Lundi 5 février 2024

« Le murmure »
Christian Bobin

« Le murmure », c’est un son délicat, mais c’est aussi le nom que l’on donne aux grands rassemblements d’oiseaux dans le ciel, où ils forment des masses compactes et mouvantes au crépuscule.

Cette mystérieuse faculté que possèdent les oiseaux à évoluer, en groupe immense, de manière harmonieuse, sans jamais se cogner, tout en changeant de direction est fascinante.

Je me souviens que lors d’un entretien avec Jacques Chancel, Herbert von Karajan parlait du murmure des oiseaux pour expliquer comment se passe les inflexions : les changements de tempo et de nuances au sein d’un orchestre symphonique composé seulement d’une centaine d’individus. Il expliquait que le groupe était suffisamment en harmonie pour que ces évolutions soient immédiatement perçues par tous, de sorte qu’ils agissent en symbiose.

Le réalisateur hollandais Jan Van Ijken nous apprend dans un documentaire que les formations d’oiseaux ne sont pas dirigées par un seul individu mais bien par tout le groupe. Quand un des individus change quelque chose, les autres réagissent instantanément quelle que soit la taille du murmure. L’information circule dans le groupe quasi sans dégradation.

« Le murmure » est l’ultime livre écrit par Christian Bobin.

Il est paru le 1er février 2024. Le 2 février j’avais fini de le lire, mais certainement pas d’y revenir, maintes et maintes fois.

Le 2 octobre 2022, un Christian Bobin lumineux et semble t’il en forme, était l’invité du « Grand Atelier » de Vincent Josse sur France Inter : « Nous existons si peu, c’est un miracle que cette larme dans les yeux »

La Médiatrice de France Inter a mis en ligne la réaction de quelques-uns des auditeurs qui se sont exprimés suite à cette émission.

J’en citerai deux :

« Quel bonheur cette émission d’aujourd’hui ! D’un seul coup on grandit, on vibre à ses paroles, on est ému par son émotion, sa profondeur. Une interview comme celle-là nous rend plus intelligent. Bravo à Christian Bobin et sa poésie, sa spiritualité de la vie et merci à Vincent Josse de ces deux heures magnifiques ! J’en redemande ! Merci merci !»

« Ahhhh Monsieur Josse, comme j’ai souri en vous entendant dire cette phrase qu’ici même j’envoyais à mon amie « Regarde, on va se prendre une rafale de joie ». J’avais cette sensation d’être parmi vous. Un grand merci pour ce beau rendez-vous, Christian Bobin est une lueur sur tant de chemins !!! »

J’ai réécouté cette émission, ce dimanche, pendant ma marche quotidienne et je me suis dit qu’il faudrait l’écouter chaque fois qu’on n’est pas bien, c’est plus puissant et moins nocif que tous les antidépresseurs.

Quelques jours après cette émission, Christian Bobin a été attaqué par la maladie foudroyante qui allait l’emporter le 23 novembre 2022.

Christian Bobin a fini son existence terrestre, à l’hôpital de Chalons sur Saône, allée Saint Jean des Vignes.

Il avait commencé son livre en juillet, mais c’est sur son lit de souffrance de l’hôpital qu’il l’a continué, et pour la fin il l’a dicté à sa compagne devenue son épouse la poétesse Lydie Dattas auquel le livre est dédié. Ce livre est bien plus : une ode à leur amour partagé.

Lydie Dattas avec l’éditrice Gabrielle Lecrivain ont finalisé cet ouvrage dont l’exergue initial est :

« Rien est le tout de ce que je sais »

Lydie Dattas a accepté une interview très émouvante sur le site de « la Tribune » : « J’ai vécu avec un ange, Christian Bobin » .

Lydie Dattas est, elle-même, une poétesse reconnue par ses pairs. Elle déclare dans la Tribune :

« A l’instant où j’ai connu Christian Bobin, je suis devenu sa disciple. J’ai tout de suite vu que j’avais à faire à tellement plus grand que moi. »

Lydie Dattas confirme ce que révèle la quatrième de couverture : « Commencé chez lui, au Creusot, en juillet 2022, poursuivi sur son lit d’hôpital durant les deux mois précédant sa mort, le murmure appartient à ces œuvres extrêmes écrites dans des conditions extrêmes. »

Quand le journaliste lui demande si elle l’a encouragé dans cette aventure inouïe :

« On n’encourage pas le tonnerre à tonner, ni le rossignol à chanter. Il chante tout seul. Ma seule action dans cette affaire, ça a été de noter, parfois à la vitesse de la lumière, une phrase, une parole ou une correction. Parfois en direct, parfois au téléphone. Dans une telle aventure divino-humaine (le fond poétique indestructible du vivant), où la mort peut survenir à chaque instant, il ne peut être question de plans, de désirs, de souhaits : le verbe arrive et il faut juste être à la hauteur de son sens. Malgré sa taille modeste, ce livre restera comme le grand œuvre de Christian Bobin. »

Dans ce livre, il est question d’art, il cite une dizaine de fois le grand pianiste russe Grigory Sokolov, qu’il a découvert tardivement.

Il est question de sa maladie, qui s’adresse à lui :

« Et de paix ! S’exclama la maladie. Sais-tu seulement de quoi tu parles ? Il ne s’agit pas de cesser d’écrire, malheureux ! Regarde : je les ai fait venir pour toi mes auxiliaires : quatre douleurs pour y voir clair. Une guerre pour l’âme, une pour le poumon, tout ! Ils t’apporteront lumière, non ténèbres ! Rien de plus éloigné de la mort ! Bon dit la maladie en claquant des doigts pour rameuter sa troupe : en route ! Nous avons encore du chemin à faire. Je reviendrai. Le message est clair. […]
Si ce livre devrait être le dernier, alors il faudrait qu’il soit le plus jeune de tous ceux que j’ai écrits. »
Le Murmure page 19

La gravité, on la comprend dans ce dialogue avec le médecin :

Le médecin entre dans ma chambre, mon dossier dans les mains, et me dit doctement contrarié : « Je ne sais pas qui vous êtes, mais c’est complétement anormal. Avec ce que vous avez, vous devriez être terrassé ! ».
Le Murmure page 47

Tous les médecins n’ont pas cette brutalité, mais nous, je veux dire nous qui fréquentons assidument les disciples d’Esculape, avons tous rencontré ce que j’appelle « des techniciens » qui ont dans leur tête les protocoles et des tableaux statistiques, mais ont oublié de cocher la case « humanité »…

Christian Bobin lui répond dans son livre :

« Ce spécialiste ne connaît pas les ressources des bébés. Je n’ai pas de ruse. Moi j’arrive sur mes jambes de 4 ans – et je cause. Je saute à pieds joints dans toutes les flaques de découragement qui sont devant moi et je les change en étincelles. »

Et il continue par un mot plus piquant, car Bobin est bienveillant et gentil, mais il n’est dupe de rien et voit aussi l’ombre des choses :

