Mercredi 19 décembre 2018

« La classe moyenne allemande est fracturée. Sa partie centrale subit un vrai mouvement de mobilité descendante. »
Oliver Nachtwey, un sociologue allemand cité par Brice Couturier

Le mouvement social actuel ne concerne pas la partie la plus pauvre de notre population, mais plutôt la classe moyenne inférieure, qui peut être au chômage, mais qui le plus souvent possède un emploi mais ne parvient pas à vivre convenablement de son salaire.

Souvent nous nous comparons à nos amis allemands.

Il y a un point qui fait consensus : l’économie allemande est plus forte que celle de la France, dégage une plus grande productivité et crée des surplus commerciaux avec le reste du monde, alors que la France fait l’inverse.

Il y a un autre point qui fait consensus : le taux de chômage est nettement plus faible en Allemagne qu’en France.

Et puis, il y a un sujet qui crée de grandes dissensions entre les analystes.

  • Les premiers, plutôt de gauche qui prétendent que certes il y a moins de chômage en Allemagne, mais il y a plus de pauvreté qu’en France.
  • Les seconds, plutôt de droite, considèrent cette analyse fallacieuse et affirment qu’il n’y a pas plus de pauvreté en Allemagne.

Le média d’opinion participatif « Agora Vox » est plutôt dans le premier camp surtout dans <cet article> datant de 2015:

« Selon une étude publiée par la fédération d’aide sociale Paritätischer Wohlfahrtsverband, la pauvreté en Allemagne est actuellement à son niveau le plus élevé depuis la réunification, en 1990. A noter que le Paritätischer Wohlfahrtsverband (PW) est une fédération qui regroupe environ 10.000 associations actives dans le domaine de l’aide sociale et de la santé.

Le taux de pauvreté est passé de 15% en 2012 à 15,5% en 2013, un pourcentage qui correspond à 12,5 millions de personnes.[…]

Le directeur général ce cette fédération, Ulrich Schneider, a déclaré : « Depuis 2006, on observe clairement une dangereuse tendance d’augmentation à la pauvreté (…) La pauvreté en Allemagne n’a jamais été aussi élevée et la fragmentation régionale n’a jamais été aussi sévère qu’aujourd’hui », ajoutant que l’Allemagne « a clairement un problème croissant de distribution de la richesse ».[…]

Une autre donnée, toute aussi inquiétante, c’est la forte hausse du nombre de salariés qui se situent sous le seuil de pauvreté. Ce sont aujourd’hui 3 millions de salariés allemands qui se retrouvent dans cette situation, soit une augmentation de 25% en 7 ans (2,5 millions à l’époque). […]

On peut légitimement se poser des questions sur un modèle de société qui n’est pas capable de subvenir aux besoins de sa population, et bien plus grave encore, de ceux qui ont un emploi. »

Le journal « Libération » est plus ambigüe, tout en reconnaissant une augmentation de la pauvreté. Dans un article plus récent, publié le 26 mars 2018, le journal donne la parole à Bruno Amable, professeur à l’université de Genève : <Allemagne : moins de chômeurs, plus de pauvres> :

« Cette situation favorable de l’emploi s’accompagne aussi d’une hausse des inégalités. Celles-ci concernent en premier lieu le niveau des salaires. En moyenne, ils ont recommencé à augmenter en termes réels mais ces augmentations ne concernent pas l’ensemble de la distribution des revenus. Entre 1995 et 2015, alors que les 20 % de salariés les moins bien payés connaissaient une baisse de salaire réel de 7 %, les 30 % de salariés les mieux payés bénéficiaient d’une hausse allant de 8 % à 10 %.

