Vendredi 12 mai 2023

« Symphonie n°7 « Leningrad » »
Dimitri Chostakovich

Une nouvelle fois, ce jeudi 11 mai 2023, Annie et moi avons pris le train pour aller à Paris.

Notre destination était ce joyau posé au bord du périphérique, dans la partie sud-est du parc de la Villette, face à la Grande Halle de la Villette, à côté de la Cité de la musique et à proximité de la Porte de Pantin : La Philharmonie de Paris.

Cette œuvre architecturale, attribuée à Jean Nouvel, a été inaugurée le 14 janvier 2015.

Et depuis la 1ère saison 2015/2016, nous avons, avec Florence, souscrit chaque année un abonnement, jusqu’à la période COVID en 2020, pendant laquelle la moitié de nos concerts a été annulée.

Nous n’avons repris notre abonnement que pour 2022/2023 et le concert du jeudi 11 mai était le dernier de la saison.

Je parle de joyau, parce que le geste architectural crée la curiosité et attire le regard.

On a envie de s’en approcher, d’en faire le tour et bien sûr d’y pénétrer.

Cet objet constitue l’antithèse du monde des diamants.

Dans une bijouterie l’écrin accueille le joyau.

Ici, au bord du parc de la Villette, le joyau renferme un écrin qui accueille et magnifie les symphonies de sons que la musique des humains est capable d’ériger.

Cet écrin, cette salle de concert de 2400 places a pour nom : salle Pierre Boulez.

Car c’est le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez qui voulait et qui plaidait pour que les institutions culturelles créent ce lieu, à Paris.

Pierre Boulez a pu visiter le chantier mais n’a jamais vu le résultat final.

Début 2015, malade, quasi aveugle, le musicien qui vivait à Baden-Baden en Allemagne, n’a pas pu venir à Paris.

Il est mort, un an plus tard le 5 janvier 2016. Alors, il a été décidé d’appeler l’écrin du nom de cet homme.

Mais Boulez aurait-il apprécié le concert que nous avons vécu ce jeudi, car le cœur du programme était constitué par la 7ème symphonie de Chostakovitch, celle qui a pour nom « Léningrad » ?

Or Boulez considérait Chostakovitch comme un compositeur de seconde zone : « un succédané de Mahler ». Et il avait précisé sa pensée dans un quotidien britannique :

« C’est comme pour les huiles d’olive : il y a les premières pressions et les autres. Je dirais que Chostakovitch est une deuxième ou troisième pression de Mahler. »

J’ai entendu récemment Daniel Barenboïm qui, dans des termes plus mesurés que son grand ami Boulez,  jugeait Chostakovitch avec la même sévérité.

Christian Merlin a consacré, la semaine du 15 mai 2023, 4 émissions à la musique orchestrale de Chostakovitch. Dans une de ses émissions il a cité Herbert von Karajan qui a dit :

« Si j’étais compositeur, je composerais comme Dimitri Chostakovitch »

Pour ma part, je suis résolument d’accord avec Karajan. J’avais déjà fait remarquer que Boulez disait beaucoup de bêtises sur les autres compositeurs. Dans ma série sur Schubert  je l’avais cité dans cette phrase indéfendable :

« Si Schubert a écrit une seule note de musique, cela veut dire que je n’ai rien composé du tout. »

Ma conclusion fut :

« Si on prend cette phrase au premier degré, je pense que c’est la deuxième proposition qui est la plus vraisemblable. »

Nous avons donc eu la grâce d’entendre cette symphonie qui a pour nom « Léningrad ». Le compositeur Dimitri Chostakovitch (1906–1975) a terminé cette symphonie le 27 décembre 1941 et l’a dédiée à sa ville natale, attaquée depuis seize semaines. Léningrad est assiégée pendant 900 jours par l’Allemagne nazie, et environ un tiers de la population urbaine d’avant-guerre est tuée.

