Jeudi 20 décembre 2018

« C’est trop cher ! »
Réflexions personnelles sur une addiction

Je sais comment conclure ce mot du jour, mais comment le commencer ?

Commençons par les impôts. Ils sont trop chers.

Ils grèvent le pouvoir d’achat, empêchent des investisseurs d’investir, les agents économiques dynamiques et nomades de toucher la juste rémunération de leurs mérites.

Les impôts paient le prix de la civilisation et du lien social de l’État providence, mais ils sont trop chers.

Les impôts servent aussi à payer des fonctionnaires, ils sont trop chers, ils sont trop nombreux.

Il y a trop d’enseignants, trop d’infirmières, trop de juges, trop de policiers… Il faut que cela coute moins cher.

Et les cotisations sociales, c’est comme les impôts ! Rare d’ailleurs sont ceux qui utilisent encore ce mot « cotisations sociales », on les appelle « des charges ». Un auditeur de France Inter, parlait de poids qu’on infligeait aux entreprises françaises dans la compétition mondiale, comme si on envoyait nos athlètes courir aux jeux olympiques avec une charge d’une dizaine de kilos sur les épaules. On ne peut pas gagner dans ces cas !

L’alimentation aussi, c’est trop cher. Je ne regarde pas la télévision et je n’écoute pas beaucoup les radios qui vivent grâce à la publicité. J’écoute, le samedi Europe 1 parce qu’il y a l’émission Mediapolis et pendant cette heure je reçois la dose extrême que je puisse supporter pour une semaine. Quasi tous les spots ont pour unique argument d’appel : c’est moins cher, décliné en promo, en offre spéciale etc. Ces publicités mettent en scène des couples qui hystérisent tel prix de 12 œufs ou d’un lot de pâtes, de cuisses de poulets ou encore d’un lot de 4 pneus. Enfin, n’importe quoi pourvu que le prix soit annoncé comme peu cher.

Jamais je n’entends une publicité qui vante la seule qualité du produit, c’est toujours le prix qui est déterminant.

Et les vêtements ? Les « fringues » comme on dit…

Jamais les conditions de fabrication ne sont évoquées…

Ah si ! Une fois lorsqu’une usine du Bengladesh à Dacca s’était effondrée, on l’avait appelé le drame du « Rana Plaza »

J’en avais fait un mot du jour : « Sommes-nous capables de regarder en face (la vie de) ceux qui nous permettent de consommer comme nous le faisons ? »

Les banques aussi sont trop chers… Il faut choisir des banques en ligne qui peuvent faire appel à des collaborateurs délocalisés qui eux aussi coûtent moins cher.

L’hôtel c’est trop cher. Il faut faire appel à des plateformes numériques qui poussent les hôtels à baisser leurs prix. Et voilà une branche d’activités qui ne peut pas vraiment être délocalisée : si vous allez dans un hôtel à Bordeaux, un salarié en Malaisie ne vous sera d’aucune utilité. Il peut être malaisien, mais il faut qu’il soit en France. Donc c’est une branche d’activité qui cherche des salariés pour faire le job et qui n’en trouve pas. C’est normal leurs salaires sont trop faibles. C’est bien sûr en raison de la rapacité des patrons. Oui, sans doute, mais c’est aussi parce il y a une forte pression sur les prix des chambres.

Et alors l’avion ? Mais enfin ! il faut absolument prendre les compagnies low cost. C’est moins cher. Vous savez que les salariés des compagnies low-cost doivent payer, sur leurs propres deniers, leur formation. Quand une compagnie low cost demande à un de ses pilotes qui habite en France de faire un vol Rome Los Angeles, c’est au pilote de payer son voyage à Rome et son hébergement avant le vol.

Le but n’est pas de multiplier à l’envie les exemples qui montrent toujours la même chose : la recherche du moins cher.

Que tous celles et ceux qui s’adonnent à cette quête quotidienne et obsessionnelle, ne soient point étonnés que le patron, le responsable, la société leur disent :

« Vous aussi vous coutez trop cher, vos salaires sont trop élevés. »

Car c’est bien cela la conclusion de toute cette addiction.

C’est cela que la mondialisation nous a offert : des produits et des services moins chers dans un monde ou peu à peu on nous fait comprendre que nous aussi, les classes moyennes des pays développés, sommes payés trop cher.