« La sensibilité s’est retirée du monde. Elle a laissé la place à la précision. Si j’étais la lune, je commencerais à faire mes valises… »

Il y a aussi ce moment où le lecteur se dit il est vraiment trop …

« Il pleut… Sur mon lit d’hôpital, je mange un plat incomestible entre un mourant et une vitre en larmes. Ensuite, j’écris ce petit billet pour la cuisinière : « Chère cuisinière, je viens de finir mon assiette : c’était absolument délicieux. Peut être seulement un tout petit peu froid… ».
J’ai un frisson d’ange. Nous ne sommes que rarement les auteurs de nos actes. »
Le Murmure page 35

Mais la critique suit :

« Si seulement on pouvait s’occuper des malades et des pauvres comme leurs majordomes s’occupent des riches… »

Et il finit par cette analyse sur ceux que notre président, lors de la pandémie, a décrit comme les indispensable de notre société :

« C’est grâce à l’insomnie des mères consolant un enfant dévoré par les diables de la nuit ou à un balayeur aidant ici ou là un trottoir à mieux respirer – oui : c’est grâce à ce genre de service que les ténèbres n’ont pas encore refermé définitivement leurs bras sur les humains. Écrire est ce genre de service. »

Mais ce n’est pas la maladie qui a la première place dans ce livre :

« J’écris pour vous construire un nid. Il fait trop froid dehors. »
Le Murmure page 34

C’est un hymne à la nature et tant d’autres choses

« Le Temps est venu d’être félicité pour ce qu’on n’a pas fait, pour ce qu’on n’a pas détruit, pour notre amour des fleurs sauvages, qui avec les cris du cœur ont seule puissance de nous guérir.
Fie-toi aux fleurs ! Toute fleur est une goutte de courage, une transfusion de couleurs dans nos veines flétries de ne croire qu’aux ténèbres. »
Le Murmure page 119

C’est un livre à lire, je ne peux dans ce mot du jour que picorer quelques bribes.

Mais je voudrai partager la fin de ce livre, car c’est un livre sur la mort et sur l’amour :

« Je suis au bout du langage. La poésie n’est rien, l’écriture n’est rien, la musique n’est rien. Mais ce qui n’est rien ignore la mort. Les larmes et les sourires sans cause survivent à la fin du monde. On va vers des jours extraordinaires.

Nous ne descendrons pas l’escalier de tristesse. Plus vite que la vie et plus vite que la mort, je te retrouverai TOI . Nous tourbillonnerons dans la lumière.
Le vol magique des étourneaux, seconds violons du ciel. Quand ils rencontrent un obstacle – comme d’un roc qui dépasse d’une rivière-, ils scindent en deux cette masse de grâce sans se heurter, vite recomposent leur amitié après le franchissement de l’épreuve. Cette passe s’appelle « le murmure ».
Quand tu mourras notre amour se recomposera. Il se recomposera dans le ciel rouge, comme le murmure des étourneaux après le franchissement de l’obstacle.
Sur le roc de la mort nous serons deux présences éternelles. Dieu n’éteindra jamais nos yeux qui voyaient. »

Et puis vient la toute dernière page avec une seule phrase.

L’éditrice Gabrielle Lecrivain a expliqué que la page manuscrite, toujours écrite à la main, était entièrement noire, car elle avait été intégralement écrite mais barrée à l’exception de cette phrase :

« Nous serons deux enfants réenfantés »

Après leur rencontre, Lydie Dattas et Christian Bobin se sont installés, en 2005, dans une maison isolée, au lieudit Champ-Vieux, à la lisière du bois de Saint Firmin, à une dizaine de kilomètres du Creusot. Dans <cet article de blog>, il est question de ce lieu enchanteur. Cette maison, ils l’ont abandonnée, pour vivre au Creusot, lorsque l’état de santé de Christian Bobin s’est dégradé. Et, Lydie Dattas finit l’article de la Tribune ainsi :

« Récemment, pour la première fois, je suis retournée à Champ-Vieux où nous avons vécu. Il neigeait. La maison et la clairière étaient toutes blanches. C’était beau à pleurer. J’ai pensé : « J’ai vécu au paradis avec un ange. Pourquoi ai-je eu ce privilège ? Personne ne mérite un tel bonheur. »

<1789>

Vendredi 1er décembre 2023

« Une fleur s’épanouira à l’improviste. »
Inna Sokolova

Les temps sont lourds.
Notre espèce continue à détruire la biosphère qui constitue l’écrin de notre vie.
Elle continue à s’auto-détruire dans des conflits meurtriers dont nul ne voit l’issue.

Elle poursuit des chimères de l’homme augmenté alors que c’est la sensibilité et la résilience humaine qu’il faudrait faire croitre.

Difficile, par moment, de ne pas se résoudre à conclure que nous sommes une sale race et que le vivant serait plus harmonieux sur terre, sans nous.

Et puis, il y a des soirées, des moments, hors du temps qui nous redonne espoir, élève l’âme.

Quasi comme chaque année, le pianiste Grigory Sokolov, s’est arrêté ce lundi 27 novembre, à l’auditorium de Lyon, pour un moment de grâce.

Il a joué Bach puis Mozart puis, comme souvent, six bis, parce que le lien, l’échange avec le public est si fort que la séparation ne peut être que lente et prendre beaucoup de temps.

Dans le programme de son concert à <Baden Baden du 11 novembre>, avec le même programme qu’à Lyon, la présentation du concert affirme :

« C’est le meilleur de tous les pianistes, déclare Daniel Barenboim à propos de Grigory Sokolov »

A Lyon, il a joué cette œuvre de Bach <Jean-Sébastien Bach : Partita N° 2 BWV 826> (Audio uniquement)

Pour le voir jouer il faut écouter la partita précédente : <Jean-Sébastien Bach : Partita N° 1 BWV 825>

Partout où il passe les éloges viennent à sa rencontre. Ainsi le journal suisse <Le Temps> écrit :

« Physiquement, c’est un colosse. Mais à l’intérieur, c’est un poète – un poète de l’indicible »

Tout le monde pourtant n’est pas convaincu.

Le grand pianiste français Philippe Cassard dans son émission <Portraits de famille> avoue :

« Je ne comprends rien, ou si peu à l’esthétique, au gout, aux choix interprétatifs qui sont les siens depuis dix ans. »

Il a réalisé cependant deux longues émissions consacrées à Sokolov, mais uniquement à ses jeunes années pendant les lesquelles Cassard reconnaît le génie et ajoute que celles-ci ne sont :

« Pas encore contaminé par cette surcharge expressive, ce maniérisme de chaque note, cette appétence pour des tempos lentissimes qui dénaturent, selon moi, le langage des compositeurs. »

Disons qu’il ne comprend pas ce que comprenne des milliers d’auditeurs comme ceux de l’auditorium de Lyon.

