Jeudi 31 octobre 2019

« Le crépuscule [de l’utopie] du Rojava »
Eric Biegala journaliste à la rédaction internationale de Radio France

Bien sûr, il y aurait encore tant de choses à écrire sur le peuple Kurde et la lutte qu’il mène pour obtenir sinon un Etat ou au moins une autonomie plus grande.

Parler par exemple du <Kurdistan irakien> qui est une entité politique autonome du nord de l’Irak, reconnue par la constitution irakienne, adoptée le 15 octobre 2005 par un référendum populaire. Cette région autonome qui est l’endroit du monde où les kurdes disposent de la plus grande latitude pour se gouverner. Il ne s’agit pas encore d’un État mais on s’en approche. Les Kurdes d’Irak ont su profiter des erreurs de Saddam Hussein et des guerres que les États-Unis ont mené contre ce dictateur pour obtenir cette situation enviable par rapport aux autres kurdes des trois autres pays.

Selon Wikipédia la répartition des kurdes entre les quatre États serait la suivante :

  • Turquie de 12 à 15 000 000
  • Iran de 6 à 9 200 000
  • Irak de 5 à 7 000 000
  • Syrie environ 2 800 000

On constate donc que la Syrie est celui des quatre qui possède la communauté kurde nettement la moins importante. L’Allemagne compterait 1 000 000 de kurdes sur son sol et la France 150 000.

Il serait aussi possible de parler de l’éphémère État du Kurdistan iranien proclamé en janvier 1946 : <La République de Mahabad>. En réalité c’était plutôt une région autonome qui s’appuyait sur le soutien de l’armée soviétique qui occupait le nord de la Perse. Mais dès que les troupes soviétiques se sont retirées, l’armée iranienne a repris le contrôle de la région et les chefs de la République ont été pendus. Sauf l’un d’entre eux qui s’est enfui en URSS : Moustapha Barzani.

C’est son fils Massoud Barzani qui est né en août 1946 durant les derniers mois d’existence de la République, qui est l’actuel président du Gouvernement Régional du Kurdistan (KRG) en Irak

La République de Mahabad n’aura duré qu’une petite année mais elle demeure dans l’imaginaire kurde la première entité politique indépendante, le premier Kurdistan.

Mais je souhaite arrêter cette série sur les kurdes en revenant sur l’organisation et les règles que le PYD : le Partiya Yekita Demokrat et les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) que j’avais évoqué lors du mot du jour précédent avaient commencé à mettre en œuvre dans le nord-est de la Syrie après que les troupes de Damas se soient retirés. Cette région de la Syrie appelée le « Rojava » ou « Rojavayê Kurdistanê »

Pour ce faire j’ai regardé cette très intéressante émission : <ARTE : Le Rojava l’utopie des Kurdes>

L’article d’Eric Biegala sur le site de France Culture, déjà cité hier, donne aussi des informations très intéressantes : <Kurdes de Syrie le crépuscule du Rojava.>

Il situe son analyse après la violente intervention turque.

De même que cet article plus court de la Croix En Syrie les Kurdes voient sombrer leur projet Rojava>

Quand on voit l’émission d’Arte, ce qui frappe d’abord c’est la présence féminine très importante à la fois dans les unités combattantes et aussi dans les organes dirigeants mis en place. Cette présence est vraiment remarquable dans une partie du monde qui réserve encore aux femmes un rôle limité aux tâches domestiques et un état de soumission à l’ordre mâle. Ces femmes, en outre, portent rarement le voile alors qu’en Turquie depuis la prise de pouvoir d’Erdogan, le voile fait un retour en force, en pleine régression par rapport à l’État d’Atatürk.

Ils ont mis aussi en pratique une sorte d’utopie sociale dont une partie a été inspirée par les réflexions d’Abdullah Öcalan, le chef emprisonné du PKK : Il s’agit d’une organisation sociale et sociétale en « communes », communautés réduites d’individus s’administrant eux-mêmes et promouvant «le développement de coopératives autogérées au sein des municipalités», le tout pour « mettre en place un modèle économique diamétralement opposé au productivisme et au capitalisme mondialisé », résume le politologue Olivier Grojean dans son dernier ouvrage consacré au PKK.

Et l’article d’Eric Biegala précise que

« La dimension anticapitaliste, issue du marxisme, demeure fondamentale mais elle est associée à un rejet des structures d’un État comme de celles d’une Nation. Il ne s’agit donc pas de constituer en Syrie un Kurdistan autogéré sur le modèle de l’Etat-Nation. D’ailleurs, les références ethniques kurdes disparaissent peu à peu du Rojava. Celui-ci est rebaptisé Fédération Démocratique de la Syrie du Nord, laquelle se dote d’une Constitution en décembre 2016. Fin 2017, les représentants de plus de 3 000 « communes » y sont élus. »

Les analystes ont donné pour nom à cette organisation le « communalisme démocratique »

Les deux autres principes fondamentaux sur lesquels repose cette organisation sont l’écologie et ce qui m’a frappé lors de l’émission d’Arte « l’égalité stricte des sexes ».

Chaque président de commune, chaque cadre administratif ou politique y est doublé d’un co-président ou d’un alter-ego du sexe opposé. A côté des YPG, un contingent de femmes combattantes (YPJ) participe à toutes les batailles contre l’organisation Etat Islamique.

Rien que cet aspect me rend sympathique les Kurdes du Rojava.

Bien sûr tout n’était pas parfait dans cette organisation.

Eric Biegala rapporte :

« Ce n’est pas une démocratie parfaite, concède encore Nadim Houry ; l’opposition politique, quand elle existe, est mal tolérée ; la justice est rudimentaire… Il n’en reste pas moins que l’administration fonctionne effectivement et que le Rojava a réussi à maintenir sur son territoire une vraie forme de sécurité ; ce sont les cantons de Syrie où le taux de criminalité est le plus bas du pays. »

En résumé, le niveau de liberté et de sécurité dans le Rojava est sans commune mesure avec ce que l’on peut trouver ailleurs en Syrie, qu’il s’agisse des territoires tenus par le régime ou la rébellion, sans parler bien sûr des djihadistes. Le « Communalisme » de cette Fédération Démocratique de la Syrie du Nord soutient sans doute aussi la comparaison avec le niveau de liberté garanti par quelques-uns des États de la région : l’Iran, l’Irak et même peut-être avec une démocratie formelle comme la Turquie, surtout depuis que le régime de cette dernière dérive vers l’autoritarisme d’un seul homme. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait un hasard si cette dérive est concomitante de l’avènement du Rojava en Syrie. »

Le journal « La Croix » rapporte les propos de Président de l’association Espoir Afrin, Hassan Hamdoche :

« Nous avions trouvé une espérance, un lieu dans lequel le peuple kurde pouvait se gérer, construire un début de démocratie laïque et égalitaire qui tranchait avec l’obscurantisme de la région […] Tout n’était pas parfait, mais nous étions sur la bonne voie. »

Toutefois certains analystes considèrent qu’il y avait une partie d’affichage dans cette présentation : « Ses représentants à l’étranger connaissent tous les mots-clés – démocratie locale, égalité, écologie, etc – pour obtenir des financements de l’Union européenne ».

Certaines parties de la société syrienne du nord et certains villages de la région restent très réticents par rapport au rôle que les femmes jouent dans ce communalisme.

Pourtant ; ce qui avait été mis en place dans cette région constituait une immense modernité par rapport à l’archaïsme qui règne dans la plupart des pays musulmans du moyen-orient.

Il faut en parler au passé puisque les hordes barbares turques sont en train de mettre à bas cette organisation.

Mais l’Histoire n’est pas encore écrite, rien ne dit que les plans d’Erdogan se réaliseront selon ses souhaits.

En tout cas il faut regarder l’émission d’Arte <ARTE : Le Rojava l’utopie des Kurdes>.

On trouve d’autres vidéos sur le rôle des femmes dans le Rojava. Par exemple cet autre reportage d’Arte : <Syrie : Rojava, la révolution par les femmes>.

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Mercredi 30 octobre 2019

« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. »
Charles de Gaulle, Mémoire de guerre

Bien sûr, on peut parler des Kurdes, des turcs et des russes avec uniquement émotion et une vision binaire des luttes. Dire qui représente le bien et qui est le mal absolu.
Evidemment les milices qui ont sauvagement assassiné Havrin Khalaf ne peuvent pas apparaître autrement que le mal absolu.

Mais pour le reste, c’est beaucoup plus compliqué…

Comme souvent…

Bien sûr, on peut aspirer à ce souhait que le Général de Gaulle a écrit dans ses Mémoires de guerre : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. ».

Pourquoi pas, encore ne faut-il pas que cela devienne des idées simplistes !

Les empires comme l’empire ottoman, l’empire austro-hongrois, l’empire russe et aussi l’empire chinois sont composés de plusieurs peuples, avec toujours un peuple dominant : les turcs pour le premier, les allemand pour le deuxième, les russes pour le troisième, les hans pour le quatrième.

Dans un empire il est admis et nécessaire que l’empereur ou celui qui dirige l’empire soit en mesure, tout en préservant la domination de son clan, de faire en sorte que ces peuples puissent vivre ensemble.

Mais les européens et particulièrement la France ont fait émerger l’idée de l’État-nation. Une nation qui se réunit et qui fonde une structure juridique internationale qui est l’État.

Un État-nation a beaucoup de mal à accepter une division en son sein. Parce qu’étant donné son essence : « c’est une nation qui fonde un état » dès qu’un peuple veut revendiquer sa singularité en son sein, il va très naturellement aspirer à devenir lui-même un Etat nation. Ce qui est évidemment insupportable pour l’Etat nation qui l’entoure, puisque si ce processus va à son terme il sera amputé à la fois d’un grand nombre de citoyens et d’une partie de son territoire.

L’empire austro-hongrois a connu ce processus à un degré tel que son cœur, l’Autriche, est devenu un tout petit pays, sans aucune commune mesure avec l’Empire qui l’a précédé.

Les parties de l’empire qui ont tenté de créer des nouvelles nations : yougoslaves, tchécoslovaques ont connu aussi, dès que les régimes autoritaires ont été balayés, de nouvelles scissions pour créer de nouveaux Etats-nations.

Lors de guerres terribles pour la Yougoslavie, parce qu’il y avait un peuple dominant : les serbes et un autre qui l’était en second : les croates. Mais les peuples qui ont le plus soufferts étaient les peuples dominés des bosniaques et des kosovars.

