Mardi 9 mai 2023

« Excusez-moi ; Mais des gens aussi frivoles, aussi peu pratiques, aussi étranges que vous, je n’en ai jamais rencontré. !»
Anton Tchekhov, La cerisaie Acte II, réplique de Lopakhine dans la traduction de Jean-Claude Carrière

Dimanche 7 mai, nous avons honoré un des cadeaux que mes collègues m’ont offert, lors de mon départ à la retraite : deux places pour le théâtre des Célestins.

Nous avions choisi le dernier chef d’œuvre écrit par Anton Tchekhov : « La cerisaie »

La pièce était jouée par le Collectif flamand : <tg Stan>

Comme l’écrit « TELERAMA » : « tg Stan offre une lecture ultra-vivante de la grande pièce de Tchekhov » et ajoute :

« Entre loufoquerie, danse cathartique et montagnes russes émotionnelles, le fameux collectif d’Anvers plonge avec fougue dans le grand bain de l’œuvre ultime du grand dramaturge russe. »

Et il est vrai que ces artistes tentent de tirer le plus possible cette œuvre vers son côté de comédie pour respecter la volonté de son auteur qui avait écrit à son épouse Olga Knipper, dans une lettre du 7 mars 1901 :

« La prochaine pièce que j’écrirai sera sûrement drôle, très drôle, du moins dans l’approche. »

<Wikipedia> écrit :

« À l’origine, Tchekhov avait écrit cette pièce comme une comédie, comme l’indique le titre dans l’édition Marx de 1904, et même grotesque, comme l’auteur l’indique dans certaines lettres. Aussi, quand il assista à la première mise en scène de Constantin Stanislavski au Théâtre d’art de Moscou, il fut horrifié de découvrir que le metteur en scène en avait fait une tragédie. Depuis ce jour, la nature nuancée de la pièce, et de l’œuvre de Tchekhov en général, est un défi pour les metteurs en scène. »

Ainsi, il existe, sur internet, la version que Peter Brook, dans l’adaptation de Jean-Claude Carrière, avait mis en scène au Théâtre des Bouffes du Nord, en 1981. Dans cette version, c’est le drame qui l’emporte.

L’accent flamand de beaucoup des acteurs donne un aspect encore plus léger à cette interprétation très dynamique.

Beaucoup de sites évoquent, à raison, cette interprétation qui tentent d’appuyer sur le côté comique de certaines parties et que tg Stan a joué sur plusieurs scènes avant de venir au Théâtre des Célestins :

« Le tg STAN revisite l’âme russe avec une Cerisaie à ciel ouvert »

« La Cerisaie : les Flamands du TG STAN tout en fougue aux Célestins »

Mon ressenti reste cependant que Tchekhov n’est pas pleinement parvenu à remplir son objectif d’écrire une comédie, son art l’a poussé vers le drame, la difficulté de communiquer, de se dire les choses et de les comprendre.

La pièce est d’une richesse inouïe dans l’étude des relations entre les différents protagonistes.

Paul Desveaux qui a mis en scène « La Cerisaie » au Théâtre de l’Athénée (Louis-Jouvet) pense qu’on peut tirer la pièce jusqu’au frontière de la psychanalyse.

Je ressens cette pièce comme un drame qui me parait, en outre, très inspirant pour notre situation moderne.

La trame de cette pièce tient dans le fait qu’une magnifique demeure dont le joyau est une cerisaie, inscrite dans les livres d’Histoire, appartient à une famille noble russe endettée à un tel point que leur domaine hypothéqué va être vendu aux enchères pour éponger les dettes.

Au début de la pièce il reste un peu de temps avant cette échéance. La figure centrale de cette famille noble est une femme : Lioubov qui a passé 5 ans à l’étranger, en France, suite à la perte de son mari puis de la noyade de son fils de 7 ans. Ces éléments de contexte n’encouragent pas la tendance comique.

Face à cette femme, son frère, ses enfants, ses serviteurs se dresse un homme, Lopakhine, enfant et petit enfant de serfs, c’est-à-dire d’esclaves qui étaient au service de cette famille.

Mais le Tsar Alexandre II avait aboli le servage en 1861. Et des esprits conquérants, doués pour les affaires, comme Lopakhine ont pu devenir riche, immensément riche pour sa part.

Cette évolution de l’organisation sociale a eu pour autre conséquence que plusieurs aristocrates, comme Lioubov, se sont appauvris, devenant incapables d’entretenir leurs domaines sans leurs serfs. L’effet de cette réforme était encore ancré quand Tchekhov écrit sa pièce

A la fin, le domaine sera vendu et c’est Lopakine qui va l’acheter.

Mais Tchekhov présente cette situation avec d’infinie nuance et de complexité dans la relation humaine.

Car avant cette fin qui va priver Lioubov et sa famille du domaine de leurs ancêtres et de leurs racines, Lopakhine va passer son temps à avertir Lioubov de l’urgence de la situation et lui propose une solution pour laquelle il propose son aide financière et qui permettrait de ne pas vendre tout en réglant les dettes : pour cela il faudrait abattre la cerisaie et utiliser le terrain pour créer un lotissement de maisons à louer.

Lopakhine exprime, en effet, une grande affection pour Lioubov qu’il explique dans la première scène de la pièce :

« C’est une excellente femme, simple, agréable à vivre… Je me rappelle, quand j’étais un blanc-bec de quinze ans, mon défunt père, qui tenait une boutique dans le village, me flanqua un coup de poing dans la figure, et mon nez se mit à saigner. Nous étions venus ici je ne sais pourquoi, et mon père était un peu ivre. Lioubov Andréïevna, toute jeune encore, toute mince, me mena à ce lavabo, dans cette chambre des enfants, et me dit : « Ne pleure pas, mon petit moujik ; avant ton mariage il n’y paraîtra plus. » (Un temps.) Mon petit moujik ! C’est vrai que mon père était un paysan, et moi je porte des gilets blancs et des souliers jaunes !  »

Et dans la scène 2, il introduit sa proposition de solution par cette déclaration à Lioubov :

« Tenez, Lioubov Andréïevna, votre frère Léonid Andréïevitch dit que je suis un manant, un accapareur ; mais ça m’est entièrement égal. Je voudrais seulement que vous ayez confiance en moi comme autrefois, que vos yeux extraordinaires, émouvants, me regardent comme jadis. Dieu miséricordieux ! Mon père était serf de votre grand-père et de votre père ; mais vous avez tant fait pour moi que j’ai oublié tout cela ; je vous aime comme quelqu’un de proche, plus que proche… »

Mais tout au long des actes 1 et 2, sa proposition se heurte à un mur d’incompréhension. Jamais Lioubov ne dit Non. Mais elle comme son frère changent de sujet, parle de détails insignifiants qui n’ont aucun rapport avec son problème central : régler les dettes et conserver la Cerisaie.

A l’acte 2 Lopakhine perd patience :

« LOPAKHINE. – Il faut en finir. Le temps presse. La question est toute simple. Consentez-vous à vendre votre terre par lots, oui ou non ? Ne répondez qu’un seul mot. Un seul ! »

Lioubov enchaine alors :

« Qui a pu fumer ici de détestables cigares ?. »

Il réplique alors par une phrase qui selon moi éclaire la situation :

« Excusez-moi ; Mais des gens aussi frivoles, aussi peu pratiques, aussi étranges que vous, je n’en ai jamais rencontré.

On vous dit clairement : votre bien va se vendre, et c’est comme si vous ne compreniez pas… »

Loubiov – Que devons-nous donc faire ? Dites-le.

LOPAKHINE. – Je ne fais que cela chaque jour. Chaque jour, je répète la même chose. Il faut louer la cerisaie et toute votre propriété comme terrain à villas, et cela tout de suite, au plus tôt. La vente est imminente. Entendez-le. Dès que vous aurez décidé de faire ce que je vous dis, vous aurez autant d’argent que vous voudrez, et vous serez sauvés. »

Lioubov évite à nouveau la question et Lopakhine explose :

« Je vais pleurer, je vais crier ou je vais m’évanouir ; je n’en puis plus ! Vous m’avez mis à bout !  »

L’acte III montrera la Cerisaie vendue. C’est Lopakhine qui a surenchéri sur tous les autres acheteurs. La famille de Lioubov doit partir. Les cerisiers sont abattus et le plan de Lopakhine va se réaliser mais à son seul profit.

Je perçois dans cette formidable œuvre deux éclairages d’aujourd’hui.

Ces familles aristocrates pouvaient entretenir leur domaine parce qu’ils disposaient de main d’œuvre gratuite, d’esclaves qu’il fallait juste nourrir suffisamment pour qu’ils soient capables d’obéir aux ordres de leurs maîtres. Sans ces esclaves, la continuation de leur vie d’avant les entraînait dans l’accumulation de dettes.

Nous devrions reconnaître que notre confort, notre capacité inexpugnable de consommation occidentale n’est ou n’a été possible que parce que quelque part dans le monde, des humains des enfants travaillent quasi gratuitement pour nous permettre d’acheter des biens que nous pouvons payer.

Il y a quelques jours, nous commémorions les dix ans du drame de l’usine textile du Bengladesh, (l’immeuble de neuf étages qui s’était effondré près de Dacca le 24 avril 2013, et qui avait fait 1 127 morts. Cette usine produisait des tonnes de vêtements vendus dans les magasins occidentaux. J’avais évoqué ce drame par cette question posée par Michel Wieviorka et Anthony Mahé

« Sommes-nous capables de regarder en face (la vie de) ceux qui nous permettent de consommer comme nous le faisons ? »

Le second éclairage de nos temps présents est constitué par ces avertissements, comme ceux que Lopakhine exprime tout au long de « la Cerisaie », qui nous informent que notre vie quotidienne va être affectée de manière extrême par le réchauffement climatique, par la chute de la biodiversité, par la diminution des ressources en matière première et nous ne faisons rien ou si peu.

Nous considérons normal que lorsqu’on tourne le robinet, l’eau coule. Nous n’avons pas l’assurance qu’il en sera toujours ainsi.

Quand nous appuyons sur un bouton électrique, la lumière jaillit ou les appareils qui nous facilitent si grandement la vie se mettent à fonctionner. Pourrons nous disposer de toute l’électricité dont nous estimons avoir besoin pour notre confort ?

Vendredi 5 mai, nous avons appris que le Conseil national de la transition écologique, qui regroupe des élus et représentants de la société civile, prévoyait que la France risquait de vivre avec un réchauffement climatique allant jusqu’à quatre degrés de plus d’ici la fin du siècle. Le gouvernement considère cette prédiction comme plausible.

Cette perspective constitue un bouleversement de notre espace de vie assez proche de la perte de contrôle.

Ce sont ces pensées que le chef d’œuvre de Tchékhov a suscité en moi.

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Lundi 28 juin 2021

« Quel récit explique le développement d’Amazon ?»
Essai de conclusion sur Amazon

Il serait encore possible d’écrire beaucoup sur Amazon et Jeff Bezos. L’actualité nous donne d’ailleurs, sans cesse, des éléments nouveaux permettant d’autres développements.

Par exemple le 18 juin, j’apprenais que <Jeff Bezos investissait dans le nucléaire et précisément la fusion de l’hydrogène>.

Et puis, il aurait aussi été possible d’insister davantage sur le côté spécifique du modèle d’Amazon qui non seulement vend tout en masse mais est aussi capable de vendre l’exceptionnel, le rare. Par exemple je tire encore du « Un » cet exemple concernant le premier métier du géant de Seattle : la vente de livre.

C’est Aurélien Bellanger qui l’écrit :

« Amazon a plus de références en stock que la bibliothèque du Congrès. Mais les livres modernes, c’est justement ce qui les caractérise, ne sont pas des exemplaires uniques. Et il est vertigineux de comparer la capitalisation boursière d’Amazon à la valeur totale du marché du livre. Elle est dix fois supérieure. Ce qui veut dire, scénario légèrement paranoïaque, que Jeff Bezos pourrait racheter tous les exemplaires en circulation de tous les livres du monde.
J’ai déjà reçu, d’ailleurs, une proposition de rachat, pour un livre qu’il m’avait négligemment vendu – un livre du philosophe Carnap sur l’entropie. Comme s’il s’était aperçu, soudain, qu’il lui manquait précisément celui-ci. J’ai refusé son offre, et je le garde précieusement : c’est désormais le plus précieux de ma bibliothèque, ainsi que le plus incompréhensible, soit dit en passant.

Jeff Bezos pourrait racheter tous les livres du monde, et notre vieille allégorie de l’infini sous la forme d’une bibliothèque apparaît soudain périmée. »

Mais il faut bien clôturer un thème. Je vais le faire modestement avec l’état actuel de mes réflexions.

Faire d’Amazon et de Jeff Bezos l’explication de nos problèmes, c’est-à-dire les boucs émissaires de la dissolution de notre monde constitue une erreur d’analyse.

C’est une simplification erronée de nos contradictions et incohérences

Jamais Jeff Bezos n’est venu poser un pistolet sur la tempe de ses clients pour les obliger à acheter sur son site. Les consommateurs du monde entier, sauf la Chine qui dispose d’Ali baba, sont venus librement acheter sur son site et y sont revenus toujours davantage.

Ils l’ont fait en raison de l’immense qualité et la simplicité du service. Surtout si on compare avec d’autres sites en ligne.