Il y là, quelque chose comme une «  dissonance cognitive. »

C’est-à-dire que nous ne voulons pas voir que le malheur que certains vivent et que d’autres craignent, à raison, pour leur futur, provient de notre appétence, notre manière de consommer, l’organisation de la production dans le monde.

Un joueur de football comme Lionel Messi pourra réclamer des sommes exorbitantes, tant que des millions de gens beaucoup plus modestes accepteront de payer des droits télés, acheter des produits chers eux car estampillés « Lionel Messi » et accessoirement quelquefois payer pour aller le voir jouer dans un stade.

Quelques autres emplois de niches ou particulièrement qualifiés et recherchés ou encore des investisseurs disposant d’une puissance financière suffisante pourront continuer à espérer une augmentation forte de leurs revenus.

Pour un salarié ou un entrepreneur de la classe moyenne normale ce sera beaucoup plus compliqué d’avoir des exigences de revenus. L’automatisation et la robotisation vont encore accentuer ce phénomène.

Des économistes savants vous expliqueraient que le fameux « pouvoir d’achat » dont parlent les « gilets jaunes » dépend de ce qu’on gagne mais aussi du prix de ce qu’on souhaite acheter. Et aussi un peu des taxes et prélèvements qui permettent une vie sociale plus harmonieuse et solidaire.

Récemment, Villeroy de Galhau, le directeur de la Banque de France était l’invité des matins de France Culture et expliquait doctement que le protectionnisme, le frein au libre-échange, bref l’arrêt de la mondialisation se paierait immédiatement par une diminution du pouvoir d’achat qui pénaliserait en premier les populations les plus modestes.

Et, il a raison.

Il y a un monde entre :

  • Le Fordisme où le patron disait : il faut que je paye à mes employés un salaire d’un niveau qui leur permette d’acheter les voitures (ou les produits) qu’ils fabriquent et que je vends ;
  • Et la situation actuelle, où l’essentiel est de maîtriser les salaires et les charges en local. Le pouvoir d’achat des salariés étant assurés par tous les produits qu’ils peuvent acheter moins cher parce qu’ils sont fabriqués ailleurs, dans des pays où les salariés sont moins payés et où le coût de la protection sociale n’obère pas les prix.

Un jour, j’étais encore au PS et nous manifestions à Lyon, je crois que c’était contre le contrat premier embauche que voulait mettre en place Dominique de Villepin. C’était pour payer moins les salariés français qui entraient sur le marché du travail, puisque le problème est qu’ils coutent trop chers. Et je me souviens d’un jeune couple qui manifestait avec 4 chaises, chacun en portant deux. Je trouvais ces accessoires baroques et je les interrogeais : « Mais pourquoi avez-vous ces chaises ? ». Et le jeune homme de me répondre avec un grand sourire :

« Avant de venir à la manifestation, nous avons vu un magasin qui vendait ces chaises à 5 euros, alors comme ce n’était vraiment pas cher, nous les avons achetés »

Comment peut-on vendre des chaises à 5 euros ? Qu’est-ce qu’il faut qui se passe en amont pour que, arrivés dans le magasin, le prix soit de 5 euros ?

Et puis, on va manifester pour que le salaire, en France, reste à un niveau acceptable ?

C’est cela la dissonance cognitive.

Bossuet écrivait : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes. »

Dans cette excellente émission « L’esprit Public » de ce dimanche, Daniel Cohen a cité Hannah Arendt (à 11:40) :

« Il faut accepter qu’on ait une société complexe. Or cette complexité n’est plus intelligible. Dans les sociétés traditionnelles que le monde industriel a portées, il y a des classes sociales, des ouvriers avec des syndicats, des ingénieurs avec leurs clubs d’ingénieurs. Tout ceci est assez visible et chacun sait qu’il a des ressources politiques, sociales, syndicales qui permettent d’exprimer une attente. Nous vivons dans un monde où tout cela est pulvérisé. [dans les années 30] Hannah Arendt disait dans son analyse de la montée du totalitarisme : on est passé d’une société de classe, où chacun comprend son intérêt et est capable de l’opposer à celui des autres, à une société de masse. Une société de masse ce sont des individus isolés qui n’ont plus la conscience collective de leurs souffrances individuelles. Ce mouvement a, autour des ronds-points, donné d’une certaine manière une dimension collective à la souffrance individuelle »

Une société de masse formée d’individus et pour être encore plus précis de consommateurs, n’a que faire des prélèvements publics, chacun préférera trouver sa propre assurance parfaitement adaptée à son profil et à ses revenus et pour le reste l’individu aimera trouver des biens et services au prix le moins cher.

