« La liste de Kersten, un juste parmi les démons »
François Kersaudy
Il me faut quelquefois un peu de temps pour lire les livres qu’on m’offre. Ainsi, il y a plusieurs années, Pablo, m’avait offert le livre de Joseph Kessel : « Les mains du miracle » et c’est pendant notre séjour dans le massif de la chartreuse que j’ai enfin pu lire ce livre incroyable.
Tellement incroyable qu’à plusieurs reprises, je ne l’ai pas cru.
Joseph Kessel raconte en effet l’histoire de Felix Kersten qui fut le médecin ou plus précisément le masseur du Reichsfûhrer SS Heinrich Himmler, cet ignoble criminel qui organisa et mis en œuvre les idées inhumaines et délirantes de Hitler.
Ce médecin qui ne faisait pas payer ses soins à Himmler par de l’argent, mais par des services, des contreparties qu’Himmler lui accordait après qu’il l’ait soulagé de ses violentes douleurs d’estomac.
Kessel le rencontra et écrit ce récit : « Les mains du miracle », publié en 1960, sur la base des entretiens qu’il eut avec lui.
Et Kessel essaie de convaincre au début de son livre de la véracité des faits qu’il relate :
« Il arrivait que je refusais d’accepter certains épisodes du récit. Cela ne pouvait pas être vrai. Cela n’était simplement pas possible. Mon doute ne choquait pas, ne surprenait pas Kersten. Il devait avoir l’habitude… Il sortait simplement, avec un demi-sourire, une lettre, un document, un témoignage, une photocopie. Et il fallait bien admettre cela, comme le reste. »
Kessel en appelle même, à H. R. Trevor-Roper, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Oxford et l’un des plus grands experts des services secrets britanniques sur les affaires allemandes pendant la guerre qui écrivit en préface aux Mémoires de Kersten :
« Il n’est point d’homme dont l’aventure semble à première vue aussi peu croyable. Mais il n’est point d’homme, par contre, dont l’aventure ait subi une vérification aussi minutieuse. Elle a été scrutée par des érudits, des juristes et même par des adversaires politiques. Elle a triomphé de toutes les épreuves. »
Pourtant, j’avais du mal à croire à ce que je lisais.
J’appris cependant que tout récemment, en février 2021, était paru un ouvrage de l’historien François Kersaudy : « La Liste de Kersten »
Au retour des vacances, j’ai donc emprunté cet ouvrage à la Bibliothèque de Lyon, dès que l’un des exemplaires fut disponible, car visiblement cet ouvrage intéressait beaucoup de monde.
Globalement, l’historien, en s’appuyant sur les archives les plus récentes, valide le récit de Kersten et le livre un peu romancé de Kessel.
Quelques points finalement assez mineurs, même s’ils sont surprenants, sont remis en cause.
Le titre que Kersaudy ou son éditeur ont choisi, entre bien sûr en résonance avec « la liste de Schindler », le film de Steven Spielberg, sorti en 1993.
L’historien commence son livre ainsi :
« Tout le monde en France connaît l’histoire d’Oskar Schindler, qui a sauvé un millier de juifs en les soustrayant à l’extermination nazie durant la Seconde Guerre mondiale. Mais en vérité, Felix Kersten a accompli un exploit plus considérable encore qu’Oskar Schindler. Dès 1947, un mémorandum du Congrès juif mondial établissait que Felix Kersten avait sauvé en Allemagne « 100 000 personnes de diverses nationalités, dont environ 60 000 juifs, […] au péril de sa propre vie ». Encore, à l’issue du récit qui va suivre, de tels chiffres sembleront-t-il passablement sous- évalués… »
L’homme est issu d’une famille allemande installée dans une province estonienne de l’Empire russe, il est devenu finlandais sans vraiment cesser d’être allemand. Par la suite il s’est installé aux Pays-Bas et il est devenu Néerlandais de cœur, avant que la fin de la guerre l’incite à opter pour la nationalité suédoise
Le début de ses études ne furent pas très brillants. Après quelques péripéties il se forma au massage thérapeutique finlandais qui était très reconnu. Il obtint son diplôme à Helsinki et commença à exercer à Berlin.
Homme d’une grande sociabilité il rencontra beaucoup de gens. Un professeur de la faculté de Berlin lui dit un jour : « Venez dîner à la maison, ce soir. Je vous ferais connaître quelqu’un qui vous intéressera
Kersten découvrit ainsi un vieux monsieur Chinois qui se borna à hocher la tête et à sourire sans fin. Le docteur Kô avait grandi dans l’enceinte d’un monastère du Tibet. Il était initié, en particulier, à l’art millénaire et subtil des masseurs.
Le médecin-lama interrogea longuement Kersten avant de l’inviter chez lui. Une fois chez lui, le médecin chinois demanda à être massé par Kersten. Félix Kersten s’appliqua à pétrir le corps léger, jaunâtre, fragile et desséché du vieil homme.
Après cette séance, le docteur Kô remis ses habits, fixa Kersten et lui dit :
« Mon jeune ami, vous ne savez encore rien, absolument rien. Mais vous êtes celui que j’attends depuis trente ans. J’attends depuis l’époque où je n’étais qu’un novice, un homme de l’Occident qui ne saurait rien et à qui je devrais tout enseigner. »
C’était en 1922. Et Kersten suivit avec assiduité l’enseignement du vieux chinois. Quand le docteur Kô estima qu’il en savait assez, il se retira pour aller passer ses dernières années et mourir dans son monastère du Tibet. Et, il offrit gratuitement toute sa clientèle à Kersten qui fit visiblement du très bon travail et parvint à la fidéliser et à l’étendre. Il avait notamment de riches clients qui appréciaient énormément ses soins, en Allemagne mais aussi aux Pays-Bas.
Pendant ce temps, l’Allemagne plongea dans la folie et Hitler arriva au pouvoir avec comme âme damnée Heinrich Himmler chargée des basses œuvres.
C’est un de ses patients, un riche industriel qui le convainquit malgré ses réticences d’aller soigner cet homme ignoble.
Le docteur accepta de se glisser dans ce rôle qui va consister à soigner Himmler de façon journalière pendant toute la période du deuxième conflit mondial. Et, semaine après semaine, mois après mois, en échange des soins prodigués à Himmler, devenus totalement indispensables à ce dernier, Kersten va demander la libération de nombreuses victimes du nazisme.
C’est lorsque Himmler souffrait de douleurs d’estomac d’une intensité paralysante et qu’il se trouvait dépendant des mains de Kersten que ce dernier parvenait à obtenir des contreparties qu’on ne croyait pas pensables.
Au début, ce sont des amis hollandais qui firent appel à lui, puis des suédois, des finlandais : au début quelques individus, puis des dizaines, des centaines et puis des milliers.
Kersaudy valide donc le récit de Kessel. Un des actes fut encore plus incroyables que les autres, en toute fin de guerre. Kersten eut cette idée « disruptive » d’organiser une rencontre entre un représentant du Congrès Juif Mondial et Himmler pour sceller un dernier accord : la libération de 5000 juifs des camps de concentration, alors qu’Hitler avait donné l’ordre de les exterminer tous et de dynamiter les camps, avant l’effondrement. L’accord incluait aussi la non extermination des autres et le non dynamitage des camps.
Pour ce faire, Kersten va organiser cela d’une part avec Himmler et de l’autre le ministre des affaires étrangères de Suède Christian Gunther ainsi que Hillel Storch, le représentant en Suède du Congrès Juif Mondial.
Et ce fut finalement Norbert Masur, citoyen suédois, de confession israélite qui accompagna Kersten à Berlin.
C’est le sujet du chapitre XIII qui est aussi le dernier du livre « Les mains du miracle » qui a pour titre : « Le juif Masur »
Les deux hommes s’envolèrent le 19 avril 1945 sur l’un des derniers avions à porter la croix gammée. Ils étaient les seuls passagers. Et Kessel écrit :
« Dans les environs immédiats de Berlin, on entendait déjà gronder les canons russes. »
Ils débarquèrent sur le terrain de Tempelhof, l’aéroport « crépusculaire et vide » de Berlin. Et après une attente un peu anxieuse, l’heure d’arrivée avait été communiquée en retard à Himmler :
« Enfin, une voiture arriva pour Kersten et Masur. Elle était marquée aux insignes S.S. et appartenait au garage particulier de Himmler. Près de la voiture se tenait un secrétaire en uniforme, qui donna à Kersten deux sauf-conduits au cachet du Reichsführer […]. Il y était spécifié que ces documents libéraient leurs porteurs de toute obligation de passeport et de visa. »
Et la voiture SS emmena les deux hommes comme prévu dans la résidence privée du docteur Kersten.