Mon ami Bertrand qui partage ma passion de la musique m’a écrit après la lecture d’un des mots du jour de la série :

« J’ai renoncé à mettre mon nez derrière nombre de coulisses. Je fais partie des « modestes » consommateurs de culture. Je suis gros client des maisons de disques et d’édition, je me sers depuis plusieurs années et quasi exclusivement du génial circuit de distribution mis en place par Bezos pour me procurer ma « dope » musicale (surtout) et littéraire (plus rarement, parce que je privilégie les centres Emmaüs moins chers et avec en plus une bonne action au bout pour me faire pardonner de me compromettre avec Amazon).

Si tu regardes le prix exigé par le circuit de distribution de Diapason ou Classica, tu tombes [à la renverse].

Quand je songe à la difficulté de me procurer jadis même à la Fnac les produits désirés, alors quel soulagement de pouvoir utiliser Amazon. 99,99 % de satisfaction ! Il faut se dire que le monde change, des métiers se perdent, c’est vrai, des disquaires indépendants (et encore, sont-ils indépendants encore en coulisse ?) ça n’existe plus guère dans nos mortes plaines […] Livreurs sous-payés ? Mais diablement efficaces chez Amazon. Il m’est arrivé de commander le dimanche et d’être livré dès le lundi ! […]

En tout cas je me régale à fond, je peux aujourd’hui écouter tous les enregistrements auxquels j’ai renoncé jadis grâce au système : réédition massive d’éditions complètes avec une qualité souvent améliorée et un prix dérisoire. Par exemple, le coffret anniversaire MUTI chez Warner qui sort cette semaine, j’ai réussi à le précommander pour moins de cent euros, un euro par disque ! Tu diras que c’est au détriment des artistes d’aujourd’hui. Mais justement, les artistes d’aujourd’hui (enfin certains d’entre eux) je veux les écouter en concert. Mais ceux d’hier, grâce aux grands groupes, je peux les écouter quand ça me chante à souvent moins cher qu’une cigarette…[…]

Pour conclure : oui, Amazon me fait tant de bien, je ne crache pas dans la main de celui qui me sert si fidèlement. »

Il a raison.

Certains aspects du management de Jeff Bezos sont certes contestables, mais cela appartient aux combats sociaux.

Sa volonté de fuir l’impôt est très générale dans le monde des grands entrepreneurs de la planète, il faut évidemment que les États s’arment et coopèrent davantage pour lutter contre cette fraude et optimisation fiscales organisées. Les États s’y emploient un peu, probablement pas suffisamment.

Amazon a une ambition hégémonique, voire monopolistique. Ce n’est pas nouveau non plus. L’histoire économique libérale est remplie d’entreprises qui ont poursuivi cette quête de supprimer la concurrence et se retrouver seul. Dans ce domaine aussi il faut d’abord une prise de conscience, puis agir pour combattre les monopoles. Mais comme l’a dit Esther Duflo, Amazon est loin d’être un monopole. La preuve en est que je n’achète jamais chez Amazon et que je ne crois pas être privé de quoi que ce soit. Quelquefois, il est vrai, je pourrais peut être trouver moins cher chez Amazon. Mais là je vous renvoie vers mon mot du jour « C’est trop cher ! » qui montre, me semble t’il, la vue à court terme et quasi délétère de cette poursuite du « moins cher » c’est-à-dire le choix systématique du consommateur que vous êtes contre le producteur que vous êtes aussi.

C’est trop facile de dire : c’est la faute d’Amazon.

Amazon a su capter le récit consumériste du monde.

Yuval Noah Harari, nous a raconté combien le récit est consubstantiel d’homo sapiens et que c’est même cette capacité de croire à un récit qui a permis à une espèce, assez faible physiquement, à dominer toutes les autres espèces de la terre.

Il avait écrit ce constat explicatif :

« Jamais vous ne convaincrez un singe de vous donner sa banane en lui promettant qu’elle lui sera rendue au centuple au ciel des singes»

Par cette phrase il se référait aux récits religieux. Ces récits qui ont colonisé des sociétés entières et l’intégralité de la vie des individus dans nos contrées pendant des siècles. Ils continuent encore aujourd’hui dans d’autres contrées à prendre toute la place et même dans certaines familles qui habitent dans nos pays.

Il y eut ensuite les récits nationalistes. C’était un récit particulièrement fort et intense pour conduire à ce que des millions de jeunes hommes acceptent de sacrifier leur vie dans des guerres monstrueuses et insensées. J’avais évoqué ce récit dans le premier mot du jour de la série sur 14-18 <Mourir pour la patrie>.

Il y eut aussi les récits de religions laïques, je veux dire du communisme, du nazisme qui ont aussi conduit à des monstruosités.

Nous percevons la tentative d’autres récits qui sont en gestation : « le récit transhumaniste », « le récit de la collapsologie » voire « le récit d’écologiste millénariste ».

Alors finalement « le récit consumériste » est peut-être le plus doux de tous ces récits qui guident le comportement des humains. Il s’apparente au récit du « doux commerce » de Montesquieu.

Le récit consumériste est celui qui est martelé par le monde de la publicité qui lie le bonheur avec la consommation.

Vous êtes malheureux : achetez tel ou tel produit, service, voyage et vous serez heureux.

Vous voulez être en phase avec votre temps, vos semblables il faut absolument acheter ce smartphone, cet équipement etc.

Et pour que votre désir de consommation soit accompli, il faut deux choses : la certitude que vous achetez le moins cher, sinon vous êtes « has been », et vous devez disposer de votre objet du désir immédiatement.

Jeff Bezos l’a compris, Amazon est sa remarquable réponse à la croyance à ce récit.

Cela pose cependant de multiples problématiques.

La première, pour revenir au doux commerce de Montesquieu, est de s’interroger à la douceur de l’échange d’un clic de souris et de la relation chaleureuse avec une box qui conserve le carton que j’attends.

La principale reste cependant qu’il n’est pas possible de consommer comme nous le faisons, nous autres occidentaux.

Parce que nous ne disposons pas d’une planète capable d’absorber notre demande insatiable de produits et de nouveaux produits, de transports et d’énergie que tout cela nécessite.

Accuser Amazon est simple, faire preuve d’introspection et aussi de réflexion pour essayer de s’interroger sur la place de notre espèce sur la biosphère qui permet la vie sur terre et la planète que nous souhaitons léguer à nos enfants est une question beaucoup plus complexe et beaucoup plus essentielle.

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Vendredi 25 juin 2021

« Le Système Amazon : une histoire de notre futur »
Alec MacGillis

Au centre du magazine « Le Un » consacré à Amazon et qui a guidé ma réflexion au cours de cette série consacrée au géant de la logistique et du commerce créé par Jeff Bezos se trouve un entretien avec Alec MacGillis : « Aucune autre compagnie au monde n’est aujourd’hui aussi dominante »

Alec MacGillis est un journaliste américain qui travaille au journal « le New Yorker  ». Auparavant, il avait travaillé au Washington Post, avant que ce journal ne soit racheté par Jeff Bezos.

Il est l’auteur d’un livre dont la traduction française est parue le 3 juin au Seuil « Le Système Amazon : une histoire de notre futur »

Une autre revue qui s’intéresse à notre avenir numérique « Usbek et RICA » lui a également consacré un article : <Enquête implacable sur le futur selon jeff bezos>

Mardi 22 juillet, il était l’invité de « la Grande Table » de France Culture : < Amazon : un projet tentaculaire>

A France Culture il explique que sa réflexion a commencé en voyant Les inégalité régionales qui s’amplifiaient :

« Mon enquête a commencé à partir des inégalités régionales qui s’amplifient d’années en années : c’est la logique du vainqueur qui rafle toute la mise, des villes comme San Francisco ou Los Angeles, où il devient difficile de vivre tellement la richesse est concentrée. Cet écart régional crée des distorsions dans le pays, jusque dans la politique  »)

Pour MacGillis aucune autre compagnie au monde n’est aujourd’hui aussi dominante :

« Les activités d’Amazon sont devenues si vastes, si diversifiées, qu’il est difficile d’appréhender de façon simple la puissance de l’entreprise. Aucune autre compagnie au monde n’est aujourd’hui aussi dominante, dans autant de secteurs d’activité touchant à la vie concrète de la population. Pour trouver une entreprise comparable, il faudrait remonter à une autre époque, aux grands monopoles du début du xxe siècle, comme la Standard Oil de John D. Rockefeller. Le pouvoir de la Standard Oil venait du fait que Rockefeller contrôlait à la fois des puits de pétrole et les compagnies de chemin de fer qui acheminaient cette ressource, empêchant ainsi ses concurrents de rivaliser avec lui. Amazon est assez similaire de ce point de vue, puisqu’il contrôle les plateformes de vente, ces « places de marché » où n’importe quelle entreprise peut être présente à condition de payer un pourcentage à Amazon sur chaque vente, et opère elle-même sur ces marchés avec des avantages compétitifs évidents. Et la puissance d’Amazon ne se limite désormais plus au seul commerce en ligne, puisque l’entreprise est devenue le leader mondial de l’activité du cloud, qu’elle œuvre aussi dans le domaine de la sécurité, de la santé, des services à la personne, sans oublier la place de plus en plus importante qu’elle prend dans le divertissement »

Je note que la Prix Nobel d’économie Esther Duflo n’est pas de cet avis. Elle ne minimise pas la puissance et l’influence d’Amazon mais elle considère que cette entreprise conserve des concurrents sérieux, alors que pour elle Google et son entreprise holding Alphabet se trouvent en position monopolistique et constitue un danger plus grand encore pour nos libertés.

Mais restons sur Amazon et sur sa diversification :

« La diversification de ses activités permet à Amazon d’utiliser sa domination dans un secteur pour s’assurer le leadership dans un autre. Le Wall Street Journal a récemment révélé une affaire très éloquente quant à la stratégie d’Amazon de ce point de vue : une entreprise vendait un dispositif de surveillance privée sur la « Market Place », la place de marché d’Amazon, et Amazon souhaitait que cette entreprise partage avec lui les données collectées par ce dispositif. Devant les réticences de cette dernière, Amazon a menacé de ne plus vendre son produit sur son site – ce qui, aujourd’hui, vu la puissance d’Amazon, est semblable à une condamnation à mort commerciale. L’entreprise a été contrainte de plier. »

C’est un comportement quasi mafieux conclut la journaliste du Un. Disons que c’est au moins un abus de position dominante.

Il ne s’agit pas de nier la qualité du service d’Amazon pour ses clients, mais il s’agit d’essayer de comprendre les conséquences de l’attitude de cette entreprise :

« Amazon commence par séduire les consommateurs avec des prix bas et une qualité de service remarquable, que ce soit dans la livraison ou dans la relation client. Plus les consommateurs sont nombreux sur le site, plus les entreprises tierces se sentent à leurs tours tenues d’y être présentes, pour y trouver des clients sur la place de marché. La richesse de l’offre entraîne mécaniquement une nouvelle augmentation du nombre de clients, ceux-ci étant presque sûrs de trouver ce qu’ils cherchent sur le site. Et cette demande accrue permet de baisser à nouveau les prix, grâce aux économies d’échelle engendrées. C’est ce cercle vertueux – pour l’entreprise, du moins – qui lui permet de poursuivre sa croissance ininterrompue. En 2004, le chiffre d’affaires d’Amazon était de 6 milliards de dollars. En 2011, 48 milliards. Et en 2020, 386 milliards. C’est vertigineux. »

En France nous pouvons prendre l’exemple de la ligue 1 de football qui a fait contrat avec Amazon pour la diffusion des matchs.

Le président de la Ligue Française Football exprime cette opinion tranchée : « Il faudrait être fou pour refuser Amazon »

Selon des informations de RMC, Amazon demanderait aux passionnés de football de prendre l’abonnement Prime et d’y ajouter la modeste somme de 2 € par mois.

Dans ce cas la stratégie est claire, Amazon n’a pas pour objectif de rentabiliser sa diffusion du football en France. Ce qui l’intéresse c’est d’augmenter le nombre d’abonnés Prime et ainsi d’augmenter le nombre d’achats sur son site en ligne. Ce qu’il sait être une conséquence de l’abonnement Prime :

« Dès 2006, Amazon a eu cette intuition géniale : en leur offrant la livraison contre un abonnement annuel, les clients seraient amenés à être fidèles au site et à y commander le plus de choses possibles pour rentabiliser leur abonnement. Aujourd’hui, plus de la moitié des foyers américains sont abonnés au service Prime, soit largement plus de 100 millions de foyers qui payent 119 dollars par an pour avoir droit à des livraisons gratuites, rapides, ainsi qu’à une offre média. Et les abonnés Prime dépensent plus sur Amazon, environ 1 400 dollars en moyenne par an, contre 600 dollars pour les non-abonnés. C’est une manne incroyable pour Amazon ! Et cette explosion des comptes Prime a aussi conduit l’entreprise à se répandre à travers l’ensemble du pays : si vous promettez une livraison en vingt-quatre heures, vous avez besoin d’avoir des entrepôts à proximité. »

MacGillis décrit les conséquences de la domination d’Amazon vers une dichotomie entre les « villes à siège social » et les « villes à entrepôts »,

« Amazon n’est pas seul responsable, mais sa croissance a accompagné un mouvement de relégation des villes secondaires, vidées de leurs magasins et de leurs emplois, et donc de leur vie sociale, tandis que les métropoles florissantes concentrent la richesse captée par le commerce en ligne, les meilleurs jobs, les meilleurs salaires, mais aussi les problèmes de logement, de trafic, de ségrégation géographique. Le fossé s’est creusé entre les « villes à siège social » et les « villes à entrepôts », tandis que l’acte même de consommer a perdu de son humanité : vous ne vous déplacez plus, vous ne rencontrez plus personne. »

Amazon selon un sondage de 2018 est « l’institution la plus respectée des Etats-Unis » :

« Les meilleurs clients d’Amazon sont les populations aisées des grandes villes, celles-là mêmes qui votent le plus à gauche aujourd’hui et qui s’inquiètent des pratiques de Facebook ou d’Apple, par exemple. Pourquoi si peu de critiques ? Sans doute parce que le péché originel est le nôtre : nous apprécions tellement le fait qu’Amazon puisse satisfaire nos désirs de consommation que nous ne voulons pas savoir comment il y arrive. C’est pourtant ce qu’il faudrait faire : comprendre ce qui se joue derrière la facilité de l’achat en un clic, comprendre que l’apparence de la gratuité a un coût, social et humain. »

Pour s’enrichir il faut certes avoir quelques idées disruptives, probablement beaucoup travailler mais surtout pas payer d’impôts. Jeff Bezos refuse l’impôt, le fuit. Il est libertarien. Seul l’individu est grand, le commun ne se trouve pas dans ses préoccupations :

« Amazon recherche les influences privées et refuse toute solidarité par l’impôt, même minimal. En pur et authentique libertarien, Jeff Bezos a la haine des impôts : « Pendant des années, Amazon était resté remarquablement à l’écart des questions politiques et citoyennes de Seattle, un silence d’autant plus étrange à mesure que l’entreprise grandissait. C’était le reflet des opinions libertariennes de son fondateur : le gouvernement n’était pas seulement un obstacle, il était inopérant. […]

À l’étranger, Amazon refuse de déclarer ses résultats par aire géographique pour contourner les impôts locaux. Mais la stratégie est la même aux États-Unis : pour éviter les taxes locales, le patron d’Amazon n’hésite pas à menacer les États qui réclament leur dû : « Les employés d’Amazon éparpillés dans tout le pays avaient des cartes de visite trompeuses, de sorte que l’entreprise ne puisse être accusée d’opérer dans un État donné, et donc forcée d’y payer des impôts. En 2010, l’entreprise alla jusqu’à fermer son unique entrepôt au Texas et à abandonner ses futurs projets de centres de distribution lorsque les élus de l’État la poussèrent à payer 270 millions de dollars d’arriérés, ce qui obligea le Texas à renoncer à cet impôt. En 2017, l’entreprise avait même crée une mission interne secrète consistant à obtenir 1 milliard par an de réduction d’impôts ».

Jeff Bezos refuse l’impôt mais il s’intéresse au personnel politique :

«  Alec MacGillis a travaillé pour le Washington Post jusqu’à ce que le journal soit racheté par Jeff Bezos en 2014. Cette acquisition lui donne une assise très importante dans la capitale fédérale, dans laquelle il passe plus de temps qu’à Seattle. […] Après tout, la commande publique est un marché comme un autre – et même plus gros que les autres. Jeff Bezos surveille notamment de près Ann Rung, cost-killeuse publique qui se vantait d’avoir fait économiser 200 millions de dollars en fournitures de bureau à l’État de Pennsylvanie. De tels états de service lui valurent l’attention de Barack Obama qui, en 2014, la nomma directrice en chef des acquisitions des États-Unis. Dès sa prise de poste, elle encouragea les acheteurs publics à casser les règles et innover. Et en 2016, elle annonçait 2 milliards d’économies pour les comptes publics non sans une certaine fierté… avant de démissionner pour devenir directrice de la division « marché public » d’Amazon Business : « En d’autres termes, la personne qui supervisait l’intégralité des 450 milliards de dépenses gouvernementales en approvisionnement rejoignait une entreprise déterminée à se tailler la plus grosse part de ce gâteau ».

Amazon a largement profité de la pandémie :

« La pandémie a fait exploser les chiffres de l’entreprise de façon exponentielle : plus 40 % sur les ventes cumulées dans l’année, plus 50 % de surface des entrepôts pour assurer ces ventes, 400 000 nouveaux employés pour les seuls États-Unis… Quant à Jeff Bezos, il a vu la valeur de ses actions doubler en un an, et sa fortune a grimpé de 58 milliards de dollars ! »

Il parle surtout des États-Unis et d’une libération d’un reste de culpabilité chez certains américains en raison de la pandémie :

« La tendance était déjà là, qu’on parle de la croissance d’Amazon ou de l’avènement d’une « société du simple clic ». Mais la pandémie a abattu des barrières psychologiques. Une part des Américains pouvaient encore ressentir une forme de culpabilité à acheter en ligne sur Amazon. La pandémie les a non seulement libérés de cette culpabilité, mais a même donné un caractère vertueux à cette forme de consommation : regardez, je reste chez moi, je suis civique dans mes achats ! Ce qui s’est passé depuis un an a accéléré un mouvement de fond vers l’isolation des individus, le repli dans sa bulle, et, par là, une fragmentation du tissu social qui constitue notre société. »

Pour MacGillis, il n’y aucune raison qu’Amazon cesse de croitre sauf si des politiques publiques interviennent :

« Non, il n’y a pas de plafond visible, tant que les pouvoirs publics n’interviennent pas pour brider ou briser Amazon. L’entreprise elle-même s’amuse à rappeler qu’elle est loin d’être aussi dominante qu’on le dit, puisqu’elle contrôle « seulement 4 % du commerce de détail mondial ». Mais cela représente déjà un chiffre énorme, des centaines de milliards de dollars ! Surtout, Amazon ambitionne de capter de plus en plus des 96 % restants. Il reste encore beaucoup de produits à mettre en vente en ligne, de magasins à tuer, de clients à séduire dans le monde. Sans même parler des autres secteurs que le commerce en ligne, dans lesquels Amazon envisage de se lancer. »

Pour MacGillis notre futur est tracé :

« À moins que nous ne déviions de la route sur laquelle nous sommes aujourd’hui engagés, c’est un futur où les inégalités vont croître entre les villes, où le tissu social va continuer de s’effilocher, et où la démocratie se trouvera par conséquent durablement affaiblie. »

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Jeudi 24 juin 2021

« En prenant le contrôle du marché, en en fixant les règles, Amazon n’ambitionne pas seulement de le dominer, il veut « être le marché »
Rapport de l’institut américain de recherche ILSR (Institute for local self-reliance)

Je continue donc modestement à essayer de comprendre comment fonctionne Amazon et les conséquences de l’addiction consumériste qu’Amazon a su capter.

J’essaye d’éviter la posture morale qui me semble inappropriée et contreproductive. La posture morale s’appuie sur un récit qui dicte le bien et le mal. En tant que telle, elle est toujours contestable, car d’autres peuvent avoir une conception différente du bien et du mal.

Dans cette quête que je poursuis j’aime me référer à cette formule pénétrante de Bossuet :

«Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes.»

Nul besoin d’être croyant pour comprendre la sagesse de ce propos.

Aujourd’hui je vais partager principalement un article d’opinion publié en 2018 par le site en ligne « AOC » dont j’ai déjà parlé et dont je suis abonné : « Amazon ou la menace proliférante de la loi de la jungle ».
C’est un article écrit par Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française qui a traduit et diffusé un rapport d’un institut américain de recherche ILSR (Institute for local self-reliance) : < Amazon, cette inexorable machine de guerre qui étrangle la concurrence, dégrade le travail et menace nos centres-villes.>
En voici <la traduction française>.

Ce rapport de l’ILSR vise à contribuer à une prise de conscience du grand public ainsi que des responsables politiques, ces derniers étant appelés à réguler l’emprise d’Amazon avant que les dégâts économiques, sociaux, sociétaux et culturels ne soient irréversibles :

« C’est notre modèle de société en tant que tel, notre relation au travail, nos libertés individuelles, notre capacité à vivre ensemble, qui se trouvent menacés par la stratégie tentaculaire d’Amazon. Face à un tel enjeu, les réactions semblent bien timides quand elles ne se teintent pas d’une fascination pour la réussite commerciale foudroyante de cette multinationale américaine.  »

Quatre types de menaces sont identifiées.

  1. Une menace pour l’économie
  2. Une menace pour le travail et pour l’emploi
  3. Une menace pour nos libertés
  4. Une menace pour nos territoires

1 une menace pour l’économie

Le rapport de l’ILSR montre comment Amazon menace l’économie par son expansion tentaculaire dans des dizaines de secteurs, sa quête de monopole, la manière dont il étrangle les PME, à commencer par celles qui sont présentes sur sa market-place, ou encore sa politique d’évasion fiscale qui fausse la concurrence et réduit les ressources fiscales pour les territoires où il réalise ses ventes.

« Par la puissance de sa market-place, de ses infrastructures logistiques et de son service de stockage de données (Amazon Web Services), Amazon a dorénavant la faculté de fixer les conditions d’accès au marché pour des milliers d’entreprises dont il est par ailleurs le premier concurrent. Il scrute l’activité des entreprises qu’il héberge et, pour les plus profitables, s’approprie leur connaissance du métier et du produit avant de les racheter à vil prix ou de les concurrencer par des prix imbattables. Le PDG d’une entreprise américaine de jouets illustre cette dépendance en déclarant : « Nous nous sommes rendu compte que nous étions fichus si nous allions sur la market-place d’Amazon et fichus aussi si nous n’y allions pas. »

En France la société Casino joue à ce jeu dangereux : < L’idylle entre Amazon et Casino suit son cours >

« La domination du marché par Amazon atteint, aux États-Unis, des proportions hors normes. L’entreprise de Jeff Bezos y capte en effet la moitié des achats en ligne, certainement les deux tiers à l’horizon 2020. Elle possède des dizaines de filiales : sites e-commerce, livres audio, téléphonie mobile, transport, plateforme de streaming pour jeux en ligne, textile, chaussures, piles à combustible, caméras de surveillance, bases de données, statistiques et « data mining », distribution alimentaire… La moitié des Américains qui vont sur le net pour y faire des achats démarrent dorénavant directement leurs recherches sur Amazon. Plus d’un foyer américain sur deux est abonné à son programme Prime. En prenant le contrôle du marché, en en fixant les règles, Amazon n’ambitionne pas seulement de le dominer, il veut « être le marché ». »

Cette quête monopolistique est alimentée par la capacité à mener, à long terme, une stratégie de vente à perte financée par des investisseurs éblouis et acceptant les pertes comme autant de promesses d’écrasement des marchés au profit de leur champion.

Il semble qu’un esprit de résistance se lève en France. Un article du 17 mars 2021 de « Capital » nous informe qu'<Amazon enregistre une forte baisse de sa part de marché en France> :

« Conséquence de la crise sanitaire liée au Covid-19, les ventes en ligne séduisent de plus en plus les Français. Selon des statistiques dévoilées par Kantar, la vente en ligne ne cesse de progresser, tirée vers le haut par les leaders du marché, à commencer par Amazon. Mais pour le géant du commerce en ligne qui continue de caracoler en tête avec 19% de part de marché, la croissance est bien moins rapide que prévue, analyse Kantar, à savoir que la société de Jeff Bezos perd trois points en 2020. Sa part de marché était en effet de 22% en 2019.

2 Une menace pour le travail et pour l’emploi

La première menace a déjà été largement abordée et concerne les conditions de travail et la pression qu’Amazon exerce sur ces salariés. Autant que possible, Amazon cherche à s’exonérer de ses obligations sociales.

La seconde est celle sur le nombre d’emplois, par la robotisation :

« Le fabricant de robots Kiva, [est devenu] l’un des leaders mondiaux sur ce marché. 45 000 de ces robots sont aujourd’hui produits par Kiva au service exclusif d’Amazon. Ils viennent d’être déployés dans les entrepôts français. Le nombre de nouveaux robots croît plus rapidement (+ 50 % en deux ans) que celui des embauches de salariés. Une étude du MIT, publiée en mars 2017, estime que chaque robot introduit sur le marché du travail détruit six emplois et entraîne une baisse du salaire moyen sur le marché du travail du fait d’une demande accrue de postes. Sur cette base, Amazon aurait déjà détruit près de 300 000 emplois dans le monde, soit autant que le nombre de ses salariés ! »

Mais la destruction d’emplois se trouve aussi dans la concurrence :

« À cela il faut ajouter les dizaines ou centaines de milliers d’emplois détruits chez les concurrents d’Amazon terrassés par sa politique de dumping financée par une capitalisation hors normes. Cette politique prédatrice ne touche pas seulement de grandes chaînes concurrentes mais également des commerçants indépendants dont la présence est essentielle à la vitalité économique et sociale des territoires, et particulièrement des centres-villes que l’expansion d’Amazon contribue à désertifier. »

3°Une menace pour nos libertés

Amazon stocke des milliards de données sur des serveurs que l’entreprise maîtrise exclusivement :

« Amazon est l’un des leaders du stockage de données. Amazon Web Services, dont tout le monde, de Netflix à la CIA, est client, contrôle le tiers de la capacité mondiale de cloud computing, soit plus que Microsoft, IBM et Google combinés…

Il exploite, par ailleurs, l’inépuisable réserve de données personnelles que lui apporte une connaissance fine de nos habitudes d’achat. S’il s’en est servi jusqu’à présent pour se développer sur différents marchés et pour pousser ses propres produits, il pourra, demain, grâce à cette connaissance millimétrique de nos habitudes et de nos goûts, aux possibilités de l’intelligence artificielle sur laquelle il investit massivement et à l’introduction, au cœur de notre vie quotidienne, des appareils connectés qu’il développe, non plus seulement connaître nos choix, mais nous les dicter ! »

4° Une menace pour nos territoires

Amazon par son poids économique financier est capable d’imposer aux territoires des ristournes fiscales et même des subventions pour s’installer.

