Vendredi 18 octobre 2019

« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir.»
Victor Klemperer

J’avais l’intention de mettre en exergue du mot du jour d’hier consacré à Eric Zemmour et aux mots de haine qu’il a prononcés, la phrase de Victor Klemperer que j’ai mis aujourd’hui.

Mais l’article devenait tellement long que j’ai préféré agir autrement et revenir aujourd’hui sur Victor Klemperer un philologue allemand (1881-1960).

Sa grande œuvre paru en 1947 est le livre « LTI – Lingua Tertii Imperii: » dont le sous titre est « Notizbuch eines Philologen » ce qui traduit donne : « Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue ».

La philologie vient du grec ancien phĭlŏlŏgĭa (« amour des mots, des lettres, de la littérature ») et consiste en l’étude d’une langue et de sa littérature à partir de documents écrits.

C’était le métier de Viktor Klemperer, métier qu’il a exercé sur la langue utilisée par les nazis.

Car, avant les grandes catastrophes il y a d’abord des mots, des mots qui forment un récit. Un récit qu’un grand nombre s’approprie, pour finalement analyser et voir le monde à travers ce récit, avec des mots choisis soigneusement et qui sont les vecteurs des idéologies et des croyances qui doivent embraser l’esprit des peuples.

Le livre qu’il nomme lui-même « LTI » a été écrit peu à peu, car Klemperer a construit son analyse au fur à mesure des années, entre 1933 et décembre 1945, dans le journal qu’il tient. C’est un essai sur la manipulation du langage par la propagande nazie depuis son apparition sur la scène politique jusqu’à sa chute.

Et c’est ainsi qu’il écrivait dans LTI :

«Le nazisme s’insinue dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir»,

Grâce à <Wikipedia> nous apprenons que

Victor Klemperer est né en 1881 dans une ville qui s’appelle aujourd’hui Gorzów Wielkopolski et qui était en Pologne mais était au moment de sa naissance dans l’Empire allemand. Il est mort le 11 février 1960 à Dresde, en Allemagne de l’Est.

Pour les connaisseurs en matière de musique, il est le cousin du grand chef d’orchestre Otto Klemperer (1885-1973).

Il est né dans la communauté juive, il était même enfant d’un rabbin. Mais en 1906 il épouse Eva Schlemmer, pianiste et musicologue qui est protestante. Et en 1912, il se convertit au protestantisme

Mais après l’arrivée des nazis au pouvoir, Klemperer se voit interdire le droit d’enseigner en raison de ses ascendances juives alors qu’il est converti au protestantisme.

Son journal personnel, qu’il avait commencé avant 1933, devient alors un moyen intellectuel de survie. Il y note jour après jour ce qu’il désigne comme “les piqures de moustique” des humiliations et interdictions imposées par le régime et toutes les manipulations des nazis sur la langue allemande.

Après la guerre, il s’installa à Dresde et adhéra même avec son épouse au Parti communiste est-allemand. Il vécut jusqu’à sa mort en RDA.

Un article de <Libération> consacré à un nouvel ouvrage sur « LTI » dont je reparlerai plus loin révèle cependant que :

« Après la guerre, et malgré sa clairvoyance, Klemperer, épuisé, décide de demeurer à Dresde, sous contrôle soviétique. En 1952, il prend la direction du département de romanistique à l’Institut Humboldt de Berlin. Membre du KPD et sénateur, il ne critiquera jamais publiquement le régime. Mais il n’est pas dupe : dès juin 1945, en écoutant Staline, Klemperer a la certitude qu’est née une langue du IVe Reich qu’il nomme «LQI», «Lingua quarti imperii». Elle diffère à peine de la «LTI» : même mépris des faits, même recours aux superlatifs et aux métaphores militaires. Les deux langues caressent un mot-clé identique, l’adjectif «total» «à faire frémir, cette identité de LTI et de LQI, de la chanson soviétique et de la nazie», remarque Klemperer. »

Il semble que l’essayiste Frédéric Joly qui a aussi écrit un livre sur « Robert Musi» et a réalisé de nombreuses traductions d’auteurs de la première moitié du vingtième siècle (Georg Simmel et Walter Benjamin, notamment) comme d’auteurs contemporain, soit le premier qui ait consacré un ouvrage en français à « LTI » et Victor Klemperer.

Il a écrit : « La langue confisquée, lire Victor Klemperer aujourd’hui »

Libération a consacré une chronique à ce nouvel ouvrage : <Victor Klemperer décrypteur de la langue totalitaire> :

Victor Klemperer, décrypteur de la langue totalitaire

« Victor Klemperer, […] est l’auteur d’une analyse de la langue totalitaire qui fait désormais figure d’ouvrage de référence classique pour toute réflexion menée sur ce thème et pour les spécialistes du IIIe Reich. Il fut le premier à comprendre que la rhétorique nazie, en corrompant la langue allemande, réussirait à faire passer pour vrai ce qui était faux. Pourtant que sait-on de Victor Klemperer, l’auteur de LTI, la langue du IIIe Reich, devenu l’étude de référence du langage totalitaire ? A peu près rien. Les deux volumes de son journal n’ont été traduits en français que depuis une vingtaine d’années (le Seuil, 2000) et son autobiographie (Curriculum vitae, plus d’un millier de pages) ne l’est toujours pas.

