Mercredi 30 novembre 2016

Mercredi 30 novembre 2016
«Les sœurs Mariposas»
Minerva, Patria et Maria Teresa Mirabal assassinées le 25 novembre 1960
Le 25 novembre est désormais chaque année, suite à une résolution de l’ONU, dédié à l’élimination de la violence à l’égard des femmes. 
Plus précisément, c’est le 17 décembre 1999, par sa résolution 54-134, que  l’Assemblée générale des Nations unies proclamait le 25 novembre Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. La date avait été choisie en Colombie, en 1981, par des militant-e-s des droits des femmes en hommage aux trois sœurs Mirabal, combattantes contre la dictature de Rafael Trujillo en République dominicaine, brutalement assassinées le 25 novembre 1960.
«Minerva, Patria et Maria Teresa Mirabal se faisaient appeler « Mariposas », papillons en espagnol. Derrière ce nom de code, il y a une lutte sans merci contre le dictateur Rafael Trujillo [qui exerçait en République Dominicaine]. […] Tout commence quand le dictateur tente d’approcher l’aînée, Minerva, qui le repousse invariablement. La jeune femme qui étudie le droit à l’université et se lie d’amitié avec des communistes est révoltée contre la terreur que fait régner Trujillo. Résultat, face aux refus de la jeune femme, son père est emprisonné et torturé. Minerva suivra le même chemin.
Les années de lutte passent. Les trois sœurs se marient avec des hommes tout aussi révoltés qu’elles par les injustices de ce régime. En 1957, Minerva est la première femme doctorante de l’université de droit. Quand le dictateur Trujillo lui remet son diplôme, il lui fait la promesse qu’elle ne pourra jamais exercer.
Coup d’état raté, arrestations fréquentes, tortures, voilà alors le quotidien des Mariposas et de leur entourage. Un soir qu’elles vont rendre visite à leurs maris emprisonnés (résistants, ils avaient tenté un coup d’état), sur une petite route de montagne, une voiture se met en travers de leur chemin. Les conditions dans lesquelles leurs corps ont été retrouvés sont particulièrement sanglantes: les trois femmes ont été massacrées à la machette puis replacées dans leur voiture qui a ensuite été poussée dans le vide.
Les trois sœurs n’auront jamais connu la démocratie mais la nouvelle de leur mort révolte. Le 30 mai 1961, Trujillo est assassiné et il faudra encore patienter plusieurs années pour que le pays sorte de la guerre civile. Seule la quatrième sœur, Belgica Adela, leur a survécu, elle est la mémoire de leur histoire. […]
La romancière Julia Alvarez a écrit un roman sur le sujet, « Au temps des papillons ». Un téléfilm avec Salma Hayek dans le rôle de Minerva a été réalisé en 2001, « In the time of butterflies ». En France, Elise Fontanaille a publié en 2013 pour un public jeunesse « Les trois sœurs et le dictateur ». En 2016, la dessinatrice Pénélope Bagieu a aussi raconté ce parcours dans son recueil de portraits de femmes, « Les culottées ».»
Le 25 novembre de cette année, France Culture a rediffusé une émission de 1976 où avait été invitée Benoite Groult qui à travers l’histoire racontait l’oppression de la femme depuis l’Antiquité. Parmi les 10 exemples qu’elle donnait je rapporte le quatrième : XVIe et XVIIe siècles : la chasse aux « sorcières » : «Pendant 2 siècles on a brûlé [des milliers] de sorcières en Europe, parce que c’était un pouvoir féminin qui commençait à inquiéter la société. Chaque fois que [les femmes] ont essayé de sortir, de réagir, que ce soit les féministes aujourd’hui ou les sorcières hier, ç’a été une réaction frénétique pour les ramener à leur place. »
Une autre émission de France Culture donne des précisions sur la situation actuelle en France : « En France, 15% des femmes se sont faites insultées au moins une fois, dans la rue, les transports ou les lieux publics, au cours de 12 derniers mois. Première cause de violence que subissent les femmes, les insultes les plus fréquentes sont : « salope », dans un quart des cas, « connasse », dans 19% des cas, « sale… », dans 16% et « pute », dans 13%. Les violences physiques ou sexuelles sont la seconde violence qu’elles subissent. On estime que chaque année, 84 000 femmes subissent des viols ou tentatives de viol, alors que seul 31 825 faits de violences sexuelles ont été comptabilisés sur un an, de novembre 2014 à octobre 2015, par les forces de sécurité.
Dans la plupart des cas d’agressions, qu’elles soient physiques, sexuelles ou psychologiques, le conjoint de la victime est en cause. On dénombre, en moyenne chaque année, près de 216 000 femmes âgées entre 18 et 75 ans victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur ex ou actuel partenaire. Un chiffre qui ne tient pas compte des violences verbales, psychologiques, économiques ou bien administratives que les femmes subissent.»
La journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes est donc une nécessité partout et aussi en France
Les sœurs Mariposas

Mardi 29 novembre 2016

Mardi 29 novembre 2016
« Mettre définitivement l’homme à l’abri du besoin, en finir avec la souffrance et les angoisses du lendemain »
Ambroise Croizat, ministre du Travail de 1945 à 1947

C’est encore un film récent <La Sociale> de Gilles Perret qui est à l’origine de ce mot du jour qui concerne la mise en place de la Sécurité Sociale au lendemain de la guerre.

Ce sont les ordonnances du 4 octobre 1945 qui ont constitué la naissance juridique de cette magnifique institution.

TELERAMA rappelle que l’on attribue toujours cette création à Pierre Laroque, haut fonctionnaire, le « père » officiel de la Sécu et qu’on laisse dans l’ombre, Ambroise Croizat, l’homme politique qui fut le ministre du Travail du général de Gaulle, certains prétendent que c’est en raison de son appartenance au Parti communiste. C’est aussi TELERAMA qui donne cette phrase d’Ambroise Croizat que j’ai utilisée comme exergue de ce mot du jour.

Comme les choses ne sont jamais simples et évidentes, il faut savoir que Pierre Laroque était aussi Haut fonctionnaire du Régime de Vichy.

Il était entré dans le cabinet du ministre René Belin dans le premier gouvernement du régime de Vichy, et a participé à la rédaction de la loi du 16 août 1940 sur la réorganisation économique et a suivi le dossier des assurances.

Avec Alexandre Parodi, qui fut par la suite le premier ministre du travail du gouvernement provisoire de De Gaulle, précédant immédiatement à ce poste Ambroise Croizat, Pierre Laroque rédige un projet de « réforme des législations sur les Assurances sociales, les Allocations familiales et les congés payés ». De ce projet aboutira l’allocation aux vieux travailleurs salariés qui instaure en France le régime de retraite par répartition, formant ainsi la base de ce que sera la Sécurité Sociale. Bref la sécurité sociale eut des prémices sous le Régime de Vichy et les hommes qui ont travaillé sur ce projet étaient les mêmes que ceux qui allaient le faire avec De Gaulle.