Je fais juste un pas de côté, pour faire ce constat, en dehors de toute leçon morale, le poids économique et financier d’Amazon provient exclusivement des millions de clients fascinés par la facilité, la rapidité, le confort de l’acte de consommation qui part d’un simple clic pour arriver quasi immédiatement dans la bulle intime de son lieu de vie.

Le rapport dit en effet :

« L’ILSR démontre néanmoins que le réseau logistique d’Amazon a été bâti largement grâce à des subventions publiques, le montant de ces aides dépassant, selon le rapport, les bénéfices d’Amazon depuis l’origine. En France également, les implantations des entrepôts d’Amazon bénéficient systématiquement de soutiens financiers de la part des collectivités locales.

Le même rapport rappelle que 108 000 commerces indépendants ont disparu aux États-Unis durant les quinze dernières années. Si ce déclin a de nombreuses causes, les études montrent qu’Amazon en est, de loin, la principale.

La dévitalisation de nos quartiers, de nos centres-villes, appauvrit l’économie locale, déplace ou supprime des emplois et, au final, nuit gravement à notre capacité d’organiser et d’animer notre vie collective grâce au travail et aux actions éducatives, sociales, culturelles que développent nos communautés. »

Dans l’esprit de résistance française, la place du livre, notamment grâce au prix unique et au réseau de libraires, constitue encore une place forte. « L’Express » dans un article de novembre 2020 <La filière du livre repense sa résistance face à Amazon> explique :

« D’après le Syndicat national de l’édition, [Amazon] réalise en temps normal 50% des ventes en ligne, estimation grossière, ce qui représenterait 10 à 15% des ventes totales. Le Syndicat de la librairie française pense qu’Amazon capte « plus de la moitié » des ventes en ligne et environ 10% au total.

Les confinements, qui ont contraint les librairies à fermer, ont amené la filière à revoir sa stratégie face à la multinationale.

Elle s’est concentrée sur la communication. Ecrivains, jurys littéraires et même responsables politiques ont multiplié les appels à aider les libraires, autorisés à vendre des ouvrages précommandés (« click and collect »). »

Bien sûr les temps ont été difficiles pendant le confinement et sont restés compliquée après. Mais le modèle tient encore :

« Pour autant, le modèle de la librairie en France est bon. C’est le premier secteur qui a subi l’arrivée d’Amazon et alors qu’on taxait les libraires de ringards, rétifs à la numérisation, ils se sont bien armés. L’enjeu est de faire venir du monde en magasin par des outils numériques, et ils y travaillent », ajoute l’auteur d’un «Eloge du magasin» paru en janvier. […]

Nous ne voulons pas remplacer les conseils d’un ou d’une libraire par ceux d’un algorithme, ni collaborer à un système qui met en danger la chaîne du livre par une concurrence féroce et déloyale », détaillent-ils. »

Mais au pays du prix unique du livre, la concurrence se joue sur les frais d’expédition, systématiquement fixés à 0,01 euro chez Amazon.

Cette problématique des frais d’envoi est développée dans un <article du 21 mai 2021> : Le gouvernement veut imposer partout sur internet un même prix, frais de port inclus, pour tous les livres neufs.

Anne Martelle, présidente du Syndicat de la librairie française et directrice générale de la librairie Martelle à Amiens explique :

« Même si les libraires sont présents de longue date sur Internet, le développement de leur site est freiné par la politique de dumping des grandes plateformes comme Amazon. Quand Amazon facture un centime d’euro pour expédier un livre, il en coûte pour le même envoi, en moyenne 6,50 euros au libraire

Et si le libraire répercute ces frais d’expédition à son client, il le perd au profit d’Amazon. Et si le libraire prend en charge les frais d’expédition, il perd de l’argent à chaque fois qu’il expédie un livre. C’est une situation intenable pour libraires et puis, il faut noter qu’il n’y a que sur le livre qu’Amazon offre la quasi-gratuité de l’expédition sans minimum d’achat. Ça prouve qu’il existe de la part de cette société une volonté délibérée d’attaquer les libraires indépendants et d’attaquer aussi de manière détournée le prix unique du livre. »

L’illusion de la gratuité est d’une grande perversité, elle cache toujours un coût que quelqu’un doit payer. Quelquefois c’est même le climat et la biodiversité qui paie :

« Le sujet qui est actuellement en discussion prévoit plutôt une tarification minimale, ce qui obligerait Amazon à ne plus facturer un centime d’euro, mais peut-être quatre, cinq euros ou trois euros, ça rétablirait l’équilibre. Ça permettrait aussi de remettre dans le jeu le vrai prix d’un transport, quel qu’il soit, du livre ou d’autre chose. Le fait [pour Amazon] de facturer un centime d’euro donne aux clients l’impression que ça ne coûte rien, ni à l’environnement ni à son porte-monnaie. Eh bien, c’est faux. »

« Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes. » Bossuet

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Mardi 22 juin 2021

« Notre dépendance à Amazon n’est pas algorithmique, mais bien humaine »
Aurélie Jean

Dans le mot du jour du 15 juin, j’insistais sur l’énorme pression que mettait Jeff Bezos sur ses collaborateurs proches : les informaticiens et logisticiens qui développent les algorithmes et imaginent la stratégie pour faire encore grandir Amazon : «  Vous devez être capable d’agir trois fois plus vite que les gens les plus compétents »

Hier, c’était plutôt le remplacement des humains par des solutions de plus en plus automatisées et plus robotisées qui constituait le sujet central.

Mais pour l’instant, la réussite d’Amazon dépend en grande partie de la productivité des « associés des robots » qui travaillent dans les entrepôts.

« Le UN » a demandé à une numéricienne, Aurélie Jean d’écrire un article qui a pour titre « L’asservissement est ailleurs ».

Aurélie Jean est l’auteure d’un livre qui a été très remarqué : « De l’autre côté de la machine, Voyage d’une scientifique au pays des algorithmes ». Livre qui avait notamment fait l’objet de deux émissions de France Culture : <Le virtuel, porte d’entrée sur le réel ?> et <Je recherche à démystifier les algorithmes>

Elle conclut son article dans le UN ainsi :

« Reste que derrière cette logistique, si finement conçue soit-elle, il n’y a pas que des algorithmes. Il se trouve toujours des individus en chair et en os qui décident de la stratégie. Il se cache, aussi, des hommes et des femmes qui travaillent, pour certains, dans l’ombre d’une gestion difficile. Troubles musculo-squelettiques, pression de toujours faire mieux, et productivité inconditionnellement croissante, les terribles conditions auxquelles sont soumis les travailleurs des entrepôts font couler beaucoup d’encre. Contre toute attente, notre dépendance à Amazon n’est pas algorithmique, mais bien humaine. »

Ce site qui a pour nom « siècle digital » a publié le 2 juin 2021 : « Les employés d’Amazon se blessent plus que dans les autres entreprises »

Dans cet article on lit :

« Le Strategic Organizing Center (SOC), qui regroupe quatre syndicats américains, a dévoilé (pdf) le mardi 1er juin 2021 un chiffre inquiétant concernant Amazon. En effet, dans son rapport, elle indique que le taux de blessures dans les entrepôts de la firme est presque deux fois plus élevé que dans ceux des autres entreprises du même secteur.

Si Amazon est le deuxième employeur des États-Unis, il détient la première place dans une tout autre catégorie : la fréquence à laquelle ses travailleurs se blessent. Le rapport du SOC divulgue qu’en 2020, il y a eu 5,9 blessures graves durant 200 000 heures de travail, représentant 100 employés des entrepôts d’Amazon. Un chiffre qui est presque 80% plus élevé que dans les autres firmes.

À titre de comparaison, son concurrent Walmart enregistre 2,5 blessures pour 200 000 heures travaillées, soit moitié moins que la société de Seattle. Cela oblige certains employés à s’absenter, ou à faire des tâches moins contraignantes pour ne pas se blesser davantage. »

Toutefois l’objectivité doit nous faire constater qu’Amazon a fait du progrès, avant c’était pire :

« Malgré tout, le taux de blessures d’Amazon est moins important qu’en 2019. Un rapport du Center for Investigative Reporting, publié par Reveal, révèle qu’il y a deux ans, l’entreprise enregistrait 7,7 blessures graves pour 100 employés.

Même si une diminution peut être constatée, les chiffres de 2020 n’en restent pas moins inquiétants, et Amazon est toujours la firme avec les résultats les plus mauvais. Par ailleurs, les révélations qui ont été faites concernant les mauvaises conditions de travail au sein de ses entrepôts n’arrangent pas son cas. Jeff Bezos a récemment admis que l’entreprise devait en faire plus pour ses employés, notamment pour atteindre son objectif, qui est de réduire de 50% les accidents du travail d’ici 2025.

« Bien qu’un incident soit un incident de trop, nous apprenons et constatons en permanence des améliorations grâce à des programmes ergonomiques, des exercices guidés sur les postes de travail des employés, des équipements d’assistance mécanique, la configuration et la conception de ces postes, ainsi que la télématique des chariots élévateurs et des rampes, pour n’en nommer que quelques-uns », a déclaré la porte-parole d’Amazon, Kelly Nantel, dans un rapport.

Il reste à voir si les efforts d’Amazon pour diminuer les accidents de travail, mais aussi améliorer le quotidien de ses travailleurs s’avèreront bénéfiques. Pour le moment, les « AmaZen », de petites cabines censées réduire le stress de ses employés, n’ont pas eu l’effet escompté et n’ont séduit ni les internautes ni les travailleurs. »

Je dois reconnaître que depuis que je m’intéresse vraiment à Amazon j’apprends énormément de choses : par exemple l’invention des AmaZen.

« Slate » qui reprend une information de la BBC se sent obligé de mettre en sous-titre « Ceci n’est pas un canular » (article du 29 mai 2021).

« Amazon a annoncé à la mi-mai la mise en place d’un dispositif visant officiellement à améliorer leur bien-être. Dans une vidéo publiée sur son compte Twitter, l’entreprise a rendu publique la création de cabines nommées AmaZen, destinées à favoriser la santé mentale du personnel de ses entrepôts.

AmaZen est partie intégrante du programme Working Well, dont l’objectif est de fournir aux employé·es «des activités physiques et intellectuelles, des exercices de bien-être, et des conseils nutritionnels». Utilisables pendant les pauses, les cabines décrites par la BBC permettent de visionner de courtes vidéos qui incluent des séances de méditation, des scènes calmes avec des sons apaisants…

Face au déferlement de réactions négatives qui ont suivi sa publication sur Twitter, la vidéo a été rapidement supprimée par Amazon. On pouvait y voir une sorte de cabine téléphonique sans téléphone, mais avec une chaise, un petit écran et quelques plantes en pot. Au plafond, un ciel bleu orné de jolis nuages blancs.

Une telle installation semble en effet bien dérisoire face aux conditions de travail souvent exécrables proposées dans les entrepôts. Le fait que l’AmaZen semble y avoir été déposée un peu au hasard, comme un cheveu sur la soupe, est assez symbolique : cela ressemble à un coup de communication foireux plutôt qu’à une réelle tentative de bien traiter celles et ceux qui suent sang et eau pour la firme de Jeff Bezos.

Avant d’être supprimée, la vidéo avait été téléchargée par des internautes. Depuis, elle fait l’objet de nombreux détournements, qui insistent sur le côté dystopique de l’AmaZen ou imaginent qu’il s’agit en fait d’une cabine prévue pour que le staff de l’entrepôt puisse aller pleurer en toute discrétion. »

Aux États-Unis, il y a bien eu des employés qui ont voulu créer un syndicat pour défendre les employés d’Amazon. Mais les salariés ont voté contre cette initiative à une large majorité.

Ce sujet a été abondamment commenté sur les médias français :

RTL : <États-Unis : pourquoi des ouvriers Amazon ont-ils refusé la création d’un syndicat ?>

Challenges : <Echec de la tentative historique de syndicalisation d’un entrepôt d’Amazon aux Etats-Unis>

Le Monde <Le syndicalisme ne fait pas son entrée chez Amazon aux Etats-Unis>

Ce vote concernait les salariés de l’entrepôt Amazon de Bessemer, bourgade pauvre située au sud de l’ancienne cité minière de Birmingham, en Alabama. Le rejet a été net : Le non à la syndicalisation l’a emporté avec 1 798 voix, contre 738 votes en faveur du RWDSU, le syndicat national de la distribution que des employés voulaient rejoindre.