Zygmunt Bauman appelle cette société d’individus et de consommateurs : « une société liquide » par opposition aux sociétés traditionnelles qui étaient des « sociétés solides »

Je ne dis pas qu’il existe une solution dans le système économique dans lequel nous vivons aujourd’hui.

Mais c’est une grande tromperie de le faire croire.

On pourra certainement avoir une société plus égalitaire mais elle sera indiscutablement plus pauvre en pouvoir d’achat.

Elle ne sera pas forcément moins désirable, mais cela induit de grands changements de comportement.

Et probablement que d’individus nous soyons à nouveau capable de faire société, peut-être plus totalement solide mais certainement un peu moins liquide.

Mais est-ce que le plus grand nombre le désire ?

Et est-il possible de faire cela dans un seul pays ?

J’ai peur que dans ce cas le reste du monde ressemble à Astérix et Obélix dans cet extrait « d’Astérix légionnaire » et que la France se trouve dans le rôle du centurion qui veut faire la pause..


Je ne dis pas que nous sommes entièrement responsables de ce qui arrive, mais nous y participons grandement quand nous oublions notre humanité, notre sociabilité, notre citoyenneté pour nous immerger dans notre seule condition de consommateur qui veut être servi tout de suite, à n’importe quelle heure, beaucoup et pour pas cher.

<1172>

3 réflexions au sujet de « Jeudi 20 décembre 2018 »

  • 20 décembre 2018 à 9 h 02 min
    Permalink

    Le shoot à la consommation ne répond pas simplement à des besoins essentiels voire simplement à des désirs mais c’est aussi un marqueur social alors pour en sortir, il faut avoir une tête bien faite et accessoirement bien remplie ce qui n’est pas si courant.
    A défaut, on peut tomber dans une autre forme de shoot, la religion par exemple…

    Répondre
  • 21 décembre 2018 à 16 h 04 min
    Permalink

    On peut même devenir végan et foutre le feu aux abattoirs!!!! ( pour poursuivre sur le précédent post)
    Je crois qu’on a cédé , avec délice, a cette super invention de la mondialisation : les producteurs en Chine ,; les consommateurs en occident!
    Rappelez vous dans les années 80 les penseurs économistes de l’époque, lorsqu’on s’inquiétait du départ de nos usines vers les pays à bas coûts, nous disaient: faisons fabriquer par la main d’oeuvre pas chère et nous nous ferons la création , nous avons l’intelligence il ont la force brute.
    L’ennui dans cette logique c’est que nous ne sommes pas tous devenus ingénieurs, ,chercheurs, docteurs dans tous les domaines, et les pays que nous avions voulu seulement producteurs sont devenus à leur tour des inventeurs, et des créateurs!
    Mais nous sommes restés consommateurs, et de plus en plus seulement consommateurs.
    et nous découvrons avec effarement que pour consommer il faut avoir des sous, et nous en avons de moins en moins puisque les outils pour en gagner ne sont plus chez nous.
    Certes, il nous reste cette « considérable réserve d’emplois « qu’est le service à la personne, non délocalisable et encore peu concurrencée par les robots.
    cette réponse dérisoire nous l’avons beaucoup entendue, mais elle est basée sur une économie circulaire , les retraités ( il s’agit surtout d’eux) paient ces services avec l’argent que cotisent ceux qui les servent! c’est en fait l’idée des monnaies locale , mais on voit bien qu’il y a une énorme faille puisque de plus en plus nous ne produisons plus les biens que nous consommons!
    et même en appliquant les principes de sobriété de Pierre Rabhi nous devons produire le nécessaire , ou accepter de nous priver de presque tout ce que nous utilisons à part la nourriture!

    Répondre
    • 21 décembre 2018 à 16 h 14 min
      Permalink

      Oui tu exprimes cela très bien Lucien

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *