Vendredi 15 septembre 2023

« Je n’ai absolument rien fait de cette journée […] et je me suis découvert heureux, comblé. »
Christian Bobin

Christian Bobin est mort un mois après mon frère (à un jour près) : le 23 novembre 2022, lui aussi d’un cancer fulgurant.

Depuis j’ai beaucoup lu Bobin.

Bobin n’est pas l’écrivain de longs textes, de grandes arches littéraires.

Il est l’écrivain des miniatures, des fulgurances.

Il a été confronté avec la mort, tout au long de sa vie.

En 1995, il a perdu brutalement, son amie de cœur Ghislaine Marion, d’une mort prématurée.

Il écrira pour la célébrer, en 1996, « La plus que vive », ouvrage que j’ai lu d’une traite, une nuit d’insomnie de décembre.

L’ouvrage suivant sera en 1997 «  Autoportrait au radiateur  »
De ce livre, je partage ce texte :

« Je n’ai absolument rien fait de cette journée,
qu’ouvrir au matin les fenêtres de la cuisine et de la chambre,
laisser les nuages entrer dans l’appartement,
frotter leur silence régnant dans ces pièces,
Oui, voilà ce que j’ai fait de ma journée,
j’ai ouvert mes fenêtres sur le jour, rien d’autre,
et dans ce rien beaucoup de choses se préparaient
dont je saurai plus tard le nom, beaucoup plus tard.

Au soir, parce que les nuages avaient repris leur errance
et que le froid s’invitait sans façon, j’ai refermé les fenêtres, il était huit heures.
De la cuisine, j’ai vu un moineau se poser sur le sapin.
La branche a tremblé sous la maladresse de son atterrissage.
Dans ce mouvement communiqué à l’immense par presque rien,
j’ai reconnu l’image de ma journée
et je me suis découvert heureux, comblé. »

Autoportrait au radiateur
Lundi 30 septembre

Christian Bobin

<1762>

Mardi 10 janvier 2023

« Ce n’est qu’en entrant dans l’océan […] que la rivière saura qu’il ne s’agit pas de disparaître dans l’océan, mais de devenir océan. »
Auteur inconnu

Continuer.

Continuer à écrire des mots du jour.

Je vais encore beaucoup parler de la mort.

Mais, pour moi, parler de la mort, c’est avant tout parler de la vie.

Parler des vivants qui sont affectés dans leurs sentiments, leur quotidien, leur confort, par l’absence.

Parler de ce qui reste de vivant, en nous, de ceux qui sont partis.

Personne n’a su exprimer cela de manière plus lumineuse que Tacite :

« Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants. »

Le deuil de mon frère a précipité l’évolution que je souhaitais mettre en œuvre à partir du 1er février 2023.

Pourquoi le 1er février 2023 ?

Ce jour-là sera le premier de la dernière période de ma vie, celle de retraité !

Jusqu’à présent mon ambition a été d’écrire un mot du jour par jour de semaine, en dehors des congés.

Cette ambition s’est fracassée, d’abord devant le traumatisme de la guerre en Ukraine, ensuite le deuil inattendu de mon frère ainé.

Le changement s’est donc imposé prématurément avant ce 1er février.

Je ne suivrai plus la discipline d’écrire un mot du jour, chaque jour. Mais d’en écrire un chaque fois qu’un sujet, un évènement, une pensée me poussera à écrire.

Ce ne sera plus : « Le mot du jour », mais une « invitation à un mot du jour…»

Aujourd’hui, je souhaite partager un poème et aussi une explication sur la difficulté, souvent présente, de vérifier les sources des textes que l’on partage.

Voici d’abord un texte magnifique qui peut se lire à l’heure de la mort, mais aussi à l’heure de beaucoup de moments de la vie, lorsqu’il s’agit de passer d’un monde connu, d’un confort relatif et de quelques certitudes vers l’inconnu et l’incertitude.

« On dit qu’avant d’entrer dans la mer,
une rivière tremble de peur.
Elle regarde en arrière le chemin
qu’elle a parcouru, depuis les sommets,
les montagnes, la longue route sinueuse
qui traverse des forêts et des villages,
et voit devant elle un océan si vaste
qu’y pénétrer ne paraît rien d’autre
que devoir disparaître à jamais.
Mais il n’y a pas d’autre moyen.
La rivière ne peut pas revenir en arrière.
Personne ne peut revenir en arrière.
Revenir en arrière est impossible dans l’existence.
La rivière a besoin de prendre le risque
et d’entrer dans l’océan.
Ce n’est qu’en entrant dans l’océan
que la peur disparaîtra,
parce que c’est alors seulement
que la rivière saura qu’il ne s’agit pas
de disparaître dans l’océan,
mais de devenir océan. »

Qui est l’auteur de ce texte, qui parle d’une rivière qui ne peut revenir en arrière et qui va s’accomplir en devenant océan ?

Ce texte a été publié des dizaines de fois sur les réseaux sociaux ou des pages internet, en donnant comme auteur Khalil Gibran.

Ce poète libanais, inoubliable auteur du livre « Le Prophète » qui a passé la plus grande partie de sa vie aux États-Unis et qui est mort en 1931, à New York, à 48 ans.

Certains précisaient que ce texte est inclus dans « Le Prophète ».

Cette affirmation me semblait fausse. Je suis allé m’en assurer en reprenant ce livre.

