Vendredi 17 Juillet 2015

Vendredi 17 Juillet 2015
«Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel : un temps  pour parler et un temps pour se taire»
L’Ecclésiaste
J’ai toujours aimé ce texte de l’Ancien testament qui commence par ces mots «Vanité des Vanités, vanité des vanités, tout est vanité »
C’est le chapitre 3 qui porte ces oppositions dont je tire le mot du jour d’aujourd’hui.
Parce qu’en effet il faut savoir accepter le temps de se taire.
Je vais prendre des congés dans quelques jours, mais je souhaite commencer le temps du silence dès aujourd’hui.
Ecrire un mot du jour quotidien constitue une discipline exigeante.
Elle m’est bénéfique car je suis le premier à m’enrichir des multiples butinages que je peux réaliser.
Ce butinage, je le ferai sans mot du jour, mais cet exercice quotidien m’aide et me soutient pour aller plus loin dans ma démarche.
C’est bien sûr une joie de pouvoir partager avec vous une sélection de pollen et de nectar recueillie lors de mes voyages intellectuels.
Mais il faut savoir se ressourcer et c’est le silence qui le permet.
Le mot du jour reviendra, si le silence a été suffisant, le 20 août, ce sera lors le 537ème mot du jour.
Voici le début du chapitre 3 de ce livre :
«Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel:
un temps pour naître et un temps pour mourir,
un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté,
un temps pour tuer et un temps pour guérir,
un temps pour démolir et un temps pour construire,
un temps pour pleurer et un temps pour rire,
un temps pour se lamenter et un temps pour danser,
un temps pour lancer des pierres et un temps pour en ramasser,
un temps pour embrasser et un temps pour s’éloigner des embrassades,
un temps pour chercher et un temps pour perdre,
un temps pour garder et un temps pour jeter,
un temps pour déchirer et un temps pour coudre,
un temps pour se taire et un temps pour parler, »

Jeudi 16 Juillet 2015

Jeudi 16 Juillet 2015
«L’étain meurtrier»
Un des écocides
Bangka est une petite île d’1,2 million d’habitants au large de l’Indonésie.
Le tiers de la production mondiale d’étain provient de Bangka.
Sans ce minerai la fabrication d’un téléphone portable Apple ou Samsung, d’un microprocesseur Intel et de milliers d’autres produits électroniques ne serait pas possible.
Un article du Monde joint à ce message explique dans quelles conditions se passe l’extraction de ce minerai et quelles sont les filières d’approvisionnement.
L’article utilise le terme d’Ecocide, par analogie au génocide, ici c’est la nature qui fait l’objet d’une destruction de masse : (quelques extraits)
«A quelques centaines de mètres des côtes, dès qu’un gisement d’étain offshore est découvert, les mineurs rassemblent leurs pontons, souvent illégaux et aspirent le sable dans le vacarme des moteurs et la fumée des moteurs. Le sable est ensuite nettoyé et tamisé à bord des embarcations de fortune pour en extraire la cassitérite. […]
Des hommes protégés par des foulards ou des capuches agitent frénétiquement une poutrelle pour piquer le fond de la mer. Dans un nuage de fumée noire, une pompe motorisée recrache à bord le sable aspiré. Les premiers granulats noirs apparaissent sur les tamis et les regards des quatre membres de l’équipage se mettent à briller. Le sable contient de la cassitérite, qui sera ensuite, lors d’un long processus industriel, transformée en étain. Il en faudra entre 1 et 10 grammes pour souder les composants électroniques à l’intérieur d’un téléphone portable, et jusqu’à 30 grammes par ordinateur, soit des milliers de tonnes de terre arrachées, chaque année, à la petite île.
[…] Les géants du secteur s’approvisionnent ici, discrètement, souvent de façon indirecte, via une longue chaîne d’intermédiaires, faisant prospérer mafia minière et extractions illégales, avec de graves répercussions sociales et environnementales. Le chemin qui mène de la petite mine artisanale au géant de l’électronique est long, tortueux et réserve de nombreuses surprises.[…]
Ce mineur illégal risque la mort. Certains ne peuvent plus remonter à la surface lorsqu’un bras ou une jambe reste aspirée par le tuyau. D’autres meurent ensevelis dans des glissements de terrain sous-marins, provoquées par l’extraction minière qui creuse des cavités dans le sous-sol. […]
Dans le téléphone ou le microprocesseur, personne ne fera la différence entre l’étain légal ou illégal, et les géants de l’électronique pourront tranquillement promouvoir leur engagement dans le développement durable. […]
« L’eau des municipalités a été contaminée et, dans certains cas, les services fermés. Les pêcheurs locaux ne peuvent plus attraper de poissons dans les eaux affectées, et l’industrie du tourisme se plaint des plages et de l’eau sales », écrivent les auteurs du rapport. Les autorités forestières ont admis, en 2007, que 65 % des forêts, soit près de 430 000 hectares, étaient dans une situation « critique ». A l’ouest de l’île, la rivière Selan peut bien mourir, c’est désormais la cassitérite qui fait vivre les habitants.
L’extraction minière a aussi des conséquences sur la santé des habitants. Outre les conditions de travail des ouvriers exposés à la poussière, souvent sans protection, « la présence de bassins d’eau stagnante favorise l’émergence de maladies transmises par les moustiques comme le paludisme », reconnaît Fery Afryanto, membre du département local de la protection de l’environnement. Abdullah, qui partageait son temps entre la pêche et l’agriculture, a tout abandonné. Il vit dans une maison en ciment entourée d’arbres fruitiers. « Venez, lance-t-il en se faufilant sur un petit chemin qui mène à la rivière, regardez comme l’eau a perdu de sa clarté. Même les gros bateaux ne peuvent plus remonter la rivière. Pour pêcher, on était obligé d’aller toujours plus loin à cause de la sédimentation qui faisait fuir les poissons. Et à force d’aller toujours plus loin, on a préféré tout abandonner et travailler dans les mines. »[…]
Penang, une petite île située au large de la Malaisie, où se situe l’une des plus grandes fonderies d’étain au monde. Aller de Bangka à Penang, c’est changer de monde. C’est passer des bas-fonds de la mondialisation à sa vitrine. […] Penang abrite la fonderie du deuxième producteur mondial d’étain et tous les géants mondiaux de l’électronique. Dans la zone industrielle, le campus d’Intel est l’un des plus imposants. Des centaines d’ingénieurs y travaillent. « Bientôt 8 milliards d’objets connectés dans le monde, rendez-vous compte de ce que cela représente pour Intel ? », lance Chris Kelly, responsable du Centre de développement d’Intel en Malaisie. Ici, on préfère parler de la matière grise qui invente les nouveaux microprocesseurs, plutôt que de l’étain à partir desquels ils sont fabriqués. La chaîne de production ultrasécurisée ne peut être visitée. « L’origine de nos matières premières ? s’étonne M. Kelly, en répondant à côté de la question. Nos minerais extraits en Afrique ne financent pas les groupes armés. » Comment Intel s’assure-t-il que l’étain provient de concessions légales ? Quels sont ses critères de sélection pour choisir les fonderies ? a demandé Le Monde. La réponse viendra quelques semaines plus tard, sous forme d’un communiqué du groupe : « Tout notre travail s’est concentré jusqu’à présent sur les minerais achetés en République démocratique du Congo. » Intel prétend n’avoir jamais visité aucune mine de Bangka, où le groupe s’approvisionne. En décembre 2012, la responsable de la chaîne d’approvisionnement d’Intel, Carolyn Duran, s’est pourtant rendue à l’Hôtel Novotel de Bangka pour tenir une conférence sur l’« achat responsable de minerais ». Mais elle n’aurait vu ni les adolescents travaillant pieds nus chez son fournisseur, à 1 km de son hôtel, ni les cratères défigurant l’île. Carolyn Duran a refusé de répondre aux questions du Monde.
Comme Intel, de nombreuses autres entreprises électroniques préfèrent ignorer le coût environnemental de l’extraction des minerais qu’elles consomment.»
En conclusion, le rappel du mot du jour du mardi 14 mai 2013 : « Sommes-nous capables de regarder en face (la vie de) ceux qui nous permettent de consommer comme nous le faisons ? » Michel Wieviorka & Anthony Mahé