Le monde explique cependant :

« Amazon a mené une campagne agressive contre la syndicalisation de son site, qui aurait été une première sur le territoire des Etats-Unis : par le biais des réseaux sociaux, elle demandait à ses salariés l’intérêt qu’ils avaient à dépenser 500 dollars de cotisation par an. L’entreprise de Jeff Bezos a pu profiter aussi des scandales de corruption qui ont frappé, depuis deux ans, les syndicats de l’automobile à Detroit. »

Mais, il faut sur ce sujet être équilibré. Amazon n’est pas la seule entreprise américaine à ne pas avoir de syndicats. Boeing, entre autres, est dans le même cas. Pourtant Joe Biden s’est ouvertement déclaré pro-syndicat.

Probablement faut-il en revenir à ce constat du grand écrivain John Steinbeck qui disait :

« Il n’y a pas de socialisme en Amérique, parce qu’on n’a pas de prolétaires mais des capitalistes momentanément dans l’embarras. »

C’était le mot du jour du <4 mars 2020>

Plus prosaïquement, Alec MacGillis, journaliste au New Yorker et auteur d’un livre d’enquête sur Amazon sur lequel je reviendrais, écrit :

« Seuls 5 % des salariés sont syndiqués aux États-Unis, et Amazon a une telle puissance qu’il lui est facile de manipuler les opinions des uns et des autres. Mais cela tient aussi à la nature des emplois chez Amazon : ce sont des jobs de transition où les gens restent un an en moyenne, à s’user le corps pour 15 dollars de l’heure. Personne ne fait carrière chez Amazon, donc pourquoi s’engager dans un syndicat ? »

Selon une enquête du New York Times repris par ce <site> une des explications du management imposé par Jeff Bezos aux salariés de ses entrepôts, viendrait de la conviction de ce dernier que ses employés sont fondamentalement paresseux :

« Selon une longue enquête du New York Times, reprise par Business Insider, cette mécanique certes bien huilée et hautement profitable mais humainement destructrice ne trouverait pas seulement sa source dans la pure nécessité économique et productiviste.
Sans pitié pour des employés dont elle trace implacablement les moindres mouvements (pause pipi incluse), le système mis en place par la firme découlerait également de la croyance intime de Jeff Bezos en la fainéantise consubstantielle à l’être humain.
C’est ce qu’explique au quotidien new-yorkais David Niekerk. L’Américain connaît son sujet: avant de quitter l’«everything store» après plus de seize ans de loyaux services, il a participé à la conception de l’architecture physique et logicielle quasi carcérale de ses entrepôts géants.
Selon Niekerk, dont les révélations sont sans pitié, Bezos croit ainsi fermement que les salariés s’engagent progressivement dans une «marche vers la médiocrité». «Il pouvait par exemple dire que la nature humaine est de dépenser le moins d’énergie possible pour obtenir ce que l’on veut», rapporte ainsi crûment l’Américain.

L’un des risques que redoutait –ou fantasmait– particulièrement Bezos était celui d’une masse laborieuse s’enfonçant dans cette économie de moyens et l’insatisfaction.
Selon le New York Times, c’est la raison pour laquelle la firme organise ses ressources humaines autour du court-terme, n’offre volontairement que peu de perspectives d’évolution interne aux personnes occupant le bas de l’échelle, voire les incite financièrement à aller voir aussi rapidement que possible si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs.
Les salariés sont ainsi traités comme des robots dispensables –quand les vraies machines, elles, progressent à grands pas. Leur productivité est tracée minute par minute et geste après geste par le système informatique de la plateforme, et la moindre journée de méforme peut être sanctionnée sans même qu’un superviseur humain n’ait à intervenir.

Dans sa guerre contre cette « marche vers la médiocrité», telle que définie par Bezos, la firme essore tant les personnes qu’elle emploie que certains cadres de l’entreprise craignent qu’elle ne finisse pas assécher tout à fait le réservoir de cette main-d’œuvre corvéable à merci.
Avant de quitter la tête d’Amazon pour aller chatouiller ses rêves d’apesanteur, un Bezos grand seigneur –au sens presque féodal du terme– a annoncé qu’Amazon se lançait dans un plan massif pour améliorer les conditions de travail au sein de ses entrepôts. »

Je finirai par une réflexion un peu désabusée qui n’a peut-être rien à voir avec le sujet abordé aujourd’hui. Quoi que, j’ai des doutes. C’est une histoire de chiffres.

Selon Capital près d’un Français sur trois (quasiment 22 millions de Français) achète sur Amazon.
Le corps électoral français, selon l’INSEE, comptait 47,7 millions d’électeurs en février 2020.

Nous avons appris qu’il y a eu une abstention aux élections régionales de plus de 66 %, donc moins de 34% de votants.Or, 34% de 47,7 millions représentent 16,2 millions d’électeurs.

Il existe donc en France plus de consommateurs pour acheter les produits qui sortent des entrepôts Amazon que de citoyens qui pensent qu’il y a une démocratie à honorer et des droits politiques et sociaux à préserver.

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Lundi 21 juin 2021

« La vocation des hommes n’est pas d’occuper les emplois pénibles, le monde serait meilleur, s’il y avait plus de médecins ou de profs – au moins un par enfant – rémunérés grâce à un revenu universel. »
Jeff Bezos cité par Benoit Berthelot

Benoit Berthelot est un journaliste spécialiste des nouvelles technologies au magazine Capital. Il est l’auteur de l’enquête : « Le monde selon Amazon ».

« Le Un » a publié un entretien avec lui, dont le titre est « L’avenir selon Jeff Bezos »

Benoit Berthelot explique d’abord le côté singulier d’Amazon à côté des autres entreprises des Gafa : l’utilisation massive de main d’œuvre.

« [Jeff Bezos] conçoit Amazon comme une entreprise proche des gens. Et de fait, Amazon allie les éléments actuels les plus high-tech – algorithmes, intelligence artificielle ou électronique – à des éléments typiques de l’usine traditionnelle. Si vous allez chez Google ou Facebook, vous trouverez quelques dizaines de milliers d’ingénieurs, Amazon de son côté emploie plus d’un million de cols-bleus. C’est une entreprise monde qui marie aussi bien des éléments du XXème et du XXIème siècle, le salariat de masse et les nouvelles technologies, le territoire et le cloud, les axes routiers et les autoroutes de l’information »

Et en effet, nous avons vu que dans les immenses entrepôts, il y avait encore beaucoup d’humains qui travaillaient à côté des robots.

Le chef robotique d’Amazon, Tye Brady avait même une vision symphonique de ce travail commun.

Mais dans l’esprit de Jeff Bezos, la symphonie de ses entrepôts a vocation dans l’avenir à faire de moins en moins appel aux humains,

« Amazon investit massivement en vue d’avoir les entrepôts les plus connectés possibles : en quelques années, Amazon est passé de 7 à 5 employés pour un robot , et ce ratio va continuer à se resserrer, pour que la présence humaine soit de moins en nécessaire dans ses entrepôts »

Même les livraisons, dans sa vision d’avenir, devront économiser la ressource humaine :

« Jeff Bezos a parié très tôt sur les livraisons par drone, mais celles-ci paraissent difficiles à mettre en œuvre. En revanche, on peut penser que les véhicules autonomes pourront être utilisés pour livrer des colis à moindre coût. Amazon emploie déjà un robot à six roues, Scout, dans quelques villes test pour effectuer des livraisons »

Bien sûr cela aura pour conséquence des licenciements de masse. :

« Amazon a déjà lancé un programme de reconversion de ses salariés vers des métiers de la santé ou de l’éducation. Jeff Bezos a affirmé que la vocation des hommes n’était pas d’occuper les emplois pénibles, mais que le monde serait meilleur, s’il y avait plus de médecins ou de profs – au moins un par enfant -rémunérés grâce à un revenu universel. »

C’est une vision résolument progressiste !

Il faut constater cependant que pour l’instant, Amazon implante des entrepôts dans des territoires en présentant deux arguments : le premier est qu’il pourra ainsi mieux livrer ses clients, le second prétend qu’il crée ainsi de nombreux emplois.

Le premier peut s’entendre.

Le second est plus problématique. Nonobstant que la création d’emploi d’Amazon n’est pas nette car la conséquence de son développement conduit à des suppressions d’emplois dans d’autres commerces. Il y a des discussions sur le fait de savoir si le solde est positif ou négatif. Mais le plus problématique est que ces emplois sont destinés à disparaître.

Je m’interroge sur la multiplication d’emplois de professeurs et de médecin payés grâce à un revenu universel, c’est-à-dire, probablement, très modestement. Il va de soi que la rémunération de Jeff Bezos, quant à elle, n’a que vocation à croitre.

En dehors de ce sujet de la rémunération, est-il envisageable, même avec une formation solide et performante, de pouvoir faire évoluer les femmes et hommes qui travaillent dans ces entrepôts vers des métiers de professeurs, de médecins ou d’infirmiers ?

Je ne voudrais pas apparaître comme le défenseur des métiers pénibles, mais je m’interroge : tout cela est-il bien réaliste ?

Il y encore un peu de temps : « Amazon estime que le remplacement de ses employés par des robots prendra au moins dix ans »

« Si l’utilisation future de l’intelligence artificielle et de la robotique au sein du réseau logistique d’Amazon ne fait aucun doute, reste à savoir quand ces machines prendront en charge la totalité du travail sur les plateformes de la société américaine. La réponse semble toutefois actée, à en croire le Monsieur robots d’Amazon, Scott Anderson. Selon lui, l’automatisation totale des chaines de préparation de commandes au sein des entrepôts de la société ne sera pas effective avant un délai d’au moins dix ans.

Malgré la place avancée prise par les robots et l’automatisation dans des entreprises comme Amazon, il semblerait que le développement de robots capables de gérer correctement et sans encombre une commande de A à Z soit jusqu’ici compliqué. Leurs actions sont pour le moment limitées aux tâches répétitives ou au traitement de certaines marchandises. L’intervention humaine semble quant à elle encore indispensable à la réalisation de travaux spécifiques de reconnaissance et de manipulation, notamment dans la gestion de produits frais. »

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Vendredi 18 juin 2021

« Une symphonie d’humains et de machines travaillant ensemble. »
Tye Brady chef robotique d’Amazon,

Au centre de la réussite d’Amazon, se trouve l’entrepôt ultra moderne, construit, réalisé et pensé avec les outils modernes.

Car Amazon n’est pas une épicerie, ce n’est pas non plus une librairie avec des femmes et des hommes qui lisent des livres, possèdent une culture littéraire, une sensibilité artistique et qui pourront vous conseiller et vous trouver le livre que vous aimerez. Et il en va de même pour la musique ou tous les autres produits vendus.

L’important pour Amazon c’est d’avoir tous les produits, tous les livres que les gens veulent acheter

Si vous avez besoin d’un conseil, Amazon se tournera vers les millions de données qu’il a engrangés dans ses big data. Il pourra ainsi dire quels sont les produits les plus vendus, mais aussi dans des domaines beaucoup plus ciblés que si vous achetez ce livre, peut être que cet autre livre peut vous intéresser parce qu’il existe 10, 15 ou peut être 100 personnes qui ont acheté le premier livre et qui ont aussi acheté le second. Nul besoin de faire appel à un spécialiste ou simplement à quelqu’un qui a un peu lu ce livre pour en connaître le contenu et se trouve capable, grâce à son expérience de faire des liens cognitifs avec un autre livre.

Le numérique ouvre d’autres perspectives, mais pour cela il faut penser de façon différente comme l’avait dit jadis Steve Job : « think différent ».

Jeff Bezos et ses collaborateurs ont mis en pratique cette manière d’être disruptif.

Je reconnais que l’être de culture peut être choqué voire révolté de la manière dont j’ai décrit les conseils de lecture que sait donner le numérique. Il faut être juste : grâce à l’intelligence artificielle il est possible d’analyser le contenu d’un ouvrage et s’il s’agit d’un document technique d’en tirer un jugement pertinent. Mais revenons au cœur du sujet : l’entrepôt Amazon.

Quand vous disposez du numérique, d’immenses bases de données et

  • que vous êtes capables d’identifier chaque produit dont vous disposez par un code barre
  • que vous êtes capable de repérer chaque petit endroit sur une étagère, dans un lieu précis de l’entrepôt. Bref de connaître exactement une adresse d’une cellule de rangement

L’efficacité commande à ce que vous rangiez de manière différente. Vous n’allez plus ranger les livres avec les livres et les produits vaisselles entre eux. Vous allez simplement ranger le produit qui vous arrive, au premier endroit libre qui peut l’accueillir. C’est ce qu’on appelle le rangement aléatoire. Grâce aux outils numériques vous trouverez le produit que vous cherchez immédiatement.

Et je vous laisse visionner <cette video> qui vous expliquera beaucoup de choses et à 3:50 vous révélera pourquoi cette manière de ranger, de manière aléatoire et répartiesur tout le site, est beaucoup plus efficace et rapide pour mobiliser les produits au moment des commandes.

Sur nos ordinateurs, nous autres archaïques avons l’habitude comme à l’époque des dossiers papier, de ranger nos fichiers dans des répertoires, sous répertoires, sous sous répertoires etc.