Il faut noter cependant que Pierre Laroque fut Révoqué en octobre 1940 pour des origines juives et qu’il participa à Lyon à l’organisation de résistance « Combat » et rejoignis Londres en avril 1943.

Parodi fut également résistant. Ce n’était pas deux collaborateurs, mais c’est le Régime de Vichy, si on veut respecter l’Histoire qui commença cette aventure.

Contrairement aux Ministres d’aujourd’hui, Ambroize Croizat avait un métier en dehors de la politique. Il travaille en usine dès l’âge de 13 ans lorsque son père est appelé sous les drapeaux en 1914. Apprenti métallurgiste, il suit en même temps des cours du soir et devient ouvrier ajusteur-outilleur dans la région lyonnaise. Il est mort à 50 ans d’un cancer du poumon.

Pour en dire un peu plus je voudrai revenir à une histoire que l’on attribue à Raymond Lulle philosophe, poète, théologien, apologiste chrétien et romancier majorquin (1232-1315).

« C’est l’histoire de 3 tailleurs de pierre. Ils sont côte à côte, et font exactement les mêmes gestes techniques. Mais le premier semble épuisé et triste. Je lui demande :
– Que faites-vous ?
Il me répond énervé : – ben ! Vous l’voyez bien !  Je taille une pierre !

Je regarde le deuxième, qui semble moins malheureux et moins épuisé que le premier. Je lui demande :
– Que faites-vous ?
Il me répond gentiment : – ben ! Vous l’voyez bien ! Je construis un mur !

Alors je regarde le troisième, qui lui, paraît très joyeux et lumineux. Il siffle en réalisant son ouvrage. Je lui demande :
– Que faites-vous ?
Alors il me répond avec passion : – ben ! Vous l’voyez bien ! Je construis une cathédrale ! »

C’est une histoire du moyen-âge, où on construisait des cathédrales en pierre pour la religion.

AU XXème siècle on a construit des cathédrales non matérielles mais sociales pour L’Humanité, comme la Sécurité Sociale, pour « en finir avec la souffrance et les angoisses du lendemain » selon les mots d’Ambroize Croizat.

Une partie des français a désigné François Fillon comme candidat à la Présidence de la République. Il est possible qu’il devienne Président. Constatons que lui contrairement à Ambroise Croizat n’a jamais eu un emploi autre que Politique. Il est devenu député à l’âge de 27 ans en 1981 et avant il était assistant parlementaire de Joël Le Theule.

Concernant la santé, il a un projet : « Offrir la meilleure couverture santé possible à tous nos concitoyens en redéfinissant les rôles respectifs de l’assurance maladie et de l’assurance privée : focaliser l’assurance publique universelle notamment sur les affections graves ou de longue durée, le panier de soin « solidaire », et l’assurance privée sur le reste, le panier de soin « individuel ». Les moins favorisés ne pouvant accéder à l’assurance privée bénéficieront d’un régime spécial de couverture accrue. Les patients seront responsabilisés par l’introduction d’une franchise maladie universelle dans la limite d’un seuil et d’un plafond

Je ne veux pas déformer, donc je cite intégralement et si vous voulez vérifier c’est après ce lien : https://www.fillon2017.fr/participez/sante/propositions-pour-les-patients/

En bon chrétien, les pauvres ont droit à la charité : « Les moins favorisés  bénéficieront d’un régime spécial de couverture accrue.»

Mais pour les autres il y aura les affections graves prises en charge par la Sécurité Sociale publique et le reste par les assurances privées que vous paierez selon vos choix pertinents, vos moyens et votre tendance plus ou moins affirmée à la prudence par rapport à votre santé et votre volonté de sacrifier d’autres consommations à celle-ci.

Les États-Unis  montrent, en grandeur réelle, ce que ce type de système produit : Une médecine de très haute qualité certes, mais une offre de soins très chers et une inégalité extrême par rapport à la santé, qu’Obama a tenté de réduire un peu.

C’est très simple à comprendre. C’est aussi évident qu’une équation mathématique.

Quand l’offre de soins est publique, l’objectif est de soigner le mieux possible au coût le moins élevé pour la collectivité.

Quand l’offre de soins est privée, l’objectif est de soigner le mieux possible en obtenant le meilleur profit pour la société privée qui assure le soin.

Je ne dis pas que le premier système ne peut pas être amélioré notamment en obtenant un coût moins élevé, mais je dis que le second système est tendanciellement plus onéreux pour la collectivité.

Quand on commence à s’attaquer aux cathédrales d’une civilisation, on peut penser que son déclin est proche.

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Lundi 28 novembre 2016

Lundi 28 novembre 2016
«Ce que j’ai ressenti, ce n’est pas l’empathie habituelle du médecin : c’est l’effroi face au crime
Irène Frachon pour l’affaire du Mediator
Le film <La Fille de Brest>, consacré à l’affaire Mediator réalisé par Emmanuel Bercot est sorti le 23 novembre avec dans le rôle principal la remarquable actrice danoise Sidse Babett Knudsen qui a été révélé en France par la série danoise Borgen.
Mais le vrai héros de cette histoire est Irène Frachon.
Pour celles et ceux qui ne se souviennent pas précisément de cette question sanitaire, il me semble qu’on peut résumer le sujet de la manière suivante :
Les laboratoires Servier ont mis au point un médicament appelé « Mediator » qui devait servir pour les diabétiques et qui a été commercialisé à partir de 1976. Mais un de ses effets a été utilisé beaucoup plus largement, car il servait de coupe-faim à tous ceux qui avait des difficultés de surpoids.
Jusqu’à son retrait en 2009, 145 millions de boîtes ont été vendues et plus de 5 millions de personnes en ont consommé en France.
Le problème du « Mediator » est qu’il comporte un composant : le benfluorex qui produit des dysfonctionnements des valves cardiaques.
Les premières alertes à propos du benfluorex, sont apparues au cours des années 1990. Il est interdit dans les préparations en pharmacie dès 1995 mais le Mediator, lui, reste alors en vente en France, tandis qu’il est successivement retiré par Servier du marché en Suisse (1998), en Espagne (2003) ou encore en Italie (2004), « pour des raisons commerciales », argue le groupe. La France, elle, tarde. L’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) ne publie d’abord en 2007 qu’une simple recommandation de ne pas prescrire le Mediator comme coupe-faim.
Et c’est Irène Frachon, une pneumologue de Brest, qui alerte l’Afssaps en février 2007 sur les risques d’accidents cardiaques liés à la consommation du médicament. Ce dernier n’est retiré de la vente que le 30 novembre 2009. C’est ce combat d’Irène Frachon suivi de la lutte contre les laboratoires Servier pour reconnaitre sa responsabilité et indemniser les victimes qui est le sujet du film.
Elle a beaucoup été invitée à l’occasion de la sortie de ce film. Notamment sur France Inter  par Patrick Cohen, le 18 novembre 2016.
Et c’est lors de cette émission qu’elle a déclaré : « Face à moi, ce n’était pas des malades, mais des gens empoisonnés. Ce que j’ai ressenti, ce n’est pas l’empathie habituelle du médecin : c’est l’effroi face au crime ».
Elle a ajouté qu’elle a pu quand même compter sur la mobilisation autour de cette affaire : « l’engagement successif d’improbables citoyens, qui ont permis que cette histoire bascule », et pour aboutir à la condamnation au civil des laboratoires Servier.
Le procès avait d’ailleurs été l’occasion de dénoncer les liens avec l’agence du médicament, où « Servier menait la danse et faisait la loi », selon Irène Frachon. Une institution réformée depuis, mais dont l’évolution est difficile : « recruter des experts qui ne soient pas issus de l’industrie pharmaceutique aujourd’hui, c’est quasi impossible ».
Vous trouverez aussi en pièce jointe un entretien avec Mediapart dont le titre est explicite «Le Mediator, c’est l’histoire d’un déni sans fin»
Irène Frachon est un exemple de ce qu’il convient de faire dans ce monde compliqué où tant de jeunes et de moins jeunes se sentent impuissants à faire évoluer les choses : Quand on est certain de détenir une vérité qui dérange souvent les puissances de l’argent quelquefois du pouvoir, il faut se battre pour que la vérité éclate et aider celles et ceux qui sont dans un tel combat.
Irène Frachon a aussi écrit un livre sur cette affaire : <Mediator 150 mg : Sous-titre-censure>.
Le sous-titre censuré était celui de la première version : combien de morts ? Le laboratoire Servier est parvenu à faire interdire ce sous-titre. Mais en appel Irène Frachon a gagné le combat contre la censure.