Autre phénomène connu, la baisse du chômage s’est accompagnée d’une hausse de l’emploi atypique (temps partiel, CDD). Celui-ci ne représentait que 13 % de l’ensemble des emplois en 1991. En 2015, c’était plus d’un emploi sur cinq (21 %) qui était atypique. Cela ne signifie pas nécessairement que tous ceux ou celles qui occupent ces emplois vivent dans la précarité, mais d’autres indicateurs témoignent d’une dégradation de la situation des personnes employées. On définit de façon conventionnelle l’emploi mal payé comme celui qui correspond à un salaire inférieur à deux tiers du salaire médian. Les emplois mal payés représentaient à peu près 16 % de l’emploi au milieu des années 90 ; ce chiffre était monté à 22 % ou 23 % dans les années 2010. »

L’article de Libération développe aussi une analyse comparative entre la France et l’Allemagne mais en prenant en compte la structure familiale (célibataire, famille bi-active, ou famille mono-active). Dans cette analyse, les résultats sont différents selon les cas.

On en conclut cependant que s’il n’est pas totalement concluant que la pauvreté soit plus forte en Allemagne, il faut reconnaître selon ces éléments que le surplus de richesse et de force économique ne lui sert pas à diminuer vraiment la pauvreté par rapport à son voisin plus fragile économiquement.

Si « les Echos » (07/03/2017) contestent l’affirmation de Benoit Hamon de la plus grande pauvreté allemande, ils concluent cependant :

« Certes, en ce qui concerne les actifs, ces derniers sont plus nombreux à vivre sous le seuil de pauvreté en Allemagne. Près de 10 % de la population active qui occupe effectivement un emploi sont pauvres chez nos voisins germaniques alors qu’ils ne sont que 7,5 % en France. Cela s’explique largement par l’existence de mini-jobs, dotés de mini-salaires, dans de nombreux secteurs d’activité en Allemagne, et notamment les services à la personne. Et la pauvreté a tendance à augmenter plus vite en Allemagne qu’en France. »

Donc l’Allemagne est un géant économique mais dans la lutte contre la pauvreté, elle ne s’en sort pas mieux que la France.

Olivier Passet de Xerfi (institut d’études économique privé) (16/05/2018) rappelle l’objectif du père de la réforme allemande Peter Hartz :

« On se souvient de la formule de Peter Hartz, l’artisan de la réforme du marché du travail allemand: « Il vaut mieux un peu de travail que pas de travail du tout ». 15 ans après ses réformes, le taux d’emploi allemand a augmenté de 10 points, tandis que celui de la France a fait du sur-place. Avec l’impact que l’on connaît sur le taux de chômage, qui aujourd’hui est à son plus bas depuis la réunification.

Le revers de la médaille de cette politique, on le connaît aussi. C’est la montée de la pauvreté, et notamment de la pauvreté au travail, liée à la montée des mini-jobs. […] »

Et s’il signale l’avantage de la France concernant la lutte contre la pauvreté, il nuance ce jugement en raison d’une structure familiale par rapport au travail très différente en Allemagne, cet aspect est aussi développé dans l’article de Libération  :

« Les écarts demeurent mais sont bien moins spectaculaires, lorsque l’on opère ces calculs sur la base du revenu disponible, après impôts et transferts sociaux donc et en incluant tous les types de revenus. C’est ce que l’on appelle le taux de risque de pauvreté au travail, indicateur largement commenté lui-aussi. La part des personnes en emploi touchant moins de 60% du revenu disponible médian ressort à 7,9% en France contre 9,5% en Allemagne. L’avantage reste à la France, mais l’Allemagne n’est plus en position polaire. […]

Plus récemment un troisième indicateur, produit par l’OCDE, a défrayé la chronique. Il concerne lui aussi la proportion de travailleurs pauvres. Il en ressort que le taux serait de 7,1% en France, tandis qu’il ne serait que de 3,7% en Allemagne. Il a bousculé le discours selon lequel l’Allemagne payerait son faible taux de chômage par une importante précarisation. Mais nuance, l’indicateur parle de pauvreté au niveau du ménage, après redistribution, une fois que l’on intègre l’ensemble des revenus perçus au niveau d’un foyer dans lequel au moins une personne travaille. Cela montre que si la proportion de personnes travaillant à bas salaire est incontestablement plus forte en Allemagne, le risque est mutualisé au niveau du foyer. 1/Il existe une répartition des rôles au niveau du foyer, entre celui qui produit le revenu principal, est celui (le plus souvent celle), qui fournit le revenu d’appoint, souvent à temps partiel). 2/ Il existe des transferts sociaux correcteurs, notamment pour les familles monoparentales, comme au Royaume-Uni notamment 3/ Le taux d’emploi, beaucoup plus élevé, permet de limiter le risque de pauvreté au niveau du foyer.