C’est très bien de faire ainsi, c’est rassurant, cela nous rappelle notre jeunesse. Mais ce n’est pas efficace. Ce qu’il convient de faire, c’est de donner des noms précis et intelligibles aux fichiers puis de les enregistrer n’importe où ou plutôt dans un répertoire unique. Ensuite vous utilisez les outils de recherche numérique pour retrouver votre fichier. C’est beaucoup plus efficace et rapide.

Amazon n’est donc pas une librairie, ni une épicerie mais une formidable, une exceptionnelle entreprise de logistique.

Ces entrepôts se modernisent de plus en plus, les robots prennent de plus en plus de place et la place de l’humain régresse.

D’ailleurs les entrepôts sont désormais divisés en deux : l’espace des robots et l’espace des humains, avec à la frontière des lieux d’échanges.

Jeff Bezos qui se voit comme bienfaiteur de l’humanité souhaite que les robots déchargent les humains de toutes les tâches ingrates et pénibles pour leur laisser le temps et le loisir de s’occuper de tâches et d’activités intéressantes et valorisantes.

Actuellement il existe encore beaucoup de tâches ingrates faites par les humains mais ils sont aidés par les robots.

Et j’ai trouvé la phrase que j’ai mise en exergue sur <cette page> sur laquelle on lit :

« Amazon robotic chief, Tye Brady, has an optimistic view: « The efficiencies we gain from our associates and robotics working together harmoniously — what I like to call a symphony of humans and machines working together — allows us to pass along a lower cost to our customer. »

Ce qui doit pouvoir se traduire ainsi :

« Le chef robotique d’Amazon, Tye Brady, a une vision optimiste : « L’efficacité que nous tirons de la collaboration harmonieuse de nos associés et de la robotique – ce que j’aime appeler une symphonie d’humains et de machines travaillant ensemble – nous permet de répercuter un coût inférieur sur notre client. »

Vous verrez dans cette vidéo «Amazon ou le territoire des robots » une intervention de cet homme résolument optimiste qu’est Tye Brady.

On m’a raconté que les élèves ingénieurs revenant d’un stage dans un entrepôt Amazon sont le plus souvent fascinés par l’intelligence et l’organisation qu’ils y rencontrent.

Amazon n’appelle pas ces lieux des entrepôts mais des « centres de distribution »

L’amélioration, la robotisation de plus en plus poussé n’ont qu’un but : satisfaire toujours mieux le consommateur à un prix toujours plus concurrentiel. La conséquence en est un chiffre d’affaires et des bénéfices en perpétuel hausses.

Nous ne vivons pas dans le monde des bisounours. La pression et les conditions de travail des associés humains des robots peut être pénible comme le raconte sur « Brut » une ancienne employée

Dans « Le Un » est cité un extrait de «Nomadland», le livre de Jessica Bruder qui avait fait l’objet du <mot du jour du 7 mars 2019> et qui parle de ces seniors qui voyagent dans leur mobil home à travers les États-Unis pour trouver un job.

Jessica Bruder raconte son expérience dans ces entrepôts d’Amazon dans lesquels, même les robots peuvent sortir de leur rôle et participer à des actions anarchiques. J’en partage un extrait :

« Ma formation commence un mercredi matin : trente et une personnes sont réunies dans une salle de classe sur le site logistique d’Amazon. « Vous allez effectuer un travail très physique, nous prévient notre instructrice. Vous allez sans doute vous agenouiller mille fois par jour, et je n’exagère pas. Fessiers en acier, nous voilà ! Compris ? » Des ricanements éclatent dans l’assistance. […]

Notre formatrice, elle-même nomade en camping-car [explique…] « Les campeurs sont appréciés pour leur intégrité, leur ponctualité et la qualité de leur travail. Nous savons ce qu’est le boulot. Et Amazon compte sur des gens comme nous. Des gens qui ont de l’expérience, et qui assurent un max ! », […]

Tous ensemble, nous allons être formés pour travailler dans une unité appelée Inventory Control Quality Assurance, ou ICQA. Le boulot n’est pas très compliqué en soi : il s’agit de scanner la marchandise pour vérifier l’état de l’inventaire. Mais nous découvrirons très vite que notre entrepôt (le plus grand de tout le réseau Amazon, d’après notre formatrice, et comparable en taille à plus de dix-neuf stades de football réunis) est un véritable labyrinthe. Plus de trente-trois kilomètres de tapis roulants acheminent des paquets à travers le site. Ils font un fracas de train de marchandises et s’enrayent pour un rien. […]

Durant notre formation, nous apprenons également que notre usine est l’un des dix centres de distribution Amazon où est testée l’utilisation de robots « sherpas ». Ces engins orange pèsent plus de cent vingt kilos et ressemblent à des aspirateurs automatiques géants. Techniquement, ce sont des « unités motrices » mais, pour la plupart des employés, ce sont simplement les « Kiva », du nom du fabricant imprimé sur chacun d’eux en gros caractères d’imprimerie. Ils se déplacent à l’intérieur d’une immense cage sombre – après tout, les robots n’ont pas besoin de lumière pour voir – dans une zone appelée « atelier Kiva ». Leur mission : transporter des blocs de linéaires garnis de marchandises vers les postes de travail des humains, situés en périphérie de leurs cages. Personne, hormis les membres de l’unité « Amnesty », n’est autorisé à accéder à l’atelier Kiva, même quand les produits dégringolent des étagères. […]

J’ai déjà entendu tout et son contraire à propos de ces fameux robots Kiva. Ils incarnent soit le fantasme de tout expert de l’efficacité, une innovation censée libérer l’humanité des besognes exténuantes, soit le funeste présage d’une dystopie où le travail manuel deviendra obsolète et le fossé de séparation entre les riches et les pauvres, un abîme infranchissable. La réalité, moins polémique et plus cocasse, est digne d’une version contemporaine des Temps modernes de Charlie Chaplin. Nos formateurs nous régalent d’anecdotes de robots indisciplinés. Comme le jour où les Kiva ont tenté de s’échapper par un trou dans le grillage. Ou la fois où ils ont essayé d’emporter une échelle sur laquelle était monté un employé. En de rares occasions, il a pu arriver que deux Kiva se rentrent dedans – alors qu’ils transportaient chacun trois cent soixante-quinze kilos de matériel – tels deux supporters de foot ivres. Parfois, ils font tomber des marchandises. Et parfois, même, ils les écrasent. En avril, une bombe de spray anti-ours (grosso modo, une bombe lacrymogène puissance industrielle) est tombée d’un linéaire pendant son transport et s’est fait rouler dessus par un autre robot. L’entrepôt a dû être évacué. Les infirmiers ont soigné sept ouvriers à l’extérieur. Un autre a été conduit aux urgences, en proie à des problèmes respiratoires.[…]

Je commence à scanner les codes-barres d’une myriade d’articles allant des godemichés (fabricant : « Cloud 9 », modèle « Delightful Dong ») aux kits de revêtement adhésif pour armes à feu de chez Smith & Wesson (texture lisse ou granulée) en passant par les cartescadeaux cinéma à 25 dollars (il y en a cent quarante-six au total, et il faut toutes les scanner). Un jour, je vois un robot Kiva transportant un bloc de linéaires se diriger vers mon poste de travail. Des relents nauséabonds me sautent aux narines à son approche. Bizarrement, cette odeur m’évoque… la fac. Une fois sa cargaison déposée devant moi, je découvre dix-huit boîtes d’encens au patchouli attendant d’être scannées. Leur parfum m’imprègne les doigts. Je lutte contre la nausée, termine mon travail et appuie sur un bouton pour renvoyer le robot. Trois autres attendent déjà leur tour, rangés derrière lui telle une fratrie de labradors bien dressés. Tandis que le bloc d’étagères parfumées s’éloigne, un autre, frais et inodore, prend sa place. Hélas, cinq minutes plus tard, le robot patchouli revient. Je re-scanne toutes les boîtes d’encens et le renvoie une deuxième fois. Pour le voir revenir quelques minutes plus tard. Je me pose une question : puis-je m’appuyer sur cette expérience pour affirmer que les humains sont plus intelligents que les robots ? ou le robot me traite-t-il par le mépris en m’imposant de revérifier sans cesse mon travail, histoire de choisir le meilleur résultat entre les trois ? »

Dans une approche rapide, Amazon est attentif au confort et à l’hygiène de ses employés. Si on creuse un peu, il semble surtout qu’Amazon tient à conserver une main d’œuvre efficace et servile pour continuer à faire tourner l’entrepôt et les livraisons à une cadence infernale :

« En plus des robots rebelles, il nous est recommandé de faire attention au surmenage. « PRÉPAREZ-VOUS AUX COURBATURES ! » met en garde une affiche dans la salle. L’un de nos instructeurs nous explique d’un air goguenard qu’on peut s’estimer heureux d’avoir connu une bonne journée au travail « si on n’a pas dû avaler plus de deux cachets de Tylenol le soir ». Des distributeurs automatiques proposent des boîtes d’analgésiques génériques aux employés. Si vous préférez une marque précise, ou si vous carburez plutôt aux boissons énergisantes, vous pouvez aussi en acheter en salle de pause. […] Un immense calendrier révèle qu’à ce stade du mois de novembre, il y a eu au moins un « incident » par jour lié à des problèmes de sécurité. Notre guide nous désigne le « mur de la honte » où sont affichés les profils anonymes d’anciens travailleurs déshonorés. Chacun est illustré d’une image au format clipart : la silhouette noire d’un crâne barrée du mot « ARRÊTÉ » ou « LICENCIÉ » en lettres rouges. Un employé a volé des iPhone qu’il cachait dans ses boots à bouts métalliques. Un autre s’est fait prendre en train de manger de la marchandise au lieu de la ranger dans une alvéole (pour la somme de 17,46 dollars, précisait-on sur sa fiche). Le mot d’ordre est « discipline ».

On nous demande de marcher le long de sentiers balisés au sol par du scotch vert ; si quelqu’un coupe un virage, notre guide le sermonne.

Dans les toilettes, je découvre à l’intérieur de ma cabine un nuancier de couleurs allant du jaune pâle à un terrifiant rouge marron. La légende me propose d’identifier laquelle correspond le plus à celle de mon urine. Verdict : je ne bois pas assez d’eau. »

Entre fascination et rejet, le cœur de la machine à satisfaire le consommateur nous révèle ainsi son ingéniosité mais aussi le coût humain de cette quête de l’efficacité et de la démesure »

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Jeudi 22 avril 2021

« Me voilà prêt à pédaler pour vous nourrir ! »
Julien Blanc-Gras

Il parait qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du boulot. Et il est exact que si on traverse la rue, il est possible de trouver un travail de coursier ou de livreur pour Uber eats ou deliveroo ou une autre plate-forme qui permet de gagner un peu d’argent mais au prix de beaucoup d’efforts et de renoncement.

Julien Blanc-Gras est journaliste et écrivain. Il est né en 1976 et a surtout écrit des récits de voyage. Son prochain livre, « Envoyé un peu spécial » doit paraître chez Stock le 27 avril. Le résumé de ce livre est le suivant :

« Tout peut arriver en voyage. Au fil de ses aventures dans une trentaine de pays, Julien Blanc-Gras raconte les galères et les instants de grâce, les no man’s land et les cités tentaculaires, les petits paradis et quelques enfers. On y rencontre un prêtre shintoïste et un roi fantasque, une star du cinéma nigérian et un écrivain américain, un gardien de phare et un héros national – parmi tant d’autres portraits qui peuplent ces récits et cette planète.
Sur une montagne sacrée du Népal ou sur une île déserte d’Indonésie, au fin fond du Kansas ou dans l’agitation de Kinshasa, Julien Blanc-Gras rend compte de notre époque sans jamais asséner, démontrer ou pontifier.
« En s’éloignant de chez soi, on se rapproche de l’universel. »

Julien Blanc-Gras a donc traversé la rue et pour la finalité d’un récit et d’un article dans « L’Obs » : < une semaine dans la vie d’un livreur Uber-Eats, par Julien Blanc-Gras > a exercé un boulot de livreur pendant une semaine.