Vendredi 25 novembre 2016

Vendredi 25 novembre 2016
« Ende der Meritokratie
La fin de la méritocratie»
Alan Posener, dans le quotidien « Die Welt »
Brice Couturier a donné pour titre à sa dernière chronique concernant la méritocratie : « Performants et désaffiliés : la nouvelle lutte des classes ».  Et pour illustrer son propos il s’est appuyé sur un article paru en Allemagne dans le grand quotidien « Die Welt », car en Allemagne aussi, on observe une montée de la colère envers un système méritocratique qui exclut de plus en plus de personnes.
Cet article a pour titre « Ende der Meritokratie » » et Brice Couturier prétend qu’il «  résume de manière assez carrée toutes les critiques que suscitent en ce moment, par le vaste monde, nos démocraties méritocratiques. »
Il nous apprend aussi qu’Alan Posener est connu comme biographe, il s’est intéressé à John Lennon, à Franklin Roosevelt, à John Fitzgerald et Jackie Kennedy et que son dernier livre en date, consacré à Benoît XVI, portait pour titre « Le pape dangereux ». « Posener y accusait ce pape de mener – je cite – « une croisade contre les Lumières ». Nous avons donc affaire à un intellectuel allemand réputé pour ne pas prendre de gants… »
Dans la tribune qu’il a publiée le 23 juillet dernier, Posener écrit : « Michael Young l’avait bien vu : avec la méritocratie, les couches inférieures de la société allaient subir une domination plus efficace que celles connues antérieurement. »
Et Brice Couturier d’ajouter : «Dans notre société où la place assignée à chacun dans la hiérarchie est théoriquement fixée par ses résultats dans le système d’enseignement, il suffit de rater une seule marche du cursus pour être éliminé. De cet échec, on déduira que font défaut chez l’intéressé l’intelligence ou le goût de l’effort – motifs suffisants pour être évincé. La nouvelle morale, celle que proclame la culture contemporaine, c’est : vous êtes seuls responsables de vos succès, comme de vos échecs. Cela rend les vainqueurs arrogants : ils n’ont pas conscience de ce que leur ascension doit à la société. Et cela rend les vaincus hargneux. Ils haïssent les élites, les bons élèves qui ont réussi à tous les examens. […] ils soupçonnent les élites d’avoir adopté sciemment des politiques qui les condamnent, eux, à l’échec : mondialisation, libéralisation, immigration…. »
Et Posener utilise deux mots qui désignent les nouveaux rapports de classe : «les Leistungsträger» c’est à dire «les performants» et «les Abgehängten» qu’on peut traduire par «les décrochés».
La chronique finit sur cette analyse :
« Vous avez d’un côté les Leistungsträger. Un mot qui signifie normalement prestataire, mais qui renvoie dans le contexte aux gagnants. Die Leistung, en allemand, signifie en effet le bon résultat, le travail accompli, la performance. Les Leistungsträger, ce sont les champions de l’idée de bon résultat, les achievers en anglais, les gens vraiment performants.
De l’autre côté, un mot nouveau, de plus en plus employé, ces derniers temps: les Abgehängten – littéralement les décrochés. Mais attention ! le verbe dont ce mot est le participe passé substantivé du verbe abhängen signifie aussi dépendre de… Les Abgehängten, cela paraît l’équivalent de celui forgé par Robert Castel : les désaffiliés. Ils ont décroché et dépendent des minima sociaux. La presse allemande l’emploie en particulier pour désigner les jeunes chômeurs.
Et Posener poursuit : les Leistungsträger se réjouissent de l’ouverture des frontières, du progrès technique qui va rendre leurs compétences encore plus précieuses sur le marché du travail mondialisé. Les Abgehängten, au contraire, se considèrent comme des « indigènes » menacés par les cultures étrangères. Ils prônent la famille contre les célibataires, les valeurs contre les intellectuels.
Aucune société, conclut Posener ne peut supporter longtemps qu’une importante minorité ait le sentiment de ne plus en faire partie.
Signe des temps, alors que le néo-travailliste Tony Blair prônait une Grande Bretagne méritocratique, la conservatrice Theresa May veut une « Grande Bretagne qui fonctionne pour tous. » « Si nous ne voulons pas que notre démocratie se retourne contre nous, nous devons modérer la méritocratie et en élargir la base », conclut Posener.
Justement est paru, cette année en français, l’ouvrage d’un universitaire italien, Giuseppe Trognon, spécialiste de philosophie politique, qui porte exactement sur ce sujet : comment rendre la méritocratie plus égalitaire ? Son titre : La démocratie du mérite. Il s’agit d’une analyse, disons rawlsienne, de la méritocratie en tant que système de récompenses des plus valeureux. Premier reproche : la méritocratie aggrave l’esprit de compétition au sein de la société démocratique. Ensuite : la méritocratie est un système de récompenses et de punition ancré dans une culture du travail et de l’effort productif ; ce qui exclut les chômeurs alors que le progrès technique chasse de plus en plus de personnes du marché du travail. Trognon constate aussi, et c’est très original, que la logique méritocratique a glissé de la sphère de la production à celle de la consommation.
Au passage, Giuseppe Trognon égratigne la manière dont, en France, la méritocratie s’est glissée dans les mœurs de l’ancienne aristocratie. Il écrit : « la France raisonne encore comme un noble de la cour de Versailles : un diplôme dans les Ecoles d’excellence de l’Etat fournit des droits, comme jadis un titre nobiliaire donnait des privilèges. Il y a en France des noyaux familiaux dans lesquels tous les membres, parents et enfants, font partie de ce groupe de méritants de l’Etat. » Il a dû en rencontrer.»
Vous trouverez ci-après les liens vers les 5 chroniques de Brice Couturier