La séparation s’est faite de manière beaucoup plus apaisée entre les tchèques et les slovaques, parce que chacun allait de son côté et que personne ne pensait être amputée d’une partie de son État.

L’ordre mondial, une fois que les frontières ont été dessinées, n’aime pas beaucoup qu’on les remette en cause, car cela crée des tensions, des violences et de l’instabilité.

Peu d’États se sont levés pour défendre la tentative de sécession du Biafra au Nigeria, que l’ethnie Igbos a tenté de réaliser. Et quand cela fonctionne comme au Soudan, où le Sud Soudan a pu devenir indépendant du Nord Soudan. Une fois que les sud soudanais se sont retrouvés entre eux et qu’ils n’avaient plus d’ennemi commun, ils se sont battus entre eux dans une guerre civile d’une telle violence et barbarie, de nature à décourager tout géopoliticien de soutenir la création d’un état-nation par scission d’un État préexistant.

C’est pourquoi, une fois que les kurdes n’ont pas pu ou su saisir leur chance en 1920, c’est devenu extrêmement compliqué. Et rien ne dit que si par un hasard de l’Histoire, il puisse exister un jour un État des Kurdes, celui-ci ne serait pas la proie de querelles internes, comme le Sud-Soudan. Tant il est vrai qu’une fois l’ennemi commun disparu, le lien qui unit ceux qui l’ont combattu peut se révéler fragile et mettre en évidence des antagonismes d’une violence inouïe.

Contrairement à l’Autriche, la Turquie a su conserver par les armes une grande partie de son territoire, cœur de l’empire ottoman.

Et l’état nation ne supporte pas qu’une fraction d’entre elle puisse vouloir entrer en résistance.

Mustafa Kemal a d’abord chassé les chrétiens de son pays, après le génocide il a découragé par tous les moyens les arméniens de revenir sur leurs terres, de même que pour les autres minorités chrétiennes qui existaient dans l’Empire.

Pour les kurdes musulmans, ils devaient rester mais en devenant turc.

Et il y a nombre de kurdes qui ont accepté, mais il en est d’autres qui ont créé le PKK qui a pris les armes pour lutter contre l’Etat Turc.

Et pour le reste je vais vous renvoyer vers un article sur le site de <France Culture> qui explique d’abord que si la Syrie a pratiqué de la même manière que la Turquie à l’égard de ses Kurdes, en réprimant toute velléité d’autonomie voire seulement de liberté d’usage de la langue :

« [La Syrie a] en revanche soutenu, financé, armé et entraîné les rebelles kurdes de Turquie, ceux du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) depuis 1981 et jusqu’en 1998. C’est en effet à partir du territoire syrien que les militants armés du PKK lancent leurs premières attaques en Turquie en 1984. Jusqu’à l’automne 1998, le leader du PKK lui-même, Abdullah Öcalan, a sa résidence permanente à Damas. Quant à ses cadres, on les rencontre régulièrement dans les quelques grands hôtels de la capitale syrienne où ils ont pris pension, très vraisemblablement aux frais du régime.  »

La Syrie et la Turquie ne sont pas des alliés, pour formuler leur situation respective par une litote.

Et c’est alors que d’une part l’invasion américaine de l’Irak a déstabilisé la région et conduit à la création Daesh et d’autre part le printemps arabe a touché le régime autoritaire et sanguinaire de Bachar Al Assad.

Dans cette situation très compliquée pour lui, son régime ne tenait alors, avant l’intervention de la Russie, qu’à un fil fragile, Bachar al-Assad a pris une initiative pour concentrer ses forces autour de Damas :

« à la mi-2012, les troupes de Bachar al-Assad décident d’évacuer la quasi-totalité des provinces nord et nord-est de Syrie, laissant toute la zone aux Kurdes, le régime fait le pari que ces derniers préserveront la région des avancées de la rébellion. C’est un pari risqué : si les Kurdes de Syrie ne revendiquent pas une indépendance stricto sensu, ils entendent tout de même administrer leur territoire de façon autonome et suivant les principes d’une idéologie bien précise : celle du PKK, ancien « compagnon de route » du régime syrien.

[…]Or le parti kurde le plus important dans le nord-syrien en 2012, celui à qui le régime laisse les clefs de la région, est le PYD : le Partiya Yekita Demokrat, ou Parti de l’Union Démocratique. Parti kurde syrien mais surtout « parti-frère » du PKK, construit dans le pays par des cadres du PKK sur le même modèle, avec la même idéologie. Comme le PKK, le PYD est aussi flanqué d’une branche armée, sa milice : les Unités de Protection du Peuple ou Yekîneyên Parastina Gel (YPG). Depuis les premières manifestations de défiance envers le régime syrien, vite transformées en rébellion armée, ces miliciens de l’YPG se sont davantage retrouvés du côté de la répression des manifestations que de leur organisation, n’hésitant pas à détruire complètement quelque centre communautaire, ou le QG d’une formation politique d’opposition au régime.

Quand celui-ci évacue quasi complètement le nord et le nord-est du pays, le PYD et les YPG investissent les centres du pouvoir administratif ou économique et contrôlent le terrain sur trois régions, correspondant approximativement aux zones où la population est majoritairement kurde  ».

Vous avez donc bien lu que l’YPG s’est davantage retrouvé du côté de la répression des manifestations que de leur organisation. Cela correspond certainement à de la real politique. Le PYD souhaitait préserver un minimum de relations convenables avec Al-Assad . L’avenir lui a donné raison puisque, même si cela est délicat, il a pu demander l’aide du maître de Damas, pour faire contrepoids à l’invasion turque actuelle.

Par la suite quand Daesh a attaqué les terres kurdes l’YPG s’est défendu, très bien défendu et a aidé les armées occidentales qui en réciproque ont fait de même.

Et ils ont ainsi créé le « Rojava » ou « Rojavayê Kurdistanê » en langue kurde, c’est-à-dire Kurdistan occidental.


Et :

«  Lorsque le PYD et ses YPG se retrouvent maître des trois cantons du Rojava, à l’été 2012 et surtout à partir de mars 2013, les transferts de combattants et surtout de cadres du PKK en provenance de Turquie ou du nord Irakien (où le groupe armé dispose de bases arrières) vont se poursuivre, voire se multiplier. En Turquie, en effet, l’heure est à la détente, voire à la paix. Le chef du PKK Abdullah Öcalan, embastillé dans l’île-prison d’Imrali au sud d’Istanbul depuis 1999, et le pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan ont entamé des discussions baptisées « processus de résolution ». A l’été 2013, le leader du PYD, Saleh Muslim est même officiellement invité à Istanbul par le ministre des Affaires étrangères turc pour y participer. Ces pourparlers prévoient un arrêt de la lutte armée en Turquie et un retrait des combattants du PKK hors du territoire turc. Ceux-ci se replient en effet, en nombre, sur le nord-irakien et surtout dans le Rojava syrien… Résultat de quoi, une bonne partie des combattants des YPG en Syrie, notamment ceux qui affronteront les djihadistes de l’organisation Etat Islamique à partir de l’été 2014, semblent être arrivés de Turquie. C’est en tout cas ce qu’indique la recension de leurs « morts au combat ». Les YPG en effet indiquent systématiquement le lieu de naissance de leurs combattants dans les avis de décès et selon un décompte de l’Atlantic Council, entre janvier 2013 et janvier 2016, 49 % des « morts au combat » des YPG en Syrie étaient nés en Turquie, contre 44% nés en Syrie. Autrement dit, près de la moitié des combattants YPG disparus lors d’affrontements étaient probablement des citoyens turcs.  »

Je n’ai aucune espèce de début de sympathie pour Erdogan

Mais lorsqu’il affirme que les kurdes de Syrie sont alliées au PKK kurde et que des kurdes de Turquie se réfugient en Syrie pour combattre son État, il est probable qu’il ait raison.

Pour donner le change, les forces kurdes vont créer une nouvelle organisation les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) :

« Durant l’année 2015 et les suivantes, sur le théâtre syrien, le partenariat militaire kurdo-américain va toutefois se poursuivre et s’accélérer. En quelques mois, les forces des YPG, appuyés par l’aviation occidentale, attaquent et réduisent les positions de l’organisation Etat Islamique qui lui sont le plus accessibles ; d’abord à Tal Abyad, entre les cantons de Kobanî et d’Al Hasakah. Avec la conquête de Tal Abyad, les YPG contrôlent dorénavant une bonne partie de la frontière turco-syrienne et poussent également vers l’Ouest, récupérant d’autres zones non majoritairement kurdes. Ankara s’en inquiète de plus en plus ouvertement. D’autant qu’au printemps 2015, cette même Turquie, pour des motifs de politique intérieure, a relancé sa guerre contre le PKK.

Pour présenter un visage moins évidemment kurde le long de cette frontière turque, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) sont officiellement fondées en octobre 2015. Elles regroupent des brigades syriennes arabes, des forces tribales et des Chrétiens autour des YPG qui en demeure pourtant le contingent le plus important et le fer de lance. En 2015-2016, ces FDS sont les seules forces qui affrontent les djihadistes de l’organisation Etat Islamique en Syrie. Elles grignotent son territoire, reprenant Aïn Issa, au sud de Kobanî, fin 2015, puis Mambij, à l’Ouest de l’Euphrate, à l’été 2016. En plus des avions de la coalition internationale qui les appuient, les combattants des FDS sont maintenant épaulés sur le terrain par un contingent de plus en plus important de soldats occidentaux des forces spéciales : jusqu’à 2 000 Américains, environ 200 Français et peut-être autant de Britanniques sont présents à leurs côtés. Raqqa, la « capitale » de l’organisation Etat Islamique en Syrie est conquise en octobre 2017. Dans la foulée, les FDS poursuivent leurs avancées dans la province sud-est de Deir Ez-Zor. Fin 2017, elles contrôlent pratiquement toute la zone à l’est de l’Euphrate ; près d’un tiers du territoire syrien est dorénavant passé sous leur coupe, dont l’essentiel des régions productrices d’hydrocarbures. »

Dans sa logique d’État nation, Erdogan, en dehors de toute moralité défend ses intérêts. Les menaces qu’il dénonce ne sont pas inexistantes.

Ce qui ne m’empêche pas d’avoir plutôt de la sympathie pour le peuple kurde.