Dans un des derniers poèmes, Khalil Gibran parle de la mort et dit :

« Vous voudriez percer le secret de la mort,
Mais comment le découvririez-vous si vous ne le pourchassez au cœur même de la vie ? »

Et un peu plus loin, il évoque la rivière et la mer :

« Si vraiment vous souhaitez percevoir la nature de la mort, faites que vos cœurs s’ouvrent largement au corps de la vie,
Parce que la vie et mort ne font qu’un, comme fleuve et océan. »

Mais pas de texte qui évoque la rivière qui disparait dans l’océan et qui devient océan.

Mes recherches m’ont conduit à découvrir que la collection « Bouquins » de Robert Laffont avait publié un ouvrage ayant pour titre « Khalil Gibran : Œuvres complètes »

Je suis allé l’emprunter à la Bibliothèque Municipale de Lyon.

Et j’ai cherché…

Mais je n’ai pas trouvé.

Dans une des œuvres publiées « L’Errant » il existe un texte qui a pour titre « La rivière » (page 767) et qui relate la discussion de deux petits ruisseaux :

« L’un des ruisseaux s’enquit : « Comment es-tu arrivé là, mon ami et comment était ton chemin ? »

Ce texte se conclut ainsi :

« A cet instant, la rivière leur dit d’une voix forte : « Venez, venez, allons vers la mer.
Venez, venez donc et cessez de discuter. Rejoignez-moi. Nous allons à la mer.
Venez, venez vous jeter en moi, vous oublierez vos errances qu’elles soient tristes ou joyeuses.

Venez, venez et vous et moi, nous oublierons tous nos méandres lorsque nous atteindrons le cœur de notre mère, la mer. » »

Mais la rivière qui tremble de peur avant de se jeter dans l’océan ne se trouve pas dans les 950 pages des œuvres complètes.

Peut être se trouve t’il ailleurs, dans un ouvrage non publié dans ce bouquin. Restons prudent…

Mais pour l’instant, rien ne me permet de dire que ce texte est de Khalil Gibran.

Il est rationnel d’écrire que l’auteur est inconnu.

Il arrive que des personnes non connues trouve qu’un de leur texte mériterait qu’il soit connu et dès lors tente de le publier en prétendant qu’il a été écrit par un auteur connu.

J’ai trouvé un site <https://theophilelancien.org/> qui prétend donner la parole à un sage qui s’appelle Theophile l’ancien, sans plus de précisions.

Sur ce site il y a une page qui a pour titre : « La rivière et l’Océan » dans laquelle on peut lire

« Quand la rivière se jette dans l’Océan, elle perd son nom. »

[…] Cette métaphore m’inspire. La rivière perd tout naturellement son identité quand elle rejoint l’Océan, et tout se fait en douceur.

La rivière en amont continue sa vie. Elle jaillit des profondeurs de la terre, puis s’écoule en traversant différents reliefs, contournant ou submergeant les obstacles. Elle reçoit les eaux de la pluie et les eaux des autres petits ruisseaux. Elle bouillonne en cascade, se repose paisiblement dans les lacs et se retrouve parfois même, emprisonnée par un barrage. Elle irrigue toutes les terres qu’elle traverse.

Plus elle avance vers l’Océan, plus elle s’enrichit de limon nourrissant les terres environnantes […] Le plus difficile, c’est toujours le premier cycle. Une fois que la rivière a perdu son identité en se jetant dans l’Océan, elle devient l’Océan, sa conscience englobe tout l’Océan […]

La conscience de la rivière est devenue océanique. Elle est à la fois la rivière, l’Océan et les cours d’eau… Elle est l’Eau. »

L’esprit de ce développement me parait assez proche de celui que je cherchais.

Je ne sais pas pour autant qui se cache derrière Théophile l’ancien.

En musique, il a toujours existé des inconnus qui ont prétendu que le morceau qu’ils ont écrit était d’un glorieux ainé.

Tomaso Albinoni est un compositeur baroque vénitien qui est né en 1671.

Mis à part quelques mélomanes fouineurs comme moi, il n’est connu qu’à travers une seule œuvre : le célèbre « Adagio d’Albinoni » qui n’a pas été écrit par Albinoni mais par Remo Giazotto qui est décédé en 1998.

Vous apprendrez cela sur cette page de Radio France : < Le mystère de l’Adagio d’Albinoni >.

Nous ne savons pas de qui est ce texte.

Il reste très inspirant :

« La rivière a besoin de prendre le risque
et d’entrer dans l’océan.
Ce n’est qu’en entrant dans l’océan
que la peur disparaîtra,
parce que c’est alors seulement
que la rivière saura qu’il ne s’agit pas
de disparaître dans l’océan,
mais de devenir océan. »

<1727>

Lundi 1 août 2022

« L’intelligence des anagrammes ! »
L’art de l’anagramme permet de discerner ce qu’un mot cache dans ses lettres

La continuation de la série sur le choc des civilisations me donne du mal.

Il faut donc encore patienter, mais en attendant j’ai lu deux anagrammes que j’ai mis en forme dans un diaporama que je partage ici :

<1701>

Mercredi 29 juin 2022

« Faire de la chute, un pas de danse, faire de la peur, un escalier. »
Fernando Sabino

On ne va pas se mentir, quelque soit l’endroit vers lequel on se tourne : Les États-Unis, la France, la guerre d’Ukraine, la Chine, la crise alimentaire mondiale, le réchauffement climatique et tant d’autres choses encore, la situation est très préoccupante.

Et puis, brusquement ce poème s’est affiché sur mon écran :

« De tout, il resta trois choses :
La certitude que tout était en train de commencer,
la certitude qu’il fallait continuer,
la certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé.
Faire de l’interruption, un nouveau chemin,
faire de la chute, un pas de danse,
faire de la peur, un escalier,
du rêve, un pont,
de la recherche…
une rencontre. »

Ce texte est inséré dans le roman « O encontro marcado » [Le rendez-vous] publié en 1956 par le poète brésilien Fernando Sabino.