Le journal canadien « Le Devoir » écrit dans un article de 2018 : < La «Leningrad» de Chostakovitch: une symphonie pour l’humanité> :

« Bien des épisodes liés à la symphonie « Leningrad » sont épiques. Lorsque Chostakovitch joua au piano les trois premiers mouvements à des amis le 17 septembre 1941, le siège de la ville venait de commencer. L’un des participants raconte le hurlement des sirènes, Chostakovitch évacuant sa femme et ses deux enfants à l’abri et continuant de jouer au piano dans le vacarme de la défense antiaérienne. « Pour finir, il rejoua l’ensemble […]. En rentrant, nous aperçûmes du tramway les lueurs de l’incendie […]. Encore sous le coup du noble pathos de cette symphonie, nous ressentions avec une acuité toute particulière l’absurdité de ce qui nous entourait. »

« Wikipedia » a consacré un article à la « Création à Léningrad de la symphonie no 7 de Chostakovitch ». C’est une page d’Histoire absolument incroyable et unique, il me semble que tout homme de culture et d’Histoire, même celles et ceux qui ont des difficultés avec la musique classique devrait lire cette page d’Histoire que j’essaie de résumer. :

Chostakovitch prévoyait que la création de la symphonie reviendrait à la Philharmonie de Léningrad, mais l’ensemble est évacué. La première mondiale est donnée à Kouïbychev aujourd’hui Samara, le 5 mars 1942.

Puis la symphonie sera jouée le 29 mars à Moscou.

La partition de la symphonie sera microfilmée pour s’envoler pour Téhéran en avril, afin de permettre sa publication à l’Ouest. Elle est créée à Londres, le 22 juin par le London Philharmonic Orchestra. Et puis la première américaine aura lieu, le 19 juillet 1942, par le plus illustre chef d’orchestre vivant Arturo Toscanini dirigeant son Orchestre symphonique de la NBC.

Mais l’État soviétique parviendra finalement à faire jouer cette symphonie dans la ville de Léningrad assiégée dans la grande salle de la Philharmonie le 9 août 1942, jouée par le seul ensemble symphonique restant à Léningrad, après l’évacuation de la Philharmonie : L’Orchestre symphonique de la Radio de Léningrad — avec son chef Carl Eliasberg.

Après bien des péripéties et une préparation d’une dureté dans les conditions de vie, la faim est omniprésente, dans le danger des combats et des bombardements, dans une discipline de fer imposée par le chef d’orchestre, le concert peut avoir lieu.

« Le concert est donné dans la grande salle de la Philharmonie le 9 août 1942. C’est le jour désigné par Hitler pour célébrer la chute de la ville, avec un somptueux banquet à l’Hôtel Astoria de Léningrad. […]

Le Lieutenant-Général Govorov commande un bombardement des positions de l’artillerie allemande avant le concert, dans une opération spéciale, avec le nom de code « Bourrasque ». Les agents du renseignement soviétique avaient localisé les batteries allemandes et les postes d’observation depuis plusieurs semaines, en préparation de l’attaque. Trois mille obus de fort calibre sont lancés sur l’ennemi. Le but de l’opération est d’empêcher les Allemands de cibler la salle de concert et de s’assurer qu’ils seraient assez silencieux pour laisser entendre la musique sur les haut-parleurs, dont la mise en place avait été ordonnée. Il a aussi encouragé les soldats soviétiques à écouter le concert à la radio. […]

Un public important se rassemble pour le concert, composé de chefs du Parti, de militaires et de civils. Les citoyens de Léningrad, qui ne peuvent pas tous tenir dans la salle, sont rassemblés autour des fenêtres ouvertes et de haut-parleurs. […] L’exécution est de mauvaise qualité artistique, mais est marquée par les houles d’émotions du public, […]

Le concert reçoit une ovation d’une heure, debout, Eliasberg recevant un bouquet de fleurs cultivées à Léningrad remis par une jeune fille. De nombreux auditeurs sont en larmes, en raison de l’impact émotionnel du concert, considéré comme une « biographie musicale des souffrances de Léningrad » […] Pendant le concert, les haut-parleurs diffusent la musique à travers la ville, ainsi qu’à destination des forces allemandes dans un mouvement de guerre psychologique, une « frappe tactique contre le moral des allemands ». Un soldat allemand s’est rappelé que son escadron a « écouté la symphonie des héros ». Eliasberg, quelque temps après, raconte que certains Allemands qui campaient à l’extérieur de Léningrad pendant le concert lui ont dit qu’ils avaient cru qu’ils ne pourraient jamais s’emparer de la ville : « Qui sommes-nous avec nos bombes ? Nous ne serons jamais en mesure de prendre Léningrad. » »

Œuvre d’une puissance et d’une émotion incommensurable, les motivations de Chostakovitch sont ambigües et secrètes.