Jeudi 24 novembre 2016

Jeudi 24 novembre 2016
«L’ancienne société de classe permettait du moins, quand on était en bas de l’échelle, à se sentir victimes d’une injustice. Aujourd’hui, le système méritocratique nous fait croire que nous sommes responsables de notre situation, quelle qu’elle soit.»
Nick Cohen
La question se pose : la méritocratie constitue t’elle une nouvelle aristocratie ?
Nous sommes confrontés à ce paradoxe la méritocratie était censée favoriser la mobilité sociale, or il semble de plus en plus évident qu’elle la fige en grande partie.
Brice Couturier cite encore la revue The Hedgehog Review :
«Mais comme l’écrit Helen Andrews dans, « la méritocratie donna naissance à une classe entièrement nouvelle, provenant certes à la fois de la gentry et de la nouvelle classe commerciale, mais émancipée de l’une comme de l’autre. Sans affiliation. Et entre 1870 et la Première guerre mondiale, cette nouvelle classe allait prendre possession de tous les anciens piliers du pouvoir aristocratique – pas seulement la fonction publique, mais également l’armée, le barreau, le gouvernement local, les comités des partis, l’Eglise. »
Mais si « la méritocratie a commencé sa carrière en détruisant une aristocratie. Elle l’a conclue en en créant une nouvelle », poursuit l’universitaire australienne. Elle fait référence aux nombreux essais qui, ces dernières années, ont pris pour cible la nouvelle méritocratie, issue de l’Ivy League. Vous savez les fameuses universités américaines MIT, Stanford, Yale, Harvard, etc. qui produisent une élite de plus en plus mondiale, puisque c’est là que les classes possédantes du monde entier tentent, désormais, de faire diplômer leurs rejetons.
L’essayiste américain William Deresiewicz en a été l’un des premiers et plus véhéments critiques. L’essai qu’il publia, en quittant Yale, où il avait enseigné pendant dix ans, en 2008, était titré : « les inconvénients d’une éducation d’élite ». Il accusait les prestigieuses universités américaines de surprotéger leurs étudiants en les coupant du monde ; et surtout, de les formater en leur inculquant des idées, des connaissances et des méthodes de pensée extrêmement limitées. En sortant de ce moule à reproduire les élites, ils devenaient incapables de communiquer avec les gens ordinaires, la majorité des Américains qui n’ont pas le même background qu’eux.»
Formatage, conformisme et séparatisme du reste de la population. C’est un peu le retour des «gueux» face aux «seigneurs». Cela pose un grave problème d’organisation en démocratie où les gueux ont le droit de vote.
Et Brice Couturier de conclure son propos :
« En 2014, Derisewicz a développé ces idées dans un livre intitulé Le troupeau excellent. Sous-titre : L’éducation ratée de l’élite américaine et la voie vers une vie pleine de sens. Deresiewicz a condensé ses critiques envers la méritocratie à travers une image : c’est « la classe mondiale des sauteurs de cerceaux ». Les « hoop jumpers », ce sont ces gens qui, imitant les animaux de cirque, s’ingénient à sauter au travers de cerceaux disposés en ligne. Eh bien, de la même façon, la méritocratie est entraînée à effectuer des opérations intellectuellement très complexes, mais selon des modalités prévues d’avance. Bref, elle est aussi conformiste que performante.
Et la critique se fait plus précise : « notre nouvelle méritocratie, toute multiraciale et indifférente au genre soit-elle, a trouvé le moyen de se rendre héréditaire » écrit-il. Et c’est une des critiques qui revient le plus souvent sous la plume des méritocratophobes : la nouvelle élite, cognitive, tend à s’auto-reproduire. Elle était censée favoriser la mobilité sociale ; au contraire, elle la fige. Elle est en train de se constituer en aristocratie. Comme les anciennes aristocraties, elle vit selon des valeurs qui lui sont propres, possède une culture très particulière – culture, tout compte fait, extrêmement médiocre. Les brillants étudiants des grandes universités croient qu’on leur apprend à « penser large », sans s’encombrer de connaissances bien précises. « Le péché récurrent de l’élite actuelle, écrit Helene Andrews, c’est l’arrogance, tant au plan moral qu’intellectuel. Juste en-dessous, l’absence de sens de l’humour. »
Le Britannique James Bloodworth a lancé récemment une attaque contre la méritocratie de son propre pays – sous l’angle de la mobilité sociale, dans un livre intitulé Le mythe de la Méritocratie. La méritocratie n’a-t-elle pas été préconisée d’abord dans le but de permettre aux enfants de milieux défavorisés de s’élever par le talent et le travail ? Comment se fait-il alors que dans la Grande-Bretagne « méritocratique », les chances d’un enfant de cadre d’accéder aux professions les plus prestigieuses et les mieux rémunérées soit 20 fois plus élevées que celles d’un autre, d’origine ouvrière ? D’autant qu’en Angleterre, comme en France, on constate que la massification de l’enseignement supérieur ne s’est pas traduit par une amélioration de l’égalité des chances. Bien au contraire. Les élites ont davantage tendance à s’auto-reproduire aujourd’hui que durant les années 60 et 70.
Une première réponse : les occasions de promotion sont moins nombreuses aujourd’hui qu’à cette époque, qui a connu le phénomène des « cadres ». Aujourd’hui, « il y a plus de place à la base (qu’au sommet) », et moins au sommet. La seconde : plus une société est égalitaire, plus elle favorise la mobilité sociale. C’est le cas des pays scandinaves – où les destins ne sont pas écrits d’avance…
Le génial éditorialiste britannique Nick Cohen fait cette remarque : l’ancienne société de classe permettait du moins, quand on était en bas de l’échelle, à se sentir victimes d’une injustice. Aujourd’hui, le système méritocratique nous fait croire que nous sommes responsables de notre situation, quelle qu’elle soit. On pouvait aspirer, avec John Lennon, à être un « working class hero». Qui voudrait être un « loser » ? »

Mercredi 23 novembre 2016

Mercredi 23 novembre 2016
«Le Modèle chinois : La méritocratie politique et les limites de la démocratie. »
Daniel Bell
Daniel Bell est canadien et professeur à l’Université Tsinghua de Pékin. « Le Modèle chinois. La méritocratie politique et les limites de la démocratie. » est un livre qu’il a écrit et qui a été cité par Brice Couturier lors de ses chroniques sur la méritocratie. C’est un livre écrit en anglais et édité par l’éditeur de l’Université de Princeton
Brice Couturier rappelle que la méritocratie est, comme bien d’autres choses une invention de la Chine et non des européens : « Comme souvent, les Européens s’imaginent avoir découvert des institutions et des pratiques qui préexistaient depuis longtemps aux leurs. Ainsi, la méritocratie – au sens de sélection des employés de l’Etat par le biais d’examens est, en Chine, une idée aussi vieille que le confucianisme.
Confucius l’avait préconisée, en effet, dès le 6° siècle avant Jésus-Christ. Et elle reçut un commencement de mise en pratique en l’an 136 avant Jésus Christ, par décision d’un empereur de la dynastie han, Wu. Huit ans plus tard, le même empereur Wu créait la première ENA de l’histoire : une Académie impériale, chargée de former et de sélectionner les mandarins à son service… Mais le système mandarinal moderne, avec son examen et ses 15 grades, date de l’an 605 de notre ère. Et il demeura en l’état en Chine jusqu’au début du XX° siècle. »
Le maoïsme s’éloigna de ce modèle dans sa volonté de faire table rase. Mais la Chine actuelle se définit à nouveau comme un système méritocratique.
Bric Couturier cite Daniel A. Bell qui a publié « Le Modèle chinois. La méritocratie politique et les limites de la démocratie. » et qui «  définit la méritocratie, dans la tradition confucéenne, comme « un système destiné à sélectionner et à promouvoir des leaders dotés de capacités et de vertus supérieures. En Occident aussi, nous avons notre méritocratie, écrit Daniel A. Bell. C’est le service public, recruté généralement sur la base de concours d’aptitude. Mais ses membres doivent théoriquement obéir et rendre compte à des politiques qui sont, eux, des élus, choisis par le peuple. Le système chinois est différent en ce qu’on n’y fait pas de véritable distinction entre dirigeants politiques et fonctionnaires. Comme, de manière générale, dans les systèmes communistes de parti unique, c’est au sein du même personnel que se recrutent les responsables de la prise de décision et ceux chargés de leur mise en œuvre. »
Brice Couturier explique que Xi Jinping, le numéro un chinois, aime opposer le système méritocratique chinois, incarnation des « valeurs asiatiques » au modèle des démocraties pluralistes occidentales, où la concurrence pour le pouvoir, est arbitrée par l’électorat. Les « valeurs asiatiques » sont censées favoriser l’harmonie par le consensus plutôt que le conflit régulé, la continuité de l’action gouvernementale plutôt que l’alternance, l’intérêt collectif et la famille plutôt que les droits de l’individu. Bref, elles sont présentées comme une alternative aux valeurs libérales démocratiques de l’Occident…
Mais à côté de la Chine existe un autre modèle méritocratique asiatique qui semble beaucoup plus accompli, moins autoritaire et surtout moins corrompu : Singapour.
Car le système méritocratique chinois est miné par la corruption qui atteint toute l’économie chinoise. Car nombre de promotions au sein de l’appareil du PPC ne sont pas fondées sur les mérites, mais sur l’achat pur et simple de la fonction dont le titulaire espère s’enrichir rapidement. 
La conclusion de Brice Couturier : « Pas très confucéen, tout ça ! »
Vous trouverez la chronique intégrale derrière ce lien : <Le PCC, méritocratie confucéenne, ou Nomenklatura ?>

Mardi 22 novembre 2016

Mardi 22 novembre 2016
«A Distant Elite: How Meritocracy Went Wrong
Une élite éloignée: comment la méritocratie s’est trompée !»
Wilfred M. McClay, , directeur du Centre d’histoire de la liberté à l’université d’Oklahoma
L’élection américaine continue à hanter nos jours et nos nuits. Il ne faut pas sur-interpréter la victoire du milliardaire mégalomane, puisqu’il se confirme que l’élection est avant tout la défaite d’Hillary Clinton. Pour être plus précis, la défaite d’Hillary Clinton dans ce qu’on appelle, les Etats pivots (swing state), ceux dont le vote n’est pas acquis à l’un des camps. C’est donc l’organisation « baroque » du vote qui a fait perdre le camp démocrate. La victoire d’Hillary Clinton au suffrage universel populaire est encore plus importante qu’on ne le pensait à la sortie des urnes : Elle dispose d’une avance de plus d’un million de voix.
Une autre erreur d’interprétation serait de croire que ce sont les pauvres et les précaires qui ont voté pour Donald Trump. Le vote Trump est un vote avant tout blanc anglo saxon, des classes moyennes ayant peur d’être déclassées. Une autre constante apparaît, car qu’il s’agisse du Brexit ou du référendum français sur la constitution de l’Union européenne : un vote des campagnes et des petites villes oubliées de la mondialisation contre les métropoles où se trouvent les gagnants.
Trump, qui fait partie des gagnants est arrivé à se poser en défenseur de ces populations face à Hillary Clinton qui apparaissait comme la candidate « méritocratique » qui se base sur cette croyance qu’il suffit d’être volontaire, de travailler très dur comme disent les américains, de faire des choix pertinents à certain moment de sa vie pour entrer dans le camp des « winner ». C’est cette croyance inhérente au rêve américain qui est remise en question.
Brice Couturier cite :
«Edward Luce, un journaliste et essayiste britannique, spécialiste des Etats-Unis, décryptait récemment pour le Financial Times, l’opposition entre Donald Trump et Hillary Clinton à travers ce prisme : la candidate démocrate, écrivait-il, est la « porte-parole de la méritocratie ». Au contraire, Trump, qui a réussi « une OPA hostile sur le Parti républicain », mise sur le ressentiment des blancs pauvres envers ce qu’ils perçoivent comme une trahison des élites. C’est le candidat anti-méritocratie. Le Parti démocrate est devenu, au fil des ans, le défenseur des femmes, des minorités ethniques et des jeunes diplômés. « De parti de classe, il s’est transformé en coalition ethnique, veillant sur la discrimination positive en faveur des non-blancs », écrit Edward Luce.
Or, Obama lui-même a reconnu que « l’affirmative action » gagnerait à présent à prendre désormais pour critère les revenus plutôt que la couleur de peau. « Mes propres filles ne devraient pas en bénéficier », a dit le président sortant. Pour lui donner raison, Malia Obama vient d’être acceptée à Harvard où, Obama fut, rappelons-le, rédacteur en chef de la prestigieuse Harvard Law Review.
L’éditorial de la revue The Hedgehog Review (en français Le Hérisson) est également consacré à ce sujet. La critique des élites joue un rôle essentiel dans le climat politique actuel aux Etats-Unis, y lit-on. Dans cette société traditionnellement méritocratique, où dominait l’idée qu’en se donnant du mal et en ayant un peu de chance, tout le monde pouvait réussir socialement, s’est fait jour, ces dernières années, un véritable désenchantement.
Pourquoi ? D’abord parce qu’un grand nombre de gens ont le sentiment qu’au cours des années passées, les élites ont échoué. De la guerre d’Irak à la crise financière de 2008, leurs échecs se sont accumulés – sans que les responsables acceptent de reconnaître leurs responsabilités. En outre, ces élites méritocratiques ont elles-mêmes fort bien tiré leur épingle du jeu, maximisant leurs avantages, tandis que les revenus des catégories sociales moyennes et inférieures, au mieux stagnaient, au pire déclinaient.»
Et puis, ces intellectuels anglo-saxons valident le diagnostic d’Emmanuel Todd :
«Enfin, un système de sélection basé sur les compétences, attestées par des titres universitaires, était censé produire des dirigeants éclairés, recrutés de manière égalitaire parmi toutes les classes de la société. Ce n’est plus le cas. Les élites ont refermé la porte derrière les derniers entrants. La confiance envers la méritocratie est ébranlée.
« Les membres de l’élite sont distants, toujours plus égoïstement à l’écart, lit-on dans La Revue du Hérisson. Ils sont déracinés. Leur horizon est global ; ils négligent le local et ne sont loyaux ni envers leur nation ni envers leurs concitoyens. En outre, à cause du système économique dit du « winner-take-all » (le gagnant rafle tout), les vainqueurs de la compétition sont exagérément récompensés.»
Et Brice Couturier cite Wilfred McClay, dont vous trouverez l’article derrière <ce lien>, article dont j’ai utilisé le titre pour exergue de ce mot du jour :
«[Wilfred McClay] rappelle que les Etats-Unis ont été fondés par des personnalités qui haïssaient les aristocraties européennes et entendaient créer une nation où les « hommes de mérite », quelles que soient leurs origines, pouvaient prétendre aux plus hautes responsabilités.»
Et la conclusion documentée de Brice Couturier est la suivante :
« L’historien Joseph F. Kett a étudié l’histoire de cette notion, dans le contexte américain, des Pères fondateurs jusqu’au XX° siècle. Et il en conclut que, par « mérite », les Américains ont toujours entendu deux choses assez différentes. Le mérite renvoie, pour les uns, à des capacités, – en particulier, à l’acquisition de compétences spécialisées. Pour les autres, le mérite s’acquiert par des accomplissements personnels, des prouesses qui démontrent une force de caractère. Dans un cas, un potentiel, dont on peut attendre des réalisations. Dans l’autre, des faits, des actes réellement accomplis.
Si l’on suit bien Wilfred McClay, ce sont les seconds qui manquent aujourd’hui, aux Etats-Unis.
Des caractères de la trempe d’Abraham Lincoln, né dans une famille très pauvre, garçon de ferme, mais autodidacte et dévoreur de livres. Des personnages qui pouvaient gravir les échelons de la vie politique en commençant par le bas, parce qu’ils démontraient, à chaque étape de leur carrière, leur capacité à prendre soin de la communauté dont ils avaient la charge.
Or, la méritocratie actuelle est composée de « nomades du mérite », qui ne sent pas responsables de leurs concitoyens. Elle est recrutée par quelques grandes institutions universitaires sur la base de « tests standardisés ». Elle brandit ses diplômes comme des références l’autorisant à occuper les meilleurs postes, mais sa culture est vide et ses modes d’action, formalistes.
En outre, comme l’a fait remarquer Christopher Lash, dans un livre devenu fameux, <La révolte des élites et la trahison de la démocratie>, [Dans ce livre l’auteur défend l’idée que la démocratie n’est plus menacée par les masses, mais par ceux qui sont au sommet de la hiérarchie]
Les élites tendent à s’isoler du reste de la société dans des enclaves protégées. Elles refusent de prendre en considération les souffrances du reste de la population.»