Fernando Sabino est né, le 12 octobre 1923 à Belo Horizonte au Brésil et il est décédé le 11 octobre 2004 à Rio de Janeiro.

<Wikipedia> nous apprend que Fernando Sabino est l’auteur de 50 livres, romans, nouvelles, chroniques, essais. Et qu’il a accèdé à une renommée nationale et internationale en 1956 précisément avec le roman O Encontro Marcado qui est l’histoire de trois amis de Belo Horizonte. Le livre est inspiré de la vie de l’auteur.
« Le Monde » a publié un article hommage lors de son décès : < Fernando Sabino, écrivain et journaliste brésilien>

Cet article nous apprend qu’il avait choisi son épitaphe :

« Ci-gît Fernando Sabino. Né homme, il est mort enfant. »

<1692>

Jeudi 23 décembre 2021

« Tous les matins je dois recomposer un homme. »
Jules Supervielle

Un poème de l’écrivain franco-uruguayen Jules Supervielle (1884-1960) qui se trouve dans le recueil « La Fable du monde » publié en 1938 :

« Encore frissonnant
Sous la peau des ténèbres
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir.
Me voici tout entier,
Je vais vers la fenêtre.
Lumière de ce jour,
Je viens du fond des temps,
Respecte avec douceur
Mes minutes obscures,
Épargne encore un peu
Ce que j’ai de nocturne,
D’étoilé en dedans
Et de prêt à mourir
Sous le soleil montant
Qui ne sait que grandir. »

Fabien et moi nous connaissons depuis près de 20 ans.

Pendant plusieurs années nous travaillions dans la même unité. Nous avons appris à débattre ensemble, dans le sens développé par Étienne Klein et rapporté dans le mot du jour d’hier.

Après que Fabien ait quitté le Rhône pour poursuivre son chemin administratif dans d’autres contrées, nous avons décidé de nous retrouver au moins deux fois par an, pour partager un repas puis l’après midi dans des échanges féconds dans lesquels nous nous enrichissons mutuellement, non de biens matériels, mais de nourriture de l’esprit.

Lors de notre dernière rencontre, la semaine dernière, alors que nous échangions sur nos lectures, Fabien a parlé de Jules Supervielle et a récité ce poème.

J’ai compris que je ne pouvais trouver de meilleur sujet pour le dernier mot du jour, avant la trêve de Noël.

Comme Michel Serres le disait quand on donne un objet matériel, on le perd. Si je vous donne mon smartphone, je ne l’ai plus.

Mais quand on partage une idée, un poème, on ne perd rien, on multiplie.

« Tous les matins, je dois recomposer un homme »

Le mot du jour reviendra fin janvier ou début février.

<1643>

Mercredi 17 novembre 2021

« Silence »
Poème d’Albert Samain

On ne sort pas de ce cheminement, le long de la route de Lhasa, au bout de l’émotion, sans être troublé et profondément marqué.

Passer immédiatement à un autre sujet est difficile.

Il faut probablement franchir une étape qui s’apparente à un sas de décompression.

Alors je me suis souvenu d’avoir entamé cette nouvelle saison en évoquant le silence des moines du couvent de la chartreuse.

Le silence !

Le silence ne se limite pas à se taire.

Deux êtres humains, assis côte à côte, absorbés par leur smartphone, se taisent, mais ne sont pas dans le silence.

Pour être dans le silence, il faut d’abord être présent, simplement être là.

Et puis, il faut être ouvert à la beauté, à l’univers dans lequel nous sommes un petit corps vivant, à l’autre, à sa joie, sa douleur, son émotion, ses questionnements.

Le silence est accueil.

En butinant sur la toile, j’ai accueilli ce poème d’Albert Samain : « Silence »

Je me souviens d’avoir appris, à l’école primaire, certaines de ses poésies.

Il vivait au XIXème siècle.

Il n’a pas connu la première année du XXème siècle puisqu’il est mort en 1900, à l’âge de 42 ans.

C’est la tuberculose qui était très meurtrière dans ce temps-là, qui l’a emporté.

Son poème parle de silence, certes pas du silence des moines. Un silence davantage tourné vers l’humain que vers le divin :

Le silence descend en nous,
Tes yeux mi-voilés sont plus doux ;
Laisse mon cœur sur tes genoux.

Sous ta chevelure épandue
De ta robe un peu descendue
Sort une blanche épaule nue.

La parole a des notes d’or ;
Le silence est plus doux encor,
Quand les cœurs sont pleins jusqu’au bord.

Il est des soirs d’amour subtil,
Des soirs où l’âme, semble-t-il,
Ne tient qu’à peine par un fil…

Il est des heures d’agonie
Où l’on rêve la mort bénie
Au long d’une étreinte infinie.

La lampe douce se consume ;
L’âme des roses nous parfume.
Le Temps bat sa petite enclume.

Oh ! s’en aller sans nul retour,
Oh ! s’en aller avant le jour,
Les mains toutes pleines d’amour !

Oh ! s’en aller sans violence,
S’évanouir sans qu’on y pense
D’une suprême défaillance…

Silence !… Silence !… Silence !…
Albert Samain.
Recueil : Au jardin de l’infante (1893).

<1623>

Vendredi 06 août 2021

« La dignité […] est ce qui nous permet de traverser la vie en se sentant digne de cette petite parenthèse qui est l’existence. »
Gael Faye

Gaël Faye est tutsi. Enfin, sa mère est rwandaise et tutsi. Son père est français et natif de Lyon.