A Bruges, pour le même programme on lit :

« L’interprétation de Sokolov se déploie avec une telle évidence qu’il parvient à captiver ses auditeurs dès les premières notes.
Entre douceur, tranchant et raffinement, l’impressionnante précision avec laquelle Grigory Sokolov effleure les touches du clavier dépasse l’imagination.
Quoi qu’il joue, Sokolov est le maître des moments suspendus. »

Au Théâtre des Champs Elysées on cite directement Grigory Sokolov :

« L’essence de l’interprétation, c’est l’amour profond que l’on porte à une pièce, assorti à la liberté intérieure de l’interprète »,

Grigory Sokolov est né à Léningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) le 18 avril 1950.

J’avais déjà, lors d’un concert précédent à Lyon en 2018, consacré un mot du jour à cet interprète hors norme : <Grigory Sokolov>

Alors, pourquoi en reparler, alors qu’il est si difficile de trouver les mots à placer sur de tels moments ?

C’est parce que, par hasard, dans mon butinage numérique, j’ai trouvé Christian Bobin qui parlait de Grigory Sokolov.

Et il ne parlait pas que de Grigory Sokolov mais aussi de son épouse Inna Sokolova dont je n’avais jamais entendu parler.

J’ignorais même qu’il fût marié.

Christian Bobin était invité en Suisse, pour faire une conférence le 7 octobre 2022, à Crans-Montana. Conférence qui avait pour titre « Variations Bobin »

La veille, il était interviewé à la Radio Suisse RTS pour parler notamment de son dernier livre paru : « Le Muguet rouge ».

Je parle des dates, parce que le 6 octobre 2022, il ne restait plus que 50 jours de vie au poète.

Christian Bobin écrivait dans « Autoportrait d’un radiateur »

« Ma vie, ou du moins la part la plus déliée de ma vie, la moins obéissante, celle que j’appelle, faute de mieux : mon âme, mon âme, donc, grimpe sur la fumée qui s’élève d’un jardin, traverse les roses qui somnolent dans la cuisine, danse sur la couverture des livres qui m’entourent, ignore superbement les pages de ce carnet et moi je l’attends un peu bête, un peu creux, pigeonnier vidé de ses pigeons.
Cette histoire se reproduit souvent.
Elle ne m’inquiète pas, même si je devine qu’un jour elle ira à son terme : mon âme se rendant si légère qu’elle oubliera de revenir et que quelqu’un dira de moi : « il est mort », puisque c’est ainsi que l’on nomme ce genre de figure. »

Il avait donné aussi une interview au quotidien « La Vie » en septembre 2022, toujours à l’occasion de la sortie de son livre « Muguet Rouge » et il avait alors opposé deux types de mort :

« Il y a une mort dont on se remet paradoxalement assez bien, c’est celle qui arrive à chacun de nous par la loi de la nature.
Une fleur éclot sur terre, donne sa lumière, séduit quelques abeilles et, le soir venu, se replie sur elle-même, fane et meurt.
Il en va de même pour nous : nous sommes voués à une mort qui n’est pas un abandon de souveraineté mais une métamorphose.
C’est une chose qu’il serait folie de vouloir empêcher, comme les apprentis sorciers de la Silicon Valley en ont le sinistre projet.
Car la mort est un sacre pour chacun, fut-il le plus pauvre ou le plus mal famé, on est confié à ce moment-là aux bras innombrables de l’invisible.

Mais il y a une deuxième sorte de mort, dont il est difficile de sortir une fois qu’on y est entré.
Elle est à l’intérieur même de la vie courante et nous est donnée par les injonctions du monde et la nécessité non expliquée de penser et d’agir de plus en plus vite, d’aimer de moins en moins, de vouloir de plus en plus.
Cette mort-là, absolument désolante, dont personne ne porte le deuil, j’ai souhaité la montrer au plus près dans le Muguet rouge.
C’est une mort sournoise qui commence par vider les yeux, et ensuite le cœur. »

Mais revenons à l’entretien qu’il a donné le 6 octobre 2022 à RTS « Le muguet rouge de Christian Bobin, du rêve au roman »

C’est tout à la fin de l’entretien qu’il parle de Sokolov et de son épouse, cela commence à 23:00

Le journaliste révèle que Christian Bobin a amené quelques textes de poèmes qu’il envisage de lire le lendemain lors de la conférence :

« C’est uniquement de la poésie russe : Akhmatova, Mandelstam et un poème de l’épouse du grand, très très grand, pur pianiste russe Sokolov.
Je pourrais vous parler quelques minutes de Sokolov et lire un poème de son épouse. »

Je note qu’il cite deux des plus immenses poètes russes : Anna Akhmatova et Ossip Mandelstam et qu’il y associe Inna Sokolova.

Et, il parle d’abord de Grigory Sokolov :

« J’ai découvert Grigory Sokolov il y a quelques mois […].
Qu’est-ce que j’ai découvert avec lui ?
J’ai découvert …
Imaginez-vous vous vous êtes dans une maison assez modeste, assez simple, à la campagne.
Vous ouvrez la fenêtre, tous les jours. Et devant vous il n’y a rien, presque rien. Il y a une étendue un peu monotone, un peu lasse d’herbes.
Et quelques herbes folles qui essaient, à la gitane, à faire danser tout cela.
Tous les jours comme ça.
Et un matin, vous ouvrez la fenêtre et il y a un arbre qui a poussé en une seule nuit.
Et cet arbre, c’est Sokolov.
Je ne savais pas qu’un musicien pouvait atteindre à la souplesse, à la fermeté et à la rigueur extrême de quoi ? d’un érable ou même d’un sapin, ou d’un bouleau. Disons un bouleau, puisque nous sommes en terre russe, il s’agit d’un pianiste russe.
Et je me trouve, avec lui, devant une montagne qui est à la fois infranchissable et rassurante.
Je n’ai jamais entendu Schubert joué comme cela, que par cet homme.
Je n’ai jamais entendu Haydn joué comme cela […]
C’est toujours plus ou moins joué par des braves musiciens dont je ne conteste pas la grandeur.
Mais c’est toujours joué par des musiciens qui me revête peu à peu, quand je les écoute, d’un col de dentelle, de jabot, d’un chapeau à plume, de petites bottines du grand siècle.
Je me retrouve dans un siècle qui n’est pas le mien et du coup il y a quelque chose qui est un peu chagrin.
Ce n’est pas tout à fait aujourd’hui.
Je voudrais juste qu’aujourd’hui soit aujourd’hui.
Je voudrais juste que le présent soit la déchirure des rideaux du temps.
L’ouverture du fini à l’infini.
Et ça c’est ce que je trouve dans le jeu de Sokolov quand il joue Haydn.
C’est primesautier, c’est enfantin, c’est culotté, c’est audacieux.
Ce n’est pas non plus le monsieur qui dit : je veux vous montrer comme je vous domine tous. Je veux vous montrer quelque chose que vous n’avez jamais entendu.
Il ne veut rien nous montrer Sokolov. Il devient la partition, il devient le musicien.
Et Schubert, c’est pareil quand il se met à poser sa main sur l’épaule de Schubert, c’est extraordinaire. […]
C’est un monstre magnifique. C’est un monstre parce qu’il est humain de part en part.
Aujourd’hui c’est devenu monstrueux d’être humain.
Heureusement, il y a quelques-uns comme cela. »