Chostakovitch déclare à la Pravda le 19 mars 1942, à trois jours de la création moscovite :

« J’ai songé à la grandeur de notre peuple, à son héroïsme, aux merveilleuses idées humanistes, aux valeurs humaines, à notre nature superbe, à l’humanité, à la beauté. […] Je dédie ma Septième Symphonie à notre combat contre le fascisme, à notre victoire inéluctable sur l’ennemi et à Leningrad, ma ville natale ».

Très vite, Staline et les Soviétiques en font un instrument de propagande, l’un des symboles de la « Grande Guerre patriotique ». Il faut dire que les sous-titres prévus par Chostakovitch pour chacun des quatre mouvements allaient dans ce sens : « La guerre », « Souvenirs », « Les grands espaces de ma patrie » et « La victoire ».

Par la suite, il retirera ces titres et dans ses Mémoires Chostakovitch amendera ses propos :

« Je ne suis pas opposé à ce [qu’on l’appelle] Leningrad. Mais il n’y est pas question du siège de Leningrad. Il y est question du Leningrad que Staline a détruit. Et Hitler n’a plus eu qu’à l’achever. »

Pour que cette œuvre puisse nous remplir de vibrations, d’énergie et d’émotion, il faut une interprétation superlative.

Ce fut le cas ce jeudi 11 mai par un Orchestre de Paris transcendé par son jeune chef de 27 ans Klaus Mäkelä.


J’avais déjà parlé de ce jeune chef lors du <mot du jour du 16 mai 2019> déjà à l’occasion d’une symphonie de Chostakovitch : la dixième. Je ne le connaissais pas alors, ni mon Ami Bertrand G. Mais à la fin du concert je lui avais envoyé un sms :

« Tu en entendras parler c’est un chef exceptionnel. Surtout à son âge »

Depuis il a été nommé directeur musical de l’Orchestre de Paris et peu de temps après, futur directeur musical d’un des quatre plus grands orchestres du monde : l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam.

J’ai l’immodestie de prétendre que je n’ai pas besoin de lire l’avis des critiques musicaux pour savoir que j’ai assisté à un concert immense, exceptionnel, un moment d’éternité.

Mais je peux quand même les citer quand ils expriment avec pertinence ce que j’ai ressenti :

Ainsi Remy Louis dans « Diapason Mag » : <le Chostakovitch monumental de Klaus Mäkelä>

« Le résultat est une interprétation monumentale de la Symphonie « Leningrad ». Monumentale par l’autorité, la force, l’intensité physique et sonore (littéralement terrifiante dans certains apogées), l’échelle dynamique vertigineuse, le contrôle des phrasés, la tenue et la cohérence expressive, sans un instant de baisse de tension, ni de trivialité sonore. Mais aussi par la finesse et la clarté magistrale de la structure, le raffinement des nuances et des transitions. […]

Mais ce qui confirme que Mäkelä est un grand directeur musical, et pas seulement un très grand chef, c’est le niveau d’exécution de l’Orchestre de Paris, depuis des mois dans une forme éblouissante. Bois, cuivres et percussions sont admirables, on le sait. Mais jamais l’unité et l’homogénéité de texture des pupitres de cordes […] n’ont été aussi élevées. »

Patrice Imbaud dans « Resmusica »

« Véritable maelström orchestral cataclysmique engageant tout l’orchestre, superbement construit, riche en nuances, porté par une tension intense presque douloureuse qui achève en beauté cette exceptionnelle interprétation. »

Hannah Starman sur le site « Toute la Culture » : « Une Septième de Chostakovitch terrifiante d’actualité à la Philharmonie de Paris » :

« Klaus Mäkelä évoque l’aspect historique “absolument terrifiant” de la Symphonie N° 7 dont l’exécution demande une intense concentration et un investissement émotionnel hors norme. […] La conclusion est massive, expressive, fabuleusement cauchemardesque et interprétée par un chef et un orchestre qui ont tout donné. Le public éprouvé remerciera les musiciens épuisés avec une ovation debout plus que méritée. Une performance exceptionnelle !  »

Et l’analyse que je préfère celle d’Alain Lompech sur le site « BACHTRACK »