Il est né en 1982 à Bujumbura au Burundi, l’état voisin du Rwanda.

Il avait 12 ans, en 1994 quand le génocide et les massacres des tutsis par l’ethnie majoritaire des hutus se sont réalisés.

Il fuit son pays natal pour la France, à l’âge de treize ans.

Il a raconté son histoire partiellement dans un roman autobiographique « Petit Pays »

Ce roman publié en août 2016, reçoit de nombreux prix :

  • Le prix Goncourt des lycéens
  • Le Prix du roman Fnac
  • Le Prix du premier roman français,
  • Le prix du roman des étudiants France Culture-Télérama

Ce livre va permettre à Gaël Faye de gagner en notoriété.

Mais sa première passion est la musique. Il est y entré par le rap.

Le rap est un moyen d’expression assez éloigné de ma sensibilité.

Mais Gael Faye a dans son dernier album « Lundi méchant » fait beaucoup de chemin vers ma sensibilité.

Je l’ai entendu dans les matins de France Culture du 15 juillet 2021 invité par Chloë Cambreling <Les mots ont toujours été mes petites armes dérisoires pour résister>

J’ai aimé sa voix douce et l’intelligence de ce qu’il disait.

La profondeur et la beauté des textes qu’il chante m’ont touché.

Et pour la musique, il a expliqué pour cet album qui est son deuxième, qu’il a d’abord commencé par la musique avant de poser des paroles, le contraire de ce qu’il faisait jusqu’alors. Et il a ajouté :

« Cela a apporté plus de musicalité que j’avais l’habitude de faire. Cela a apporté plus de respiration. J’ai eu moins peur des silences. Il y a un travail avec le temps pour apprivoiser le silence. Je viens d’une musique qui est une transe de mots. Le rap c’est une transe de mots. Plus le temps passe, plus je me rapproche d’une façon de composer qui ressemble à ce qu’on peut faire quand on écrit une chanson. J’ai l’impression de me renouveler. De redonner un souffle à mon envie de fabriquer des chansons. […] On peut dire autant de chose en creux que de façon frontale. Et les silences qui peuvent exister, les instruments qui peuvent s’exprimer cela peut raconter une histoire. […] Il y a quelques années, j’aurais pris les quatre temps pour mettre des mots, et ça c’est un travail qui m’intéresse de plus en plus. [ne pas saturer le temps par des mots] »

Ne pas saturer l’espace et le temps par des mots.

Laisser la place au silence, car le silence est aussi musique.

Schubert et Beethoven ne disaient pas autre chose.

Il a donc présenté pendant cette émission son album paru le 6 novembre 2020, mais qu’il n’a pu commencer à chanter en public que récemment,  pour les motifs que vous connaissez.

J’ai d’abord été séduit par cette chanson « Respire »

Le texte stimulant qui exprime toutes les agressions et aussi les défis auxquels nous sommes soumis et cet appel à la sérénité qui passe par le souffle, la respiration.

« Respire, respire, respire, espère…

Encore l’insomnie, sonnerie du matin
Le corps engourdi, toujours endormi, miroir, salle de bain
Triste face-à-face, angoisse du réveil
Reflet dans la glace, les années qui passent ternissent le soleil (OK)

Aux flashs d’infos : les crises, le chômage
La fonte des glaces, les particules fines…

Courir après l’heure, les rames bondées
Les bastons d’regards, la vie c’est l’usine
Hamster dans sa roue
P’tit chef, grand bourreau
Faire la queue partout, font la gueule partout
La vie c’est robot

T’as le souffle court (respire)
Quand rien n’est facile (respire)
Même si tu te perds (respire)
Et si tout empire (espère) »

Il dit que son album est un album tendre :

« La tendresse c’est pour l’idée d’un amour qui est ancré dans le quotidien. Qui ne s’use pas. Qui se renouvelle tous les jours, avec de petits gestes. Et chalouper c’est tout à fait la chanson qui résume cet album. Parce qu’on veut reprendre du plaisir et pas oublier la fugacité des instants et leur importance. D’ailleurs j’aime terminer les concerts par la chanson chalouper »

Cette chanson qui évoque la vieillesse, la tendresse et ce besoin jamais rassasié d’être ensemble de se toucher, de bouger ensemble :

«Un jour viendra le corps tassé
Les parchemins sur nos visages
Ceux qui racontent la vie passée
Tous les succès et les naufrages
Et nos mains qui tremblent au vent
Comme des biguines au pas léger
Continueront de battre le temps
Sous des soleils endimanchés
Un jour viendra on f’ra vieux os
Des bégonias sur le balcon
Un petit air de calypso
Photo sépia dans le salon
Malgré la vie, le temps passé
Malgré la jeunesse fatiguée
Personne ne pourra empêcher
Nos corps usés de chalouper

Chalouper, chalouper
Chalouper, chalouper
Chalouper, chalouper
…»

J’ai été séduit par la musique, mais ce qui frappe d’abord c’est la qualité des textes.