Mais les choses ne sont pas simples, c’est ainsi que je commençais ce mot du jour.

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Mardi 29 octobre 2019

« L’éradicateur »
Désignation du rôle d’Erdogan en Syrie par le magazine « Le Point »

J’ai acheté le « Le Point » de cette semaine qui a pour titre « l’éradicateur » et qui accuse Erdogan de nettoyage ethnique.

Et le président turc attaque le magazine en justice.

Suite à cette « une », l’avocat de M. Erdogan, Hüseyin Aydin, a déposé une plainte auprès du bureau du procureur général d’Ankara pour « insulte au chef de l’État ». Cette plainte vise le directeur du magazine Etienne Gernelle ainsi que le rédacteur en chef de la rubrique « International », Romain Gubert.

Etienne Gernelle a répondu par un édito publié sur le site du magazine :

« Recep Tayyip Erdogan a décidément un problème avec la liberté. Son avocat a déposé aujourd’hui une plainte contre Le Point, auprès du bureau du procureur général d’Ankara, pour « insulte au chef de l’État », […]

En cause ? Notre dernier dossier de couverture, intitulé « L’éradicateur », dans lequel nous détaillons son opération de nettoyage ethnique à l’encontre des Kurdes de Syrie. Notre reportage raconte les exactions, les évictions de populations, la crainte de l’anéantissement. Notre enquête explique également comment le pouvoir turc a pactisé avec d’anciens de Daech et Al-Qaïda, qui se chargent pour lui des sales besognes.

Il est logique que cela ne plaise pas à Erdogan. Bien évidemment, nous ne retirons pas un mot de ce que nous avons écrit.

Au contraire : le fait qu’il nous attaque pour « insulte au chef de l’État », sorte de crime de lèse-majesté, tend plutôt à confirmer notre précédente couverture à son propos, dont le titre était « Le dictateur ». À l’époque (c’était en mai 2018), il avait publiquement attaqué notre journal. Dans le même temps, en France, des affiches du Point étaient arrachées par ses partisans, et des kiosquiers étaient menacés. Notre journal aussi avait reçu des menaces de mort directes.

Erdogan a fait emprisonner de nombreux journalistes en Turquie et pense peut-être que ses pulsions de censure peuvent s’exercer aussi dans des pays où la presse est libre. L’hubris du maître d’Ankara connaît visiblement peu de limites. Il sera déçu : nous ne lâcherons rien.

Notre numéro Erdogan, l’éradicateur est disponible en kiosque et dans notre boutique. »

Je pense que dans ce genre de situation, il faut aider les journaux qui font leur travail.

Car il s’agit bien d’une volonté de nettoyage ethnique du Nord de la Syrie, nettoyage des habitants kurdes.

Et Erdogan utilise des milices supplétives pour faire le sale boulot.

Un exemple a été donné par l’assassinat sordide et barbare d’Havrin Khalaf.

Si vous voulez lire des détails vous les trouverez sur le site de TV5 : « Havrin Khalaf : une voix kurde pour les femmes et la paix assassinée »

Je conseille aux âmes sensibles de s’abstenir d’aller lire les détails.

Havrin Khalaf avait 35 ans. Elle était kurde, ingénieure, à la tête du parti Avenir de la Syrie et engagée auprès des femmes dans le nord de la Syrie. Elle a été exécutée par des mercenaires islamistes en plein chaos provoqué par l’offensive turque.

TV5 la présente ainsi :

« Havrin Khalaf était connue de toutes celles et ceux qui travaillent dans le nord de la Syrie : diplomates, journalistes, politiques… Tout le monde connaissait le visage et la détermination de cette militante pour la conciliation, la négociation, la paix. Coprésidente du parti Avenir de la Syrie et membre de la direction du Conseil démocratique syrien, le bras politique de l’alliance de forces kurdes et arabes alliées de Washington dans la lutte antijihadiste, elle multipliait les initiatives en faveur du pluralisme. Elle prônait le rapprochement pacifique entre Arabes, Kurdes et Turkmènes, musulmans, chrétiens et yézidis, qu’elle voulait réunir dans un même combat, à la fois contre le régime de Bachar El-Assad et l’Etat Islamique.

Havrin Khalaf s’investissait auprès des femmes musulmanes dans le Rojava (Kurdistan occidental), auprès desquelles elle défendait le modèle d’égalité hommes- femmes et de coprésidence auquel elle adhérait – l’autre coprésident d’Avenir de la Syrie était un homme, arabe. Le mois dernier encore, elle assistait à un forum des femmes tribales à Tabqa, où elle disait sa fierté au vu des « progrès accomplis par les femmes dans le nord-est de la Syrie sous le gouvernement kurde ».

Ceux qu’elle dérangeait l’ont facilement identifiée et localisée ce samedi 12 octobre, entre les localités de Qamishli et Minjeb, dans le nord de la Syrie. Elle circulait en voiture avec son chauffeur – lui aussi exécuté – quand elle a été prise dans une embuscade sur la route M4, l’axe international qui relie le nord-est, dominé par les Kurdes, au nord-ouest de la Syrie, contrôlée par la rébellion.

Elle n’a pas été que tuée, elle a été torturée, mutilée, massacrée.

Et le site TV5 d’ajouter :

« L’assassinat d’Havrin Khalaf s’inscrit dans le chaos qui s’est emparé de la Djézireh, la partie nord-est de la Syrie, depuis le lancement de l’offensive turque. Une opération qui a provoqué un déchaînement de violences sans précédent dans la région et qui, selon l’ONU, a poussé 130 000 personnes à fuir la région. Dans la même journée de samedi, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, huit autres civils ont assassinés par les supplétifs syriens qui participent à l’opération militaire turque ; certaines exécutions ont été filmées.

Ceux que l’on appelle « supplétifs » sont d’anciens combattants islamistes contre le régime syrien qui ont changé de camp, financés par les Turcs pour se battre contre les Kurdes. Pendant que l’armée turque installe sa zone dite de sécurité, ils sont chargés d’éliminer. Selon le quotidien allemand FAZ, entre autres, l’assassinat d’Havrin Khalaf serait le fait du groupe Ahrar al-Cham, composé de rebelles salafistes et apparu au cours de la guerre civile syrienne.»

Les Etats-Unis ont condamné. Un responsable du département d’Etat américain a déclaré :

« Nous trouvons ces informations extrêmement préoccupantes, à l’instar de la déstabilisation générale du nord-est de la Syrie depuis le déclenchement des hostilités… Nous condamnons le plus fermement possible tout mauvais traitement et exécution extrajudiciaire de civils ou de prisonniers, et sommes en train d’étudier de plus près les circonstances de ces événements, »

Bien sûr, ils ne feront rien.

Quant à la France et à l’Europe, ils sont tout simplement impuissants, ils sont sortis de l’Histoire.

Quand le chef d’état-major particulier d’Emmanuel Macron ; l’amiral Rogel a voulu recevoir une responsable politique kurde Ilham Ahmed, les diplomates ont tenté de l’en dissuader en expliquant que cela vaudrait à la France de sérieuses fâcheries avec beaucoup de monde, à commencer par les turcs. Mais l’amiral l’a reçue quand même. Emmanuel Macron est aussi venu par la suite pour saluer les kurdes et discuter avec eux. Mais c’est bien peu.

Il s’agit bien d’un éradicateur qui est au pouvoir en Turquie.

Il fait toujours partie de l’OTAN, comme nous.

D’ailleurs il n’est pas prévu de pouvoir exclure un État de l’OTAN.

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Lundi 28 octobre 2019

« Les kurdes contre les arméniens  »
Retour sur l’Histoire des kurdes et des arméniens

Si je résume ce que j’ai écrit sur les Kurdes dans les mots du jour précédents, le premier élément est que le peuple Kurde, selon un dénombrement qui est assez largement admis, représente 40 millions d’individus et dans ces conditions il s’agit du peuple le plus nombreux qui n’a pas d’État.

En 1920, après le traité de Sèvres, il était prévu qu’il existe un Kurdistan, en Anatolie, sur un territoire qui a été depuis récupéré par la Turquie.

L’Histoire qu’on nous a apprise et qui souvent est encore sous-jacente pour toutes les analyses concernant la situation des kurdes est : Il n’y a pas d’Etat Kurde, parce que Mustafa Kemal a gagné la guerre et que les occidentaux ont lâché les kurdes en acceptant le traité de Lausanne.

L’article, cité vendredi, de l’historien Jordi Tejel « 1920, l’occasion manquée », ne nie pas que ces deux raisons sont importantes, mais il insiste sur une troisième : la désunion des Kurdes.

Désunion qui allait jusqu’à ne pas vouloir d’un Etat Kurde.

Jordi Tejel qui avait été invité, suite à son article, par l’émission de France Culture <La Fabrique de l’Histoire> a précisé qu’une partie des Kurdes considérait les turcs, musulmans comme eux, comme des frères d’arme et trouvaient normal de former un État avec eux.

Mais il y a une autre raison qui était encore plus importante et qui a poussé des tribus kurdes à se battre au côté des turcs et de Mustafa Kemal. Cette raison est si on l’exprime de manière modérée : l’hostilité à l’égard des arméniens, et si on le dit de manière plus abrupte : la haine des arméniens.

J’ai cité un extrait de l’article vendredi qui rapportait que

« Prenant tout le monde de court, le général Chérif Pacha, représentant du KTC, signe en 1919 un accord avec l’Arménien Boghos Noubar Pacha, prévoyant la création d’une Arménie et d’un Kurdistan indépendants. Alors que les délégations arménienne et kurde avaient présenté au préalable des revendications sur la totalité des provinces orientales de la Turquie actuelle, elles acceptent finalement l’une et l’autre un compromis sous la pression des Européens. En particulier, Chérif Pacha espère qu’en consentant des « pertes » territoriales au bénéfice des Arméniens les chancelleries occidentales arménophiles – telle la France – accepteront le principe de la création d’un État kurde. »

Cette initiative n’est pas du tout du goût d’un grand nombre de kurdes, notamment parmi les élites. Du point de vue de ces opposants Chérif Pacha « brade » des territoires « kurdes » au profit des arméniens et surtout il accepte le principe de la création de l’Arménie sur des territoires « musulmans ».

Les Kurdes étaient, comme beaucoup d’autres peuples du moyen orient, organisés en tribus et étaient reconnus comme des guerriers. C’est-à-dire qui savaient se battre.