Bobin parle de Sokolov jouant Haydn. Pour vous donner une idée voici une sonate de Haydn : <Haydn: Piano Sonata N° 47 Hob. XVI-32>

Et puis il évoque son épouse :

« Sa femme, elle est sa part secrète, elle est sa part vivante, elle est plus que tout, elle est plus que le piano pour lui.
Il faut savoir que pour Sokolov, la musique c’est tout, tout le temps, toutes les secondes, toutes les minutes, même quand il ne joue pas.
A coté de ce tout, tout le temps […] à côté de ce qui pour lui est l’absolu, il y a encore plus que l’absolu, il y a encore plus que le tout.
Et le tout, plus grand que le tout, l’absolu plus grand que l’absolu, s’appelait, s’appelait parce qu’elle n’est plus de ce monde, Inna comme Inné.
Et elle porte le nom, avec cette belle coutume russe qui ajoute un « a » au nom de l’époux, Anna Sokolova.
Elle écrivait des poèmes qu’elle n’a jamais montré qu’à un tout petit entourage.
J’en ai trouvé trace dans un livret qui accompagnait un récital de son mari.
Très peu, Six ou Sept poèmes, c’est tout ce que je peux connaître.
Cela n’a jamais été imprimé.
Et elle met parfois en bas du poème, une petite note qui explique les circonstances de l’écriture.
Il lui est arrivé, un jour, d’être tellement bouleversé par le début du jeu de son mari, qu’elle se retire de la salle, tellement c’est fort, qu’elle préfère écouter derrière la porte, comme un enfant. »

Inna Sokolova est morte en 2013.

Christian Bobin lit un de ses poèmes qu’elle a écrit dans une situation comparable à celle qu’il vient de décrire. »

« Seigneur sauve-moi, retiens-moi
Dans ses mains, le piano est si tendre
Ne te presse pas d’apaiser les amoureux
La séparation est inévitable
Que leur dialogue ailé nous dise quelque chose de toi
Et donne aux soucis de la vie de reclus, à la foule
L’ordre d’écouter
Le cri dans le berceau s’éteindra
Une fleur s’épanouira à l’improviste
La vie nous offre rarement un instant où avoir envie de prier »
Inna Sokolova

Et Christian Bobin, deux mois avant son départ de la vie, finit cet entretien ainsi :

« Et je me permets de répéter ces deux vers, comme on peut répéter un morceau, une petite trouvaille en musique :
« Le cri dans le berceau s’éteindra
Une fleur s’épanouira à l’improviste »

Une fleur s’épanouira à l’improviste
C’est tout ce que je vous souhaite,
En parlant demain à Crans-Montana
En écrivant un nouveau livre,
En lisant, en regardant qui est en face, partout.
Une fleur s’épanouira à l’improviste
Je ne vois pas quoi souhaiter de plus vif. »

Inna Sokolova, Grigory Sokolov et Christian Bobin sont des inspirateurs, des enchanteurs de l’âme, des médecins de la détresse.

Pour finir deux des six bis que Grigory Sokolov a joué, lundi, à l’auditorium :

<Chopin Prélude N°15 opus 28>

<Bach/Siloti Prélude en si>

<1778>

Mardi 24 octobre 2023

« Le voyage à Nantes. »
Souvenir personnel d’il y a un an lundi 24 octobre 2022

Le voyage à Nantes est pour les nantais un concept touristique.

Le Voyage à Nantes est d’abord un organisme touristique chargé de la promotion via la culture de la destination de Nantes, créé en 2011 sous la forme d’une société publique locale.

C’est ensuite un parcours pérenne d’une cinquantaine d’étapes, dans la ville de Nantes, matérialisé par une ligne verte tracée au sol qui conduit le visiteur d’une œuvre originale d’un artiste d’aujourd’hui à un monument du patrimoine, célèbre ou méconnu.

Pour un grand nombre de français, le voyage de Nantes fait songer à une chanson bouleversante de Barbara.

Une chanson d’Adieu.

D’adieu à son père incestueux.

Elle entreprit le voyage à Nantes pour le rencontrer une dernière fois avant qu’il ne meure.

Mais elle n’est pas arrivée à temps.

Le titre exact du voyage à Nantes est simplement « Nantes ».

Il pleut sur Nantes
Donne-moi la main
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin
Un matin comme celui-là
Il y a juste un an déjà
La ville avait ce teint blafard
Lorsque je sortis de la gare
Nantes m’était alors inconnue
Je n’y étais jamais venue
Il avait fallu ce message
Pour que je fasse le voyage
Madame soyez au rendez-vous
Vingt-cinq rue de la Grange aux Loups
Faites vite, il y a peu d’espoir
Il a demandé à vous voir
À l’heure de sa dernière heure
Après bien des années d’errance
Il me revenait en plein cœur
Son cri déchirait le silence
Depuis qu’il s’en était allé
Longtemps je l’avais espéré
Ce vagabond, ce disparu,
Voilà qu’il m’était revenu
Vingt-cinq rue de la Grange aux Loups
Je m’en souviens du rendez-vous
Mais j’ai gravé dans ma mémoire
Cette chambre au fond d’un couloir
Assis près d’une cheminée
J’ai vu quatre hommes se lever
La lumière était froide et blanche
Ils portaient l’habit du dimanche
Je n’ai pas posé de questions
À ces étranges compagnons
J’ai rien dit, mais à leur regard
J’ai compris qu’il était trop tard
Pourtant j’étais au rendez-vous
Vingt-cinq rue de la Grange aux Loups
Mais il ne m’a jamais revue
Il avait déjà disparu
Voilà tu la connais l’histoire
Il était revenu un soir
Et ce fut son dernier voyage
Et ce fut son dernier rivage
Il voulait avant de mourir
Se réchauffer à mon sourire
Mais il mourut à la nuit même
Sans un adieu, sans un je t’aime,
Au chemin qui longe la mer
Couché dans le jardin de pierres
Je veux que tranquille il repose
Je l’ai couché dessous les roses
Mon père, mon père
Il pleut sur Nantes
Et je me souviens
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin

Pour moi, aujourd’hui, « le voyage à Nantes » est le trajet en train que j’ai entrepris, il y a un an, lundi 24 octobre 2022, avec Annie.

Mon but était de voir encore une fois mon grand frère, avant qu’il ne soit trop tard.

Les nouvelles étaient mauvaises. 40 jours auparavant Gérard m’avait appris qu’il était atteint d’une leucémie aigüe. Mais lors du weekend, les médecins avaient brusquement donné le signal de l’urgence absolue.