« Ce soir, l’ovation extraordinaire qui accueille le dernier accord ne doit rien au poids de l’histoire et tout à la puissance créatrice de Chostakovitch, qui provoque l’une de ces émotions collectives que seule la musique peut entraîner. La façon dont les musiciens de l’Orchestre de Paris et leur chef recréent cette Symphonie n° 7 donne à l’ouvrage un visage différent, pas moins intense mais comme résigné parfois, baigné par une lumière crépusculaire étreignante. D’une mobilité expressive incessante, tout entier dans son orchestre bien plus qu’il n’est devant lui et au-dessus de lui, le chef pulvérise les idées reçues : sa compréhension de la forme du propos, sa façon de diriger tout en laissant les musiciens libres de jouer, sa maîtrise du temps, de l’articulation, de la balance orchestrale, de l’art des transitions et de la dynamique, le naturel avec lequel il parvient à ordonner, sans qu’il y paraisse, le premier mouvement et plus encore cette heure et quart de musique fleuve, cinématographique jusque dans sa modulation et son crescendo conclusifs « babyloniens », dont il soulève cette œuvre gigantesque, parfois intime et implorante, jamais triviale ainsi dirigée et jouée font prendre conscience que cette musique issue du cœur retourne au cœur indépendamment de tout scénario, de toute image quand un chef l’aime pour ce qu’elle est. »

Analyse qui finit par cette belle conclusion en forme de prière :

« Et l’Orchestre de Paris à chaque note semble dire à son chef : « reste avec nous Klaus, on joue mieux ici qu’à Amsterdam »…

A la fin du concert, un tout jeune homme assis à côté de nous, rempli d’émotion nous regarde et nous révèle : « Je n’ai jamais vécu quelque chose d’aussi puissant, cela n’a rien à voir avec le disque ».

Sur la route vers la sortie un homme plus âgé m’approuve quand je dis que « l’Orchestre de Paris vit son âge d’or ».

Je crois que ce serait très regrettable que les parisiens qui aiment la musique ou d’autres qui peuvent se rendre à la Philharmonie, négligent l’opportunité de participer à quelques moments de cet âge d’or.

<1748>

Mardi 9 mai 2023

« Excusez-moi ; Mais des gens aussi frivoles, aussi peu pratiques, aussi étranges que vous, je n’en ai jamais rencontré. !»
Anton Tchekhov, La cerisaie Acte II, réplique de Lopakhine dans la traduction de Jean-Claude Carrière

Dimanche 7 mai, nous avons honoré un des cadeaux que mes collègues m’ont offert, lors de mon départ à la retraite : deux places pour le théâtre des Célestins.

Nous avions choisi le dernier chef d’œuvre écrit par Anton Tchekhov : « La cerisaie »

La pièce était jouée par le Collectif flamand : <tg Stan>

Comme l’écrit « TELERAMA » : « tg Stan offre une lecture ultra-vivante de la grande pièce de Tchekhov » et ajoute :

« Entre loufoquerie, danse cathartique et montagnes russes émotionnelles, le fameux collectif d’Anvers plonge avec fougue dans le grand bain de l’œuvre ultime du grand dramaturge russe. »

Et il est vrai que ces artistes tentent de tirer le plus possible cette œuvre vers son côté de comédie pour respecter la volonté de son auteur qui avait écrit à son épouse Olga Knipper, dans une lettre du 7 mars 1901 :

« La prochaine pièce que j’écrirai sera sûrement drôle, très drôle, du moins dans l’approche. »

<Wikipedia> écrit :

« À l’origine, Tchekhov avait écrit cette pièce comme une comédie, comme l’indique le titre dans l’édition Marx de 1904, et même grotesque, comme l’auteur l’indique dans certaines lettres. Aussi, quand il assista à la première mise en scène de Constantin Stanislavski au Théâtre d’art de Moscou, il fut horrifié de découvrir que le metteur en scène en avait fait une tragédie. Depuis ce jour, la nature nuancée de la pièce, et de l’œuvre de Tchekhov en général, est un défi pour les metteurs en scène. »

Ainsi, il existe, sur internet, la version que Peter Brook, dans l’adaptation de Jean-Claude Carrière, avait mis en scène au Théâtre des Bouffes du Nord, en 1981. Dans cette version, c’est le drame qui l’emporte.

L’accent flamand de beaucoup des acteurs donne un aspect encore plus léger à cette interprétation très dynamique.

