue comme la préoccupation principale des forces de libération. »
Le lendemain, le quotidien récidive, avec un titre encore plus ronflant : « Sept jours de fête pour une libération. » et le journaliste continue à encenser les vainqueurs :
« La libération de Phnom Penh aura été, plus qu’un succès militaire, une immense victoire politique pour le Funk (Front uni national du Kampuchéa, coalition anti-Lon Nol dont les Khmers rouges étaient la branche communiste »
Dans « Le Point » Jean-François Bouvet qui a écrit en 2018, le livre « Havre de guerre, Phnom Penh, Cambodge » (Fayard) reconnait que Patrick Sabatier finira par s’excuser de son aveuglement. Bouvet explicite ce a commencé immédiatement dans le Cambodge dirigé par l’Angkar :
« Avec leurs véhicules munis de haut-parleurs, [les khmers rouges] sillonnent la capitale en prétendant que les Américains vont la bombarder et qu’il faut l’évacuer pour trois jours. Imaginez : 700 000 habitants plus 1,3 million de réfugiés. C’est un piège. Dès les premiers jours, les Khmers rouges chassent ces 2 millions de personnes. Ils déportent dans les campagnes une population dont ils sont incapables d’assurer l’approvisionnement. D’où un exode hallucinant, même les blessés sont poussés le long des avenues sur leurs lits d’hôpital. Les villes moyennes subiront le même sort, car c’est la ville en tant que telle, berceau de tous les vices, qui doit être purgée. Le Cambodge va devenir pour trois ans, huit mois, vingt jours un gigantesque camp de travail à ciel ouvert.»
Dans le journal Le Monde, la une est plus factuelle : « Phnom Penh est tombée. ». Les commentaires à l’intérieur du journal ressemblent à celles de Libération :
« La ville est libérée […] L’enthousiasme populaire est évident. »
La veille de l’entrée des troupes communistes, un journaliste du Monde écrivait : :
« Une société nouvelle sera créée ; elle sera débarrassée de toutes les tares qui empêchent un rapide épanouissement : suppression des mœurs dépravantes, de la corruption, des trafics de toutes sortes, des contrebandes, des moyens d’exploitation inhumaine du peuple (…). Le Cambodge sera démocratique, toutes les libertés seront respectées. »
Et Jean Lacouture, dans Le Nouvel Obs, écrit :
« Peut-on dire qu’encerclée par les masses rurales la cité soit tombée “comme un fruit mûr” ? Mûr, Phnom Penh ? Ou abîmé, souillé, avarié par cinq années de guerre civile, d’interventions étrangères et d’intrigues menées par un quarteron d’aventuriers ? Ainsi le Cambodge entre-t-il, au son des roquettes et du canon, dans l’ère du socialisme. »
Je laisse le mot de la fin à un homme qui a vécu cette horreur : Rithy Panh qui s’exprime dans l’Express :
« A l’époque, j’étais dans les rizières, en train d’essayer de survivre. Je me souviens d’avoir vu quelques rares fois une traînée d’avion dans le ciel, et je me disais : « il va nous voir ! ». Après tout, l’homme avait déjà marché sur la lune… Je ne comprenais pas pourquoi personne n’entendait rien, ne disait rien.
Et puis un jour, on nous a dit que certains à l’étranger félicitaient le petit pays qui avait vaincu le régime soutenu par l’impérialiste américain.
La gauche française et mondiale ne voulait pas savoir. Pourtant, dès 1976-1977, des réfugiés cambodgiens témoignaient de ce qu’il se passait à la frontière thaïlandaise : il y avait quand même des informations qui arrivaient. Mais même après le départ des Khmers rouges, en 1979, lorsqu’on découvre l’ampleur des crimes, certains intellectuels continuent à défendre le régime, comme le philosophe français Alain Badiou, qui conclut ainsi sa tribune dans Le Monde, en janvier 1979 : « Kampuchéa vaincra ! ». Ou à relativiser ses crimes, comme le linguiste américain Noam Chomsky, qui se montre très ambigu. « On a pratiquement fini par tenir pour un dogme, en Occident, que le régime [des Khmers rouges] était l’incarnation même du mal, sans aucune qualité qui puisse le sauver », écrit-il en 1980 dans un texte cosigné avec Edward S. Herman.
Par la suite beaucoup de chercheurs de gauche qui étaient très favorables aux Khmers rouges lorsqu’il était au pouvoir ont changé d’avis. Mais, sur le moment, ils étaient enfermés dans leur aveuglement, par idéologie. Il s’est passé la même chose pour l’URSS de Staline, quand des poètes français comme Louis Aragon y allaient et ne se rendaient compte de rien, ou pour la révolution culturelle de Mao, qui a également fasciné la gauche française. »