Alors, avec Annie nous avons pris le TGV pour Nantes à 15:30 avec une arrivée prévue à 19:50.

A 16:50, ce TGV va s’arrêter en pleine voie, une panne électrique en est la cause.

Il sera toujours arrêté quand à 17:25, Gérard expira pour la dernière fois.

Son fils Gregory m’a tout de suite informé :

« Papa vient d’avoir son dernier souffle. »

C’était mon Grand Frère, puisque lui m’appelait toujours, alors que j’avais 60 ans passé, « mon petit frère ».

Il est vrai que 11 ans nous séparaient.

Le train arrivera à Nantes à 22:10 avec 2h20 de retard


« La vie est une drogue.
La mort est son sevrage qui nous rend plus jeunes encore qu’au berceau où nous sommes saturés de gloires.
Il y a deux forces inépuisables dans le monde, celle des nouveau-nés et celle des morts.
Le seul fait de vivre, d’être jeté au monde, comme on est jeté aux chiens, nous crée un devoir envers ceux qui nous ont précédés sur ce chemin, sous cette charmille, dans ce cyclone.
Les morts nous ont menés, siècle après siècle, au rivage de la vie. Nous leur devons bien un peu de lumière.
Être dignes d’eux, ne pas abîmer ce qu’ils n’ont plus.
Nous avons le devoir d’enchanter le bout de tissu que nos doigts de nouveau venu serraient au fond du berceau.
Ce tissu est la vie entière, légère, froissable. »
Christian Bobin, « Le muguet rouge » page 40

Bobin l’enchanteur est mort le 23 novembre 2022, soit trente jours après mon grand frère

<1770>

Vendredi 15 septembre 2023

« Je n’ai absolument rien fait de cette journée […] et je me suis découvert heureux, comblé. »
Christian Bobin

Christian Bobin est mort un mois après mon frère (à un jour près) : le 23 novembre 2022, lui aussi d’un cancer fulgurant.

Depuis j’ai beaucoup lu Bobin.

Bobin n’est pas l’écrivain de longs textes, de grandes arches littéraires.

Il est l’écrivain des miniatures, des fulgurances.

Il a été confronté avec la mort, tout au long de sa vie.

En 1995, il a perdu brutalement, son amie de cœur Ghislaine Marion, d’une mort prématurée.

Il écrira pour la célébrer, en 1996, « La plus que vive », ouvrage que j’ai lu d’une traite, une nuit d’insomnie de décembre.

L’ouvrage suivant sera en 1997 «  Autoportrait au radiateur  »
De ce livre, je partage ce texte :

« Je n’ai absolument rien fait de cette journée,
qu’ouvrir au matin les fenêtres de la cuisine et de la chambre,
laisser les nuages entrer dans l’appartement,
frotter leur silence régnant dans ces pièces,
Oui, voilà ce que j’ai fait de ma journée,
j’ai ouvert mes fenêtres sur le jour, rien d’autre,
et dans ce rien beaucoup de choses se préparaient
dont je saurai plus tard le nom, beaucoup plus tard.

Au soir, parce que les nuages avaient repris leur errance
et que le froid s’invitait sans façon, j’ai refermé les fenêtres, il était huit heures.
De la cuisine, j’ai vu un moineau se poser sur le sapin.
La branche a tremblé sous la maladresse de son atterrissage.
Dans ce mouvement communiqué à l’immense par presque rien,
j’ai reconnu l’image de ma journée
et je me suis découvert heureux, comblé. »

Autoportrait au radiateur
Lundi 30 septembre

Christian Bobin

<1762>

Mardi 10 janvier 2023

« Ce n’est qu’en entrant dans l’océan […] que la rivière saura qu’il ne s’agit pas de disparaître dans l’océan, mais de devenir océan. »
Auteur inconnu

Continuer.

Continuer à écrire des mots du jour.

Je vais encore beaucoup parler de la mort.

Mais, pour moi, parler de la mort, c’est avant tout parler de la vie.

Parler des vivants qui sont affectés dans leurs sentiments, leur quotidien, leur confort, par l’absence.

Parler de ce qui reste de vivant, en nous, de ceux qui sont partis.

Personne n’a su exprimer cela de manière plus lumineuse que Tacite :

« Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants. »

Le deuil de mon frère a précipité l’évolution que je souhaitais mettre en œuvre à partir du 1er février 2023.

Pourquoi le 1er février 2023 ?

Ce jour-là sera le premier de la dernière période de ma vie, celle de retraité !

Jusqu’à présent mon ambition a été d’écrire un mot du jour par jour de semaine, en dehors des congés.

Cette ambition s’est fracassée, d’abord devant le traumatisme de la guerre en Ukraine, ensuite le deuil inattendu de mon frère ainé.

Le changement s’est donc imposé prématurément avant ce 1er février.

Je ne suivrai plus la discipline d’écrire un mot du jour, chaque jour. Mais d’en écrire un chaque fois qu’un sujet, un évènement, une pensée me poussera à écrire.

Ce ne sera plus : « Le mot du jour », mais une « invitation à un mot du jour…»

Aujourd’hui, je souhaite partager un poème et aussi une explication sur la difficulté, souvent présente, de vérifier les sources des textes que l’on partage.

Voici d’abord un texte magnifique qui peut se lire à l’heure de la mort, mais aussi à l’heure de beaucoup de moments de la vie, lorsqu’il s’agit de passer d’un monde connu, d’un confort relatif et de quelques certitudes vers l’inconnu et l’incertitude.

« On dit qu’avant d’entrer dans la mer,
une rivière tremble de peur.
Elle regarde en arrière le chemin
qu’elle a parcouru, depuis les sommets,
les montagnes, la longue route sinueuse
qui traverse des forêts et des villages,
et voit devant elle un océan si vaste
qu’y pénétrer ne paraît rien d’autre
que devoir disparaître à jamais.
Mais il n’y a pas d’autre moyen.
La rivière ne peut pas revenir en arrière.
Personne ne peut revenir en arrière.
Revenir en arrière est impossible dans l’existence.
La rivière a besoin de prendre le risque
et d’entrer dans l’océan.
Ce n’est qu’en entrant dans l’océan
que la peur disparaîtra,
parce que c’est alors seulement
que la rivière saura qu’il ne s’agit pas
de disparaître dans l’océan,
mais de devenir océan. »

Qui est l’auteur de ce texte, qui parle d’une rivière qui ne peut revenir en arrière et qui va s’accomplir en devenant océan ?

Ce texte a été publié des dizaines de fois sur les réseaux sociaux ou des pages internet, en donnant comme auteur Khalil Gibran.

Ce poète libanais, inoubliable auteur du livre « Le Prophète » qui a passé la plus grande partie de sa vie aux États-Unis et qui est mort en 1931, à New York, à 48 ans.

Certains précisaient que ce texte est inclus dans « Le Prophète ».

Cette affirmation me semblait fausse. Je suis allé m’en assurer en reprenant ce livre.