Il faut se souvenir que le grand <Saladin> celui qui a repris Jérusalem en 1187 aux Francs était kurde.

La relation des tribus Kurdes avec l’Empire Ottoman a parfois été conflictuelle, mais le plus souvent et particulièrement depuis la fin du XIXème siècle, ils constituaient des troupes auxiliaires du Calife. Des supplétifs auxquels on confie les basses besognes.

Et les élites Kurdes ont des craintes après le traité de Sèvres :

« Le traité de Sèvres est perçu comme une menace à d’autres titres. Tout d’abord, dès 1919, divers cadres et fonctionnaires ottomans sont déférés devant des cours martiales, accusés de complicité dans l’exécution du génocide arménien. Et certains chefs kurdes craignent eux aussi d’être jugés pour leur participation active aux massacres. En outre, la formation d’un État arménien supposerait sans aucun doute la rétrocession obligatoire des terres confisquées aux Arméniens en 1895 et en 1915. Beaucoup préfèrent donc combattre le traité de Sèvres et renoncer à un État kurde plutôt que d’admettre la naissance de la Grande Arménie prévue par le traité. »

En effet, des soldats kurdes ont largement participé au génocide arménien et ont même participé à des massacres avant 1915. Ils ont profité de ces massacres pour « voler », le terme officiel est « confisquer » des terres aux arméniens.

Parce que les Kurdes ont été en première ligne pour défendre l’empire ottoman contre la « prétendue » traitrise des « chrétiens arméniens » au profit des chrétiens de l’empire russe. Les historiens ont établi que cette traitrise na pas existé, du moins pas de manière importante au sein du peuple arménien

Jordi Tejel écrit :

« Après la révolution jeune-turque de 1908 qui voit arriver au pouvoir le comité Union et Progrès, quelques notables kurdes fondent le KTTC (« Comité kurde d’entraide et de progrès ») et se dotent d’un organe de presse. Les objectifs de l’association sont modérés : appuyer le mouvement constitutionnel, garantir le progrès et l’instruction des Kurdes d’Istanbul, consolider les bonnes relations avec les autres peuples ottomans et, enfin, faire tous les efforts possibles pour sauver l’Empire ottoman.

D’une manière générale, durant cette période « unioniste » (1908-1918), les intellectuels, notables, chefs tribaux et religieux kurdes d’avant-guerre restent attachés à l’idéal d’une unité ottomane garantie par l’institution du califat*. Cette fidélité portée au cadre ottoman par les autres nationalités de l’empire peut nous étonner aujourd’hui, mais s’explique aisément. Elle tient d’abord à un motif religieux : les Kurdes, musulmans sunnites pour la plupart, appartiennent à la « communauté dominante » (millet-i hakime), au même titre que le sultan-calife, ainsi que la majorité des Turcs et des Arabes et à la différence des chrétiens et des Juifs.

Ces derniers, jusqu’au milieu du XIXe siècle, étaient reconnus comme « gens du Livre » – ayant eu donc la révélation divine. Mais ces groupes « protégés » (dhimmi) étaient aussi assujettis. Tout change avec les réformes administratives et politiques libérales connues sous le nom des Tanzimat (« réorganisation », 1839-1876). Dans la perspective de moderniser l’empire afin d’en assurer la survie, ces réformes introduisent des transformations qui remettent en question les rapports de domination séculiers entre les communautés. D’une part, elles visent, sur le modèle occidental, à affirmer l’égalité des individus devant la loi, sans distinction de langue ni de religion. D’autre part, elles reconnaissent des droits collectifs aux millet non musulmans, s’exprimant en majorité dans une langue particulière – l’arménien, le grec, l’araméen… -, renforçant ainsi leur sentiment d’être des « groupes » à part.

Ces réformes ne sont guère appréciées par les élites musulmanes sunnites dont les Kurdes font partie. Les choses s’aggravent encore avec l’ingérence croissante des puissances européennes à la périphérie de l’empire qui envenime les relations « de proximité » entre les Arméniens et les Kurdes dans l’Anatolie orientale. La « question d’Orient », qui se trouve en partie à l’origine des Tanzimat du XIXe siècle, est, en bordure de l’empire, une « question arméno-kurde », une question agraire : la fin des principautés kurdes a permis à des notables urbains et des chefs tribaux de s’approprier indûment un grand nombre de terres, aux dépens des paysans et petits propriétaires arméniens.

Face aux revendications arméniennes et aux pressions étrangères exprimées lors du congrès de Berlin de 1878, des Kurdes saisissent les occasions qui se présentent pour « résoudre » la question à leur avantage. Durant l’automne 1895, les hamidiye kurdes participent à d’amples massacres anti-arméniens dans les régions arméno-kurdes.

En 1915, à nouveau, alors qu’Istanbul est entré en guerre au côté de l’Allemagne, des leaders kurdes s’allient aux autorités ottomanes, sous la bannière du « panislamisme », pour mener à bien la déportation et le génocide des Arméniens. »

Le dossier de l’Histoire évoqué dans le mot du jour précédent a consacré un article sur la responsabilité des kurdes dans le génocide arménien. Cependant il souligne aussi qu’il y eut des kurdes qui ont des attitudes de solidarité. Il y a toujours des humains qui sauvent leur groupe de l’inhumanité :

« Alors que la plupart des historiens insistaient sur le facteur religieux pour expliquer la participation de tribus et notables kurdes au génocide arménien, les litiges arméno-kurdes touchant à la propriété foncière ont été prépondérants, comme l’a montré Hans-Lukas Kieser. Les massacres de 1895 sont, en ce sens, un premier chapitre précurseur. Cependant, en 1915, le contexte est différent. L’Empire ottoman, entré en guerre au côté de l’Allemagne, est défait par l’armée russe à Sarikamis, ce qui entraîne dans les provinces orientales famine, épidémies, et la mort de milliers de soldats kurdes. La propagande du régime unioniste impute ce désastre à la traîtrise arménienne.

Hans-Lukas Kieser a mis en évidence la participation de Kurdes aux exactions, dans les villes – Diyarbakir, Van, Kharpout – comme dans les campagnes. Seule exception significative : au Dersim, des tribus alévies protègent les Arméniens dans cette première phase du génocide. Il est encore malaisé cependant d’évaluer jusqu’à quel point les Kurdes, dans leur ensemble, ont pris part aux massacres organisés par le pouvoir ottoman. Les récits arméniens ne laissent néanmoins pas de doute sur la complicité de bon nombre d’entre eux dans les massacres directs, les exactions commises sur les caravanes de déportés arméniens ou encore l’islamisation forcée de milliers de fillettes arméniennes.

Dans le même temps, les témoignages de rescapés arméniens et le travail sur l’histoire locale mettent en lumière maints exemples de solidarité kurde avec des Arméniens. Enfin, intellectuels et politiciens kurdes ont réalisé des avancées importantes dans la reconnaissance des responsabilités kurdes dans ce chapitre inouï de l’histoire du XXe siècle. »

Des kurdes ont donc largement contribué au génocide arménien, mais il en est qui ont su sauver l’honneur de leur peuple.

Il semble qu’aujourd’hui <des kurdes reconnaissent leur responsabilité> dans cette terrible fracture de l’humanité.

<1297>

Vendredi 25 octobre 2019

« 1920, l’occasion manquée par les Kurdes »
Jordi Tejel, dans la revue « l’Histoire »

Les kurdes sont un peuple sans État. On estime à 40 millions la population mondiale qui peut se revendiquer de ce peuple.

Les azéris qui comme les kurdes ont une langue d’origine iranienne, une culture spécifique, appartiennent au monde musulman et représentent une population mondiale d’environ 40 millions de personnes, ont un État : « l’Azerbaïdjan. » Il est à noter que moins de 9 millions d’Azéris habitent cet État alors que l’Iran compte 15 millions d’azéris.

On estime le nombre de juifs dans le monde à 15 millions, eux aussi ont un État : « Israël ».

On estime le nombre de palestiniens à 12 millions, eux n’ont pas d’État, mais en revendique également un.

Les arméniens ont aussi dans la douleur et pas sur une grande partie de leur territoire historique, obtenu un État : « L’Arménie ». On estime la population arménienne mondiale à environ 10 millions. Les kurdes et les arméniens occupaient d’ailleurs des régions communes dans l’Empire Ottoman et leurs relations furent compliquées.

Cette introduction est certes quantophrénique. Elle me semble cependant montrer, à l’évidence que le fait que les Kurdes ne disposent pas d’un État est anormal.

Dans la série consacrée à la guerre 14-18, le mot du jour du 20 novembre 2018 : « Du traité de Sèvres en 1920 au Traité de Lausanne en 1923» avait déjà abordé ce sujet.

Les arméniens, les kurdes étaient des peuples de l’Empire ottoman. Et l’Irak, la Syrie, le Liban, la Palestine, le futur territoire d’Israël étaient des régions de ce même empire.

L’empire ottoman, lors de la guerre 14-18, était dans le mauvais camp, celui des vaincus.

La défaite de l’empire ottoman est acquise par l’armistice de Moudros qui sera signée le 30 octobre 1918.

Mais l’armistice n’est pas la paix. La paix aurait dû être la conséquence du  traité de Sèvres, conclu le 10 août 1920 et qui sera signé par le sultan Mehmed VI.

Mais ce traité qui établissait un État arménien en Anatolie et un État kurde, n’a jamais été ratifié ni appliqué.

Le sultan Mehmed VI règne à Constantinople, mais à Ankara, un général Mustafa Kemal a pris la tête d’un gouvernement émanant d’une Grande assemblée nationale de Turquie créée le 23 avril 1920. Et Mustafa Kemal ne reconnait pas la validité de ce traité qui menace l’intégrité territoriale notamment de l’Anatolie qui est, dans sa conception, le cœur de la Turquie

Mustafal Kemal avec ses partisans va faire chuter le sultan et reprendre le combat notamment contre les grecs. Les Turcs se soulèvent en masse, s’enrôlent dans l’armée kémaliste et déclenchent la Guerre d’indépendance turque en mai 1919. Au bout de quatre années de conflit, les kémalistes sont victorieux et obtiennent la négociation d’un nouveau traité.

Ce traité sera le traité de Lausanne (24 juillet 1923).

Une carte publiée par la revue « L’Histoire » montre le projet du Traité de Sèvres et la réalité du Traité de Lausanne.