Mercredi 15 Juillet 2015

Mercredi 15 Juillet 2015
« le mot « environnement » est un mot qui, philosophiquement, […] dit le contraire de ce qu’il veut dire.
Il implique que l’homme est au centre et que le reste est dans l’environ. »
Michel Serres.
On en parle beaucoup, la  France va accueillir et présider la COP 21 du 30 novembre au 11 décembre 2015 à Paris.
La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, dite « CCNUCC » (« UNFCCC » en anglais), a été adoptée au cours du sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992. Elle est entrée en vigueur le 21 mars 1994 et a été ratifiée par 196 « parties » prenantes à la Convention.
La Conférence des Parties (COP), composée de tous les États « parties », constitue l’organe suprême de la Convention. Cette conférence est la 21ème depuis sa création d’où le nom COP21.
Il existe bien sûr un site dédié à cette manifestation et qui est très pédagogique : <Site COP 21>.
C’est l’occasion pour revenir sur une réflexion de Michel Serres qu’il avait développé dans son livre le <Le Contrat naturel>
Le contrat naturel est pour la nature l’équivalent du contrat social de Rousseau qui s’intéressait aux relations sociales et politiques des humains et pose le principe de la souveraineté du peuple.
Le mot que Serres interroge dans sa réflexion est celui d’«environnement». En effet si pour parler de la nature nous utilisons le terme d’environnement, nous posons l’homme comme extérieur à la nature. Alors que l’homme est bien sûr composant de la nature.
Soucieux de discuter les concepts liés aux débats actuels,  Michel Serres souligne que « le mot « environnement » est un mot qui, philosophiquement, peut être aussi juridiquement, dit le contraire de ce qu’il veut dire. Il implique que l’homme est au centre et que le reste est dans l’environ. Donc l’homme est déjà maître et possesseur ; par conséquent il n’y a plus de contrat possible.
Michel Serres dit :  L’« environnement » est un très mauvais concept. Il est anthropocentriste. Tout mon effort dans Le Contrat naturel consistait à dire qu’il ne faut pas mettre l’homme au centre. »
Je tire les réflexions suivantes d’un article de la revue Pouvoir :
Peu convaincu par les mesures fiscales du type « pollueur payeur », Michel Serres affirme que « l’économie et la politique ne suffisent pas. Le droit suppose une norme et une sanction. En l’espèce, la sanction ne viendra pas de l’homme mais du monde. Ainsi le rythme de pollution des industries chinoises conduira à la punition de la population. Face à la situation actuelle, il y a un retour au réel. »
« On est en train de revenir au monde. Jusqu’à présent, la politique et la philosophie ignoraient le monde. Cela change, on le découvre. Le philosophe engagé ne se contente plus de penser les rapports humains. J’ai une seconde utopie. L’opinion publique devient mondiale. Le connectif remplacera le collectif » précise Michel Serres.
« Cette opinion mondiale qui est en train de se former va devenir aussi puissante que le monde. Il y a une démocratie en formation. Une vague qui va dans le bon sens. Souvent la population d’un pays est plus sage que ses gouvernants. Il est possible que, pour l’environnement, il se passe quelque chose de ce genre. Voilà une seconde sanction comprise dans cette seconde utopie. Après la sanction par le monde, la sanction par l’opinion publique. Maintenant au juriste de prendre le relais des utopies du philosophe », ajoute Michel Serres.
Voici d’autres articles sur cette réflexion de Michel Serres :

Vendredi 10 Juillet 2015

Vendredi 10 Juillet 2015
«Nous sommes pour la religion contre les religions.»
Victor Hugo
La religion !
Mais qu’as-tu donc contre les religions ? me demandait mon ami Bertrand avec qui j’ai vécu de profondes et étonnantes expériences spirituelles autour de mes 20 ans.
Car oui, je le dis, je ne suis pas athée. Je suis plutôt un croyant qui doute ou encore un incrédule incertain.
Je n’ai rien contre la religion, ni contre le croyant sincère qui vit humblement sa foi que je respecte et que je peux comprendre.
Mais j’exprime la plus grande méfiance contre les religions et surtout les institutions et toutes les structures qui les représentent.
Pour introduire cette réflexion, je reprends un texte de Victor Hugo extrait de son chef d’œuvre : « Les Misérables. »
Brusquement, l’immense écrivain interrompt sa narration, abandonne Cosette, Jean Valjean et les autres protagonistes de son roman et introduit une réflexion sur Dieu, la Religion et la prière.
Mais de quoi parle-t-on quand on parle de religion ?

On parle de rites, autour desquels les croyants se réunissent et manifestent publiquement leur Foi. Ces rites qui facilitent beaucoup la vie quotidienne et permettent souvent d’éviter de se poser trop de questions. Prenons par exemple le moment ultime, lorsque la vie s’arrête. Les humains finalisent alors ce moment de la séparation à travers une cérémonie de l’Adieu. Qu’il est simple, commode, rassurant de remettre les clés de cette célébration à un prêtre, un imam, un rabbin ou un moine. Ils savent faire, organiser, donner la solennité, les paroles et les gestes qui rendent ce moment apaisant et digne.

Quand, ce qui est mon cas, on ne souhaite pas prendre cette facilité et pourtant organiser une cérémonie de l’Adieu digne, respectable  et apaisante, cela devient éminemment compliqué.

On parle aussi de la petite voix consolante quand les hommes sont dans la souffrance qu’évoquait Jaurès et dont j’ai parlé lors du mot du jour consacré à la cérémonie de Charleston «Amazing grace» du 29 juin.

On parle encore de spiritualité et de transcendance. Car bien sûr, la poursuite des biens matériels, de la richesse, du pouvoir, de l’occupation du temps par le travail, les jeux, les loisirs ne suffisent pas pour construire son humanité et se préparer sereinement à notre finitude.

Cette recherche spirituelle peut se réaliser par d’autres voies que la religion, mais cette dernière la facilite, la rend plus immédiatement accessible. Jean-Claude Carrière, dans une émission sur laquelle je reviendrais, met en garde cependant sur la captation du concept de spiritualité par les religions. Car spiritualité signifie «esprit», «pensée» alors que les religions, le plus souvent, conduisent à éviter de penser pour remplacer la recherche spirituelle par le «dogme».
C’est pourquoi les propos de l’ancien président qui aspire à le redevenir : «L’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal.» constituent un acte militant de prosélytisme chrétien et en aucune façon une analyse rationnelle. <En décembre 2007, dans son discours dit de Latran>
Dans le texte joint ci-dessous Victor Hugo a encore cette réflexion : «Pour nous, toute la question est dans la quantité de pensée qui se mêle à la prière.»

Et j’aborde l’autre aspect des religions, celle dont je me méfie ou même que je combats tant je trouve la réflexion dominante molle, lâche et incapable de voir la vérité en face.