Il avait aussi été l’invité le 19 novembre de Tewfik Hakem dans son émission « le Réveil culturel » : Parler de choses graves avec des musiques douces> vient de la culture de la retenue dans laquelle j’ai grandi au Rwanda”

Sur la page du site, il est cité :

« J’écris pour garder une trace. Tout disparaît à une vitesse incroyable, la mémoire efface tout. Ma famille a connu des génocides, on a disparu en masse. Des pans entiers d’histoires humaines ont été anéantis. Mon père est français, ma mère est rwandaise mais j’ai grandi avec mon père dans un petit pays d’Afrique Centrale, où être métis n’a pas de réalité : j’étais un petit Blanc. Puis subitement en France je suis devenu Noir. C’est sans doute à cause de ce sentiment de me sentir perpétuellement à la marge que je me suis bâti sur l’écriture. »
Gaël Faye

S’il y a de la tendresse, il y aussi de la révolte. Et s’il écrit ses textes il accepte aussi de prendre des textes écrits par d’autres, notamment ce poème de Christiane Taubira  : « Seuls et vaincus ». Il explique que la révolte est aussi indispensable que la tendresse

« Je cite souvent un professeur d’espérance, René Depestre, qui m’a appris cet équilibre important chez l’être humain entre la révolte et la tendresse. Je pense qu’il ne peut pas y avoir de la tendresse, s’il n’y a pas aussi de la révolte en face du monde tel qu’il ne va pas.

On peut déployer son amour que si on est aussi révolté par les injustices, dans ce monde qui nous met en position de dominé. Il faut ce balancier. C’est pourquoi je voulais collaborer avec des gens qui ont œuvré toute leur vie entre ces deux positions comme Harry Belafonte et Christiane Taubira. »

L’ancienne ministre dans son texte fustige les xénophobes et tous ceux qui mènent selon elle un combat d’arrière-garde.

«Vous finirez seuls et vaincus
Sourds aux palpitations du monde
À ses hoquets, ses hauts, ses bas
Ses haussements d’épaules veules
Au recensement des ossements
Qui tapissent le fond des eaux

Vous finirez seuls et vaincus
Aveugles aux débris tenaces
De ces vies qui têtues s’enlacent
De ces amours qui ne se lassent
Même lacérées de se hisser
À la cime des songeries
[…]
Et vos enfants joyeux et vifs
Feront rondes et farandoles
Avec nos enfants et leurs chants
Et s’aimant sans y prendre garde
Vous puniront en vous offrant
Des petits-enfants chatoyants

Vous finirez seuls et vaincus
Car invincible est notre ardeur
Et si ardent notre présent
Incandescent notre avenir
Grâce à la tendresse qui survit
À ce passé simple et composé »

A la fin de l’émission il donne ce chemin :

« La dignité c’est une valeur qui m’importe beaucoup, c’est ce qui nous permet de traverser la vie en se sentant digne de cette petite parenthèse qui est l’existence. La fête permet de transcender la rage en une énergie plus grande. »

Et il finit son album par cette sublime chanson dans laquelle le texte est d’une finesse et d’une poésie à se pâmer :

C’est une chanson en mémoire du Rwanda, de son Rwanda :

« Au-dessus d’ces collines s’élève ma voix à jamais
Ô mon petit pays, ô Rwanda bien-aimé
Un million de gouttes d’eau qui tombent de terre en ciel
Un million de nos tombes en trombes torrentielles

De nos fosses profondes à nos points culminants
Nous sommes debout maintenant les cheveux dans le vent
À conjurer le sort qu’un désastre engloutit
À se dire qu’on est fort, qu’on vient de l’infini

Je rêve de vous (kwibuka)
I’m dreamin’ of you (kwibuka)

Je rêve de vous, chanson d’un soir d’ivoire
Je rêve de vous, mes mots sont dérisoires
Je rêve de vous quand l’Histoire nous égare
Je rêve debout au jardin des mémoires
Et vu que je renais déjà de nos abysses
Je fais de nos sourires d’éternelles cicatrices

[…]

Je rêve de vous
Vous mes lumières invaincues
Mon souvenir
Mes silences nus
Je rêve de vous
Dissipe les ténèbres
Je n’oublie pas
Je m’habille de vos rêves »

C’est un moment de grâce.

J’ai bien sûr acheté cet album de cet artiste, de ce poète, de cet humaniste qui a pour nom Gael Faye et qui nous vient du Rwanda.


<1604>

Mercredi 12 mai 2021

« J’ai choisi la musique pour sa capacité à dire des choses que je ne comprenais pas avec les mots. »
Sonia Wieder-Atherton

Hier, j’évoquais Christa Ludwig qui m’a accompagné pendant de longues années de découvertes et d’approfondissement musical.

Je dirais que je la connaissais musicalement. Depuis sa mort, les nombreux articles et entretiens que j’ai vus et lus m’ont aidé à mieux connaître la femme qu’elle était.

Je connaissais Christa Ludwig. Mais je ne connaissais pas Sonia Wieder Atherton.

Je savais bien qu’elle existait et qu’elle jouait du violoncelle, mais je n’avais jamais eu la curiosité d’écouter un de ses disques ou de l’entendre parler de son art.

C’est Augustin Trapenard, dans son émission « Boomerang » qui m’a fait découvrir la personne qu’elle était et aussi une violoncelliste et musicienne accomplies.

C’était l’émission du 31 mars 2021 : <Les cordes sensibles de Sonia Wieder-Atherton>

Elle a beaucoup travaillé avec la cinéaste Chantal Ackerman dont elle a été la compagne.

Elle interroge les sons et la musique et en parle divinement.

Augustin Trapenard la présente comme « musicienne et conteuse ».

C’est une violoncelliste prodige qui a suivi une voie toute traditionnelle et a été l’élève des plus grands. Elle a aussi été l’élève de Rostropovitch qu’elle a beaucoup admiré.

Depuis cette émission, je me suis procuré plusieurs disques d’elle et j’ai été absolument captivé.