La rencontre entre le représentant juif et Himmler accompagné de ses plus proches collaborateurs est totalement incroyable et lunaire. Elle se passe le 20 avril 1945.
Kessel écrit :
Kersten et Masur se trouvaient face à face Masur buvait du thé, Himmler, du café. Il n’y avait entre eux que des petits pots de beurre, de miel, de confiture, des assiettes qui portaient des tranches de pain bis et des gâteaux. Mais, en vérité, six millions d’ombres, six millions de squelettes séparaient les deux hommes. Masur n’en perdait pas le sentiment un instant, lui qui, par les organisations auxquelles il appartenait, avait connu et suivi pas à pas le martyre sans égal, sans précédent, des hommes, des femmes, des enfants juifs. À Paris, à Bruxelles, […] en Ukraine et en Crimée partout, de l’océan Polaire jusqu’à la mer Noire, s’étaient déroulées les mêmes étapes du supplice : étoile jaune, mise hors la loi commune, rafles atroces dans la nuit ou le jour levant, convois interminables où voyageaient ensemble les vivants et les cadavres, et les camps, la schlague, la faim, la torture, la chambre à gaz, le four crématoire. Voilà ce que personnifiait et incarnait pour Masur l’homme assis en face de lui, de l’autre côté de la table aimablement garnie, l’homme chétif, aux yeux gris sombre protégés par des verres sur monture d’acier, aux pommettes mongoloïdes, l’homme en grand uniforme de général S.S. et constellé de décorations dont chacune représentait la récompense d’un crime. Mais lui qui avait imposé impitoyablement le port de l’étoile, donné le signal des rafles, payé les délateurs, bourré les trains maudits, gouverné de haut tous les camps de mort, commandé à tous les tourmenteurs et à tous les bourreaux, lui, il était parfaitement à l’aise. Et même il avait bonne conscience. Ayant bu son café, mangé quelques gâteaux, il essuya proprement ses lèvres avec un napperon et passa à la question juive sans embarras aucun. »
Et Himmler fit même un long discours ou il justifiait la politique antisémite du régime nazi et ses aspects positifs. A un moment Norbert Masur ne put en entendre davantage. En se contenant pourtant, il dit simplement :
« Vous ne pouvez pas nier tout de même que, dans ces camps, on a commis des crimes contre les détenus. Oh ! je vous l’accorde : il y a eu parfois des excès, dit gracieusement Himmler, mais… Kersten ne le laissa pas continuer. Il voyait, à l’expression de Masur, qu’il était temps de rompre ce débat inutile et qui prenait un tour dangereux.»
Et Kersten sut remettre au centre de la discussion la libération des juifs et la préservation de ceux qui restaient dans les camps en arrivant à convaincre Himmler qui était très inquiet à l’idée qu’Hitler puisse être mis au courant de cette décision. L’accord fut conclu : les camps ne seraient pas dynamités, les SS ne molesteraient plus les juifs dans les camps et 5000 juifs seraient libérés..
Et Himmler prit congé de Kersten. Kessel raconte :
« Himmler pénétra dans sa voiture, s’assit. Puis il prit la main du docteur, la serra fébrilement et acheva d’une voix étouffée : Kersten, je vous remercie pour tout… Ayez pitié de moi… Je pense à ma pauvre famille. À la clarté du jour naissant, Kersten vit des larmes dans les yeux de l’homme qui avait ordonné sans hésiter plus d’exécutions et de massacres qu’aucun homme dans l’histoire et qui savait si bien s’attendrir sur lui-même. La portière claqua. La voiture fondit dans l’obscurité. »
Vous trouverez des précisions sur ce site <Le dossier Kersten par Jacques Sabille>
Le 28 avril, Hitler mis au courant, démet Himmler qui se mettra à errer sur les routes, espérant négocier avec les alliés, sans succès. Arrêtés par les forces alliées, il parviendra à se suicider en avalant une capsule de cyanure le 23 mai 1945.