Car les religions s’incarnent dans des institutions, des organisations.
Ces institutions religieuses, leurs histoires documentées, les affirmations contenues dans ce qu’ils prétendent être leurs textes sacrés peuvent et doivent être confrontées à l’analyse rationnelle. Analyse qui sur beaucoup de points les mettent en grandes difficultés, pour rester modéré.
Vous savez que les institutions religieuses allemandes et françaises, il y a 100 ans pendant la guerre 14-18, « bénissaient » les troupes et les armes de leur nation qui « allaient tuer l’ennemi », des prières étaient formulées pour la victoire de l’armée nationale, sur le ceinturon des soldats allemands était inscrit cette phrase « Gott mit uns », c’est à dire « Dieu avec nous ».
Car ces institutions sont des associations, au même titre que des partis politiques, ou pour reprendre un exemple emblématique récent la FIFA ou le CIO. Ils sont à traiter de la même manière, à être interrogé selon les mêmes critères et la même rationalité.
C’est une vaste blague de prétendre que le Pape, l’Ayatollah Khomeini ou tel  autre responsable d’une institution religieuse sont des hommes de Dieu. Ce sont des hommes de pouvoir !
Car exactement de la même manière que dans n’importe quelle association, l’essentiel de la vie de ces structures est une lutte d’ego pour arriver à se faufiler à la première place, à la place du pouvoir ou le plus près possible et d’y rester.
Les vrais hommes de Dieu, ceux qui consacrent leur vie et leur énergie à la recherche spirituelle ne disposent pas du temps disponible pour arriver à la tête des institutions. Je pense même que c’est contraire à leurs valeurs.
Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire du Pape Celestin V, probablement l’unique cas où l’Église Catholique a tenté de mettre à sa tête un « homme de Dieu ». Le 5 juillet 1294, Pietro del Morrone, un bénédictin de 80 ans à la tête d’une congrégation d’ermites, est élu pape contre son gré mais à l’unanimité, par un conclave réuni à Pérouse. Cinq mois plus tard, del Morrone, qui a pris le nom de Célestin V, jette l’éponge, épuisé par les pressions des grandes familles italiennes et des souverains voisins. Devant les cardinaux, le vieillard pourfendeur de l’«Eglise politique», dépose sa tiare à terre et retourne dans les montagnes. <Ici un article de Libération>  et si vous voulez vraiment en savoir plus <Ici>
Le problème de ces hommes de pouvoir ou d’influence ce n’est pas la Foi et la recherche spirituelle, mais bien de diriger une organisation, souvent une population, d’arriver à faire taire les contestataires et à conserver le pouvoir. Voilà leur défi.
C’est pourquoi il s’agit de considérer avec le même respect, mais aussi la même méfiance et interrogation le président de la FIFA, le Pape, ou tel président d’une confédération d’église protestante ou musulmane ou juive ou toute autre obédience religieuse.
L’actualité à travers les scandales financiers, pédophiles ou encore les propos homophobes ou autres dérives inexcusables de ces responsables montre à l’évidence cette réalité. (Simplement pour donner un exemple récent : lorsque pendant les débats sur le mariage pour tous, l’archevêque de Lyon a eu cette expression  «Après, ils vont vouloir faire des couples à trois ou à quatre. Après, un jour peut-être, l’interdiction de l’inceste tombera». Ce responsable catholique n’a pas noté que les pédophiles se recrutaient probablement davantage dans les membres actifs de son administration cléricale que parmi les homosexuels.)
Voilà qui est dit ! Une association comme une autre et des hommes de pouvoir ! Nous pouvons écouter leur représentant peut être avec intérêt, mais toujours avec méfiance et sans faiblesse.
Et puis il y a les cas dans le passé ou dans le présent où ces organisations religieuses ont le pouvoir sur la société civile, soit parce qu’ils détiennent le pouvoir politique et temporel, soit parce que le pouvoir temporel est inféodé et dépend de l’institution religieuse.
Dans ces cas-là, il ne fait pas bon vivre dans ces sociétés.
Car si le croyant qui vit selon les préceptes de sa Foi est respectable, il en va tout autrement lorsque le croyant oblige les autres : d’abord ses enfants, sa famille puis ses voisins et toute la société sur laquelle il étend son pouvoir. Nous sommes dans une autre dimension qui est celle du pouvoir totalitaire, intrusif, répressif,  et violent.
Je prétends que toutes les religions quand elles arrivent à ce niveau : « le pouvoir dans la société », sont entraînées dans la même dérive oppressive.
C’est pour cela que je n’aime pas les religions et pas trop leurs représentants, alors que je respecte les croyants qui acceptent la Loi civile.
C’est une grande nuance.
Dans l’occident chrétien, les religions chrétiennes ont été « matées », après des luttes engagées par les philosophes, par des scientifiques dont certains ont perdu la vie pour parvenir à obliger la religion à reprendre sa vraie mission qui n’est pas de contraindre, mais de soigner les âmes qui librement ont choisi d’y adhérer.
Force est de constater que pour une partie des institutions et des pays musulmans, ce processus reste à faire à l’heure d’aujourd’hui, car la contrainte est omniprésente, et souvent la violence des institutions, à l’égard de ceux qui remettent en cause le dogme, extrême.
Je déplore et je dénonce ces hommes de gauche aveugles qui prétendent expliquer les dérives sectaires, inhérentes aux institutions religieuses qui veulent organiser la société, par le combat social d’une minorité opprimée.
Comme Victor Hugo j’accepte la religion qui signifie « être relié » mais je suis contre les religions et le laxisme souvent coupable dont ils font l’objet de la part de ceux qui devraient défendre la Loi et les Principes de la République.
Si une règle est inacceptable pour nos valeurs, elle l’est même pour ceux qui prétendent qu’un dogme de leur association religieuse (N’oublions jamais que les religions sont toutes des sectes qui ont réussi) la promeut.
Voici l’extrait de Victor Hugo promis :
Les Misérables, Victor Hugo, éd. J. Hetzel et A. Quantin, 1882, partie II, chap. 8, p. 392 (texte intégral sur Wikisource)
«Encore quelques mots.
Nous blâmons l’Église quand elle est saturée d’intrigues, nous méprisons le spirituel âpre au temporel ; mais nous honorons partout l’homme pensif.
Nous saluons qui s’agenouille.
Une foi ; c’est là pour l’homme le nécessaire. Malheur à qui ne croit rien !
On n’est pas inoccupé parce qu’on est absorbé. Il y a le labeur visible et le labeur invisible.
Contempler, c’est labourer ; penser, c’est agir. Les bras croisés travaillent, les mains jointes font. Le regard au ciel est une œuvre.
Thalès resta quatre ans immobiles. Il fonda la philosophie.
Pour nous les cénobites ne sont pas des oisifs, et les solitaires ne sont pas des fainéants.
Songer à l’Ombre est une chose sérieuse.
Sans rien infirmer de ce que nous venons de dire, nous croyons qu’un perpétuel souvenir du tombeau convient aux vivants. Sur ce point le prêtre et le philosophe sont d’accord. Il faut mourir. L’abbé de La Trappe donne la réplique à Horace.
Mêler à sa vie une certaine présence du sépulcre, c’est la loi du sage ; et c’est la loi de l’ascète. Sous ce rapport l’ascète et le sage convergent.
Il y a la croissance matérielle ; nous la voulons. Il y a aussi la grandeur morale ; nous y tenons.
Les esprits irréfléchis et rapides disent :
À quoi bon ces figures immobiles du côté du mystère ? À quoi servent-elles ? Qu’est-ce qu’elles font ?
Hélas ! En présence de l’obscurité qui nous environne et qui nous attend, ne sachant pas ce que la dispersion immense fera de nous, nous répondons : Il n’y a pas d’œuvre plus sublime peut-être que celle que font ces âmes. Et nous ajoutons : Il n’y a peut-être pas de travail plus utile.
Il faut bien ceux qui prient toujours pour ceux qui ne prient jamais.
Pour nous, toute la question est dans la quantité de pensée qui se mêle à la prière.
Leibniz priant, cela est grand ; Voltaire adorant, cela est beau. Deo erexit Voltaire.
Nous sommes pour la religion contre les religions.
Nous sommes de ceux qui croient à la misère des oraisons et à la sublimité de la prière.
Du reste, dans cette minute que nous traversons, minute qui heureusement ne laissera pas au dix-neuvième siècle sa figure, à cette heure où tant d’hommes ont le front bas et l’âme peu haute, parmi tant de vivants ayant pour morale de jouir, et occupés des choses courtes et difformes de la matière, quiconque s’exile nous semble vénérable. Le monastère est un renoncement. Le sacrifice qui porte à faux est encore le sacrifice. Prendre pour devoir une erreur sévère, cela a sa grandeur.
Pris en soi, et idéalement, et pour tourner autour de la vérité jusqu’à épuisement impartial de tous les aspects, le monastère, le couvent de femmes surtout, car dans notre société c’est la femme qui souffre le plus, et dans cet exil du cloître il y a de la protestation, le couvent de femmes a incontestablement une certaine majesté.
Cette existence claustrale si austère et si morne, dont nous venons d’indiquer quelques linéaments, ce n’est pas la vie, car ce n’est pas la liberté ; ce n’est pas la tombe, car ce n’est pas la plénitude ; c’est le lieu étrange d’où l’on aperçoit, comme de la crête d’une haute montagne, d’un côté l’abîme où nous sommes, de l’autre l’abîme où nous serons ; c’est une frontière étroite et brumeuse séparant deux mondes, éclairée et obscurcie par les deux à la fois, où le rayon affaibli de la vie se mêle au rayon vague de la mort ; c’est la pénombre du tombeau.
Quant à nous, qui ne croyons pas ce que ces femmes croient, mais qui vivons comme elles par la foi, nous n’avons jamais pu considérer sans une espèce de terreur religieuse et tendre, sans une sorte de pitié pleine d’envie, ces créatures dévouées, tremblantes et confiantes, ces âmes humbles et augustes qui osent vivre au bord même du mystère, attendant, entre le monde qui est fermé et le ciel qui n’est pas ouvert, tournées vers la clarté qu’on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de penser qu’elles savent où elle est, aspirant au gouffre et à l’inconnu, l’œil fixé sur l’obscurité immobile, agenouillées, éperdues, stupéfaites, frissonnantes, à demi soulevées à de certaines heures par les souffles profonds de l’éternité.»
Il n’y a rien à ajouter aux paroles de Victor Hugo

Jeudi 9 Juillet 2015

Jeudi 9 Juillet 2015
«Le Schindler britannique»
Nicolas Winton
Nicholas Winton est mort à 106 ans le 1er Juillet 2015. Il fait partie de ces hommes qui par leur action ont su sauver les valeurs de l’humanisme dans les temps où l’Europe avait perdu son âme.
Et en plus c’était un homme d’une grande modestie.
Jeune employé de la Bourse de Londres, il avait répondu à la sollicitation d’un ami travaillant à l’ambassade britannique de Prague. Il avait alors ouvert un « bureau » dans un hôtel de Prague, recevant des parents juifs pressés de mettre leurs enfants en lieu sûr. Une tâche ardue : pour obtenir un visa pour la Grande-Bretagne, il fallait trouver pour chaque enfant une famille d’adoption et verser une caution. Winton devait également rassembler les fonds pour le transport par train.
Le Britannique a ainsi contribué à évacuer huit trains vers son pays natal. Un neuvième convoi, prévu le 3 septembre 1939 pour 250 enfants, fut bloqué par l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne et tous ces enfants ont disparu. L’acte de bravoure de Nicholas Winton rappelle celui de l’industriel allemand Oskar Schindler, qui a sauvé 1200 juifs durant la guerre.
Cet acte héroïque, Nicholas Winton l’a longtemps gardé pour lui. Sa propre femme, Greta, n’en savait rien avant de tomber par hasard sur un livre rassemblant des photos et des informations sur les survivants. Le grand public, de son côté, ne l’a découvert qu’en 1988 lorsqu’une émission de la BBC a eu l’idée de l’inviter et de truffer le public de personnes secourues par lui.
Et lorsque la présentatrice demande aux personnes qui sont dans la salle et qui doivent leur vie à Nicolas Winton de se lever, nous vivons un grand moment d’émotion.
Il a sauvé 669 enfants tchèques et slovaques, juifs pour la plupart.
Cet acte me fait penser à ce vers du poète allemand souvent cité par Edgar Morin : Friedrich Hölderlin : «Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.» (Mot du jour du Mardi 27 août 2013)
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Mercredi 8 Juillet 2015

Mercredi 8 Juillet 2015
« Pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe
un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité !  »
Philippe Séguin
Discours du 5 mai 1992 de Philippe Séguin sur la ratification du traité de Maastricht
On nous dit que la démocratie l’a emporté en Grèce parce que les Grecs ont voté Non à l’Austérité. Très bien ! Cela étant on ne sait pas très bien à quoi ils ont dit Oui.
Daniel Cohn Bendit a proposé que Merkel fasse la même chose en Allemagne et demande si les allemands veulent continuer à aider la Grèce. Selon lui la réponse serait Non à 80%.
Peut-être exagère t’il sur le score, mais je ne pense pas qu’il se trompe sur le résultat. En tout cas, ce serait démocratique aussi. Si les allemands votent NON et les Grecs votent NON, comment on continue ?
C’est quoi la démocratie ?
Mon ami Fabien qui défend beaucoup la position grecque, opinion sur laquelle je ne le soutiens qu’à moitié m’a donné un conseil que j’approuve totalement, relire les discours de Philippe Seguin à l’occasion du traité de Maastricht.
Rappelons que c’est en 1992 que les français approuvèrent par référendum le traité de Maastricht. Les principales personnalités politiques françaises : Mitterrand, Rocard, Chirac, Balladur était pour le Oui. Un homme à Droite avait alors pris l’étendard du Non : Philippe Seguin. Il montra en cette occasion et en d’autres sa stature d’Homme d’Etat.
Hélas, sauf au moment de cette discussion sur le traité de Maastricht, il ne s’imposa jamais comme le leader de son Parti, il ne s’opposa pas à Chirac et ce ne fut pas lui qui porta les couleurs de la Droite après la retraite de Jacques Chirac. Il mourut d’ailleurs, le 7 janvier 2010, alors que le successeur de Jacques Chirac ne se trouvait qu’à mi-mandat.
Philippe Meyer eut cette description de cet homme de qualité : «Et chaque fois que vous vous rapprochez du rubicond et qu’on espère que vous allez enfin le franchir, vous sortez votre canne à pêche»
Mais le 5 mai 1992, Philippe Séguin, prononça un discours remarquable à l’Assemblée nationale française, dans lequel il mettait en garde contre les dangers d’une ratification du nouveau traité européen.
Sa relecture vaut le détour, Fabien a raison. A l’époque j’avais voté OUI, les arguments de Seguin surtout à l’aune de ce qui se passe aujourd’hui sont pourtant très forts.
Avec d’abord cette vérité : il y a démocratie quand il existe un sentiment suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité !
Philippe Seguin disait il y a 23 ans entre autre :
«[…] Bref, quand, du fait de l’application des accords de Maastricht, notamment en ce qui concerne la monnaie unique, le coût de la dénonciation sera devenu exorbitant, le piège sera refermé et, demain, aucune majorité parlementaire, quelles que soient les circonstances, ne pourra raisonnablement revenir sur ce qui aura été fait.  […]
Mais jusqu’où est-il permis d’imposer au peuple, sous couvert de technicité, des choix politiques majeurs qui relèvent de lui et de lui seul ? Jusqu’où la dissimulation peut-elle être l’instrument d’une politique ?[…]
De Gaulle disait : « La démocratie pour moi se confond exactement avec la souveraineté nationale. » On ne saurait mieux souligner que pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité ! Et la nation c’est précisément ce par quoi ce sentiment existe. Or la nation cela ne s’invente ni ne se décrète pas plus que la souveraineté !
 […] Pour qu’il y ait une citoyenneté européenne, il faudrait qu’il y ait une nation européenne. Alors oui, il est possible d’enfermer les habitants des pays de la Communauté dans un corset de normes juridiques, de leur imposer des procédures, des règles, des interdits, de créer si on le veut de nouvelles catégories d’assujettis. Mais on ne peut créer par un traité une nouvelle citoyenneté. […] Mais qu’on y prenne garde : c’est lorsque le sentiment national est bafoué que la voie s’ouvre aux dérives nationalistes et à tous les extrémismes ! […]
On nous dit que la monnaie unique est la clé de l’emploi. On nous annonce triomphalement qu’elle créera des millions d’emplois nouveaux, jusqu’à cinq millions, selon M. Delors, trois ou quatre, selon le Président de la République. Mais que vaut ce genre de prédiction, alors que, depuis des années, le chômage augmente en même temps que s’accélère la construction de l’Europe technocratique ? Par quel miracle la monnaie unique pourrait-elle renverser cette tendance ? Oublierait-on que certaines simulations sur les effets de l’union monétaire sont particulièrement inquiétantes pour la France puisqu’elles font craindre encore plus de chômage dans les années à venir ? […]
Dès lors, le processus de l’union économique et monétaire mérite trois commentaires.
En premier lieu, il renouvelle le choix d’une politique qu’on pourrait qualifier de “monétarienne”, qui est synonyme de taux d’intérêt réels élevés, donc de frein à l’investissement et à l’emploi et d’austérité salariale. […]
Maastricht, c’est ensuite la suppression de toute politique alternative, puisque la création d’un système européen de banque centrale, indépendant des gouvernements mais sous influence du Mark, revient en quelque sorte à donner une valeur constitutionnelle à cette politique de change et à ses conséquences monétaires.
Quant à ceux qui voudraient croire qu’une politique budgétaire autonome demeurerait possible, je les renvoie au texte du traité, qui prévoit le respect de normes budgétaires tellement contraignantes qu’elles imposeront à un gouvernement confronté à une récession d’augmenter les taux d’imposition pour compenser la baisse des recettes fiscales et maintenir à tout prix le déficit budgétaire à moins de 3% du PIB.
Enfin, et je souhaite insister sur ce point, la normalisation de la politique économique française implique à très court terme la révision à la baisse de notre système de protection sociale, qui va rapidement se révéler un obstacle rédhibitoire, tant pour l’harmonisation que pour la fameuse “convergence” des économies.[…]
Or, si l’on veut, comme l’affirme le traité, imposer une monnaie unique à tous les pays membres, un effort colossal devra être consenti pour réduire les écarts actuels, qui sont immenses, un effort colossal sans commune mesure avec ce que nous réclame présentement Jacques Delors pour doter ses fonds de cohésion.[…]
Dans tous les cas, la monnaie unique, c’est l’Europe à plusieurs vitesses : à trois vitesses si on la fait à six puisqu’il y aurait alors une Europe du Nord, une Europe du Sud et une Europe de l’Est. A deux vitesses si on la fait à douze puisqu’on continuerait à exclure les pays de l’Est. Et, dans tous les cas, la monnaie unique, c’est une nouvelle division entre les nantis que nous sommes et les autres, c’est-à-dire les pays de l’Europe centrale et orientale.
Il y a quelque chose de pourri dans un pays où le rentier est plus célébré que l’entrepreneur, où la détention du patrimoine est mieux récompensée que le service rendu à la collectivité.
Ce que cache la politique des comptes nationaux, ce que cache l’obsession des équilibres comptables, c’est bien le conservatisme le plus profond, c’est bien le renoncement à effectuer des choix politiques clairs dont les arbitrages budgétaires ne sont que la traduction. […]
Encore faut-il que, chez les hommes d’Etat, le visionnaire l’emporte encore un peu sur le gestionnaire, l’idéal sur le cynisme et la hauteur de vue sur l’étroitesse d’esprit. Car pour donner l’exemple aux autres, il convient d’être soi-même exemplaire. Il faut, pour que la France soit à la hauteur de sa mission, qu’elle soit, chez elle, fidèle à ses propres valeurs.
Et la France n’est pas la France quand elle n’est plus capable, comme aujourd’hui, de partager équitablement les profits entre le travail, le capital et la rente, quand elle conserve une fiscalité à la fois injuste et inefficace, quand elle se résigne à voir régresser la solidarité et la promotion sociale, quand elle laisse se déliter ce qu’autrefois on appelait fièrement le creuset français et qui était au cœur du projet républicain.»
Il y aurait tant de choses à souligner dans cet extrait que j’ai tiré du discours mais ce constat : «ce que cache l’obsession des équilibres comptables, c’est bien le conservatisme le plus profond» est d’une clairvoyance rare.
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Mardi 7 Juillet 2015

Mardi 7 Juillet 2015
«On a besoin de réformes fiscales et sociales de fond.
Pas de cette improvisation permanente»
Thomas Piketty
Thomas Picketty, dans un entretien à Libération datant du 7 juin 2015, a dressé un bilan sans concession de la politique économique et fiscale du gouvernement français :http://www.liberation.fr/economie/2015/06/07/thomas-piketty-on-a-besoin-de-reformes-fiscales-et-sociales-de-fond-pas-de-cette-improvisation-perma_1324837
«Le problème de Hollande, c’est surtout qu’il n’a pas de politique. La soi-disant politique de l’offre est une blague. En arrivant au pouvoir, Hollande a commencé par supprimer – à tort – les baisses de cotisations patronales décidées par son prédécesseur. Avant de mettre en place, six mois plus tard, le CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi), qui est une gigantesque usine à gaz consistant à rembourser avec un an de retard une partie des cotisations patronales payées par les entreprises un an plus tôt. Avec, au passage, une énorme perte liée à l’illisibilité du dispositif. Et maintenant, on envisage de revenir d’ici à 2017 à une baisse de cotisations. On a besoin de réformes fiscales et sociales de fond, pas de cette improvisation permanente. Et, surtout, on a besoin d’une réorientation de l’Europe. Le nouveau traité budgétaire ratifié en 2012 par Sarkozy et Hollande était une erreur, et doit être aujourd’hui dénoncé. On a voulu réduire les déficits trop vite, ce qui a tué la croissance. Même le FMI a reconnu ses erreurs sur l’austérité, mais Berlin et Paris persistent et signent. Il y a cinq ans, le taux de chômage en zone euro était le même qu’aux Etats-Unis. Il est aujourd’hui deux fois plus élevé qu’aux Etats-Unis, qui ont su faire preuve de souplesse budgétaire pour relancer la machine. Nous avons transformé par notre seule faute une crise financière américaine privée – celle des subprimes – en une crise européenne des dettes publiques.
[…]
Il y a toujours des politiques alternatives possibles. A condition de prendre un peu de recul et de faire un détour par l’histoire. L’idée selon laquelle il n’existe aucune alternative à la pénitence ne correspond à aucune réalité historique. On observe dans le passé des dettes publiques encore plus importantes que celles constatées actuellement, et on s’en est toujours sorti, en ayant recours à une grande diversité de méthodes, parfois lentes et parfois plus rapides. Au XIXe siècle, le Royaume-Uni choisit la méthode lente, en réduisant par des excédents budgétaires, avec une inflation nulle, l’énorme dette publique – plus de 200 % du PIB – héritée des guerres napoléoniennes. Cela a marché, mais cela a pris un siècle, au cours duquel le pays a consacré davantage de recettes fiscales à rembourser ses propres rentiers qu’à investir dans l’éducation. C’est ce que l’on demande aujourd’hui à la Grèce, qui est censée dégager un excédent budgétaire de 4 % du PIB pendant les prochaines décennies, alors même que le budget total de tout son système d’enseignement supérieur est d’à peine 1 % du PIB. La France et l’Allemagne souffrent d’amnésie historique : en 1945, ces deux pays avaient plus de 200 % de PIB de dette publique, et ne l’ont jamais remboursé. Ils l’ont noyé dans l’inflation et dans les annulations de dettes. C’est ce qui leur a permis d’investir dans la reconstruction, les infrastructures et la croissance. Le traité budgétaire de 2012 nous fait choisir la stratégie britannique du XIXe siècle : c’est une immense erreur historique, un acte d’amnésie extraordinaire. Actuellement, l’Europe consacre un minuscule budget de 2 milliards d’euros par an à Erasmus, et 200 milliards d’euros par an à se repayer des intérêts de la dette à elle-même. Il faut inverser cette stratégie absurde. Il faut mettre les dettes publiques dans un fonds commun et engager une restructuration d’ensemble, pour la Grèce comme pour les autres pays.
[…]
L’Europe s’est construite sur l’idée d’une mise en concurrence généralisée entre les pays, entre les régions, entre les groupes mobiles et les groupes moins mobiles, sans contrepartie sociale ou fiscale. Cela n’a fait qu’exacerber des tendances inégalitaires liées à la mondialisation, à l’excès de dérégulation financière. Des économistes, des intellectuels, des hommes et des femmes politiques disent aujourd’hui qu’il faut sortir de l’Europe. Y compris à gauche, où l’on entend : «N’abandonnons pas la question de la sortie de l’euro, voire de l’Europe, à Marine Le Pen, il faut poser la question.» Ce débat est légitime et ne pourra pas être éludé indéfiniment. […]
Il est temps que la France, et en particulier la gauche française, dise à l’Allemagne : si vous refusez la règle de la démocratie dans la zone euro, à quoi ça sert d’avoir une monnaie ensemble ? On ne peut pas avoir une monnaie unique sans faire confiance à la démocratie, qui est aujourd’hui corsetée par des critères budgétaires rigides et par la règle de l’unanimité sur les questions fiscales. La force des classes populaires, c’est d’être nombreux : il faut donc changer les institutions pour permettre à des majorités populaires de prendre le pouvoir en Europe. Il faut arrêter de fonctionner avec cette espèce de directoire franco-allemand dans lequel Paris joue un rôle étrange. On a l’impression que la France ne peut décider de rien, alors qu’en vérité, rien ne peut se décider sans elle. Si on mettait ensemble nos parlements nationaux pour construire une véritable chambre parlementaire de la zone euro, chacun envoyant un nombre de représentants au prorata de sa population, je suis certain que nous aurions eu moins d’austérité, plus de croissance et moins de chômage. Cette Chambre parlementaire serait responsable pour décider démocratiquement du niveau de déficit et d’investissement public, ainsi que pour superviser la Banque centrale européenne, l’union bancaire et le Mécanisme européen de stabilité. Bien sûr, l’Allemagne aurait peur d’être mise en minorité dans une telle instance. Mais si la France, l’Italie, la Grèce, demain l’Espagne, faisaient une telle proposition de refondation démocratique et sociale de l’Europe, l’Allemagne ne pourrait s’y opposer indéfiniment. Et si elle s’y opposait, alors le discours en faveur de la sortie de l’euro deviendrait irrésistible. […]
Il faut se battre pour changer l’Europe. Mais cela ne doit pas empêcher de mener en France les réformes de progrès social que nous pouvons conduire tous seuls. Nous pouvons engager en France une réforme fiscale de gauche, mais là, on a très mal commencé en votant, fin 2012, une augmentation de la TVA, alors même que le Parti socialiste n’a cessé de dire, quand il était dans l’opposition, que l’augmentation de la TVA est la pire des solutions. Le financement de notre protection sociale repose trop fortement sur les salaires du secteur privé. Pour la droite, la bonne solution est d’augmenter indéfiniment la TVA, qui est l’impôt le plus injuste. L’alternative de gauche est de financer notre modèle social par un impôt progressif pesant sur tous les revenus (salaires du privé, salaires du public, pensions de retraites, revenus du patrimoine), avec un taux qui dépend du revenu global.
Contrairement à ce que l’on entend parfois, la CSG progressive est parfaitement constitutionnelle : elle existe déjà pour les retraités, et peut être étendue dans les mêmes conditions aux salaires et aux autres revenus. Autre réforme de gauche : les retraites. Notre système est extrêmement complexe avec des dizaines de caisse de retraite qui font que les jeunes générations ne comprennent rien à ce que seront leurs droits futurs. Une réforme de gauche, une réforme progressiste sur les retraites serait d’unifier, pour les jeunes générations, pas pour ceux qui s’apprêtent à partir à la retraite, tous les régimes publics, privés, non-salariés, avec une même cotisation pour toutes ces activités et des droits identiques. Une politique de gauche consisterait à refonder un régime de retraite universel où ce sont les systèmes qui s’adaptent aux trajectoires professionnelles des personnes et pas l’inverse. Dans tous ces domaines, le gouvernement est à des années-lumière d’engager la moindre réforme.
[…]
Nous sommes gouvernés par des personnes qui confondent la rhétorique et la réalité.»
J’ajoute à titre personnel que la réforme du prélèvement à la source est un leurre et une mascarade.
Des incompétents ou des menteurs de Terra Nova prétendent que grâce à cette réforme la DGFiP pourrait économiser 10 000 emplois <ICI>
Ce n’est pas que le prélèvement à la source soit mauvais en soi, mais pour qu’il soit efficace et vraiment simplificateur, un certain nombre de pré requis doivent être réalisés. Tout le monde comprendra que si on veut être débarrassé des problématiques de déclaration annuelle, de calcul compliqué et de régularisation il est indispensable qu’on casse le concept de foyer fiscal pour une imposition par tête, qu’on remplace le quotient familial par un autre mécanisme et qu’on supprime toutes les niches fiscales.
Mais comme toujours et comme le dénonce Picketty, les réformes de fond ne sont pas réalisées au profit d’improvisations hasardeuses et d’effets d’annonce.