Il raconte sa première course :

« Le jeune homme qui ouvre la porte est vêtu d’un slip. Un joli slip rouge, de bonne facture, propre. Rien d’autre. Je pensais, naïvement, qu’on se permettait d’ouvrir en petite tenue aux inconnus dans un seul cas de figure : un scénario de film porno. Mais il n’y a pas de caméra et l’homme en slip ne m’invite pas à entrer d’une voix enjôleuse. Il grommelle un vague « merci » quand je lui remets sa commande, avant de me claquer la porte au nez. C’est ma première course, et je viens de saisir l’essence de mon nouveau métier : le livreur, c’est celui qu’on croise (sur le pas de la porte) et qu’on ne regarde pas vraiment. »

Julien Blanc-Gras rappelle le contexte d’évolution ou d’explosion de ce métier qu’on trouve de l’autre côté de la rue :

« Postez-vous à la fenêtre après 18 heures. Vous verrez le défilé permanent des deux-roues chevauchés par des êtres munis de sac siglés Deliveroo, Uber Eats ou Just Eat. Avec les confinements, les couvre-feux et la fermeture des restaurants, la livraison de nourriture à domicile s’est imposée dans nos vies urbaines. Deliveroo, présent dans 300 communes françaises, a annoncé une hausse de 64 % de son activité en 2020. Chez Uber, qui revendique 12,5 millions de téléchargements de son appli en France, les livraisons génèrent depuis l’été dernier plus de chiffre d’affaires que l’activité VTC. Ils seraient environ 60 000 à sillonner ainsi les artères de nos villes, petits globules transportant les protéines destinées à nos estomacs calés devant Netflix. »

L’écrivain journaliste s’est ainsi immergé dans ce travail pour pouvoir comprendre et témoigner. Après une formation succincte, sans jamais rencontrer un être humain, il va pouvoir commencer :

« J’installe mon téléphone sur le guidon du vélo, j’enfile mon casque et m’empare de mon sac 70 litres Uber Eats. Me voilà prêt à pédaler pour vous nourrir. Mon activité sera désormais dictée par l’algorithme, qui me géolocalise pour dénicher des courses à la rémunération prédéfinie, que je suis libre d’accepter ou pas. « Gagnez de l’argent à votre rythme », c’est la promesse. »

Les plateformes ont trouvé cet interstice pervers de notre droit de faire travailler, pour eux, des gens qui ne sont pas leurs employés. Et de cette manière, ils parviennent à externaliser des coûts, comme l’achat des outils de travail :

« De mon côté, j’ai été contraint d’acquérir le sac Uber Eats à 69,90 euros pour avoir le droit de travailler pour eux, tout en me transformant en publicité ambulante. »

Il y a bien sur les problèmes techniques : ne pas renverser les soupes dans le sac et puis outre les plateformes il y a la relation avec les fournisseurs de repas. Ces activités sont déployées dans une situation de compétition exacerbée et soumis aux notations sans compassion des utilisateurs :

« Je suis parti depuis moins de deux heures quand survient la première catastrophe : l’appli a pompé la batterie en un clin d’œil, mon téléphone tombe en rade en plein rush de midi.
« T’as le numéro de livraison ? me lance le manager du Subway sans dire bonjour.
– Attendez, j’ai un problème technique, désolé.

– Pfff… »

Dix secondes plus tard : « Bon, t’as trouvé ? » Le manager du Subway me tutoie et me rudoie, alors qu’on n’a pas gardé les sandwichs ensemble. Mon téléphone se réactive miraculeusement, me préservant d’un fiasco dès le premier jour, ce qui aurait immanquablement altéré ma note. Cette notation opérée par les clients tournoie comme une épée de Damoclès au-dessus du casque du livreur car « un taux de satisfaction de 90 % est requis pour pouvoir continuer à se connecter ». On n’a pas vraiment droit à l’erreur ni à la malchance. »

Et finalement, le livreur, dans ces temps particuliers de pandémie, se trouvent souvent très seul dans les rues de la ville et parfois dans des conditions climatiques compliquées.

« La première soirée met ma motivation à rude épreuve. La météo est apocalyptique, et je serais bien resté à la maison pour regarder PSG-Barça, mais une double commande de pizzas se présente. Une double commande, ça ne se refuse pas, il y en a pour 7,62 euros, c’est le jackpot. Je m’extirpe de mon doux foyer pour braver les trombes d’eau et les rafales de vent. Je pédale dans la nuit, où seuls mes congénères se déplacent. Plus une âme qui vive, encore moins qui travaille. Même les prostituées chinoises du boulevard de la Villette ont pris leur RTT, elles qui bossent le 25 décembre comme le 1er mai. Je suis trempé, j’ai froid, je mène ma mission à bien. Des gens comptent sur moi pour se gaver de junk-food à la mi-temps, je ne dois pas les décevoir. Une course chasse l’autre. Je tourbillonne autour de la place de la République, bien fournie en fast-foods, pendant que Kylian Mbappé élimine les Catalans. D’ordinaire pointilleux sur le respect du Code de la Route, je me surprends à griller les feux rouges et à rouler sur les trottoirs sans vergogne. En évitant l’accident, si possible. On a recensé au moins cinq livreurs décédés au travail en France depuis 2019. « Chez Uber, nous avons à cœur votre sécurité. » Chez le livreur, on a à cœur d’arriver à temps pour ne pas voir sa note baisser et ses revenus diminuer. Bilan du jour 1 : je suis resté en ligne, et donc disponible, pendant sept heures vingt-sept. J’ai effectué dix courses et récolté 46,49 euros (dont 2,27 de pourboires). »

Pour replacer ces montants dans un contexte connu : au 1er janvier 2021 le smic journalier pour 7 heures de travail en France, s’élèvent en brut à 71,75 € et en net à 56,77 €. Globalement sur sa semaine de travail, Julien Blanc-Gras a évalué sa rémunération à 3,74 euros de l’heure donc pour 7 heures de travail à 26,18 euros la journée en précisant : « J’ai parcouru une centaine de kilomètres dans Paris pour effectuer trente-deux livraisons en trente-cinq heures d’astreinte (durant lesquelles je n’ai refusé qu’une poignée de courses). »

La rémunération est calculée par un algorithme qui ajoute à l’incertitude qui pèse sur le travail du livreur :

« Les coefficients sont complexes à comprendre. Avant, la tarification était lisible. Désormais, ça manque de clarté. L’algorithme est opaque, dénonce Arthur Hay, secrétaire général du syndicat CGT des coursiers à vélo de Gironde (le premier du genre en France). Surtout, la rémunération est en baisse constante depuis des années. Il faut travailler une soixantaine d’heures par semaine pour vivre décemment.»

Quelquefois des clients marquent un élan de générosité, oserais-je dire d’humanité :

« Ce billet de 5 euros tendu par une jeune femme dans le Sentier m’a réchauffé le cœur après un trajet glacial. A l’usage, je constate qu’environ une personne sur six laisse un pourboire. »

Le livreur occupe, dès lors, une place centrale dans notre société de consommation et voit des comportements…

« Etre livreur, c’est disposer d’un poste d’observation furtif sur l’intimité d’une société sous pandémie. Il faut savoir que des gens commandent des Big Mac à 10 heures du matin. Je regarde l’adresse de livraison : elle se situe en face du fast-food, à moins de 20 mètres. Il s’agit sans doute d’une personne dans l’incapacité de se déplacer. Pas du tout, c’est une étudiante en pleine santé physique. Peur de sortir par crainte du virus ? Agoraphobie ? Dépression ? Ou, tout simplement, une bonne grosse flemme. Si les seniors, moins à l’aise avec les outils numériques, ne font pas partie de ma clientèle, les plus jeunes n’hésitent pas à se faire livrer trois fois rien. Dans la foulée, je vais récupérer des commissions chez Carrefour. Le sac est léger. Il ne contient qu’une baguette et un paquet de sucre. C’est tellement peu cher de se faire livrer, une poignée d’euros. Avec certaines formules d’abonnement, c’est même gratuit. Pourquoi se priver ? »

La toute-puissance de la plateforme, l’absence humaine dans les relations de travail nous emmène dans un monde sans sentiment, sans chaleur.

« Le lendemain, je néglige trois propositions de courses. Je reçois ce message : « Vous ne semblez pas avoir accepté de commandes depuis un moment. Vos commandes sont interrompues. » Sérieusement, l’algorithme ? Tu m’as fait poireauter deux heures sous la pluie hier et tu m’ostracises aujourd’hui parce que j’ai raté trois courses ? Sans même parler du fait que je trouve désormais naturel de m’engueuler à voix haute avec une machine.

A mon grand soulagement, je peux me reconnecter quelques minutes plus tard. J’ai l’impression d’avoir reçu un avertissement. « C’en est un, confirme Arthur Hay. Vous ressentez la pression de l’algorithme. La sonnerie, c’est l’ordre de réagir et de se mettre en mouvement. » La promesse de flexibilité semble avoir ses limites. « Ils n’ont pas le droit de nous virer parce qu’on refuse des commandes, mais ça arrive quand même. Des gens sont débranchés, sans explication, et ils ne peuvent plus travailler. » Quand Arthur a lancé un mouvement de grève pour dénoncer ces pratiques, son compte Deliveroo a été désactivé. « Je n’ai jamais eu de motif. Et c’est impossible de parler à quelqu’un. » Dur de lutter contre une adversité invisible. Parmi les revendications syndicales des livreurs se trouve donc celle-ci : pouvoir discuter avec un interlocuteur en chair et en os. »

Le monde numérique contrôle, cible, le livreur est cerné :

« D’autres types de messages me parviennent. Comme je figure dans la base de données, je reçois des publicités ciblées. « Découvrez nos partenariats réservés aux coursiers, Julien ! » Je bénéficie de « nombreuses offres exclusives ». « Un vélo à réparer, une facture à régler, les charges d’autoentrepreneur qui tombent au mauvais moment ? FinFrog propose une solution simple et rapide pour obtenir des microcrédits allant de 200 euros à 600 euros. La demande se fait en 5 minutes, 100 % en ligne. » Si on avait l’esprit mal tourné, on pourrait se dire que les plateformes optimisent la rentabilité d’une précarité qu’elles ont elles-mêmes organisée. »

Et avec tout cela les plateformes ne parviennent pas à gagner de l’argent même s’ils entrent en bourse et trouvent des investisseurs qui profitent des hausses des prix des actions : <Deliveroo annonce une perte de 261 millions d’euros> en 2020 avant son introduction en bourse. Un article plus ancien <Deliveroo, Uber Eats… toujours plus de clients sans gagner le moindre centime> explique la stratégie de ces nouveaux capitalistes.

Sa conclusion est touchante :

« On peut trouver du travail en traversant la rue, c’est vrai. Pour en vivre dignement, il faut toutefois traverser beaucoup, beaucoup de rues, en grillant quelques feux rouges au passage. Je rentre chez moi le mollet renforcé, les fesses endolories et le dos en compote. Pas le courage de me mettre à cuisiner. Je vais commander à manger. »

Voilà la société de la consommation simple comme un clic. Il faut toujours un prolétariat pour que la vie des consommateurs soit simple et peu onéreuse. Un prolétariat qui doit discuter avec des machines.

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Lundi 2 mars 2020

« On ne supporte pas d’attendre sur internet »
Xavier de la Porte

Le weekend end m’a permis de lire Intégralement le livre <4> d’Alexandre Laumonier dont j’ai parlé vendredi.

Ce livre est très détaillé et explique de manière précise cette course à la vitesse des traders haute fréquence.

Il explique aussi que la nature intervient dans ces communications. Ainsi lorsqu’il pleut les ondes radios sont ralenties. Ce qu’il traduit par cette belle phrase :

« Quand il pleut dans l’Ohio, la liquidité diminue dans le New Jersey ».

Dans le dernier mot du jour j’avais écrit :

« Mais avant de condamner, il faut comprendre pourquoi les hommes, dont nous faisons partie aspirent à cette vitesse. Mais cette réflexion attendra un autre mot du jour. »

Et c’est pourquoi je reviens au podcast de Xavier La Porte qui m’a fait découvrir cette histoire : <Le pylône qui valait 5 millions de dollars>

Xavier de la Porte interrogeait Alexandre Laumonier.

Et il a terminé son dialogue par cette réflexion et cet échange :

Xavier de la Porte :

« Est-ce que cela pourrait se ralentir. Sommes-nous condamnés à une accélération sans fin ? »

Alexandre Laumonier :

« Il faudrait trouver un cas où quelqu’un a décidé de ralentir. Je ne pense pas que cela soit arrivé. Il y a quand même une limite ultime : la vitesse de la lumière dans le vide. Le paradigme einsteinien reste d’actualité. Aux Etats-Unis ils sont à plus de 99% de la vitesse de la lumière pour la transmission des informations dans le trading de haute fréquence. C’est pour cela qu’is se battent pour des micros secondes. »

Xavier de la Porte :

« Ce qu’Alexandre Laumonier décrit c’est une tendance globale. Une sorte de pulsion humaine. Mais cela apporte une autre hypothèse.

Cette tendance à la vitesse, cette quête de la vitesse, elle n’est peut-être pas propre au trader à haute fréquence.

D’ailleurs, selon ce que j’ai pu voir, certains câbles, ont été cofinancés par des sociétés de trading mais aussi par d’autres qui n’ont rien à voir.

Et quand je pose la question à Alexandre Laumonier, il me parle spontanément d’Amazon. »

Alexandre Laumonier :

« Il y a tant d’ordres qui sont passés sur Amazon qu’il faut que les machines réagissent très vite. Et comme Amazon est dans le monde entier, il faut que ces informations transitent le plus vite possible. Je sais qu’Amazon est à une ou deux millisecondes près pour cela.

C’est parce qu’il y a tellement de gens sur le site qu’il faut que le système tourne à ces vitesses sinon vous allez cliquer et attendre 10 secondes une réponse. Dans le monde où on est, quand on clique on attend une ou deux secondes, s’il faut attendre 3 secondes on dit qu’il y a un bug, 4 secondes on dit que le site ne marche plus, au bout de 10 secondes on passe à autre chose. C’est pour cela qu’Amazon est à 2 millisecondes près. »

Xavier de la Porte :

« Le problème c’est que cette vitesse on la désire, tous.

On peut faire les atterrés, en trouvant fou que des sociétés de trading de haute fréquence dépensent des millions d’euros pour gagner des millisecondes mais ce ne sont pas les seuls. Et s’ils ne sont pas les seuls, c’est parce que collectivement nous ne supportons pas que ce qui pourrait aller vite, aille lentement.