Lundi 21 novembre 2016

Lundi 21 novembre 2016
«The Rise of the Meritocracy
Ascension de la meritocratic»
Michael Young
La semaine dernière la conférence d’Emmanuel Todd a pu choquer certains quand il met en avant le conformisme des élites en raison des méthodes de leur sélection, il utilise en outre le substantif péjoratif de « tri » à la place de « sélection ». Et quand il oppose à cette élite intelligente mais soumise à la norme castratrice de la pensée unique, des personnes intelligentes et créatrices qui ne font pas parties de cette élite, il ne faut pas mal le comprendre : Il ne prétend pas qu’il faille remplacer tous les membres de l’élite par des personnes tirées au sort du reste de la population pour que la situation s’améliore !
Emmanuel Todd est un provocateur, il use, en outre souvent, d’une arrogance qui le rend très agaçant, mais il soulève de vraies questions. Et cette semaine je vais approfondir cette question en m’appuyant sur une série de chroniques de Brice Couturier dans son émission <Le tour du monde des idées> sur France Culture dans laquelle il quitte résolument la pensée hexagonale pour s’intéresser aux livres, aux articles, aux pensées dans d’autres pays, d’autres langues. Cette série de chroniques diffusées entre le 26 et le 30 septembre 2016 était consacrée à la méritocratie.
Pour revenir à Emmanuel Todd, ce dernier a affirmé plusieurs fois sa conviction qu’une société ne pouvait pas fonctionner sans élite. Il faut une élite ! Mais plusieurs questions sont posées : Comment est recrutée l’élite ? Comment l’élite se comporte t’elle collectivement ? Quelles sont les objectifs qu’elle poursuit et quelles sont ses relations avec les membres de la société qui ne font pas partie de l’élite, comment les considère-t-elle ?
Pendant des siècles, l’élite était constituée des chefs de guerre qui se reproduisaient génétiquement de manière endogène. On les appelait les nobles. Par la suite la noblesse a été remplacée, en partie, par la bourgeoisie la richesse s’est substituée à la naissance et puis on a combiné les deux méthodes : les bourgeois souhaitant également transmettre leur capital et leur pouvoir à leurs enfants.  
Mais peu à peu s’imposa l’idée qu’il fallait que l’élite soit désignée pour son mérite, son intelligence et son instruction. Cette idée nous parait aujourd’hui indiscutable, de bon sens !
Ce système a désormais pris le nom de « méritocratie » 
Wikipedia donne la définition suivante :
« La méritocratie (du latin mereo : être digne, obtenir, et du grec κράτος (krátos) : État, pouvoir, autorité) est un principe d’organisation sociale hiérarchique et inégalitaire qui tend à promouvoir les individus en fonction de leur mérite — démontré par leur investissement dans le travail, efforts, intelligence, qualité ou aptitude — et non d’une origine sociale (système de classe), de la richesse (reproduction sociale) ou des relations individuelles (système de « copinage »). »
Brice Couturier nous apprend que
« [dans] La revue américaine de critique culturelle The Hedgehog Review (La Revue du Hérisson) [On trouve] un article d’Helen Andrews, universitaire australienne, qui fait remonter le concept de méritocratie à une date et à un lieu précis : Londres, 1854. A cette époque, explique-t-elle, William Gladstone, le célèbre homme d’Etat libéral britannique, trouve sur son bureau le rapport qu’il a commandé pour une réforme du service public. La tradition du « patronage » (népotisme en français) voulait alors qu’on récompensât les plus éminentes personnalités de leur soutien aux élections en leur offrant – à eux ou à leurs protégés – des emplois publics. Des strates de fonctionnaires recrutés d’après ce principe s’étaient accumulées. Et les services de l’Etat étaient devenus couteux, désorganisés, incontrôlables.
Les auteurs du Rapport, Northcote et Trevelyan, proposaient en conséquence l’organisation d’un concours annuel de recrutement de la fonction publique, sur la base de connaissances de type universitaire, portant sur des matières allant du grec ancien à la chimie. »
Mais il fallait bien que quelqu’un inventa le terme de méritocratie. Et sur ce point, il ne semble pas qu’il existât de doute, l’inventeur est un sociologue et politicien britannique : Michael Young, Baron Young of Dartington (1915 – 2002).
Brice Couturier explique :
« Michael Young, sociologue britannique, […] aura été l’un des grands intellectuels organiques du Labour. Il est l’auteur du manifeste qui permit aux travaillistes de Clement Attlee de l’emporter, face au conservateur Winston Churchill, en 1945.
Mais si son nom est revenu sur le devant de la scène dans les pays de langue anglaise, ces derniers temps, c’est à cause du livre qu’il a publié en 1958. « The rise of the Meritocraty». [Ce livre] se voulait satirique. C’était une dystopie dans le genre du roman « 1984 », qui avait valu tant de succès à George Orwell une décennie plus tôt.
Michael Young avait décelé une tendance de fond à l’œuvre dans les sociétés occidentales : la tendance des élites à asseoir de plus en plus leur légitimité sur leur intelligence et leurs compétences. Or, cela ne les rendait ni moins arrogantes ni moins dominatrices, bien au contraire. A la fin de son livre, les masses, exaspérées par le mépris et l’autoritarisme de la Méritocratie, se révoltaient en l’an 2033…
Michael Young combattait la méritocratie, explique aujourd’hui son fils, Toby Young, parce qu’il y voyait un moyen de perpétuer et d’accentuer l’inégalité sociale, en la légitimant par le diplôme. Mais, comme il l’écrit dans The Spectator, « une société plus méritocratique ne connaît pas nécessairement une plus forte mobilité sociale ». C’est que, dit-il, « les élites cognitives ont une fâcheuse tendance à l’auto-reproduction ».
Au temps de mon père, écrit Toby Young, la gauche était égalitariste. Aujourd’hui, elle est devenue méritocratique. Or, beaucoup en conviennent: des élites recrutées sur la base d’une sélection par le diplôme peuvent se fourvoyer tout aussi allègrement que celles qui proviennent de la naissance.
Et elles peuvent également privilégier leurs propres intérêts au détriment de ceux du reste de la population. C’est précisément l’idée qui nourrit les populismes d’aujourd’hui.»