Dans un des derniers poèmes, Khalil Gibran parle de la mort et dit :

« Vous voudriez percer le secret de la mort,
Mais comment le découvririez-vous si vous ne le pourchassez au cœur même de la vie ? »

Et un peu plus loin, il évoque la rivière et la mer :

« Si vraiment vous souhaitez percevoir la nature de la mort, faites que vos cœurs s’ouvrent largement au corps de la vie,
Parce que la vie et mort ne font qu’un, comme fleuve et océan. »

Mais pas de texte qui évoque la rivière qui disparait dans l’océan et qui devient océan.

Mes recherches m’ont conduit à découvrir que la collection « Bouquins » de Robert Laffont avait publié un ouvrage ayant pour titre « Khalil Gibran : Œuvres complètes »

Je suis allé l’emprunter à la Bibliothèque Municipale de Lyon.

Et j’ai cherché…

Mais je n’ai pas trouvé.

Dans une des œuvres publiées « L’Errant » il existe un texte qui a pour titre « La rivière » (page 767) et qui relate la discussion de deux petits ruisseaux :

« L’un des ruisseaux s’enquit : « Comment es-tu arrivé là, mon ami et comment était ton chemin ? »

Ce texte se conclut ainsi :

« A cet instant, la rivière leur dit d’une voix forte : « Venez, venez, allons vers la mer.
Venez, venez donc et cessez de discuter. Rejoignez-moi. Nous allons à la mer.
Venez, venez vous jeter en moi, vous oublierez vos errances qu’elles soient tristes ou joyeuses.

Venez, venez et vous et moi, nous oublierons tous nos méandres lorsque nous atteindrons le cœur de notre mère, la mer. » »

Mais la rivière qui tremble de peur avant de se jeter dans l’océan ne se trouve pas dans les 950 pages des œuvres complètes.

Peut être se trouve t’il ailleurs, dans un ouvrage non publié dans ce bouquin. Restons prudent…

Mais pour l’instant, rien ne me permet de dire que ce texte est de Khalil Gibran.

Il est rationnel d’écrire que l’auteur est inconnu.

Il arrive que des personnes non connues trouve qu’un de leur texte mériterait qu’il soit connu et dès lors tente de le publier en prétendant qu’il a été écrit par un auteur connu.

J’ai trouvé un site <https://theophilelancien.org/> qui prétend donner la parole à un sage qui s’appelle Theophile l’ancien, sans plus de précisions.

Sur ce site il y a une page qui a pour titre : « La rivière et l’Océan » dans laquelle on peut lire

« Quand la rivière se jette dans l’Océan, elle perd son nom. »

[…] Cette métaphore m’inspire. La rivière perd tout naturellement son identité quand elle rejoint l’Océan, et tout se fait en douceur.

La rivière en amont continue sa vie. Elle jaillit des profondeurs de la terre, puis s’écoule en traversant différents reliefs, contournant ou submergeant les obstacles. Elle reçoit les eaux de la pluie et les eaux des autres petits ruisseaux. Elle bouillonne en cascade, se repose paisiblement dans les lacs et se retrouve parfois même, emprisonnée par un barrage. Elle irrigue toutes les terres qu’elle traverse.

Plus elle avance vers l’Océan, plus elle s’enrichit de limon nourrissant les terres environnantes […] Le plus difficile, c’est toujours le premier cycle. Une fois que la rivière a perdu son identité en se jetant dans l’Océan, elle devient l’Océan, sa conscience englobe tout l’Océan […]

La conscience de la rivière est devenue océanique. Elle est à la fois la rivière, l’Océan et les cours d’eau… Elle est l’Eau. »

L’esprit de ce développement me parait assez proche de celui que je cherchais.

Je ne sais pas pour autant qui se cache derrière Théophile l’ancien.

En musique, il a toujours existé des inconnus qui ont prétendu que le morceau qu’ils ont écrit était d’un glorieux ainé.

Tomaso Albinoni est un compositeur baroque vénitien qui est né en 1671.

Mis à part quelques mélomanes fouineurs comme moi, il n’est connu qu’à travers une seule œuvre : le célèbre « Adagio d’Albinoni » qui n’a pas été écrit par Albinoni mais par Remo Giazotto qui est décédé en 1998.

Vous apprendrez cela sur cette page de Radio France : < Le mystère de l’Adagio d’Albinoni >.

Nous ne savons pas de qui est ce texte.

Il reste très inspirant :

« La rivière a besoin de prendre le risque
et d’entrer dans l’océan.
Ce n’est qu’en entrant dans l’océan
que la peur disparaîtra,
parce que c’est alors seulement
que la rivière saura qu’il ne s’agit pas
de disparaître dans l’océan,
mais de devenir océan. »

<1727>

Lundi 1 août 2022

« L’intelligence des anagrammes ! »
L’art de l’anagramme permet de discerner ce qu’un mot cache dans ses lettres

La continuation de la série sur le choc des civilisations me donne du mal.

Il faut donc encore patienter, mais en attendant j’ai lu deux anagrammes que j’ai mis en forme dans un diaporama que je partage ici :

<1701>

Mercredi 29 juin 2022

« Faire de la chute, un pas de danse, faire de la peur, un escalier. »
Fernando Sabino

On ne va pas se mentir, quelque soit l’endroit vers lequel on se tourne : Les États-Unis, la France, la guerre d’Ukraine, la Chine, la crise alimentaire mondiale, le réchauffement climatique et tant d’autres choses encore, la situation est très préoccupante.

Et puis, brusquement ce poème s’est affiché sur mon écran :

« De tout, il resta trois choses :
La certitude que tout était en train de commencer,
la certitude qu’il fallait continuer,
la certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé.
Faire de l’interruption, un nouveau chemin,
faire de la chute, un pas de danse,
faire de la peur, un escalier,
du rêve, un pont,
de la recherche…
une rencontre. »

Ce texte est inséré dans le roman « O encontro marcado » [Le rendez-vous] publié en 1956 par le poète brésilien Fernando Sabino.

Fernando Sabino est né, le 12 octobre 1923 à Belo Horizonte au Brésil et il est décédé le 11 octobre 2004 à Rio de Janeiro.

<Wikipedia> nous apprend que Fernando Sabino est l’auteur de 50 livres, romans, nouvelles, chroniques, essais. Et qu’il a accèdé à une renommée nationale et internationale en 1956 précisément avec le roman O Encontro Marcado qui est l’histoire de trois amis de Belo Horizonte. Le livre est inspiré de la vie de l’auteur.
« Le Monde » a publié un article hommage lors de son décès : < Fernando Sabino, écrivain et journaliste brésilien>

Cet article nous apprend qu’il avait choisi son épitaphe :

« Ci-gît Fernando Sabino. Né homme, il est mort enfant. »

<1692>

Jeudi 23 décembre 2021

« Tous les matins je dois recomposer un homme. »
Jules Supervielle

Un poème de l’écrivain franco-uruguayen Jules Supervielle (1884-1960) qui se trouve dans le recueil « La Fable du monde » publié en 1938 :

« Encore frissonnant
Sous la peau des ténèbres
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir.
Me voici tout entier,
Je vais vers la fenêtre.
Lumière de ce jour,
Je viens du fond des temps,
Respecte avec douceur
Mes minutes obscures,
Épargne encore un peu
Ce que j’ai de nocturne,
D’étoilé en dedans
Et de prêt à mourir
Sous le soleil montant
Qui ne sait que grandir. »

Fabien et moi nous connaissons depuis près de 20 ans.