Elle joue des œuvres très classiques que je connais bien comme < La sonate pour Arpeggione de Schubert> ou le premier concerto de Chostakovitch. Des interprétations techniquement irréprochables et surtout avec une sensibilité immédiatement communicative.

Et puis elle va par d’autres chemins.

Par exemple ce lied de Gustav Mahler que chante merveilleusement Christa Ludwig, <Ich bin der Welt abhanden gekommen> elle l’arrange pour violoncelle et son violoncelle est comme une voix, il n’y a pas les paroles, mais le violoncelle chante : <Mahler par Sonia Wieder Atherton>

Elle partage avec Augustin Trapenard cette vision

« J’ai choisi la musique pour sa capacité à dire des choses que je ne comprenais pas avec les mots. La musique raconte aussi une histoire, et le violoncelle a été mon premier outil de conteuse ».

Après elle va encore vers d’autres chemins, voici <Une prière juive> portée par le seul violoncelle. Ce morceau fait partie d’un disque intitulé <Chants Juifs>

Elle dit :

« Ce cycle de chants juifs est né de ma recherche sur la musique juive liturgique. Une musique aux racines si anciennes, qui a accompagné le peuple juif durant des siècles de pérégrinations. Je me suis intéressée à des mélodies de différentes sources, mais ce qui m’a véritablement inspirée, c’est le chant des cantors, ou hazans, et son expressivité intérieure, intime, contenant pourtant une telle force d’expression. Dans cette musique, le populaire et le sacré se confondent. Qu’elle soit gaie ou triste, lente ou rapide, prière, chant populaire ou encore danse, elle est toujours partage et intimité. J’ai senti que je connaissais cette musique depuis toujours, depuis bien avant ma naissance, c’était une impression étrange. »

Elle explique sa relation particulière avec son instrument :

« La première fois que j’ai entendu le son d’un violoncelle, j’ai été hypnotisée, soulevée dans l’univers, totalement happée. J’essaie de toujours revenir à cette sensation ».

Et puis elle a voulu entrer dans le monde de Nina Simone.

Nina Simone rêvait d’être la première concertiste de musique classique. Une société rétrograde et raciste l’a empêché d’atteindre ce rêve. Elle se tournera alors vers le jazz et deviendra selon les spécialistes que je ne suis pas, une des plus grandes chanteuses de jazz de l’Histoire.

Sonia Wieder atherton dit : .

« Dans mes créations, j’essaie d’amener des œuvres au violoncelle, de créer des rencontres entre la musique classique et d’autres registres, d’inventer de nouveaux langages ».

Le disque qu’elle a consacrée à Nina Simone s’appelle <Little Girl Blue…>

Voici un des morceaux de ce disque : <Black is the Colour of my True Love’s Hair>

Elle dit encore :

« Une interprétation, c’est comme le fil d’un funambule : parfois on tombe, on se laisse dépasser par l’émotion ».

Et puis je finirais par une histoire qu’elle raconte après avoir parlé avec émotion de l’œuvre et du parcours de Nina Simone dans l’émission de Trapenard :

« C’était une des premières fois que j’ai joué pour des jeunes adolescents. Je leur faisais découvrir la musique. Je leur jouais plein de morceaux et je leur demandais à quoi cela les faisait penser. Et j’ai joué alors un mouvement de Chostakovitch très puissant, très rythmique, très violent, très intense. Et je leur demande et là ça vous fait penser à quoi ?

Moi ça me fait penser au vent ! Moi ça me fait penser à la tempête ! Moi ça me fait penser à des gens très méchants…

Et puis il y a une petite fille qui lève la main et qui dit :
« Moi ça me fait penser à une maman qui a deux enfants. Elle a un petit garçon et une petite fille et elle préfère son petit garçon. Et ça me fait penser ce que cela fait à la petite fille ! »

C’est pour moi une histoire qui a une force inouïe
Cela signifie que cette colère dans la musique, elle a pu entrer dans le cœur de cette petite fille et allé dans l’endroit qui n’avait jamais été exprimé et qui lui a fait dire cela. »

C’est la puissance d’expression de la musique qui éclaire encore mieux les paroles de Sonia Wieder-Atherton que j’ai mises en exergue.

Si vous voulez aller plus loin, il y a une série de cinq entretiens d’une demi-heure sur France Musique dont le cinquième « La musique doit être là où bat le cœur du monde ». C’était en 2017.

Plus récemment en février une autre émission de France musique « C’est très physique, voire animal d’entrer sur scène »

Hier je finissais le mot du jour en disant de Christa Ludwig par ces mots « Une grande Dame, une immense musicienne. ».

Aujourd’hui j’ai envie d’écrire : « Une belle âme et une bouleversante conteuse qui chante avec un violoncelle »

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Lundi 19 avril 2021

« Deux siècles après sa naissance, Baudelaire reste énormément subversif »
Antoine Compagnon

Baudelaire dont le prénom est Charles est né à Paris le 9 avril 1821. Il est mort dans la même ville 46 ans après.

Il est donc né il y a deux cents ans.

L’année dernière, lors du premier confinement, je lui avais dédié le mot du jour du 26 avril 2020 : « Anywhere out of the world (N’importe où hors du monde».

France Inter avait invité le 9 Avril Antoine Compagnon pour lui rendre hommage « Deux siècles après sa naissance, Baudelaire reste énormément subversif »

Il parle d’abord de son admiration pour le poète mais explique surtout son côté :

« Toujours inattendu, toujours provoquant »

Et il ajoute :

« Il est l’inventeur de la modernité et celui qui insulte cette modernité à longueur de pages. C’est une démarche très violente. »

Parce que l’auteur de ces vers inoubliables :

« Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble ! »

A aussi écrit des vers d’une grande violence, notamment contre les Belges.