Beaucoup de sites évoquent, à raison, cette interprétation qui tentent d’appuyer sur le côté comique de certaines parties et que tg Stan a joué sur plusieurs scènes avant de venir au Théâtre des Célestins :

« Le tg STAN revisite l’âme russe avec une Cerisaie à ciel ouvert »

« La Cerisaie : les Flamands du TG STAN tout en fougue aux Célestins »

Mon ressenti reste cependant que Tchekhov n’est pas pleinement parvenu à remplir son objectif d’écrire une comédie, son art l’a poussé vers le drame, la difficulté de communiquer, de se dire les choses et de les comprendre.

La pièce est d’une richesse inouïe dans l’étude des relations entre les différents protagonistes.

Paul Desveaux qui a mis en scène « La Cerisaie » au Théâtre de l’Athénée (Louis-Jouvet) pense qu’on peut tirer la pièce jusqu’au frontière de la psychanalyse.

Je ressens cette pièce comme un drame qui me parait, en outre, très inspirant pour notre situation moderne.

La trame de cette pièce tient dans le fait qu’une magnifique demeure dont le joyau est une cerisaie, inscrite dans les livres d’Histoire, appartient à une famille noble russe endettée à un tel point que leur domaine hypothéqué va être vendu aux enchères pour éponger les dettes.

Au début de la pièce il reste un peu de temps avant cette échéance. La figure centrale de cette famille noble est une femme : Lioubov qui a passé 5 ans à l’étranger, en France, suite à la perte de son mari puis de la noyade de son fils de 7 ans. Ces éléments de contexte n’encouragent pas la tendance comique.

Face à cette femme, son frère, ses enfants, ses serviteurs se dresse un homme, Lopakhine, enfant et petit enfant de serfs, c’est-à-dire d’esclaves qui étaient au service de cette famille.

Mais le Tsar Alexandre II avait aboli le servage en 1861. Et des esprits conquérants, doués pour les affaires, comme Lopakhine ont pu devenir riche, immensément riche pour sa part.

Cette évolution de l’organisation sociale a eu pour autre conséquence que plusieurs aristocrates, comme Lioubov, se sont appauvris, devenant incapables d’entretenir leurs domaines sans leurs serfs. L’effet de cette réforme était encore ancré quand Tchekhov écrit sa pièce

A la fin, le domaine sera vendu et c’est Lopakine qui va l’acheter.

Mais Tchekhov présente cette situation avec d’infinie nuance et de complexité dans la relation humaine.

Car avant cette fin qui va priver Lioubov et sa famille du domaine de leurs ancêtres et de leurs racines, Lopakhine va passer son temps à avertir Lioubov de l’urgence de la situation et lui propose une solution pour laquelle il propose son aide financière et qui permettrait de ne pas vendre tout en réglant les dettes : pour cela il faudrait abattre la cerisaie et utiliser le terrain pour créer un lotissement de maisons à louer.

Lopakhine exprime, en effet, une grande affection pour Lioubov qu’il explique dans la première scène de la pièce :

« C’est une excellente femme, simple, agréable à vivre… Je me rappelle, quand j’étais un blanc-bec de quinze ans, mon défunt père, qui tenait une boutique dans le village, me flanqua un coup de poing dans la figure, et mon nez se mit à saigner. Nous étions venus ici je ne sais pourquoi, et mon père était un peu ivre. Lioubov Andréïevna, toute jeune encore, toute mince, me mena à ce lavabo, dans cette chambre des enfants, et me dit : « Ne pleure pas, mon petit moujik ; avant ton mariage il n’y paraîtra plus. » (Un temps.) Mon petit moujik ! C’est vrai que mon père était un paysan, et moi je porte des gilets blancs et des souliers jaunes !  »

Et dans la scène 2, il introduit sa proposition de solution par cette déclaration à Lioubov :

« Tenez, Lioubov Andréïevna, votre frère Léonid Andréïevitch dit que je suis un manant, un accapareur ; mais ça m’est entièrement égal. Je voudrais seulement que vous ayez confiance en moi comme autrefois, que vos yeux extraordinaires, émouvants, me regardent comme jadis. Dieu miséricordieux ! Mon père était serf de votre grand-père et de votre père ; mais vous avez tant fait pour moi que j’ai oublié tout cela ; je vous aime comme quelqu’un de proche, plus que proche… »

Mais tout au long des actes 1 et 2, sa proposition se heurte à un mur d’incompréhension. Jamais Lioubov ne dit Non. Mais elle comme son frère changent de sujet, parle de détails insignifiants qui n’ont aucun rapport avec son problème central : régler les dettes et conserver la Cerisaie.