Lundi 6 Juillet 2015

Lundi 6 Juillet 2015
« Ley Mordaza »
« loi bâillon » surnom d’une loi liberticide qui vient d’entrer en vigueur en Espagne
Nous vivons une drôle d’époque en Europe.
Il n’est pas facile de parler de la Grèce, sauf à être manichéen comme certains et donc d’être dans l’un des camps :

le premier qui dit que tout est de la faute des Grecs qui sont des tricheurs, des fraudeurs et appartiennent à un pays sans administration étatique digne de ce nom, incapable de conduire les réformes qui seraient de nature à remettre cet Etat dans une dynamique positive. Que la corruption généralisée se trouve à un niveau record et que leur position victimaire conduirait, si on leur cède, à faire payer leurs turpitudes par certains pays dont les habitants sont en moyenne plus pauvres que les grecs.

le second qui dit que tout est de la faute des autres pays européens, du FMI et des banques parce que la politique d’austérité appauvrit encore la Grèce et la rend d’autant plus incapable de rembourser la dette et l’amène dans une dynamique mortifère. Ce second camp insiste sur le rôle des banques qui ont prêté sans prudence puis pour récupérer leurs créances ont conduit à transférer cette dette vers les contribuables des autres pays européens puisque les Etats ont racheté la dette bancaire. Lehman Brothers a joué un rôle éminent dans la falsification des comptes ayant permis à la Grèce d’entrer dans la zone Euro. Enfin les grands pays européens ont profité plus que de raison de cette dérive des finances grecques puisqu’ils ont usé de l’explosion des emprunts pour leur vendre des choses aussi utile que de grosses voitures, des équipements coûteux et surtout des armes car la Grèce poursuit son fantasme de la peur d’être attaquée par la Turquie.

Tout ce que j’ai écrit de ce que disent les deux camps est largement exact. Comment sortir de cette guerre de position, constitue un défi très compliqué qui demande, entre autre,  des hommes d’Etat dont l’Europe est, pour l’instant, dépourvu.
Mais je voudrais élargir ce propos européen.
A moyen et long terme que voyons-nous ?
Une Europe qui vieillit avec toutes les conséquences négatives que cela présentent. J’en citerai 3 : le triomphe des rentiers, l’exigence exacerbée de la sécurité et le développement toujours plus intense des forces conservatrices.
Et une Europe où la classe moyenne s’appauvrit et se précarise après les classes populaires. Où les politiques économiques profitent de plus en plus à une infime minorité et est défavorable au plus grand nombre.
C’est dans cette situation qu’existe des tentations qui sont plus que préoccupantes. Disons-le : Nous sommes en train d’accepter de perdre nos libertés, dans l’espérance que cela nous donnera plus de sécurité et nous permettra « si nous sommes gentil » et travaillons beaucoup de nous en sortir individuellement.
Un exemple de cette dérive vient d’être apporté par l’Espagne qui vient de promulguer une Loi surnommée la« loi bâillon » : <Sur Rue89.nouvelobs.com La loi bâillon espagnole>
Elle a pour nom officiel la loi pour la sécurité des citoyens.
La conclusion de l’article est simple mais explicite : « Cette loi n’est pas faite pour la sécurité des citoyens mais plutôt pour celle du gouvernement. »
« Le droit de manifester a pris un sacré coup en Espagne. La loi de « sécurité citoyenne », entrée en vigueur le 1er juillet, multiplie les restrictions. Le journal El Mundo liste ainsi les 44 conduites qui seront désormais interdites et punies de lourdes amendes, sans passage devant le juge. Parmi elles :

« refuser de s’identifier à la demande d’une autorité » ;

« ne pas respecter les restrictions de circulation » ;

« escalader des bâtiments ou des monuments sans autorisation » ;

« manquer de respect aux forces de sécurité » ;

« utiliser des lasers sous quelque forme que ce soit ».