C’est ce que lui reproche Alex Vizorek, humoriste belge, sur la même radio <Baudelaire et la Belgique>

Dans son billet Vizorek cite des extraits évocateurs.

Vous trouverez derrière <ce lien> ces textes écrits par Baudelaire.

Par exemple :

« Qu’on ne me touche pas ! Je suis inviolable ! »
Dit la Belgique. — C’est, hélas ! incontestable.
Y toucher ? Ce serait, en effet, hazardeux [sic],
Puisqu’elle est un bâton merdeux »”

Ailleurs, il traite la Belgique de « Pays des singes »

Jean-Baptiste Baronian essaye d’expliquer <Pourquoi Baudelaire détestait à ce point les Belges ?>

Dans l’univers des tenants de la « cancel culture » ou du « woke », il devrait être effacé !

Mais dans l’univers des gens raisonnables on s’arrêtera à ses chefs d’œuvre

Car je crois qu’il faut regarder ce qui est grand chez les humains plutôt que de s’attarder sur ce qui les rend petit et futile :

« Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »
L’albatros, « les fleurs du mal »

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Mercredi 14 avril 2021

« Je suis avec vous ! j’ai cette sombre joie. Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie m’attirent; je me sens leur frère. »
Victor Hugo, « L’année terrible » – « A ceux qu’on foule aux pieds »

J’ai déjà évoqué le fait que beaucoup des grands écrivains français vivants en 1871 ont eu une attitude très hostile à l’égard de la Commune : Flaubert, Anatole France, Georges Sand.

Et aussi Emile Zola. Il existe un article sur Wikipedia qui décrit les divers supports utilisés par l’écrivain pour son travail de critique : « Emile Zola et la Commune de Paris ».

Vous pourrez aussi lire cet article plus engagé : « Zola contre la commune » qui cite certains de ses articles.

Il y eut bien sûr des écrivains qui défendaient la Commune. Jules Vallès était communard et il écrivit son livre « L’insurgé 1871» en 1886 dans lequel le héros de sa trilogie, Jacques Vingtras, son double fictionnel, participe activement à la commune.

Il était un des animateurs de la Commune et jouait un rôle prépondérant en raison de son journal « Le Cri du Peuple ».

Il sera condamné à mort par contumace le 14 juillet 1872, mais il avait pu s’échapper et vécut en exil en Angleterre et en Suisse.

La dédicace de son livre « L’insurgé » est la suivante :

« Aux morts de 1871
À TOUS CEUX
qui, victimes de l’injustice sociale,
prirent les armes contre un monde mal fait
et formèrent,
sous le drapeau de la Commune,
la grande fédération des douleurs,
Je dédie ce livre. »

Il était clairement dans le camp des anarchistes contre les bonapartistes de tous bords et donc aussi les socialistes autoritaires.

On cite souvent Rimbaud comme défenseur de la Commune et on discute même sa présence sur les barricades. Il n’avait que 16 ans en 1871 : « Rimbaud à l’heure de la Commune de Paris ».

Mais le grand écrivain de ce temps était Victor Hugo.

Son attitude à l’égard de la Commune fut nuancée. Il n’aimait pas qu’on attaque la République, c’est-à-dire le pouvoir de Thiers qui était issu d’élections. L’insurrection contre la République ne s’inscrivait pas dans son univers mental.

Sa première rencontre avec l’insurrection communale s’est réalisée lors d’une tragédie personnelle : Son second fils des cinq enfants qu’il a eu avec Adèle Foucher, Charles Hugo est mort le 13 mars 1871 à 44 ans.

Victor Hugo écrit à des amis, le 14 mars :

« Chers amis, je n’y vois pas, j’écris à travers les larmes ; j’entends d’ici les sanglots d’Alice [épouse de Charles], j’ai le cœur brisé. Charles est mort. Hier matin, nous avions déjeuné gaîment ensemble, avec Louis Blanc et Victor. »

L’enterrement de Charles Hugo

Et l’enterrement a lieu au Cimetière du Père Lachaise, le 18 mars 1871, le premier jour de la Commune de Paris.

Un blog de Mediapart rapporte ce récit :

« Le cortège doit remonter la rue de la Roquette jusqu’à la porte centrale du cimetière. Déjà, à proximité de la prison, une femme a crié : « A bas la peine de mort ! ». Le père Hugo conduit le deuil. Spontanément quelques fédérés en armes commencent à faire une haie d’honneur au cortège, puis bientôt il y a en aura une centaine. On parvient à la barricade qui ferme la rue de la Roquette : alors les fédérés et les insurgés déblaient la barricade. Les drapeaux rouges s’inclinent au passage du cortège. »

Après la cérémonie et le deuil, il va aller à Bruxelles pour régler les affaires de succession de son fils et sera peu concerné par ce qui se passe à Paris.

Mais son hostilité disparaîtra, dès qu’il comprendra l’ampleur des massacres de la semaine sanglante.

Et s’il n’a pas soutenu la commune, il deviendra le soutien des communards.