Pendant plusieurs années nous travaillions dans la même unité. Nous avons appris à débattre ensemble, dans le sens développé par Étienne Klein et rapporté dans le mot du jour d’hier.

Après que Fabien ait quitté le Rhône pour poursuivre son chemin administratif dans d’autres contrées, nous avons décidé de nous retrouver au moins deux fois par an, pour partager un repas puis l’après midi dans des échanges féconds dans lesquels nous nous enrichissons mutuellement, non de biens matériels, mais de nourriture de l’esprit.

Lors de notre dernière rencontre, la semaine dernière, alors que nous échangions sur nos lectures, Fabien a parlé de Jules Supervielle et a récité ce poème.

J’ai compris que je ne pouvais trouver de meilleur sujet pour le dernier mot du jour, avant la trêve de Noël.

Comme Michel Serres le disait quand on donne un objet matériel, on le perd. Si je vous donne mon smartphone, je ne l’ai plus.

Mais quand on partage une idée, un poème, on ne perd rien, on multiplie.

« Tous les matins, je dois recomposer un homme »

Le mot du jour reviendra fin janvier ou début février.

<1643>

Mercredi 17 novembre 2021

« Silence »
Poème d’Albert Samain

On ne sort pas de ce cheminement, le long de la route de Lhasa, au bout de l’émotion, sans être troublé et profondément marqué.

Passer immédiatement à un autre sujet est difficile.

Il faut probablement franchir une étape qui s’apparente à un sas de décompression.

Alors je me suis souvenu d’avoir entamé cette nouvelle saison en évoquant le silence des moines du couvent de la chartreuse.

Le silence !

Le silence ne se limite pas à se taire.

Deux êtres humains, assis côte à côte, absorbés par leur smartphone, se taisent, mais ne sont pas dans le silence.

Pour être dans le silence, il faut d’abord être présent, simplement être là.

Et puis, il faut être ouvert à la beauté, à l’univers dans lequel nous sommes un petit corps vivant, à l’autre, à sa joie, sa douleur, son émotion, ses questionnements.

Le silence est accueil.

En butinant sur la toile, j’ai accueilli ce poème d’Albert Samain : « Silence »

Je me souviens d’avoir appris, à l’école primaire, certaines de ses poésies.

Il vivait au XIXème siècle.

Il n’a pas connu la première année du XXème siècle puisqu’il est mort en 1900, à l’âge de 42 ans.

C’est la tuberculose qui était très meurtrière dans ce temps-là, qui l’a emporté.

Son poème parle de silence, certes pas du silence des moines. Un silence davantage tourné vers l’humain que vers le divin :

Le silence descend en nous,
Tes yeux mi-voilés sont plus doux ;
Laisse mon cœur sur tes genoux.

Sous ta chevelure épandue
De ta robe un peu descendue
Sort une blanche épaule nue.

La parole a des notes d’or ;
Le silence est plus doux encor,
Quand les cœurs sont pleins jusqu’au bord.

Il est des soirs d’amour subtil,
Des soirs où l’âme, semble-t-il,
Ne tient qu’à peine par un fil…

Il est des heures d’agonie
Où l’on rêve la mort bénie
Au long d’une étreinte infinie.

La lampe douce se consume ;
L’âme des roses nous parfume.
Le Temps bat sa petite enclume.

Oh ! s’en aller sans nul retour,
Oh ! s’en aller avant le jour,
Les mains toutes pleines d’amour !

Oh ! s’en aller sans violence,
S’évanouir sans qu’on y pense
D’une suprême défaillance…

Silence !… Silence !… Silence !…
Albert Samain.
Recueil : Au jardin de l’infante (1893).

<1623>

Vendredi 06 août 2021

« La dignité […] est ce qui nous permet de traverser la vie en se sentant digne de cette petite parenthèse qui est l’existence. »
Gael Faye

Gaël Faye est tutsi. Enfin, sa mère est rwandaise et tutsi. Son père est français et natif de Lyon.

Il est né en 1982 à Bujumbura au Burundi, l’état voisin du Rwanda.

Il avait 12 ans, en 1994 quand le génocide et les massacres des tutsis par l’ethnie majoritaire des hutus se sont réalisés.

Il fuit son pays natal pour la France, à l’âge de treize ans.

Il a raconté son histoire partiellement dans un roman autobiographique « Petit Pays »

Ce roman publié en août 2016, reçoit de nombreux prix :

  • Le prix Goncourt des lycéens
  • Le Prix du roman Fnac
  • Le Prix du premier roman français,
  • Le prix du roman des étudiants France Culture-Télérama

Ce livre va permettre à Gaël Faye de gagner en notoriété.

Mais sa première passion est la musique. Il est y entré par le rap.

Le rap est un moyen d’expression assez éloigné de ma sensibilité.

Mais Gael Faye a dans son dernier album « Lundi méchant » fait beaucoup de chemin vers ma sensibilité.

Je l’ai entendu dans les matins de France Culture du 15 juillet 2021 invité par Chloë Cambreling <Les mots ont toujours été mes petites armes dérisoires pour résister>

J’ai aimé sa voix douce et l’intelligence de ce qu’il disait.

La profondeur et la beauté des textes qu’il chante m’ont touché.

Et pour la musique, il a expliqué pour cet album qui est son deuxième, qu’il a d’abord commencé par la musique avant de poser des paroles, le contraire de ce qu’il faisait jusqu’alors. Et il a ajouté :

« Cela a apporté plus de musicalité que j’avais l’habitude de faire. Cela a apporté plus de respiration. J’ai eu moins peur des silences. Il y a un travail avec le temps pour apprivoiser le silence. Je viens d’une musique qui est une transe de mots. Le rap c’est une transe de mots. Plus le temps passe, plus je me rapproche d’une façon de composer qui ressemble à ce qu’on peut faire quand on écrit une chanson. J’ai l’impression de me renouveler. De redonner un souffle à mon envie de fabriquer des chansons. […] On peut dire autant de chose en creux que de façon frontale. Et les silences qui peuvent exister, les instruments qui peuvent s’exprimer cela peut raconter une histoire. […] Il y a quelques années, j’aurais pris les quatre temps pour mettre des mots, et ça c’est un travail qui m’intéresse de plus en plus. [ne pas saturer le temps par des mots] »

Ne pas saturer l’espace et le temps par des mots.