C’est par les armes et la guerre que Mustafa Kemal a privé les Kurdes de l’État qui aurait dû être le leur.

Mais la réalité est plus complexe, il n’y avait pas tous les kurdes d’un côté et les turcs de l’autre.

La revue l’Histoire avait consacré un dossier à ce sujet dans son numéro de novembre 2016 : <Les Kurdes : Mille ans d’un peuple sans État>

Et l’historien Jordi Tejel a écrit un article concernant précisément ce moment entre Traité de Sèvres et Traité de Lausanne : « 1920, l’occasion manquée »

Les kurdes trouvent commode d’accuser les européens de les avoir privés d’un Etat, c’est partiellement vrai mais les kurdes ont joué eux-mêmes une partition trouble.

« Si les élites nationalistes kurdes tendent encore aujourd’hui à faire porter l’entière responsabilité de cette occasion manquée sur les puissances européennes et leurs promesses non tenues, la réalité est bien plus complexe. La prise en considération de facteurs à la fois externes (intérêts divergents des Occidentaux, victoires militaires de Mustafa Kemal) et internes (divisions au sein des comités kurdes), ainsi que des trajectoires historiques antérieures (génocide arménien, scissions tribales et religieuses propres à la société kurde) permet de reconstituer ce moment historique unique. »

Dans cette région les Britanniques et les Français se sont partagés les provinces arabes lors du fameux accord Sykes-Picot, mais les provinces à majorité ou avec une forte présence kurde sont également concernées par ces accords. Cependant la création d’un État kurde sous influence britannique n’est pas écartée par les diplomates anglais. La France, malgré des réticences initiales finit par approuver la création d’un État kurde.

Mais il y a une grande différence entre la Syrie, l’Irak et les territoires kurdes :

« En 1918, tandis que les provinces arabes de l’empire sont occupées par les Alliés, la majeure partie du Kurdistan turc est encore sous la tutelle ottomane. Le mouvement kurde naissant se retrouve dépourvu de soutiens extérieurs, contrairement à la dynastie hachémite arabe par exemple qui peut, elle, s’appuyer sur les Britanniques ».

Et c’est ainsi qu’on apprend que les élites kurdes sont divisées en raison de la concomitance entre la création d’un État kurde et d’un Etat arménien. Il en existe qui compte sur la cause arménienne soutenu par les européens de l’Ouest pour obtenir parallèlement à la création d’un Etat arménien, un Etat Kurde. Mais d’autres préféreront qu’il n’y ait pas d’Etat Kurde plutôt que d’accepter un Etat Arménien à ses côtés. Ainsi, alors que la force qui les empêche de devenir un Etat est l’armée turque de Mustapha Kemal, ils s’allieront à lui pour contrer les arméniens :

« Lorsque les Alliés occupent Istanbul, le 12 novembre 1918, le Comité pour le relèvement du Kurdistan (KTC) entre en contact avec les Français et les Britanniques afin de défendre les aspirations de la « nation kurde ». Ses intentions ne sont toutefois pas forcément claires. La question de l’indépendance du Kurdistan suscite des débats houleux au sein de l’association. Les partisans de l’indépendance totale, réunis autour d’Emin Ali Bedir Khan, affrontent ceux qui, sous la houlette de Seyyid Abdulkadir, préconisent l’autonomie dans le cadre du nouvel État turc-ottoman. Ces derniers justifient leur position par les liens religieux des Kurdes avec les Turcs, garantis par l’institution du califat. Ils s’opposent violemment à la création d’un État arménien prévu par les négociations de paix à Paris.

Prenant tout le monde de court, le général Chérif Pacha, représentant du KTC, signe en 1919 un accord avec l’Arménien Boghos Noubar Pacha, prévoyant la création d’une Arménie et d’un Kurdistan indépendants. Alors que les délégations arménienne et kurde avaient présenté au préalable des revendications sur la totalité des provinces orientales de la Turquie actuelle, elles acceptent finalement l’une et l’autre un compromis sous la pression des Européens. En particulier, Chérif Pacha espère qu’en consentant des « pertes » territoriales au bénéfice des Arméniens les chancelleries occidentales arménophiles – telle la France – accepteront le principe de la création d’un État kurde.

Cet accord est confirmé par le traité de Sèvres du 10 août 1920, […]

Mais le traité de Sèvres ne sera pas appliqué. Entre-temps, bon nombre de tribus kurdes sunnites se sont ralliées aux forces rebelles turques menées par Mustafa Kemal au nom de la fraternité musulmane : elles refusent le traité de Sèvres, l’amputation du territoire et la création d’une entité arménienne. Les Kurdes participent massivement aux campagnes contre les troupes françaises et les milices arméniennes en Cilicie. »

Diviser c’est régner et le futur Atatürk va en profiter largement, surtout que les alliés franco-britanniques vont aussi diverger en raison de leurs intérêts coloniaux.

« Des divergences entre les Alliés d’une part et entre les Kurdes d’autre part, ainsi que les victoires des armées nationalistes d’Ankara sur le terrain ouvrent la porte à une renégociation du traité de Sèvres. A l’ouest, l’armée grecque est défaite par les Turcs. A l’est, les soulèvements des Kurdes alévis sont réprimés par les forces loyales à Mustafa Kemal en mars 1921, tandis que les troupes françaises en Cilicie subissent d’importants revers face aux soldats turcs et milices kurdes. Le retrait du territoire turc des troupes italiennes, grecques et françaises, entre 1920 et 1921, met la Grande-Bretagne dans une situation critique. Dès 1922, les Britanniques sont prêts à renégocier les termes de la paix avec le nouveau gouvernement de Mustafa Kemal. La délégation turque conclut en juillet 1923 avec les Alliés le traité de Lausanne, plus favorable à la nouvelle Turquie et rendant caduc celui de Sèvres. Dans le nouvel accord, aucune mention n’est faite d’un État kurde ou arménien. »

Il semble donc bien que l’ensemble de la population kurde de Turquie n’a pas lors de cette période cruciale entre 1920 et 1922 mis toutes les cartes de leur côté pour obtenir un État. La détestation des arméniens a joué un grand rôle. Et certains ne semblaient pas si désireux de se séparer des turcs.

<1296>

Jeudi 24 octobre 2019

« Trump est en train de mettre en pièces tout le réseau d’alliances, politiques et militaires, patiemment mis en place par ses prédécesseurs. »
Shlomo Ben-Ami, ancien ministre israélien des Affaires étrangères

Les américains ont lâché les Kurdes de Syrie et ont permis à la Turquie d’Erdogan de se déchaîner contre eux.

Le Canard Enchaîné qui trouve les mots justes, a titré : « Les Kurdes victimes d’un meurtrier en Syrie ».

Quand il a fallu se battre contre les fous de Dieu de Daesh, les Américains et leurs alliés occidentaux ont bien voulu bombarder, envoyer des troupes spéciales et des formateurs. Mais se battre sur le terrain, envoyer de l’infanterie étaient beaucoup trop dangereux. C’est alors les hommes et aussi les femmes combattantes kurdes qui se sont battues et ont vaincu sur le terrain Daesh, malgré le jeu trouble de la Turquie d’Erdogan, qui a toujours considéré que les Kurdes étaient plus dangereux pour la Turquie que l’État islamique.

Les États-Unis ont donc trahi les Kurdes.

Les États sont des monstres froids.

Leurs trahisons sont multiples. Les américains ont abandonné de la même manière, à la vindicte des Nord-Vietnamiens triomphants, les Sudvietnamiens qui avaient combattus à leurs côtés.

Notre pays a agi de même avec les Harkis qui avaient choisi la France et qui étaient donc des traîtres pour le FLN, ils n’ont pas été défendus ou protégés par le pays qu’ils croyaient être le leur.

Plus récemment les Français ont abandonné leurs traducteurs afghans <Les interprètes afghans, un scandale français>. Il semble que depuis la France ait un peu assoupli sa politique de visa pour ceux qui l’ont aidée dans leur guerre contre les talibans.

Il ne fallait pas beaucoup d’américains, 2000 ont été rapatriés, pour retenir les Turcs d’attaquer, ces derniers ne pouvant se permettre de risquer de blesser ou tuer un soldat américain.

Mais l’homme cynique et connaissant si peu des leçons d’Histoire que les états-uniens ont mis à leur tête, a décidé de rapatrier les troupes américaines.

L’allié français, Emmanuel Macron a été informé par un tweet comme tout le monde.

Par la suite, l’hôte de la maison blanche a tenu des propos décousus, ignobles, stupides.

« Nous sommes en train de quitter la Syrie, mais nous n’avons absolument pas abandonné les Kurdes qui sont des gens formidables et de merveilleux combattants » <ICI>

Puis il menace : « Si la Turquie fait quoi que ce soit qui dépasse les bornes je détruirais son économie » et ajoute pathétique et grotesque : « Si cela dépasse les bornes selon ma grande et inégalable sagesse ».

Puis, dans un autre tweet, il affirme que les Kurdes ont reçu énormément d’argent.

Puis il a affirmé « [les kurdes] ne nous ont pas aidés pendant la Deuxième Guerre mondiale, ils ne nous ont pas aidés en Normandie ! ».  A priori pendant la seconde guerre mondiale, c’étaient des États qui combattaient et les Kurdes n’avaient pas d’État mais devait se soumettre à l’autorité des quatre États dont ils étaient une minorité.
Puis il a dit : « Nous devons entretenir de bonnes relations avec les membres de l’OTAN et la Turquie est un membre de l’OTAN ».

Et il a écrit à Erdogan dans un langage de cour de récréation : « Ne jouez pas au dur ! Ne faites pas l’idiot ! »

Pour finalement se ranger totalement derrière Erdogan : « Le PKK est une menace terroriste pire que Daech ». Rappelons que le PKK est l’organisation kurde en Turquie qui se bat pour obtenir sinon une indépendance au moins une autonomie qui lui a toujours été refusé, peuple sans état, trahi par les traités le lendemain de la première guerre mondiale. La principale organisation des kurdes « YPG « de Syrie est accusée par Erdogan d’être l’allié du PKK

Et quand ses envoyés en Turquie obtiennent une suspension de l’attaque turque de 5 jours en contrepartie de l’acceptation par les kurdes de se soumettre aux objectifs de guerre d’Erdogan et de se retirer de trente kilomètres sur une terre qu’ils habitent et qu’ils peuvent considérer être la leur, sans même avoir eu la possibilité d’exprimer leur avis, Trump déclare :

« C’est un grand jour pour la civilisation, pour les Etats-Unis, la Turquie et les Kurdes. Nous avons obtenu tout ce dont nous aurions pu rêver ».