Le site du « Sénat » explique :

« C’est de Bruxelles qu’il suit les événements. Il n’approuve pas les excès de la Commune mais supplie le gouvernement de Versailles de ne pas répondre aux crimes par des crimes : en réponse à l’exécution de 64 otages par la Commune, le gouvernement de Versailles fusille 6000 insurgés.
Après la chute de la Commune, Hugo fait savoir que sa porte est ouverte aux exilés. […]. Sa position n’est pas comprise et dans la nuit du 27 au 28 mai, sa maison est lapidée. Il est ensuite expulsé de Belgique en dépit des violentes protestations qui se sont élevées au Sénat et à la Chambre des députés. Réfugié au Luxembourg, il rédige son poème “L’année terrible“.
Le 1er octobre 1871, il regagne Paris.
En janvier 1872, il est battu aux élections législatives : les électeurs lui reprochent son indulgence envers les Communards.
En janvier 1876, sur la proposition de Clemenceau, il est candidat au Sénat et élu au second tour. Le Sénat lui sert de tribune pour poursuivre son combat en faveur de l’amnistie des Communards ».

Il est assez aisé de trouver son discours du 22 mai 1876 qu’il fait au Sénat en faveur de l’amnistie des communards :

« J’y insiste ; quand on sort d’un long orage, quand tout le monde a, plus ou moins, voulu le bien et fait le mal, quand un certain éclaircissement commence à pénétrer dans les profonds problèmes à résoudre, quand l’heure est revenue de se mettre au travail, ce qu’on demande de toutes parts, ce qu’on implore, ce qu’on veut, c’est l’apaisement ; et, messieurs, il n’y a qu’un apaisement, c’est l’oubli.
Messieurs, dans la langue politique, l’oubli s’appelle amnistie.
Je demande l’amnistie. Je la demande pleine et entière. Sans conditions. Sans restrictions. Il n’y a d’amnistie que l’amnistie.
L’oubli seul pardonne. […]

Profitons des calamités publiques pour ajouter une vérité à l’esprit humain, et quelle vérité plus haute que celle-ci : Pardonner, c’est guérir !
Votez l’amnistie. »

Il n’aura pas gain de cause cette année-là. La loi d’amnistie sera votée le 11 juillet 1880

Mais après la semaine sanglante, il fera surtout ce qu’il sait faire, il écrira des poèmes.

Il a écrit un poème en l’honneur de Louise Michel qu’il connaissait et que j’ai déjà évoqué lors du mot du jour consacré à la célèbre institutrice : <Viro Major> (« Plus qu’un homme »),

Et puis il écrira un recueil de poèmes qu’il nommera : « L’année terrible »

Ce recueil est classé par mois et commence par la guerre de 1870, le désastre de Sedan puis arrive mars 1871, il parle du deuil et de l’enterrement de son fils.

En mai il s’insurge contre les incendies de Paris : « Paris incendié »

« Mais où ira-t ‘on dans l’horreur ? et jusqu’où ? »

Mais déjà il explique la raison de la colère du peuple :

« J’accuse la Misère, et je traîne à la barre

Cet aveugle, ce sourd, ce bandit, ce barbare,
Le Passé; je dénonce, ô royauté, chaos,
Tes vieilles lois d’où sont sortis les vieux fléaux !
Elles pèsent sur nous, dans le siècle où nous sommes.
Du poids de l’ignorance effrayante des hommes ;
Elles nous changent tous en frères ennemis; »

Et puis se trouve ce poème que j’ai vu souvent citer ces dernières semaines : « A qui la faute ? »

Dans lequel il fustige d’abord un homme qui a incendié une bibliothèque :

« Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
— Oui.
J’ai mis le feu là.

— Mais c’est un crime inouï

Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage !
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage. »

Tout le reste de ce chant est un hymne à la gloire du livre et des bienfaits qu’il apporte.

Et vient cette conclusion :

« Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un nœud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute!
Le livre est ta richesse à toi! c’est le savoir.
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

Je ne sais pas lire. »

Au fur et à mesure des textes, Hugo se montre de plus en plus compassionnel et compréhensif :  « Les Fusillés »

« Partout la mort. Eh bien, pas une plainte.
O blé que le destin fauche avant qu’il soit mûr!
O peuple !

On les amène au pied de l’affreux mur.

C’est bien. Ils ont été battus du vent contraire.
L’homme dit au soldat qui l’ajuste : Adieu, frère.
La femme dit : — Mon homme est tué. C’est assez.
Je ne sais s’il eut tort ou raison, mais je sais
Que nous avons traîné le malheur côte à côte ;
Il fut mon compagnon de chaîne; si l’on m’ôte
Cet homme, je n’ai plus besoin de vivre. Ainsi
Puisqu’il est mort, il faut que je meure. Merci. —
Et dans les carrefours les cadavres s’entassent.
Dans un noir peloton vingt jeunes filles passent;
Elles chantent; leur grâce et leur calme innocent »

Et puis arrive ce XIIIème poème du mois de Juin « A ceux qu’on foule aux pieds »

« Oh ! je suis avec vous ! j’ai cette sombre joie.
Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie
M’attirent; je me sens leur frère; je défends
Terrassés ceux que j’ai combattus triomphants;
Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m’éclaire,
Oublier leur injure, oublier leur colère,
Et de quels noms de haine ils m’appelaient entre eux.
Je n’ai plus d’ennemis quand ils sont malheureux.
Mais surtout c’est le peuple, attendant son salaire,
Le peuple, qui parfois devient impopulaire,
C’est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants,
Droit, avenir, travaux, douleurs, que je défends ; »

Victor Hugo le dit avec des mots sublimes.

Certainement, La Commune n’avait aucune chance de gagner ni contre les prussiens, ni de prendre le pouvoir.

La commune était désorganisée. Elle poursuivait des objectifs certes nobles et justes. Mais elle n’avait pas les moyens d’en organiser la mise en œuvre dans la paix.

Elle se trouvait dans une impasse.

Mais la répression des versaillais, la semaine sanglante ne permet pas de douter : Je suis avec eux, de leur côté, je me sens leur frère.

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