A l’acte 2 Lopakhine perd patience :

« LOPAKHINE. – Il faut en finir. Le temps presse. La question est toute simple. Consentez-vous à vendre votre terre par lots, oui ou non ? Ne répondez qu’un seul mot. Un seul ! »

Lioubov enchaine alors :

« Qui a pu fumer ici de détestables cigares ?. »

Il réplique alors par une phrase qui selon moi éclaire la situation :

« Excusez-moi ; Mais des gens aussi frivoles, aussi peu pratiques, aussi étranges que vous, je n’en ai jamais rencontré.

On vous dit clairement : votre bien va se vendre, et c’est comme si vous ne compreniez pas… »

Loubiov – Que devons-nous donc faire ? Dites-le.

LOPAKHINE. – Je ne fais que cela chaque jour. Chaque jour, je répète la même chose. Il faut louer la cerisaie et toute votre propriété comme terrain à villas, et cela tout de suite, au plus tôt. La vente est imminente. Entendez-le. Dès que vous aurez décidé de faire ce que je vous dis, vous aurez autant d’argent que vous voudrez, et vous serez sauvés. »

Lioubov évite à nouveau la question et Lopakhine explose :

« Je vais pleurer, je vais crier ou je vais m’évanouir ; je n’en puis plus ! Vous m’avez mis à bout !  »

L’acte III montrera la Cerisaie vendue. C’est Lopakhine qui a surenchéri sur tous les autres acheteurs. La famille de Lioubov doit partir. Les cerisiers sont abattus et le plan de Lopakhine va se réaliser mais à son seul profit.

Je perçois dans cette formidable œuvre deux éclairages d’aujourd’hui.

Ces familles aristocrates pouvaient entretenir leur domaine parce qu’ils disposaient de main d’œuvre gratuite, d’esclaves qu’il fallait juste nourrir suffisamment pour qu’ils soient capables d’obéir aux ordres de leurs maîtres. Sans ces esclaves, la continuation de leur vie d’avant les entraînait dans l’accumulation de dettes.

Nous devrions reconnaître que notre confort, notre capacité inexpugnable de consommation occidentale n’est ou n’a été possible que parce que quelque part dans le monde, des humains des enfants travaillent quasi gratuitement pour nous permettre d’acheter des biens que nous pouvons payer.

Il y a quelques jours, nous commémorions les dix ans du drame de l’usine textile du Bengladesh, (l’immeuble de neuf étages qui s’était effondré près de Dacca le 24 avril 2013, et qui avait fait 1 127 morts. Cette usine produisait des tonnes de vêtements vendus dans les magasins occidentaux. J’avais évoqué ce drame par cette question posée par Michel Wieviorka et Anthony Mahé

« Sommes-nous capables de regarder en face (la vie de) ceux qui nous permettent de consommer comme nous le faisons ? »

Le second éclairage de nos temps présents est constitué par ces avertissements, comme ceux que Lopakhine exprime tout au long de « la Cerisaie », qui nous informent que notre vie quotidienne va être affectée de manière extrême par le réchauffement climatique, par la chute de la biodiversité, par la diminution des ressources en matière première et nous ne faisons rien ou si peu.

Nous considérons normal que lorsqu’on tourne le robinet, l’eau coule. Nous n’avons pas l’assurance qu’il en sera toujours ainsi.

Quand nous appuyons sur un bouton électrique, la lumière jaillit ou les appareils qui nous facilitent si grandement la vie se mettent à fonctionner. Pourrons nous disposer de toute l’électricité dont nous estimons avoir besoin pour notre confort ?

Vendredi 5 mai, nous avons appris que le Conseil national de la transition écologique, qui regroupe des élus et représentants de la société civile, prévoyait que la France risquait de vivre avec un réchauffement climatique allant jusqu’à quatre degrés de plus d’ici la fin du siècle. Le gouvernement considère cette prédiction comme plausible.

Cette perspective constitue un bouleversement de notre espace de vie assez proche de la perte de contrôle.

Ce sont ces pensées que le chef d’œuvre de Tchékhov a suscité en moi.

<1747>