Cet homme inculte sait-il ce qu’est une civilisation ?

Comprend-il ce qu’il dit ? Ou se croit-il toujours dans une émission de télé-réalité dans laquelle les mots n’ont pas grande portée ?

Brice Couturier qui lit les auteurs autres que français rapporte des avis qui pensent qu’il fait une grande bêtise : <La trahison déraisonnable d’un allié stratégique>

Il cite ainsi Shlomo Ben-Ami, ancien ministre israélien des Affaires étrangères et intellectuel de notoriété internationale :

« La décision précipitée du président Donald Trump de retirer les troupes américaines de Syrie, dégageant la voie à une offensive turque contre les Kurdes, constitue la trahison déraisonnable d’un allié stratégique. Une telle malhonnêteté, on aurait pu l’attendre d’un régime fasciste ou dictatorial et pourtant, ce sont les Etats-Unis – leader mondial doté, paraît-il d’idéaux élevés – qui ont ainsi émergé comme empire de perfidie. […]

Trump est en train de mettre en pièces, tout le réseau d’alliances, politiques et militaires, patiemment mis en place par ses prédécesseurs. Il déclare la guerre commerciale à ses alliés européens. Il dit se laver les mains du retour en Europe des djihadistes de Daesh, jusqu’à présent gardés par les forces kurdes de l’YPG. »

Et en effet, énième saillie du milliardaire golfeur et président  il a déclaré en conférence de presse.

« Bon, ils vont s’échapper vers l’Europe, c’est là qu’ils veulent aller. Ils veulent rentrer chez eux ».

Et Brice Couturier de conclure :

« Les alliés des Etats-Unis sont amenés à des révisions déchirantes. L’Inde se tourne vers la Chine et la Russie. La Corée du Sud, constatant que Washington a perdu tout intérêt pour empêcher le « petit rocket man » de se doter d’un arsenal nucléaire, envisage des concessions préjudiciables à son dangereux voisin. Taïwan, qui se sent abandonnée, va être contrainte de se rapprocher de la Chine continentale. L’Arabie saoudite, consciente du peu de valeur de l’alliance américaine, entame des négociations urgentes avec l’Iran – qui lui fait si peur… »

Richard Haass, diplomate, ancien membre important de l’administration de George W Bush et aujourd’hui président d’un des principaux think tank américains, « le Council on Foreign Relations », juge l’abandon des Kurdes catastrophique. Parce qu’il renforce les doutes que pouvaient nourrir les alliés des Américains à travers le monde sur la fiabilité de ce partenaire. Il analyse :

« Ce que faisaient les Etats-Unis dans le Nord de la Syrie était intelligent et efficace .Ils se contentaient de fournir aux forces kurdes un soutien logistique, de l’entraînement et de l’information. Mais la seule présence d’un millier d’Américains sur place suffisait à dissuader les Turcs, les Syriens, les Russes ou les Iraniens de s’attaquer au territoire ainsi gagné par les Kurdes et leurs alliés arabes sur le soi-disant « Etat islamique ».

Le problème, souligne Haass, c’est que, comme souvent, Trump apparaît en phase avec une grande partie de l’opinion américaine. Beaucoup d’électeurs ont été séduits par son précédent slogan de campagne « America First ». Ils estiment que les besoins de leur pays dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement ont été, dans le passé, sacrifiés aux besoins de financement de guerres lointaines qui n’ont apporté que des ennuis. Une vague isolationniste traverse à présent les Etats-Unis. Et c’est sur elle que Trump entend surfer pour obtenir une réélection qui se présente mal.

Mais l’histoire nous apprend, poursuit Haass, que les périodes de repli sur soi finissent souvent par des chocs violents, qui obligent les Etats-Unis à se lancer dans de nouvelles odyssées risquées. Croire qu’il suffit de se retrancher dans la « citadelle Amérique » pour éviter les périls est une illusion. Les attentats du World Trade Center et du Pentagone devraient servir de leçon…

Et pour les européens la leçon est amère. Brice Couturier dit lucidement : :

« Les Européens, qui avaient misé sur le renversement du régime sanguinaire de Bachar Al-Assad comme d’ailleurs, la Turquie d’Erdogan, peuvent renoncer au rêve d’une Syrie démocratique. Ce sont les Russes, les Iraniens et les Turcs qui vont régler entre eux l’avenir de la Syrie. L’Europe est aux abonnés absents… comme souvent. Elle n’a encore rien compris au XXI° siècle. »

Et il est vrai que Poutine et Erdogan se sont rencontrés, mardi, à Sotchi et semblent s’être bien entendu sur le dos des Kurdes et des occidentaux mais pour le plus grand intérêt de la Russie, de la Turquie et du régime de Bachar Al Assad.

<Syrie: Erdogan et Poutine imposent leur paix dans le nord du pays>

<1295>

Mercredi 23 octobre 2019

« Noémie »
Un prénom qu’une femme intelligente a donné à sa fille

Un peu d’humour ne nuit pas. Mais est-ce de l’humour ?

Nous sommes encore dans les mots, il faut nommer les êtres humains et même les « prénommer ». Il semble que par le passé on appelait les personnes par leur nom de famille, sauf dans le cadre le plus intime où on utilisait le prénom. Aujourd’hui l’usage s’est répandu d’appeler ses collègues et les personnes que l’on connaît par leur prénom.

Ce n’est pas la première fois que je parle de « prénom ».

D’abord le mot du jour du <Vendredi 26 octobre 2018> : « Le prénom n’a rien d’anodin. Il touche à l’intime, et raconte infiniment plus que ce qu’on pourrait croire. »

Ensuite le mot du <Mardi 30 avril 2019> : «On est passé de 2000 prénoms en 1945 à 13.000 aujourd’hui ». C’était une observation de Jérôme Fourquet , l’auteur de « L’archipel français »

Le mot du jour d’aujourd’hui est une continuation de ces deux mots du jour, plutôt du second d’ailleurs.

C’est une journaliste Emmanuèle Peyret qui a publié un article, le 20 octobre 2019, sur le site de Libération : « Le petit Robaire des prénoms inventés »

Je suppose que ce titre veut faire penser au dictionnaire le petit Robert, mais utilise un patronyme « Robaire » très rare puisqu’il n’existe que 21 personnes nées en France depuis 1890, dans 6 départements, qui ont porté ou portent ce nom. Il se trouve au 248008ème rang des noms les plus portés en France

Alors que le patronyme « Robert » est celui de 102 950 personnes nées en France depuis 1890, dans 101 départements et qu’il est au 5ème rang du même classement.

Comme l’avait fait observer Jérôme Fourquet le nombre de prénoms a explosé en France. Emmanuèle Peyret écrit :

«Il y a environ 750 000 naissances par an en France actuellement. Le prénom le plus donné, Gabriel, l’a été à 5 400 bébés, soit moins de 1 %. Aujourd’hui, un bébé sur dix reçoit un prénom qui été donné six fois ou moins dans l’année. Ces prénoms très rares ne servaient qu’à 2 % des naissances en 1975», explique Baptiste Coulmont, sociologue, spécialiste des prénoms, et maître de conférences à l’université Paris-VIII . Quelques stars ont ouvert le bal avec des Tallulah Belle (fille de Demi Moore et Bruce Willis), Bear Blaze (fils de Kate Winslet), Bronx Mowgli (fils de la chanteuse et actrice Ashlee Simpson-Wentz. »

Nous apprenons dans cet article que « Ysé » est un prénom inventé par Paul Claudel pour un personnage du  « Partage de Midi ».

Ces prénoms rares sont en général formés par une variation d’une lettre ou en ajoutant des consonnes et des voyelles à un prénom déjà existant ou on combine deux prénoms.

Longtemps contrôlé par les officiers d’état civil, l’attribution d’un prénom est aujourd’hui libre et la Loi autorise de choisir un nom original «dans la mesure où il ne porte pas préjudice à des tiers ou à l’enfant». En outre, l’officier d’état civil est tenu d’inscrire le prénom choisi et d’alerter éventuellement le procureur de la République, s’il juge qu’il porte préjudice à l’enfant ou à des tiers.

Et la journaliste cite des prénoms qui ont été interdit :

  • Clitorine
  • Vagina
  • Un prénom imprononçable : Brfxxccxxmnpcccclllmmnprxvclmnckssqlbb11116
  • Babord et Tribord ou Fish and Chips pour des jumeaux.

Vous connaissez tous le « Guide des prénoms », mais l’article nous informe que deux officiers d’état civil sous couvert d’anonymat ont écrit « L’Antiguide des prénoms ». Il porte pour sous-titre : « comment mettre du piment dans la vie de son enfant », je pense que c’est très ironique et j’ai l’intuition que les auteurs désapprouvent de tels prénoms

Voici une liste de prénoms qui ont ainsi été donnés pour être original et mettre du piment…. : « Tuba », « Bruce-Lee », « Merci Mireille », « Alkapone », « Batman », « Barack Obama », « Rolce-Roméo », « Lola-Poupoune », « Dior Gnagna », «  Boghosse », « Youyou », « Jesunette », « Jean-Clode », « Djustyne », « Zac-Harry », « Kill-Yann »

L’oubliable Nabila a ajouté une lettre pour nommer son enfant « Milann », certains en enlèvent une par exemple « Delphie », on peut aussi orthographier un prénom de manière originale ( ?) :

Il semble aussi qu’ajouter ou remplacer des lettres par des k et des y soient très « tendance ». «Kamille, Klaude, Styvy». On peut ajouter un h « Khamylle, Khlaude, Sthyvhy».

Et la journaliste de s’amuser : «

Avec un préfixe ou un suffixe, «transformez votre prénom en création improbable, Zsthyvy-du-loft» pour finir par un poétique «Zshtyv’hy dhu lauft». Sont-ils moqueurs, hein ?

[…] Le prénom composé invraisemblable se donne beaucoup aussi, Ahthena Cherokee, Elvees Pressley, Christ Brythoon, non, on n’invente rien, c’est recensé dans l’opus. »

Vous savez sans doute que Cécile Duflot a donné à une de ses filles le prénom « Térébentine », je parle bien de Cécile

Car Esther Duflo, le prix Nobel d’économie a donné à sa fille le prénom «Noémie ». Le <Parisien> rapporte que cela signifie « délicieuse » en hébreu.

Esther Duflo explique :

« [C’est] un prénom facile à prononcer dans les trois langues, français, anglais et bengali, pour qu’elle comprenne son appartenance à ces trois mondes ».

J’ai la faiblesse de préférer Noémie à Lola Poupoune et à quelques autres cités dans cet article.

<1294>

Mardi 22 octobre 2019

« Notre vision de la pauvreté est dominée par des caricatures et des clichés »
Esther Duflo

Esther Duflo a eu le Prix Nobel d’économie cette année avec son mari Abhijit Banerjee et un troisième économiste Michael Kremer, .pour leurs travaux sur la lutte contre la pauvreté.

<Le Monde> nous rappelle que ce qu’on appelle le Prix Nobel d’Economie est en réalité le prix de la Banque de Suède à la mémoire d’Alfred Nobel, car ce dernier n’avait pas prévu que le comité Nobel désigne un lauréat en économie.

Ces trois économistes ont essayé de mettre un peu de démarche scientifique dans l’économie qui en est fort dépourvu même si des économistes prétendent le contraire.

Ils ont œuvré dans le domaine de la pauvreté et ont concrètement mis en œuvre des programmes visant cet objectif, notamment en Inde, en mesurant l’impact de ces programmes. Une population X bénéficiait du programme et une population Y comparable n’en bénéficiait pas, puis on comparait les résultats de la population Y et X et on jugeait de la pertinence du programme.

Evidemment nous nous intéressons surtout à Esther Duflo parce qu’elle est française. Elle est seulement la seconde femme à recevoir ce prix de la banque de Suède.

<Ici vous pourrez visionner la leçon inaugurale> « Expérience, science et lutte contre la pauvreté » au Collège de France d’Esther Duflo pour mieux comprendre sa démarche.

<Ici> vous trouverez un résumé de 11 pages sur le cours qu’elle a donné au Collège de France sur ce sujet.

<Challenges> précise que :

« La sensibilité de cette économiste, née à Paris en 1972, a pris corps dans une famille protestante, avec une mère pédiatre, investie dans l’humanitaire et qu’elle cite régulièrement en modèle, et un père mathématicien, enseignant-chercheur.

Diplômée de l’Ecole Normale Supérieure, de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle est aussi titulaire d’un doctorat du Massachusetts Institute of Technology (MIT) aux Etats-Unis, où elle est aujourd’hui encore professeure. »

Le New Yorker la décrivait ainsi : « C’est une intellectuelle française de centre-gauche qui croit en la redistribution et en la notion optimiste que demain pourrait être meilleur qu’aujourd’hui. Elle est largement à l’origine d’une tendance académique nouvelle »

Elle a écrit un livre avec son mari « Repenser la pauvreté » qui a aussi été primé en 2012.

A l’occasion de la sortie de ce livre elle avait répondu à un entretien à l’AFP où elle disait :

« Notre vision de la pauvreté est dominée par des caricatures et des clichés: le pauvre paresseux, le pauvre entrepreneur, le pauvre affamé. Si on veut comprendre les problèmes liés à la pauvreté, il faut dépasser ces caricatures et comprendre pourquoi le fait même d’être pauvre change certaines choses dans les comportements, et d’autres non ! »

Et c’est donc intéressant de savoir ce que cette intellectuelle qui a consacré sa vie à la compréhension du phénomène de la pauvreté et des programmes de lutte contre ce fléau pense des mots, utilisés par notre jeune président à propos de la pauvreté en France.

Je cite donc <France Info> :

« « Il y a un risque de rendre les pauvres coupables de leur propre sort » C’est l’inquiétude formulée par la prix Nobel d’économie Esther Duflo, invitée de franceinfo mardi 15 octobre. Elle est revenue sur la notion des « premiers de cordée » défendue par Emmanuel Macron à l’automne 2017 et sur ses propos tenus en 2018 lors d’une réunion de travail à l’Élysée : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux ».

« Dans cette imagerie ‘pognon de dingue’ ou dans l’idée qui allait avec de responsabiliser les pauvres », Esther Duflo estime qu’il y a un sous-entendu : « Ils ne sont pas assez responsables par eux-mêmes » Selon elle, ce risque est présent « depuis toujours dans les politiques sociales. On rend la personne en difficulté coupable de ses malheurs. Tout en l’aidant on lui enlève sa dignité ».

La prix Nobel d’économie juge cette approche « dangereuse ». « Une fois qu’on vous enlève votre dignité, vous n’êtes pas dans les meilleures conditions possibles pour retomber sur vos pieds. Cela terrorise ceux qui ne sont pas pauvres aujourd’hui et qui se disent que peut-être un jour ils le seront ».

Esther Duflo explique que, pour les personnes en situation « un peu fragile », ce type de discours peut « les rendre inquiets de tout ce qui change, de tout ce qui peut être différent. Cela peut mener à une espèce de sclérose politique qui vient de la peur du risque. Parce que si vous tombez par terre, la société va vous en vouloir et va vous dire que c’est de votre faute. C’est très dangereux. »

Nous sommes toujours dans la réflexion de Victor Klemperer, de l’usage des mots, du sens profond qu’ils ont et de ce que leur usage dit de la conception de la société et du lien social de celui qui les utilisent.

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Lundi 21 octobre 2019

« Un temps de misère communicationnelle »
Frédéric Joly

Vendredi dernier j’évoquais l’ouvrage de Victor Klemperer « LTI. La langue du IIIe Reich » et le livre récent de Frédéric Joly « la Langue confisquée » consacrée à une relecture de celui de Klemperer.

Or un article paru dans l’Obs du 5 septembre 2019 et écrit par la journaliste Marie Lemonnier : « Des outrances nazies aux mots creux du management : quand la langue devient un poison » me semble un complément et un approfondissement intéressant, en cela qu’il s’intéresse davantage encore à la situation d’aujourd’hui.

Aujourd’hui tout est communication. Quand une mesure du gouvernement est rejetée par la population ou une partie de la population, c’est qu’il y a eu « mauvaise communication».

Et des cohortes de politique munis « d’éléments de langage » vont répéter les mêmes mots creux et diffuser un message rassurant qui a souvent un rapport assez lointain avec les motivations et les effets de la mesure.

Le monde de l’entreprise et du management se trouvent dans cette même dérive : utiliser des « mots » qui présentent la réalité sous un angle très orienté.

C’est ce que Frédéric Joly définit comme un temps de misère communicationnelle.

Marie Lemoine introduit son article par cet éloge du livre de Frédéric Joly

« L’ensauvagement des mots précède et prépare l’ensauvagement des actes », déclarait récemment Mona Ozouf (1), soulignant l’importance capitale de lire « LTI. La langue du IIIe Reich » de Victor Klemperer pour le comprendre. Frédéric Joly, auteur du brillant essai « la Langue confisquée. Lire Klemperer aujourd’hui », vient ainsi d’exaucer le vœu de l’historienne en se replongeant dans les écrits du philologue juif, qui laissa l’un des documents les plus hallucinants sur l’hitlérisme.

Elle explique que c’est précisément pour mieux penser notre temps, « un temps de misère communicationnelle », que Frédéric Joly convoque Klemperer. Bien sûr, rappelle-t-il, on ne saurait comparer les heures sombres du totalitarisme aux nôtres. « Mais si aucune « lourde barre de métal rouillé » ne pèse plus sur nous, nous connaissons d’autres empêtrements qui, sans doute parce qu’ils ne sont pas synonymes de coercition, ne semblent pas nous préoccuper outre mesure. » C’est un tort qu’il souhaite voir réparer en suscitant notre vigilance sur les distorsions infligées aujourd’hui à la langue et sur nos « adhésions non contraintes à des logiques d’appauvrissement langagier ».

Frédéric Joly constate d’abord une « brutalisation » de la langue, un « ensauvagement » des mots, dont l’injure et la mauvaise foi contre l’adversaire, sur les réseaux sociaux comme sur les plateaux télé, sont parmi les symptômes les plus affligeants.

Et la journaliste Marie Lemoine poursuit :

« Comment ne pas penser en ce moment même aux éructations répétées du Twitter fou de la Maison-Blanche ou d’un Bolsonaro enragé ? Dans son récent message de pardon adressé à la France, suite à la très gênante passe d’armes entre les chefs d’Etat français et brésilien au sujet de l’Amazonie en feu, l’écrivain Paulo Coehlo relevait « l’hystérisme » langagier de Jair Bolsonaro, dans lequel il percevait, à juste titre, une manifestation du « moment de ténèbres » que traverse son pays.

Joly ne peut, en outre, que remarquer la puissante imprégnation dans nos structures mentales, et donc dans nos vocabulaires, du monde économique et du « management », mais aussi de la programmation et de la mécanisation. On doit ainsi « profiter » de ses amis, de son temps, de toute occasion ; il faut sans cesse chercher à « s’optimiser », à « augmenter » ses capacités et son bonheur ; on va « reprogrammer » son cerveau, « gérer » sa vie et ses émotions… […].

J’ai toujours détesté utiliser le verbe « profiter » pour une autre raison que celle à laquelle il est essentiellement destiné : le profit capitalistique. On ne profite pas de ses amis, on les rencontre, on remplit l’échange d’informations, de sens et d’affect. Les mots de l’économie et du marché nous polluent.

Et Marie Lemoine de conclure :

Mais à la phraséologie néolibérale, reprise comme un seul homme par tous les gourous de la psychologie positive, Joly ajoute la grave réduction du langage à sa seule fonction communicationnelle. Or, avant d’être un outil de communication – ce qu’il est, bien sûr –, le langage « signifie ». Tirer le langage « vers le signal », délivrer un message à tous les coups univoque, voilà qui est tuer toute possibilité d’interprétation, ou d’implicite. C’est, au fond, une attaque contre la culture, la civilisation, toute l’humanité. « La dégradation de la Raison : voilà la racine du mal », concluait Klemperer en juillet 1945.

Or appauvrir une langue, contribuer à son appauvrissement, quels que soient les mobiles d’une telle opération (volonté de domestication politique, de facilitation ou de simplification de l’argumentation, de « fluidification » des échanges), c’est l’obscurcir et se condamner à mal communiquer », déplore l’essayiste. Pire, c’est perdre l’idée de la vérité, puisque la vérité « est une fonction permanente du langage ». Aussi, pour Frédéric Joly, n’y a-t-il pas lieu de s’étonner de ce climat de défiance généralisée quant au langage argumenté et aux vérités qui semblaient jusque-là établies. A l’ère de la post-vérité, les professionnels du brouillage entre le vrai et le faux sont légion.

« Nos sociétés du « bullshit » ne bannissent pas la vérité : elles la considèrent seulement comme inutile. En cela, elles ne diffèrent pas spectaculairement de la société décrite par Klemperer. »

Puisse cet avertissement ne pas demeurer un vain mot. Parce qu’aucun mot ne l’est. »

Nous ne sommes pas assez vigilants dans notre quotidien de ce que signifient les mots utilisés pour décrire une situation.

<Le mot du jour du 26 avril 2016>  : développait cette remarque de Paul Jorion : « Le salaire est une charge, un coût, quelque chose de négatif qu’il faut réduire. Les dividendes des actionnaires et les bonus des patrons sont des parts de profit donc positifs. Le mépris du salarié, c’est dans nos règles comptables qu’il est inscrit

Ainsi parler de la charge salariale c’est induire un type de raisonnement et de priorité, alors qu’on pourrait parler de l’investissement salariale pour décrire ce que représente pour l’entreprise le fait de faire confiance à un salarié et de le payer.

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Vendredi 18 octobre 2019

« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir.»
Victor Klemperer

J’avais l’intention de mettre en exergue du mot du jour d’hier consacré à Eric Zemmour et aux mots de haine qu’il a prononcés, la phrase de Victor Klemperer que j’ai mis aujourd’hui.

Mais l’article devenait tellement long que j’ai préféré agir autrement et revenir aujourd’hui sur Victor Klemperer un philologue allemand (1881-1960).

Sa grande œuvre paru en 1947 est le livre « LTI – Lingua Tertii Imperii: » dont le sous titre est « Notizbuch eines Philologen » ce qui traduit donne : « Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue ».

La philologie vient du grec ancien phĭlŏlŏgĭa (« amour des mots, des lettres, de la littérature ») et consiste en l’étude d’une langue et de sa littérature à partir de documents écrits.

C’était le métier de Viktor Klemperer, métier qu’il a exercé sur la langue utilisée par les nazis.

Car, avant les grandes catastrophes il y a d’abord des mots, des mots qui forment un récit. Un récit qu’un grand nombre s’approprie, pour finalement analyser et voir le monde à travers ce récit, avec des mots choisis soigneusement et qui sont les vecteurs des idéologies et des croyances qui doivent embraser l’esprit des peuples.

Le livre qu’il nomme lui-même « LTI » a été écrit peu à peu, car Klemperer a construit son analyse au fur à mesure des années, entre 1933 et décembre 1945, dans le journal qu’il tient. C’est un essai sur la manipulation du langage par la propagande nazie depuis son apparition sur la scène politique jusqu’à sa chute.

Et c’est ainsi qu’il écrivait dans LTI :

«Le nazisme s’insinue dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir»,

Grâce à <Wikipedia> nous apprenons que

Victor Klemperer est né en 1881 dans une ville qui s’appelle aujourd’hui Gorzów Wielkopolski et qui était en Pologne mais était au moment de sa naissance dans l’Empire allemand. Il est mort le 11 février 1960 à Dresde, en Allemagne de l’Est.

Pour les connaisseurs en matière de musique, il est le cousin du grand chef d’orchestre Otto Klemperer (1885-1973).

Il est né dans la communauté juive, il était même enfant d’un rabbin. Mais en 1906 il épouse Eva Schlemmer, pianiste et musicologue qui est protestante. Et en 1912, il se convertit au protestantisme

Mais après l’arrivée des nazis au pouvoir, Klemperer se voit interdire le droit d’enseigner en raison de ses ascendances juives alors qu’il est converti au protestantisme.

Son journal personnel, qu’il avait commencé avant 1933, devient alors un moyen intellectuel de survie. Il y note jour après jour ce qu’il désigne comme « les piqures de moustique » des humiliations et interdictions imposées par le régime et toutes les manipulations des nazis sur la langue allemande.

Après la guerre, il s’installa à Dresde et adhéra même avec son épouse au Parti communiste est-allemand. Il vécut jusqu’à sa mort en RDA.

Un article de <Libération> consacré à un nouvel ouvrage sur « LTI » dont je reparlerai plus loin révèle cependant que :

« Après la guerre, et malgré sa clairvoyance, Klemperer, épuisé, décide de demeurer à Dresde, sous contrôle soviétique. En 1952, il prend la direction du département de romanistique à l’Institut Humboldt de Berlin. Membre du KPD et sénateur, il ne critiquera jamais publiquement le régime. Mais il n’est pas dupe : dès juin 1945, en écoutant Staline, Klemperer a la certitude qu’est née une langue du IVe Reich qu’il nomme «LQI», «Lingua quarti imperii». Elle diffère à peine de la «LTI» : même mépris des faits, même recours aux superlatifs et aux métaphores militaires. Les deux langues caressent un mot-clé identique, l’adjectif «total» «à faire frémir, cette identité de LTI et de LQI, de la chanson soviétique et de la nazie», remarque Klemperer. »

Il semble que l’essayiste Frédéric Joly qui a aussi écrit un livre sur « Robert Musi» et a réalisé de nombreuses traductions d’auteurs de la première moitié du vingtième siècle (Georg Simmel et Walter Benjamin, notamment) comme d’auteurs contemporain, soit le premier qui ait consacré un ouvrage en français à « LTI » et Victor Klemperer.

Il a écrit : « La langue confisquée, lire Victor Klemperer aujourd’hui »

Libération a consacré une chronique à ce nouvel ouvrage : <Victor Klemperer décrypteur de la langue totalitaire> :

Victor Klemperer, décrypteur de la langue totalitaire

« Victor Klemperer, […] est l’auteur d’une analyse de la langue totalitaire qui fait désormais figure d’ouvrage de référence classique pour toute réflexion menée sur ce thème et pour les spécialistes du IIIe Reich. Il fut le premier à comprendre que la rhétorique nazie, en corrompant la langue allemande, réussirait à faire passer pour vrai ce qui était faux. Pourtant que sait-on de Victor Klemperer, l’auteur de LTI, la langue du IIIe Reich, devenu l’étude de référence du langage totalitaire ? A peu près rien. Les deux volumes de son journal n’ont été traduits en français que depuis une vingtaine d’années (le Seuil, 2000) et son autobiographie (Curriculum vitae, plus d’un millier de pages) ne l’est toujours pas.

C’est pourquoi l’essai de Frédéric Joly, […] vient combler un vide.

[…] Victor Klemperer a l’intuition du fait qu’une langue énonce une vérité sur son temps : «Ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres et à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour. Tel est sans doute aussi le sens de la sentence : le style, c’est l’homme ; les déclarations d’un homme auront beau être mensongères, le style de son langage met son être à nu», écrit-il. L’arrogance de cette langue traduit la morgue d’un régime, certain de réussir à se débarrasser d’un peuple qu’elle juge parasite. LTI montre que la propagande par les mots n’imprègne pas seulement les idées, mais également les actes. »

Le journal suisse <Le Temps> décrit ainsi la démarche de Klemperer et l’ouvrage que Frédéric Joly lui a consacré :

« Alors que son pays basculait dans les ténèbres, Victor Klemperer devint un exilé de l’intérieur, décrivant avec minutie la contamination de la langue par l’idéologie nazie. Frédéric Joly consacre à cet amoureux des Lumières un essai passionnant

Au cœur de l’Allemagne nazie, à Dresde, il y avait un homme, professeur de langues romanes, qui sentait jour après jour se resserrer autour de lui les roues dentées du quotidien. Sa foi dans les Lumières françaises, auxquelles il consacrait le meilleur de son érudition, il ne pouvait plus la cultiver que dans son couvre-feu intérieur. […]

Son matériau, pas besoin d’aller le chercher dans les bibliothèques, il s’étalait devant lui: conversations entre voisins, journaux, discours d’Hitler, romans, cinéma. Au fil des jours s’accumulèrent ainsi des centaines de feuillets soigneusement dissimulés qui, espérait-il, pourraient un jour lui servir. Il n’en était pas sûr, tant son corps était entamé, son psychisme en lambeaux, son trésor de papiers menacé.

[…] Car la langue, la langue ordinaire de tous les jours est bien plus qu’un simple instrument de communication: elle est un révélateur sans pareil de l’esprit d’une époque, de ses préjugés, de ses distorsions. Klemperer: «Il arrive que l’on veuille dissimuler la vérité derrière un flot de paroles. Mais la langue ne ment pas. Il arrive que l’on veuille dire la vérité. Mais la langue est plus vraie que celui qui la parle». «In lingua veritas» était sa devise.

Il montrera ainsi par exemple comment les métaphores mécanistes (on soumettait les enseignants à une «révision», comme un moteur) ou naturalistes (le fameux Lebensraum, qui légitime l’espace vital potentiellement menacé par l’étranger) ont envahi le parler ordinaire. Ces formules, qui semblent inoffensives à force de les entendre, se sont immiscées dans les esprits. Au final, elles légitiment un langage de la fonctionnalité et de l’efficacité, donnant lieu à ce que Klemperer a appelé la LTI, «Lingua Tertii Imperii», la langue du IIIe Reich. »

Et j’aime beaucoup la prospective que donne cet article :

«  Mais la thèse qui le guidait – «In lingua veritas» – comme elle guide l’essai de Joly est tellement forte qu’on ne peut pas ne pas penser à notre époque. A l’heure où l’on profite des vacances pour «recharger ses batteries», où tout n’est que «connexion», «news» (fake ou pas), «expérience utilisateur», «objet intelligent», ou encore «maximisation», «optimisation» et «sécurisation», «performance», «rendement», «in- et output»; à l’heure où le français est ventriloqué par l’anglais, comment ne pas s’interroger sur le mystérieux mais évident rapport du langage au temps, y compris, bien sûr, le nôtre? Klemperer nous y invite, notre temps nous y oblige. »

Il y a aussi cette émission de France Culture consacrée au livre de Frédéric Joly et à un autre ouvrage écrit par Gérard Noiriel : « Le Venin dans la plume : Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République »

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