Dans l’évolution inquiétante du monde, nous avons besoin d’esprits calmes, capables d’analyser ce qui se passe et de nous éclairer un peu la route sinueuse que nous sommes en train d’emprunter.
Timothy Snyder, historien américain de renom, né en 1969, spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale et de l’Est et de la Shoah fait partie de ce cercle restreint. Il est professeur à l’université Yale et membre permanent de l’Institut des sciences humaines à Vienne.
L’ouvrage qui l’a fait connaître en France est « Terres de sang » dans lequel il fait le récit du massacre de masse qui a été perpétré par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique sur un territoire auquel il donne le nom de « Terres de sang » et qui s’étend de la Pologne centrale à la Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes.
Entre 1933 et 1945, 14 millions de civils, ont été tués. Plus de la moitié d’entre eux sont morts de faim. Les famines préméditées par Staline, principalement en Ukraine, au début des années 1930, ont fait plus de 4 millions de morts, et l’affamement par Hitler de quelque 3 millions et demi de prisonniers de guerre soviétiques, au début des années 1940 – ont été perpétrés ainsi.
Depuis cet ouvrage, il a focalisé ses réflexions sur les menaces pesant sur les systèmes politiques occidentaux.
Il a publié un premier ouvrage sur ce thème : « La route pour la servitude » paru en France en octobre 2023.
Et fin 2024, il a publié un second ouvrage « De la liberté »
Parmi les grands désaccords entre les Etats-Unis de Donald Trump, JR Vance et Elon Musk et la plupart des européens se trouvent la conception de la liberté. Le vice-président des Etats-Unis s’est autorisé lors de la conférence sur la sécurité de Munich de donner une leçon sur la liberté aux européens, en les accusant de ne plus respecter la liberté d’expression : « A Munich, la démocratie selon J. D. Vance sidère les Européens », si vous souhaitez lire la traduction française de l’intégralité du discours c’est « ici »
Lorsqu’on lit ce que l’administration Trump est en train de réaliser aux États-Unis, il me semble qu’on peut être surpris que ce soit eux qui parlent de liberté, peut être la liberté de mentir…
C’est pourquoi Thomas Snégaroff a invité Timothy Snyder dans son émission de France inter, du 8 mars 2025 pour évoquer ce sujet : « La liberté est difficile.»
Snégaroff interroge d’abord Snyder sur son analyse de la liberté prônée par Trump :
« Pour lui, il n’y a pas de différence entre la liberté du peuple et sa propre liberté.
La liberté négative c’est quand je ne pense qu’à moi. Et ma liberté c’est moi contre tous.
En fait pour être libre, il faut avoir une société, au sein de laquelle nous créons tous les conditions dans lesquelles nous pouvons devenir libre.
Donald Trump est un héros de la liberté négative, parce qu’il a hérité de sa fortune. Il peut dire que la liberté cela ne concerne que des gens comme lui.
Et, son administration est en train de détruire le gouvernement. »
Dans son ouvrage Timothy Snyder oppose la liberté positive et la liberté négative.
Cette dichotomie a été inventée par Isaiah Berlin (1909-1997) un philosophe et historien des idées d’origine russe. Après une enfance passée à Saint-Pétersbourg, il a émigré avec ses parents en Angleterre, fuyant l’Union soviétique deux ans après la révolution bolchevique.
Sur le site du journal libéral « Contrepoints » vous trouverez une présentation de cette pensée : « Deux conceptions de la liberté, par Isaiah Berlin ».
Pour Timothy Snyder, la liberté négative est celle qui nous permet de ne pas être opprimée par le gouvernement. C’est une première étape vers la liberté positive mais ce n’est qu’une première étape.
Si on se contente de cette première étape la liberté ne s’adresse qu’aux forts, aux riches et aux puissants. Cette liberté n’est pas pour tout le monde et elle ne permet pas de faire société.
Pour Timothy Snyder la liberté positive s’appuie sur cinq piliers :
- souveraineté, c’est-à-dire cette capacité à construire sa propre liberté ;
- l’imprévisibilité, autrement dit le refus de se laisser enfermer dans les bulles idéologiques ou numériques et la capacité à ne pas agir comme les algorithmes le prévoient ;
- la mobilité, qu’elle soit sociale ou géographique ;
- la factualité, l’ouverture aux faits (« la science du réchauffement climatique est un exemple de vérité générale », cite Snyder à titre d’illustration. « Peut-être n’avons-nous pas envie d’en entendre parler, mais si nous l’ignorons, nous sommes moins libres ») ;
- la solidarité, qui nous amène à nous sentir responsables d’un certain équilibre social.