Vendredi 18 novembre 2016

Vendredi 18 novembre 2016
« Le libre-échange et le protectionnisme : le consommateur contre le citoyen »
Jean-Marc Daniel et François Ruffin lors d’un débat
Il semblerait donc que les Etats-Unis qui ont été les chantres du libre-échange au cours des dernières décennies soient tentés par le protectionnisme.
Cela me conduit à partager avec vous un débat organisé en septembre par l’émission du <grain à moudre> entre l’économiste Jean-Marc Daniel, défenseur du libre-échange et François Ruffin : journaliste, fondateur et rédacteur en chef du journal Fakir, surtout connu comme réalisateur de « Merci patron ! ». qui préconise des mesures protectionnistes pour protéger et faire revenir des emplois en France.
François Ruffin rappelle qu’entre libre-échange et protectionnisme, il y a eu des allers retours. Et qu’il ne souhaite pas un protectionnisme général et pour toujours. Il parle plutôt d’un outil, d’un bricolage qu’il faut pouvoir utiliser de manière ciblée pour aider une politique industrielle ou de l’emploi.
A cela, Jean-Marc Daniel explique que l’expérience a prouvé que l’ouverture des échanges crée de la croissance et que le protectionnisme protège des rentes et des situations acquises.
Et puis il y eut ce dialogue très simple à comprendre, loin de toute technocratie et posant simplement une question fondamentale :  
Jean-Marc Daniel :
« On vit une crise du lait. Quel est le pays qu’on montre du doigt en ce moment : C’est la Nouvelle Zélande. Parce que la Nouvelle Zélande produit 12 litres de lait par jour et par habitant. [Pourquoi arrive-t-elle à une telle productivité ?]
Parce qu’il y a 30 ans, un premier ministre qui s’appelait David Lange, qui était travailliste, a supprimé toutes les aides et tous les droits de douanes en faveur de l’agriculture en Nouvelle Zélande. A l’époque la Nouvelle Zélande versait 4% de son PIB en subvention publique à l’agriculture Néo-Zélandaise. Il leur a dit : maintenant vous allez vous moderniser, vous allez vous spécialiser, vous allez répondre aux besoins des consommateurs et vous allez immédiatement pouvoir trouver des débouchés. »
Alors le journaliste interroge Ruffin sur le concept du «Consommer français. » Pourquoi ne pas faire confiance au consommateur français, dans la mesure où il connait l’origine du produit, il va acheter français par conviction ?
François Ruffin :
« Je pense qu’il ne faut pas éliminer le citoyen au profit du consommateur. Il n’y a aucune conquête sociale dans notre pays qui ne soit passé par le consommateur ou même qui soit passé par les boycotts. C’est toujours passé par des Lois. Le repos dominical, la limitation du nombre d’heures de travail par semaine. […] Un moment il faut dépasser le cadre de l’individu et se demander qu’est-ce qu’on se fixe comme règles communes. Qu’est-ce qu’on souhaite faire ensemble.
Je pense que passer par le consommateur, et s’en remettre à une démarche individuelle, en plus à un moment où il pousse son caddy […] c’est un moment ou malheureusement on réfléchit avec un porte-monnaie à la place du cerveau, surtout quand on a des moyens financiers limités. Je ne crois pas du tout qu’il faille s’en remettre au consommateur.
[…Il faut du protectionnisme] pour pouvoir refaire de la politique dans le domaine industriel, se demander où produire, que produire : ces questions sont interdites selon moi, dans le régime de libre échange.»
Et vous Jean-Marc Daniel vous contestez aux politiques le droit d’intervenir sur ce terrain ?
«Non mais je refuse aux politiques le droit de me dicter ma conduite. Je leur refuse de me ponctionner mon pouvoir d’achat au nom d’un certains nombres de principes auxquels je n’adhère pas.
Le choix d’acheter le litre de lait à 1,50 € produit dans le massif central ou le produit importé  à 0,70 €, il faut le mettre sur la table. Le citoyen doit pouvoir être mis en possibilité d’être solidaire de ses concitoyens. Mais l’obliger à le faire par nécessité [non…] Le protectionnisme c’est le sacrifice d’une partie de son pouvoir d’achat. Une partie du pouvoir d’achat qui concerne, les classes les plus défavorisées.
[…] On constate que les gens qui consomment le plus de produits d’importation, ce sont les ménages les plus défavorisés et les gens qui consomment le plus de produit nationaux ce sont les ménages les plus favorisés.
Il y a un économiste américain qui dit la classe populaire vit en yuan, la classe moyenne vit en dollar et la classe supérieure vit en euro. […]
Si on fait du protectionnisme ce sont eux qui vont être pénalisés. Le libre-échange c’est le moyen de conserver son pouvoir d’achat auquel nous tenons tous.»
François Ruffin :
«Je souhaite que le citoyen puisse le décider, mais pas le consommateur. Que le citoyen puisse décider quelle sera notre politique commerciale. Est-ce qu’on souhaite des paysans près de chez nous ou est ce qu’on souhaite du lait néo-zélandais. Qu’on pose cette question au niveau politique. Il y a d’autres moyens de décider qu’en laissant la décision aux gens qui poussent leur caddy.
Par ailleurs, les classes populaires ce sont elles qui paient le prix de la mondialisation. Dire que c’est elle les grandes favorisées ! […].»
Jean-Marc Daniel :
« Le libre-échange c’est la garantie du pouvoir d’achat  » […]
Quand Nicolas Sarkozy a voulu instituer une taxe sur les produits chinois, il est simple de comprendre que ce n’est pas les chinois qui auraient payé cette taxe, mais les consommateurs.
Le protectionnisme, c’est une ponction sur le pouvoir d’achat.
On peut concevoir qu’on mette cette question au débat politique en demandant : «  Etes-vous prêt à sacrifier votre pouvoir d’achat pour permettre d’avoir un autre type d’organisation sociale. Mais il faut le poser clairement dans ces termes-là. Il s’agit de sacrifier une partie de son pouvoir d’achat.»
Tranquillement assis dans notre fauteuil, le ventre plein, entouré de tous nos accessoires de modernité nous pouvons adhérer intellectuellement aux propositions de François Ruffin.
Mais dans l’action, dans notre comportement sommes-nous prêts à privilégier le citoyen que nous sommes censés être, par rapport consommateur que nous sommes ?
Les fêtes de fin d’année s’approchent avec des magasins et des centres commerciaux qui vont être assaillis de meutes de consommateurs pour faire plaisir et se faire plaisir. Car la publicité et le discours économiste orthodoxe relayés par nos gouvernants associent la consommation avec le plaisir et se réjouissent de ce comportement de consommateur compulsif.
Mon ami Jean-François de Dijon m’a envoyé ces paroles extraites d’une chanson de léonard Cohen qui vient de nous quitter la veille de l’élection américaine, paroles qui me paraissent particulièrement appropriées à notre temps :  
«There is a crack in everything
That’s how the light gets in. »
Il y a une fissure en toute chose
C’est ainsi qu’entre la lumière.