Kersaudy conteste cependant certains des points que raconte Kersten et que Kessel a reporté dans « les mains du miracle » : notamment le récit dans lequel le masseur aurait empêché la déportation massive de néerlandais.
Kessel écrit ce que Kersten lui a raconté : Le 1er mars 1941, au mess de l’état-major des SS, Kersten surprend une conversation entre Heydrich et Rauter qui s’entretiennent de la déportation prochaine vers la Pologne de toute la population des Pays-Bas. Kersten va alors plaider inlassablement auprès de Himmler de faire cesser ce projet en utilisant tous les arguments qu’il parvient à mobiliser. Et après plusieurs discussions, il parvient enfin à ses fins : ce projet est écarté ou au moins renvoyé à plus tard.
Kersaudy après avoir fait son travail d’historien écrit :
« L’ensemble de l’affaire, raconté avec toute la verve de Joseph Kessel, constitue l’un des passages les plus émouvants de son livre. Hélas ! Plus d’un lecteur sera cruellement déçu en apprenant que cet épisode est entièrement fictif. […] Kersten l’a exposé en détail dans trois de ses quatre ouvrages. Mais c’est précisément au niveau de ceux-ci – et des déclarations de Kersten aux enquêteurs dans l’après-guerre – que se révèlent les fragilités de l’affaire : trop de versions incompatibles, trop d’impossibilités dans les dates et les lieux cités, trop de documents introuvables, trop de vérités successives, trop de contradictions, trop de témoignages suspects et eux-mêmes contradictoires »
La liste Kersten page 70
Bref, sur cette partie du récit l’Historien ne confirme pas « les mains du miracle » ni les affirmations de Kersten .
Il y eut un autre épisode étonnant dans la vie de cet homme dont on voudrait qu’elle soit sans tâche. Le comte Bernadotte, diplomate suédois avait organisé matériellement les convois des milliers de juifs libérés des camps grâce à la médiation de Kersten. Il s’en attribua l’ensemble du mérite sans le citer. Mais suite à divers témoignages notamment du ministre des affaires étrangères suédois, il dut bien reconnaître le rôle éminent et dangereux de Kersten, car dans l’entourage de Himmler beaucoup voulait nuire et même tuer le docteur qui avait une trop grande influence sur leur chef.
Cette rivalité avec le comte Bernadotte va conduire Kersten à faire une action peu reluisante pour sa réputation future :
En 1952, il est sur le territoire suédois et demande la nationalité suédoise qui lui est refusé et…
« Sa déception va le pousser à une manœuvre insolite : persuadé que ce sont les anciens obligés de Bernadotte qui ont torpillé sa demande de naturalisation, il fait circuler une lettre censément adressée à Himmler par le comte, en date du 10 mars 1945 : « La présence des juifs est aussi peu souhaitée en Suède qu’en Allemagne. C’est pourquoi je comprends parfaitement votre position sur la question juive. […] Le Medizinalrat Kersten n’a aucun mandat pour négocier la libération des juifs, et il l’a fait à titre privé. […] » Tout cela est évidemment catastrophique, non pour la mémoire du comte , mais pour la réputation de Kersten, car le document est un faux grossier »
La liste Kersten page 354
Les dernières lignes du livre seront les suivantes :
« L’avocat et philosophe juif Gerhard Riegner dira 36 ans plus tard : « Kersten était sans conteste un homme extraordinaire, et le fait qu’il ait eu ce pouvoir d’influencer Himmler a été un présent du Très-Haut ! je ne vois pas comment l’expliquer autrement. »
Et Kersaudy de conclure :
« Une assertion vraisemblable, mais difficilement vérifiable – et qui le restera aussi longtemps que les archives du Seigneur demeureront impénétrables… »
La liste Kersten page 360
Ce bienfaiteur mourut en 1960 à 61 ans.
Et je me pose une question : son savoir de masseur est-il encore actif en Europe ?
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