Thomas Snégaroff interroge l’historien sur ce qu’il pense du concept de liberté d’expression totale défendu par le vice-président US, ce qu’Elon Musk et ses semblables nomment « free speech » :
« Je pense que toute définition de liberté doit commencer par l’individu.
Lorsque les américains parlent de liberté d’expression, on a souvent à l’esprit les algorithmes et en pratique nous finissons par défendre la liberté des milliardaires qui possèdent déjà les plates formes des réseaux sociaux.
Mais si on commence par la tradition de liberté d’expression, à partir d’Euripide, nous nous souvenons que nous avons besoin de la liberté d’expression, parce qu’il est dangereux pour les faibles de dire la vérité aux forts. Donc la liberté d’expression doit commencer comme toutes les autres libertés, par les corps vulnérables et la vérité. Si on s’inquiète de la liberté d’expression, nous ne nous occupons pas seulement de protéger les faibles, nous essayons de créer les conditions où tout le monde peut avoir accès à la vérité. »
Natacha Polony soumet à a son analyse la devise de la république française en y ajoutant la célèbre phrase prononcée par Saint Just le 3 mars 1794 : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. »
« Le bonheur est l’élément central. Nous pouvons tous être heureux, mais de façon différente. Parce que nous donnons de la valeur à des choses différentes. […]
Le bonheur est une clé pour réfléchir à la liberté positive. Parce qu’on peut pense au bonheur de manière générale, mais cela nous oblige à penser à chaque individu de manière différente. Donc le bonheur nous mène à une notion de liberté positive.
La façon dont l’égalité et la fraternité fonctionnent ensemble avec la liberté est aussi positive. Je ne crois pas comme beaucoup d’américains le font qu’il y a une véritable tension.
Pour moi être libre, je dois écouter ce que vous dites à mon sujet.
Pour moi être libre, je dois me comprendre et je ne peux le faire sans fraternité. Si je ne crois pas que les autres sont mes frères ou mes sœurs, qu’ils sont fondamentalement comme moi, alors je ferais de grandes erreurs sur moi-même.
La fraternité ce n’est pas simplement une forme de gentillesse, c’est aussi une forme d’auto-compréhension. Et comme je l’ai déjà suggéré, c’est semblable à l’égalité. Sans l’égalité, nous n’avons pas les conditions nécessaires pour être libre. Je ne vois pas la liberté, l’égalité et la fraternité comme trois choses séparées.
C’est plutôt qu’on peut appliquer cette notion française d’égalité et de fraternité pour avoir une notion plus riche de liberté. »
Snyder pense donc qu’on ne peut pas être pleinement libre, si les autres ne le sont pas. Mais il pense aussi que l’individu qui veut être libre doit non seulement s’intégrer dans la société dans laquelle il vit mais aussi s’inscrire dans l’Histoire.
« Je ne crois pas qu’on puisse faire de la liberté sans histoire. Je ne crois pas que la France puisse être une société de gens libres sans l’Histoire de France et sans l’Histoire du monde.
Je crois que c’est vrai en général. Une république ne peut avoir un avenir que si elle est reliée à son passé. Et cela ne signifie pas que nos passés soient parfaits. Cela signifie simplement que le passé fournit la seule voie vers l’avenir.
Et il en va de même avec les individus. Comme nous essayons d’envisager les avenirs individuels qui ont toujours un composant normatif ou éthique, nous ne pouvons le faire que par des valeurs que nous avons pris dans le passé. »
Il conclut l’entretien par cet avertissement
« La liberté est difficile. Toute personne qui dit que la liberté est simple, est probablement très riche et essaye de vous exploiter. »
Sur l’excellent site « Grand Continent » Snyder se soumet aussi à un entretien concernant son livre sur la liberté « Je suis frappé par les similitudes entre les milliardaires de la Silicon Valley et les bolcheviks les plus radicalisés ».Dans cet entretien il précise encore sa pensée :
« D’un point de vue philosophique ou psychologique, défendre la liberté négative revient à ne jamais se poser la question de ce que l’on défend, mais uniquement de ce à quoi l’on s’oppose. Sur le plan politique, cela se traduit souvent par une hostilité envers l’État, perçu comme la source principale de l’oppression.
On en vient alors à penser que réduire la taille de l’État accroît la liberté — ce qui est une erreur. La question n’est pas celle de la quantité, mais de la qualité : l’État contribue-t-il ou non à rendre les individus plus libres ? Il peut, certes, le faire en s’abstenant de les opprimer, mais aussi en leur fournissant des biens et services qu’ils ne peuvent obtenir par eux-mêmes, comme l’éducation, les infrastructures ou l’accès aux soins. »
Je redonne le lien vers l’émission de France Inter du 8 mars 2025 : « La liberté est difficile.»