[…]
Les interdictions – rédigées dans des termes assez flous – obligent les Espagnols, qui se sont tant mobilisés pendant la crise et contre les mesures d’austérité, à changer leurs habitudes.
[…] l’article 30 de la loi prévoit que toute personne faisant la promotion d’une manifestation non autorisée, sur les réseaux sociaux, en créant un site ou juste en affichant les symboles de cette contestation sur son profil, pourra être considérée comme l’un des organisateurs. Elle risque ainsi une amende allant jusqu’à 600 000 euros, sans passage devant un juge.
[…]
La publication d’une vidéo montrant des policiers va aussi devenir une pratique très risquée. La loi prévoyant que si de telles diffusions « mettent en danger [la] sécurité personnelle et familiale » du policier, les responsables seraient condamnés à de lourdes amendes. Une mesure floue, qui sème la confusion sur les risques encourus par ceux qui voudraient publier des vidéos de violences policières […]
[…] Ces derniers jours, Greenpeace a ainsi dénoncé cette nouvelle loi en bâillonnant des statues emblématiques de Madrid.
Ne doutez pas un instant que la France ne sera pas épargnée de telle tentation de faire taire ceux qui pensent autrement !

Vendredi 3 Juillet 2015

Vendredi 3 Juillet 2015
«La Gouvernance par les nombres»
Alain Supiot

Alain Supiot est un juriste français spécialiste du droit social. Il est actuellement professeur au collège de France.

Fayard a publié en mars 2015, ses cours au Collège de France de 2012-2014, intitulé «La Gouvernance par les nombres»  où il dénonce les dérives de cette nouvelle manière de diriger les affaires des hommes et de la société.

Il y a d’abord un glissement sémantique du « gouvernement » à la
« gouvernance ».

La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes témoignant de son bon fonctionnement.

Ces nouvelles techniques visent la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes.

Alain Supiot a été invité à plusieurs émissions dont la Grande Table pour parler de cet ouvrage :

<La Grande Table : gouverner par les nombres, comment en sortir 2015-04-06>

Il y a aussi cet entretien sur le site de l’Usine Nouvelle :

<Restaurer un travail réellement humain est, sur le long terme, la clé du succès économique>

J’en tire les extraits suivants :

« Pour comprendre les transformations à l’œuvre à une époque donnée il faut identifier l’imaginaire qui la domine. Cet imaginaire partagé imprègne en effet toutes nos façons de penser : les institutions, les arts, les sciences et les techniques.
Une des thèses de mon livre est qu’à la révolution numérique correspond un changement d’imaginaire.
Depuis la fin du Moyen âge, les Occidentaux se sont représenté le monde sur le modèle de l’horloge.
Depuis l’invention de la machine de Turing et les débuts de l’informatique, ils le conçoivent sur le modèle de l’ordinateur, c’est-à-dire comme une machine programmée et programmable. Cette représentation influence nos manières d’organiser les rapports sociaux et en particulier notre conception du droit et des institutions, c’est-à-dire les règles qui gouvernent et rendent possible la vie en société. […]

De grands historiens, comme Jacques Le Goff ou Lewis Mumford, ont montré la place centrale de l’horloge dans la naissance des temps modernes.
Notre civilisation est la seule à avoir hissé des horloges au sommet de ses lieux de culte, dans tous les villages. La philosophie des Lumières voyait Dieu comme un grand horloger et le monde comme un immense mécanisme régi par les lois de la physique classique, par un jeu inexorable de poids et forces, de masse et d’énergie […]

Le taylorisme a transposé d’une certaine façon ce modèle à l’entreprise. Des génies, tels Fritz Lang dans « Metropolis » ou Charlie Chaplin dans « Les Temps modernes », ont dépeint ce que cela impliquait : l’homme est pris dans un grand mécanisme, dans un jeu d’engrenages qui finit par le broyer. […]

La planification soviétique a été une première tentative de gouverner par les nombres, mais elle participait encore de l’imaginaire mécaniciste. Comme l’a montré Bruno Trentin dans son grand livre sur « La cité du travail » », il y a eu un accord profond du capitalisme et du communisme pour placer le travail sous l’égide de la technoscience et l’évincer ainsi du périmètre de la délibération politique et de la justice sociale.

Mais Lénine est un précurseur dans sa façon de vouloir étendre à la société tout entière le modèle de l’entreprise, selon le credo aujourd’hui rabâché par les prédicateurs de l’ultralibéralisme et du New Public Management, qui pensent qu’un État doit être géré selon les mêmes méthodes « scientifiques » qu’une entreprise.

[…]  Comme souvent, le changement d’imaginaire a commencé dans l’ordre juridique avant de s’exprimer au plan scientifique et technique. La perte de la foi dans l’existence d’un souverain législateur date du XIXe siècle et de la première crise de légitimité de l’État.
C’est cette crise qui a donné naissance à l’État social, mais aussi aux expériences totalitaires du XXe siècle qui ont cherché dans la science les « vraies lois » devant régir l’humanité.  Au plan scientifique et technique ce sont dès les années 30, de grandes découvertes mathématiques – notamment celles de Kurt Gödel (1906-1978), puis l’invention de la machine de Turing et les débuts de l’informatique, qui marquent ce passage à l’imaginaire cybernétique.

Il faut lire à ce sujet les écrits visionnaires de Norbert Wiener (1894-1964), l’une des pères de la cybernétique. Selon lui, on peut penser de la même façon les hommes, les machines et le vivant. Tous sont des dispositifs de traitement de l’information.

Trois concepts jouent un rôle essentiel dans cette nouvelle vision de l’homme et du monde : le programme, le feedback (aujourd’hui nous dirions la « réactivité ») et la performance. « L’homme machine » des XVII-XVIIIe siècles disparaît, ou plus exactement il se métamorphose en « machine intelligente », machine programmable par des objectifs chiffrés.

C’est exactement à la même période de l’immédiat après-guerre que débute la « révolution managériale » avec notamment l’invention de la direction par objectifs, due notamment à Peter Drucker.(1909-2005). Il faut souligner que ce dernier mettait en garde contre les limites de sa méthode. Pour lui, l’évaluation devait demeurer une autoévaluation et ne pas servir à un « contrôle de domination » qui ruinerait ses effets. Bien sûr on s’est empressé d’oublier ces mises en garde et de s’engouffrer dans ces impasses. De la même façon que le taylorisme, cette nouvelle conception de la direction des hommes par objectifs chiffrés, après avoir été conçue pour les entreprises, a été étendue à la société tout entière. Avec pour effet une nouvelle restriction du champ laissé au politique et à la délibération démocratique. Ce n’est plus seulement le travail en tant que tel, mais aussi sa durée et son prix qui devraient être soustraits au politique pour être régis par les mécanismes autorégulateurs du marché.

[…] Le fantasme aujourd’hui poursuivi est celui d’une mise en pilotage automatique des affaires humaines, comme on peut le voir dans le Traité sur la gouvernance de l’Union monétaire européenne, qui prévoit des mécanismes « déclenchés automatiquement » en cas d’écart dans la réalisation de trajectoires chiffrées.