Jeudi 17 novembre 2016

Jeudi 17 novembre 2016
«L’islam des lumières»
Malek Chebel

Malek Chebel était un musulman à la voix douce qui donnait une belle image de l’Islam, il vient de mourir à 63 ans, le 12 novembre 2016.

Il avait écrit notamment <Manifeste pour un islam des lumières>.

Il s’était aussi illustré pour écrire sur la sexualité dans le monde de l’Islam. En 2006, il publiait ainsi « le Kama sutra arabe » et il déclarait dans un entretien :

« J’ai pris le parti de chercher la lumière dans le monde arabe. Je suis tenu par un souci de vérité et je veux m’approcher au plus près possible de ce que je pense être cette vérité»

Sur ma tablette, je dispose de sa traduction moderne du Coran.

Le Figaro Magazine avait publié une interview qu’il avait accordée en septembre dernier.

FIGAROVOX. – Vous vous battez pour un «islam des Lumières». Quelles seraient selon vous les conditions de cet islam compatible avec la modernité? Que faudrait-il faire pour «réformer l’islam de France»?

MALEK CHEBEL. – En effet, depuis trente ans, je cherche à mettre en place ce que j’appelle l’«islam des Lumières» inspiré des Lumières occidentales, et dont la liberté de conscience, l’émergence de l’individu, la raison et l’égalité stricte de droits entre hommes et femmes sont les prérequis. Cet islam des Lumières est d’abord un islam de paix, principale garantie de son succès.

Comment le promouvoir?

 Il nous faut mettre en place au profit de la France exclusivement un grand imam de France avec les attributs et/ou prérogatives suivantes :

– Être Français ;
– Être francophone ;
– Avoir suivi une formation théologique (entre la licence et le master, ou plus, si besoin est);
– Être laïc;
– Ne faire allégeance à aucune instance religieuse exogène;
– Être élu sur la base d’un programme défendu devant le plus grand nombre de musulmans français sans exclusive de sexe, d’âge ou d’origine.
Une commission indépendante se chargerait au nom de la République de donner un avis consultatif (ou de validation) pour que les musulmans trouvent le chemin du dialogue et de l’apaisement entre eux et avec les autres composantes de la nation. […]

L’islam traditionnel n’est-il pas en train de perdre la bataille au sein de l’orthodoxie sunnite, au profit d’une lecture littéraliste du Coran ?

Oui, en effet, l’islam apolitique de nos grands-parents et de nos parents a perdu la partie face à l’islam idéologisé des années 1980, puis 1990, puis 2000. Le changement structurel de génération – combien de jeunes qui «posent» problème ont moins de 30 ans actuellement? – a été un bouleversement dont les conséquences sont encore visibles aujourd’hui. Il s’agit d’un séisme profond, avec son immense faille autour de la cité. Depuis deux décennies, le combat était piloté par les fondamentalismes religieux, non seulement extérieurs à l’Hexagone, mais encore au sein même des associations périphériques. Combien de jeunes encadreurs dans le périurbain ont cherché vainement à tirer la sonnette d’alarme ? […]

Que répondez-vous à ceux qui considèrent l’islam comme une religion intrinsèquement violente et hégémonique ?

Il y a au moins deux types d’islam, l’un violent, l’autre non. L’un est inscrit dans une longue durée. Il est vain d’en nier la dimension expansionniste et donc la violence. Cela commence par l’épopée dite arabe qui a porté le sabre jusqu’en Andalousie. Et je ne suis pas de ceux qui se voilent la face, les liens de cet islam violent avec le Califat et les chefs de l’EI sont publiquement affirmés. L’EI se réclame sans aucune ambiguïté de cet islam violent. Peu de musulmans normalement constitués l’aiment vraiment, ils l’exècrent sans ambages, et hors la peur viscérale qu’ils ruminent intérieurement, le déclameraient entre nation et République.

L’islam aujourd’hui, fait peur à nombre de Français. Comprenez-vous cette peur? Comment la désamorcer?

Cet islam fait peur à tous les Français, individuellement et massivement, car outre qu’il est foncièrement létal, il est aveugle et frappe sans discernement. À l’inverse, ce que les musulmans refusent d’admettre, c’est de considérer cette religion comme exclusivement violente, et la seule à en être «affectée». À cet effet, l’autocritique papale peut les soutenir. Enfin, pour désamorcer la peur, il faut la verser dans le grand chaudron national, en faire un travail d’appropriation national, le récit d’une tension à gérer mutuellement, tenir des forums, les animer sans les arrimer au chiffre trompeur d’une déradicalisation qui, hélas, n’a pas tenu ses promesses. Là encore, une autorité centrale de l’islam peut, avec le charisme de sa fonction, appeler au refus net et radical de la violence au nom d’Allah, ce Dieu qui est «beau et qui aime la beauté» (j’en ai fait le titre de mon dernier ouvrage), au dire même du Prophète ! »

Vous pourrez lire le reste de cette interview derrière ce <lien>.

Après ces trop nombreux mots sur Donald Trump, il fallait revenir à un homme qui portait haut les valeurs des lumières.

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