Et c’est vrai que si on réfléchit à ce que c’est qu’un achat sur Amazon, on pourrait accepter quelques secondes entre l’ordre et sa réception.

En fait non, on ne le supporte pas. Et là ce ne sont plus les traders qui sont appâtés par le seul gain qui sont les commanditaires de la vitesse, là avec Amazon c’est nous qui sommes les commanditaires de cette vitesse, nous les consommateurs lambda.

Voilà, c’est un peu la leçon de morale du jour. »

Je pourrais m’en tirer en disant que je n’achète pas chez Amazon, ce qui est exact.

Mais hélas, je dois reconnaître ou plutôt me reconnaitre dans cette impatience derrière le clic et l’attente devant un site sur lequel je consulte ou achète.

Il est très simple de croire que la révolution n’est qu’à l’extérieur de nous, qu’il suffirait de faire dégager un certain nombre de « nuisibles » et « d’importuns » pour que tout aille mieux.

Ce n’est pas aussi simple une grande partie des problèmes se trouve à l’intérieur de nous, dans nos désirs sans limites, notre impatience…

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Mercredi 26 février 2020

« On commencerait par la perruque, et à la fin de l’histoire, on l’enlèverait comme si de rien n’était.  »
Léonor de Récondo

Je continue à picorer dans le « Un » qui pose cette question qui pour certains est parfaitement stupide, qui pour d’autres entraîne une réponse affirmative évidente ;  « Les riches sont-ils trop riches ? »

Hier nous étions dans le concept : comment déterminer le seuil à partir duquel on est riche ?

Nous avons surtout compris que le plus souvent le riche c’était l’autre.

Et pourtant les grands philosophes nous le disent et nous le savons intimement : l’argent ne fait pas le bonheur. Ou plus exactement, il fait une partie du bonheur jusqu’à un certain niveau, mais au-delà plus du tout.

Aujourd’hui, à l’aide de Léonor de Récondo, je vous invite à regarder la grande richesse à hauteur d’homme.

Pour être précis, il ne s’agit pas de la richesse, mais du comportement d’hyper riches quand ils se laissent aller à exprimer pleinement leur hubris.

Le « Un » rapporte donc ce récit de Léonor de Récondo, qui fait débuter son récit à l’hôtel des menus plaisirs de Versailles :

« On commencerait par la perruque, oui c’est ça. On commencerait par la perruque, et à la fin de l’histoire, on l’enlèverait comme si de rien n’était.

L’histoire officielle débute au château de Versailles, quand les invités arrivent. Ils sont escortés, ni calèches ni valets, pas encore, ils sont pour l’instant dans des berlines noires avec chauffeur, et sur leur trente-et-un. Quand la nuit tombe sur ce 9 mars 2014, ils sont à la fois excités et anxieux de ce qui les attend. Les ors, du vin et des mets, et des privilèges qui ne les protègent ni de la vulgarité ni des artifices. Quelques heures en ce château pour se chauffer au miroitement du Roi-Soleil, pour croire à ce conte de fées mis en scène et en bouche, une fois dans leur vie.

L’histoire officieuse, la mienne, commence quelques heures auparavant à l’hôtel des Menus-Plaisirs, là où a été votée l’abolition des privilèges, on a du mal à y croire. On est une cinquantaine de danseurs, comédiens, figurants et une quinzaine de musiciens dont moi. On me trouve une robe, dentelles et couleurs pastel, coupe Louis XIV, ajustée à la taille, pigeonnante au décolleté, un peu élimée, maintes fois portée. On me dit qu’elle provient du stock de la Comédie-Française. Versailles et le Français, on se prendrait presque au jeu. Manquent encore le maquillage poudré blanc, rose aux joues, une mouche de velours noir, une « galante », me précise-t-on, sur la pommette. Et puis, le filet sur le crâne avant la perruque haute, blanche, guirlande de boucles sur la nuque, épingles qui scalpent, sourire de rigueur. »

Il s’agit de la fête d’anniversaire que Carlos Ghosn a organisé au château de Versailles le 9 mars 2014.

Carlos Ghosn affirme que cette fête a eu lieu pour les 15 ans de l’Alliance Renault-Nissan.

De manière factuelle, Carlos Ghosn étant né 9 mars 1954, cette date constituait le jour de son 60e anniversaire. La date officielle de l’anniversaire de l’Alliance est quant à elle le 27 mars.

L’« Obs » cher à jean Daniel a écrit un article éclairant : « La vidéo de la folle soirée d’anniversaire de Carlos Ghosn à Versailles ».

« Un travelling dans la galerie des Glaces où des convives en smoking ou robes de soirée et des figurants costumés comme au temps de Louis XIV regardent par les fenêtres un magnifique feu d’artifice tiré des jardins du château.

Voilà comment se termine une incroyable vidéo tournée à Versailles le 9 mars 2014, lors d’une grande soirée payée 634 000 euros par la filiale néerlandaise Renault-Nissan BV et organisée le soir des 60 ans de Carlos Ghosn. Un film de huit minutes et vingt secondes tout en lustre, dorures, et excès, […] De quoi conforter la conclusion des auditeurs du cabinet Mazars qui, après avoir scruté les comptes de la filiale Renault-Nissan BV, ont jugé que cette soirée était un événement privé et en aucun cas une fête pour les quinze ans de l’alliance comme avancé par Carlos Ghosn, même si c’était le thème officiel de l’événement et du discours d’accueil du PDG : ainsi que « l’Obs » l’avait révélé en février après avoir eu accès à la première liste d’envoi des invitations, de très nombreux amis ou connaissances personnelles du PDG étaient conviés, dont quantité de Libanais, et seules de très rares relations d’affaires de l’alliance. Carlos Ghosn assure, lui, que sa soirée d’anniversaire a eu lieu le lendemain dans un restaurant parisien… et payée de sa poche. »

Baudelaire a écrit dans son « invitation au voyage »

Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.

Les hyper riches adorent le luxe et la volupté

Mais le dévoilement des faits, nous apprend aussi que les hyper riches aiment faire payer ce luxe par les autres. Ici la filiale néerlandaise de Renault-Nissan.

Dans sa conférence de presse de Beyrouth après son évasion du Japon, Carlos Ghosn <s’est défendu> avec vigueur.

Il a dénoncé une « diffamation » et a expliqué la raison de célébrer les 15 ans de l’Alliance Renault-Nissan dans un lieu aussi somptueux :

« Versailles, ce n’est pas Louis XIV, Versailles, c’est le site le plus visité en France, c’est le symbole du génie français, c’est un symbole de l’ouverture de la France sur le monde. Ce n’est pas parce que l’on veut imiter tel ou tel roi ou reine, Louis XIV ou Marie-Antoinette »

Mais il l’assure, il a même adressé un discours portant sur l’Alliance lors de cette soirée. Manque de chance, ce discours a aujourd’hui mystérieusement « disparu ».

Et pour expliquer l’absence des autres directeurs de Renault Nissan, il a aussi son argument ;

« Eh bien, c’est parce que cette fête n’était pas pour eux, cette fête était pour les partenaires et particulièrement les partenaires étrangers. Si on invite un Français à Versailles, il s’en fiche, mais si on invite un Chinois, un Japonais, un Américain, eux, ça les intéresse beaucoup. C’est pour ça qu’on a fait ça à Versailles. »

<L’Obs> a répondu à ces arguments.

« Selon nos informations, Carlos Ghosn a effectivement prononcé un discours à propos des quinze ans de l’alliance Renault-Nissan en ouverture de la soirée, avant celui de Catherine Pégard, patronne du château de Versailles.

[A propos des invités] Outre quelques personnes ayant des relations d’affaires avec Renault-Nissan, étaient présents aussi des convives dont la présence peut se justifier comme un ancien sénateur américain du Mississipi où Nissan a une usine. Mais selon nos informations, de nombreuses personnalités n’ayant aucun lien avec Renault-Nissan, en France et à l’étranger, étaient présentes à cette folle soirée. On peut ainsi citer un grand nombre de businessmen libanais, dont Raymond Debanne, Marwan Hamadé, Gilbert Chaghoury, Najil Nahas, Hussein Khalifa, Nadim Saikali, ou Maurice Sehnaoui.

Mais aussi : son beau-père et sa belle-mère Arfin et Greta Malas ; Etienne Debbané, copropriétaire avec Ghosn d’un vignoble au Liban ; Samir et Laura Lahoud, figures de la jet-set libanaise ; Amin Maalouf, écrivain libanais ; Nayla Moawad, femme politique libanaise ; Salim Daccache, l’ancien directeur du lycée jésuite à Beyrouth où Ghosn a étudié ; Mario Sarada, partenaire de Ghosn dans un complexe immobilier ; Alison Levasseur, architecte d’intérieur ; Ivonne Abdel Baki, femme politique équatorienne d’origine libanaise […] à l’issue de la soirée, une des filles de Carlos Ghosn a publié sur Instagram une photo accompagnée du mot-clef explicite #familyreunion. »


<Le Monde> nous apprend que Le constructeur automobile français Renault a annoncé lundi 24 février qu’il se constituait partie civile dans le cadre de l’enquête judiciaire en France pour abus de biens sociaux visant son ex-patron, qui a été transmise jeudi à un juge d’instruction et qui concerne cette soirée et une autre. Car en 2016, une autre soirée a été organisée dans Grand Trianon et dans le parc du château. Il s’agissait de fêter l’alliance, pardon le mariage de Carlos et de Carole, dernière épouse du franco-libano-brésilien.

Mais Léonor Récondo raconte avec beaucoup d’art cette soirée de l’intérieur :

« Une fois prêts, s’entassent dans ma Twingo un garde et deux danseuses en grand costume. On roule tête baissée à cause des perruques. Arrivés au château, on dîne avec les agents de sécurité dans les couloirs du rez de chaussée, et puis vers 19 heures, ça commence de bouger, il y a de l’agitation […] Lentement surgissent les berlines noires. Ils doivent rêver déjà, ils se préparent depuis longtemps aussi. […]

Le ballet des voitures traverse la cour d’honneur avant de s’arrêter devant la grille dorée, les invités parcourent ensuite la cour royale à pied. Le château brille de toute sa splendeur, le silence s’est posé, les touristes se sont évanouis.

Devant la porte est postée une haie de figurants habillés (déguisés ?) en gardes, lance au pied, provenant du même stock du Français. Les invités en ont plein les mirettes, les robes de soirée caresssent le pavé, les chaussures anglaises le battent. On se salue, se reconnaît, baisemain, la bise pour les intimes, quelle joie de se retrouver ! »

Et puis il y a la fête, les danses, la musique :

« Le rêve prend corps de danseuse.

Les musiciens sont répartis par petits groupes dans les différents salons que parcourent les invités jusqu’à la galerie des Batailles où est dressée l’immense table pour la centaine d’invités.

Je vais jouer du violon deux fois, d’abord dans un des salons avec flûtiste, claveciniste et chanteuse. Dans le brouhaha des pas personne ne nous écoute. On nous prend en photo, selfie enregistré, pour dire qu’on y était. […]

En livrée, le diner est servi.

Exclamation générale à la vue des pièces montées. C’est le moment où je joue avec les danseurs, le tableau que nous formons est plutôt charmant. »

Je ne connaissais pas Léonor de Récondo qui est violoniste baroque mais aussi romancière.

En 2019, elle a écrit « Manifesto » dont parle « Le Monde » dans un article « « Manifesto », le poignant hommage de Léonor de Récondo à son père »

On apprend que Léonor de Récondo est la fille d’un sculpteur espagnol Félix de Récondo, artiste épris de liberté. Sa mère Cécile était aussi artiste peintre.

Le Monde écrit :

«  La romancière prête voix, dans Manifesto, son sixième livre, à son père, qui évoque sa famille : des républicains basques espagnols, exilés en France, à Hendaye, à l’époque du franquisme. Le père, la mère, Aïta, l’oncle curé, Amatxo, qui venait dire la messe à la ferme, l’enfance de Félix au collège de Dax : « Les Landes c’est la fin de mon enfance, dit Félix, la clandestinité, la pauvreté, l’exil, la chaleur de notre famille. » Mais c’est aussi, sur la plage d’Hendaye, la découverte éblouie des corps, qu’il ne cessera plus tard de dessiner et de sculpter. »

Pour celles et ceux qui aiment voir de leurs yeux, voici <le lien> vers la vidéo que Youtube et donc Google met gratuitement à notre disposition pour que nous puissions voir quelques éclats de cette belle fête.

Le cuisinier qui a préparé le diner était Alain Ducasse.

Si vous voulez vous offrir un repas préparé par Alain Ducasse, vous devez le payer.

Un hyper riche comme Carlos Ghosn fait payer une personne qu’on appelle morale.

Un professeur de fiscalité avait dit : « Je n’ai jamais serré la main d’une personne morale, mais j’ai constaté qu’à la fin c’était toujours elle qui payait »

C’est peut-être le secret des hyper riches : il ne paie pas (toujours ?) avec leur argent, leur désir de luxe.

Le récit de Léonor Récondo se termine ainsi :

« A l’hôtel des Menus-Plaisirs, j’enlève ma perruque, je rends le costume. On me tend ma fiche de paie, 201 euros net. »

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