[…] On pense le travailleur sur le modèle de l’ordinateur au lieu de penser l’ordinateur comme un moyen d’humaniser le travail. […] à la fin de la Première Guerre mondiale.
Deux leçons passablement antinomiques ont été tirées de cette expérience épouvantable.
La première et je n’y reviens pas, fut la possibilité d’une « mobilisation totale » de la ressource humaine et l’extension du taylorisme à l’organisation de la société tout entière. Possibilité continuée en temps de paix et qui prend aujourd’hui la forme de ce que le Premier ministre britannique, M. Cameron, appelle le Global race, c’est-à-dire une course mortelle pour survivre sur un marché devenu total.

La seconde leçon fut inscrite par le traité de Versailles au fronton de l’Organisation internationale du travail : « il n’est pas de paix durable sans justice sociale », d’où la mission confiée à cette Organisation de garantir à l’échelle du globe l’établissement d’un « régime de travail réellement humain ».
Si l’on prend cette notion au sérieux au lieu de la cantonner aux seules conditions de travail (durée et salaire), on est conduit à identifier deux formes de déshumanisation du travail.

  • La première est celle du taylorisme immortalisée par Chaplin : c’est un déni de la pensée et la réduction du travail à l’obéissance mécanique à des ordres. Ce qu’en droit du travail on a appelé à la même époque la subordination.
  • La seconde est un déni de la réalité et l’assimilation du travail à un processus programmé de traitement d’information. C’est à cette forme de déshumanisation que conduit la gouvernance par les nombres, dès lors qu’elle asservit le travailleur à la satisfaction d’indicateurs de performance chiffrés, à l’aune desquels il est évalué indépendamment des effets réels de son travail.

L’indicateur se confond alors avec l’objectif, coupant le travailleur du monde réel et l’enfermant dans des boucles spéculatives dont il ne peut sortir que par la fraude ou la dépression.
À la différence du taylorisme, qui interdisait de penser et condamnait à l’abrutissement, la gouvernance par les nombres prétend programmer l’usage des facultés cérébrales en vue de la réalisation de performances quantifiables. Je donne ainsi l’exemple d’un réseau bancaire ayant donné pour objectif à ses salariés, non pas d’atteindre un certain chiffre d’affaires, mais d’atteindre un chiffre supérieur à celui des autres agences, qui s’affichait en temps réel sur leurs ordinateurs.

Cette déconnexion du travail de la réalité de ses produits met en péril, non plus la santé physique, mais la santé mentale, avec la montée depuis les années 90 de ce qu’on appelle les risques psychosociaux.
Se représenter l’être humain comme un ordinateur programmable n’est pas moins, mais encore plus délirant que de le représenter comme une pièce d’horlogerie, et cela fait courir des risques qui ne pèsent pas seulement sur les individus mais sur l’organisation tout entière, qu’il s’agisse de l’entreprise ou de la société dans son ensemble. […]

L’un des traits les plus préoccupants de la gouvernance par les nombres est que plus personne n’est responsable, au sens plein de ce terme. Car à la différence du taylorisme, elle affecte aussi les dirigeants, qui sont eux aussi « programmés » pour réaliser des objectifs quantifiés.
Autrement dit qui ne sont pas dans l’action, mais dans la réaction à des signaux chiffrés, qu’il s’agisse du cours de bourse ou des sondages d’opinion.[…]

L’entreprise est l’institution la plus menacée par la Gouvernance par les nombres. Les lois qui ont mis en œuvre les recettes de la Corporate governance — notamment dans le domaine comptable ou de la rémunération des dirigeants — ont permis d’asservir ces derniers aux objectifs de création de valeur pour l’actionnaire, plongeant les entreprises dans un court-termisme incompatible avec la véritable innovation.
C’est sur ce genre de réformes que devraient revenir ceux qui prétendent « aimer l’entreprise ». Plutôt que de s’acharner à faire disparaître le repos dominical, on ferait bien de s’inspirer de l’exemple des grandes entreprises allemandes, qui ont décidé de déconnecter leurs cadres de leur messagerie pendant leurs heures et jours de repos.
Restaurer un travail « réellement humain » est, sur le long terme, la clé du succès économique.»

Alain Supiot dit aussi :

«La quantification est un outil puissant de la pensée humaine. Je critique en revanche le fait que, du fait de la logique ultralibérale, la loi est placée sous l’autorité d’un calcul. C’est une restriction du périmètre de la démocratie.»

La zone euro illustre parfaitement cette dérive : Elle est dirigée sur la base de 2 indicateurs :

  • Le déficit des administrations publiques ne doit pas dépasser 3% du produit intérieur brut (PIB) ;
  • Et la dette publique ne doit pas dépasser 60% du PIB. Et c’est tout ! Le taux de chômage, la qualité de la santé, de l’Éducation et tant d’autres choses essentielles ne sont pas prises en considération pour juger de la bonne gouvernance de la zone euro.

Nous subissons tous plus ou moins ce fantasme de la gouvernance par les nombres de ceux qui croient que la vie d’une entreprise, d’une administration voire d’un être humain peut parfaitement se synthétiser par un tableau Excel. C’est une œuvre de déshumanisation à laquelle nous devons résister tout en utilisant de manière intelligente les dénombrements ou les statistiques dont nous pouvons disposer.

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Jeudi 2 Juillet 2015

Jeudi 2 Juillet 2015
«Si nos villes ne s’adaptent pas au réchauffement climatique, elles exploseront»
Gilles Antier
Géographe–urbaniste
Nous vivons une nouvelle  canicule : 39 degrés prévus à Paris, 35 à Strasbourg, 37 à Lille… Au total, 40 départements sont placés en vigilance orange pour le plan canicule.
Gilles Antier parle d’une urgence d’adapter nos grandes métropoles au réchauffement climatique. Il est l’auteur de « Comment vivrons-nous demain en ville ? » (éditions Le Pommier, 2015).
Il écrit : «Le dérèglement climatique va rendre de plus en plus flou le contraste entre villes du Nord et du Sud quant aux risques […]
 
On constate des effets accentués d’îlots de chaleur urbains, plus denses, moins aérés, et dont la température reste bien plus élevée la nuit qu’en périphérie de la ville. Cela implique de leur opposer des « coupures froides » (espaces verts, toits et murs verdis..). Tout simplement parce que les zones vertes sont 2 à 8 degrés plus fraîches que le reste de la ville. L’eau fraîche des bassins, lacs et  rivières constitue l’autre élément fort, et la combinaison des deux en une « trame verte et bleue » peut avoir des effets très positifs.
Berlin a ainsi eu le mérite d’élaborer depuis dix ans un programme à l’échelle de tout son Land, avec un réseau en forme de croix le long des rivières et une double ceinture d’espaces verts et naturels. Le tout favorise une circulation des courants froids au-dessus de la ville qui brasse l’air pollué et réduit les effets de chaleur. Mais cette initiative reste hélas encore bien rare dans le monde des grandes villes mondiales. […]
Non seulement les risques naturels sont donc accrus par le dérèglement climatique, mais leur impact est démultiplié par la croissance des villes, par leur densification et leur étalement. Voilà donc la « résilience urbaine », pour aller au-delà de la seule prévention des risques. Car les perturbations pouvant affecter une ville peuvent être une opportunité pour un développement urbain plus durable. […]
Dans la même logique, des « plans climat territoriaux » font aussi leur apparition en Amérique du Nord, aux Pays-Bas ou en France, où ils deviennent obligatoires pour les collectivités de plus de 50.000 habitants. Objectif : adapter un territoire urbain au changement climatique, en le rendant, là aussi, le plus résilient possible au bénéfice des habitants et des activités économiques. Ainsi le « plan action climat » de la région capitale de Washington se concentre-t-il sur l’énergie (efficacité, alternatives renouvelables), les ressources (recyclage, trame verte) et le cercle vertueux entre transports et ville compacte.
Bref, nos grandes métropoles sont à la veille de péter les plombs, mais les exemples qui précèdent témoignent au moins d’une certaine prise de conscience. »
Les villes françaises se dotent désormais d’un plan climat
Le dernier numéro de Sciences et avenir est entièrement consacré au réchauffement climatique.