C’est pourquoi l’essai de Frédéric Joly, […] vient combler un vide.

[…] Victor Klemperer a l’intuition du fait qu’une langue énonce une vérité sur son temps : «Ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres et à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour. Tel est sans doute aussi le sens de la sentence : le style, c’est l’homme ; les déclarations d’un homme auront beau être mensongères, le style de son langage met son être à nu», écrit-il. L’arrogance de cette langue traduit la morgue d’un régime, certain de réussir à se débarrasser d’un peuple qu’elle juge parasite. LTI montre que la propagande par les mots n’imprègne pas seulement les idées, mais également les actes. »

Le journal suisse <Le Temps> décrit ainsi la démarche de Klemperer et l’ouvrage que Frédéric Joly lui a consacré :

« Alors que son pays basculait dans les ténèbres, Victor Klemperer devint un exilé de l’intérieur, décrivant avec minutie la contamination de la langue par l’idéologie nazie. Frédéric Joly consacre à cet amoureux des Lumières un essai passionnant

Au cœur de l’Allemagne nazie, à Dresde, il y avait un homme, professeur de langues romanes, qui sentait jour après jour se resserrer autour de lui les roues dentées du quotidien. Sa foi dans les Lumières françaises, auxquelles il consacrait le meilleur de son érudition, il ne pouvait plus la cultiver que dans son couvre-feu intérieur. […]

Son matériau, pas besoin d’aller le chercher dans les bibliothèques, il s’étalait devant lui: conversations entre voisins, journaux, discours d’Hitler, romans, cinéma. Au fil des jours s’accumulèrent ainsi des centaines de feuillets soigneusement dissimulés qui, espérait-il, pourraient un jour lui servir. Il n’en était pas sûr, tant son corps était entamé, son psychisme en lambeaux, son trésor de papiers menacé.

[…] Car la langue, la langue ordinaire de tous les jours est bien plus qu’un simple instrument de communication: elle est un révélateur sans pareil de l’esprit d’une époque, de ses préjugés, de ses distorsions. Klemperer: «Il arrive que l’on veuille dissimuler la vérité derrière un flot de paroles. Mais la langue ne ment pas. Il arrive que l’on veuille dire la vérité. Mais la langue est plus vraie que celui qui la parle». «In lingua veritas» était sa devise.

Il montrera ainsi par exemple comment les métaphores mécanistes (on soumettait les enseignants à une «révision», comme un moteur) ou naturalistes (le fameux Lebensraum, qui légitime l’espace vital potentiellement menacé par l’étranger) ont envahi le parler ordinaire. Ces formules, qui semblent inoffensives à force de les entendre, se sont immiscées dans les esprits. Au final, elles légitiment un langage de la fonctionnalité et de l’efficacité, donnant lieu à ce que Klemperer a appelé la LTI, «Lingua Tertii Imperii», la langue du IIIe Reich. »

Et j’aime beaucoup la prospective que donne cet article :

«  Mais la thèse qui le guidait – «In lingua veritas» – comme elle guide l’essai de Joly est tellement forte qu’on ne peut pas ne pas penser à notre époque. A l’heure où l’on profite des vacances pour «recharger ses batteries», où tout n’est que «connexion», «news» (fake ou pas), «expérience utilisateur», «objet intelligent», ou encore «maximisation», «optimisation» et «sécurisation», «performance», «rendement», «in- et output»; à l’heure où le français est ventriloqué par l’anglais, comment ne pas s’interroger sur le mystérieux mais évident rapport du langage au temps, y compris, bien sûr, le nôtre? Klemperer nous y invite, notre temps nous y oblige. »

Il y a aussi cette émission de France Culture consacrée au livre de Frédéric Joly et à un autre ouvrage écrit par Gérard Noiriel : « Le Venin dans la plume : Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République »

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Une réflexion au sujet de « Vendredi 18 octobre 2019 »

  • 18 octobre 2019 à 8 h 14 min
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    Oui les mots ont un grand pouvoir, ils peuvent être des poisons, ils ont aussi un pouvoir de guérison, de transformation. Nous pouvons les’ choisir pour faire advenir un monde qui donne envie d’y vivre et d.y voir nos enfants et petits enfants s’y épanouir. Ce matin à la radio il a été question d’un nouveau label pour les maternités : maternités bienveillantes , un livre a été écrit sur l’entraide, un autre sur la puissance de la douceur…. ce ne sont que quelques exemples , à nous de choisir les mots pour la société que nous desirons

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