Laisser la place au silence, car le silence est aussi musique.

Schubert et Beethoven ne disaient pas autre chose.

Il a donc présenté pendant cette émission son album paru le 6 novembre 2020, mais qu’il n’a pu commencer à chanter en public que récemment,  pour les motifs que vous connaissez.

J’ai d’abord été séduit par cette chanson « Respire »

Le texte stimulant qui exprime toutes les agressions et aussi les défis auxquels nous sommes soumis et cet appel à la sérénité qui passe par le souffle, la respiration.

« Respire, respire, respire, espère…

Encore l’insomnie, sonnerie du matin
Le corps engourdi, toujours endormi, miroir, salle de bain
Triste face-à-face, angoisse du réveil
Reflet dans la glace, les années qui passent ternissent le soleil (OK)

Aux flashs d’infos : les crises, le chômage
La fonte des glaces, les particules fines…

Courir après l’heure, les rames bondées
Les bastons d’regards, la vie c’est l’usine
Hamster dans sa roue
P’tit chef, grand bourreau
Faire la queue partout, font la gueule partout
La vie c’est robot

T’as le souffle court (respire)
Quand rien n’est facile (respire)
Même si tu te perds (respire)
Et si tout empire (espère) »

Il dit que son album est un album tendre :

« La tendresse c’est pour l’idée d’un amour qui est ancré dans le quotidien. Qui ne s’use pas. Qui se renouvelle tous les jours, avec de petits gestes. Et chalouper c’est tout à fait la chanson qui résume cet album. Parce qu’on veut reprendre du plaisir et pas oublier la fugacité des instants et leur importance. D’ailleurs j’aime terminer les concerts par la chanson chalouper »

Cette chanson qui évoque la vieillesse, la tendresse et ce besoin jamais rassasié d’être ensemble de se toucher, de bouger ensemble :

«Un jour viendra le corps tassé
Les parchemins sur nos visages
Ceux qui racontent la vie passée
Tous les succès et les naufrages
Et nos mains qui tremblent au vent
Comme des biguines au pas léger
Continueront de battre le temps
Sous des soleils endimanchés
Un jour viendra on f’ra vieux os
Des bégonias sur le balcon
Un petit air de calypso
Photo sépia dans le salon
Malgré la vie, le temps passé
Malgré la jeunesse fatiguée
Personne ne pourra empêcher
Nos corps usés de chalouper

Chalouper, chalouper
Chalouper, chalouper
Chalouper, chalouper
…»

J’ai été séduit par la musique, mais ce qui frappe d’abord c’est la qualité des textes.

Il avait aussi été l’invité le 19 novembre de Tewfik Hakem dans son émission « le Réveil culturel » : Parler de choses graves avec des musiques douces> vient de la culture de la retenue dans laquelle j’ai grandi au Rwanda”

Sur la page du site, il est cité :

« J’écris pour garder une trace. Tout disparaît à une vitesse incroyable, la mémoire efface tout. Ma famille a connu des génocides, on a disparu en masse. Des pans entiers d’histoires humaines ont été anéantis. Mon père est français, ma mère est rwandaise mais j’ai grandi avec mon père dans un petit pays d’Afrique Centrale, où être métis n’a pas de réalité : j’étais un petit Blanc. Puis subitement en France je suis devenu Noir. C’est sans doute à cause de ce sentiment de me sentir perpétuellement à la marge que je me suis bâti sur l’écriture. »
Gaël Faye

S’il y a de la tendresse, il y aussi de la révolte. Et s’il écrit ses textes il accepte aussi de prendre des textes écrits par d’autres, notamment ce poème de Christiane Taubira  : « Seuls et vaincus ». Il explique que la révolte est aussi indispensable que la tendresse

« Je cite souvent un professeur d’espérance, René Depestre, qui m’a appris cet équilibre important chez l’être humain entre la révolte et la tendresse. Je pense qu’il ne peut pas y avoir de la tendresse, s’il n’y a pas aussi de la révolte en face du monde tel qu’il ne va pas.

On peut déployer son amour que si on est aussi révolté par les injustices, dans ce monde qui nous met en position de dominé. Il faut ce balancier. C’est pourquoi je voulais collaborer avec des gens qui ont œuvré toute leur vie entre ces deux positions comme Harry Belafonte et Christiane Taubira. »

L’ancienne ministre dans son texte fustige les xénophobes et tous ceux qui mènent selon elle un combat d’arrière-garde.

«Vous finirez seuls et vaincus
Sourds aux palpitations du monde
À ses hoquets, ses hauts, ses bas
Ses haussements d’épaules veules
Au recensement des ossements
Qui tapissent le fond des eaux

Vous finirez seuls et vaincus
Aveugles aux débris tenaces
De ces vies qui têtues s’enlacent
De ces amours qui ne se lassent
Même lacérées de se hisser
À la cime des songeries
[…]
Et vos enfants joyeux et vifs
Feront rondes et farandoles
Avec nos enfants et leurs chants
Et s’aimant sans y prendre garde
Vous puniront en vous offrant
Des petits-enfants chatoyants

Vous finirez seuls et vaincus
Car invincible est notre ardeur
Et si ardent notre présent
Incandescent notre avenir
Grâce à la tendresse qui survit
À ce passé simple et composé »

A la fin de l’émission il donne ce chemin :

« La dignité c’est une valeur qui m’importe beaucoup, c’est ce qui nous permet de traverser la vie en se sentant digne de cette petite parenthèse qui est l’existence. La fête permet de transcender la rage en une énergie plus grande. »

Et il finit son album par cette sublime chanson dans laquelle le texte est d’une finesse et d’une poésie à se pâmer :

C’est une chanson en mémoire du Rwanda, de son Rwanda :

« Au-dessus d’ces collines s’élève ma voix à jamais
Ô mon petit pays, ô Rwanda bien-aimé
Un million de gouttes d’eau qui tombent de terre en ciel
Un million de nos tombes en trombes torrentielles

De nos fosses profondes à nos points culminants
Nous sommes debout maintenant les cheveux dans le vent
À conjurer le sort qu’un désastre engloutit
À se dire qu’on est fort, qu’on vient de l’infini

Je rêve de vous (kwibuka)
I’m dreamin’ of you (kwibuka)

Je rêve de vous, chanson d’un soir d’ivoire
Je rêve de vous, mes mots sont dérisoires
Je rêve de vous quand l’Histoire nous égare
Je rêve debout au jardin des mémoires
Et vu que je renais déjà de nos abysses
Je fais de nos sourires d’éternelles cicatrices

[…]

Je rêve de vous
Vous mes lumières invaincues
Mon souvenir
Mes silences nus
Je rêve de vous
Dissipe les ténèbres
Je n’oublie pas
Je m’habille de vos rêves »

C’est un moment de grâce.

J’ai bien sûr acheté cet album de cet artiste, de ce poète, de cet humaniste qui a pour nom Gael Faye et qui nous vient du Rwanda.


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