Point décisif remporté par Peter Hartz apparemment donc, puisque la diffusion des petits jobs réduirait bien le risque de pauvreté au niveau des ménages. Oui à cela près qu’il faut accepter une répartition très sexuée des rôles, de fortes dualités. Et qu’en définitive, cette politique a aussi des effets collatéraux sur les retraités. Beaucoup de petits jobs, c’est beaucoup de petites retraites en perspective et une montée de la pauvreté dans la population toute entière. C’est encore ce que racontent les statistiques sur l’incidence de la pauvreté au niveau de la population totale jusqu’à dernière nouvelle du moins. »

Si vous voulez un article qui réfute le fait qu’il y ait plus de pauvres en Allemagne il faut aller vers « l’Obs » : <Inégalités, pauvreté : non, l’Allemagne n’est pas un désastre social…>

Mais ce qui m’a parait intéressant et instructif, c’est une chronique de Brice Couturier qui est un macroniste revendiqué et qui dans chacune de ses interventions les années précédentes citait l’Allemagne de Merkel en exemple. Dans sa chronique du 14 décembre 2018, il a sensiblement évolué : <Merkel désigne son héritière mais laisse une Allemagne en mauvais état> :

« Un sociologue allemand, Oliver Nachtwey, dresse un sombre tableau de l’Allemagne d’aujourd’hui. « La stabilité et même la monotonie associée à la vie politique allemande sous Merkel apparaît devoir se terminer », dit-il. Et son départ imminent traduit une crise du système politique allemand qui menace l’Europe tout entière.

Mais la crise politique allemande, poursuit-il, traduit une crise sociale beaucoup plus profonde. Malgré l’atout que constitue une monnaie dévaluée de fait par rapport à ses excédents commerciaux, la puissance de son industrie manufacturière, la croissance allemande ne cesse de faiblir depuis une décennie.

Et le fameux modèle social allemand subit une érosion. Ulrich Beck l’avait nommé « l’effet ascenseur ». Des inégalités de revenus assez importantes étaient acceptées par la population parce que tout le monde avait le sentiment justifié d’être dans un ascenseur – même si certains montaient plus haut que d’autres.

C’est fini.

Les salaires du bas de l’échelle stagnent et ont même tendance à baisser. Le nombre de jobs procurant la stabilité et des salaires conséquents, qui étaient la norme il y a trente ans, se réduit progressivement. Les boulots précaires explosent. Ils concernent à présent près d’un tiers des travailleurs.

La classe moyenne allemande est fracturée. Sa partie centrale subit un vrai mouvement de mobilité descendante. Pour eux, l’ascenseur dégringole. »

En conclusion, et même si on reste prudent de savoir qui lutte le mieux contre la pauvreté de l’Allemagne et la France, on s’aperçoit qu’il y a bien un problème plus général dans nos pays occidentaux, qu’on soit un géant économique ou un compétiteur un peu faiblard :

  • La problématique qu’il n’y a plus de travail pour tout le monde, la France ajuste cela par le chômage, l’Allemagne par un travail partiel accru par rapport à la France, surtout réservé aux femmes.
  • L’autre problématique est que le travail des classes moyennes n’est plus suffisamment rémunéré.

Les Etats-Unis vivent exactement la même chose : les salaires des classes moyennes stagnent depuis de très nombreuses années.

La mondialisation a bien des attraits et notamment pour notre pouvoir d’achat puisqu’il est possible d’acheter des biens à des prix bas, mais la pression sur les salaires dans nos pays est terrible.

je ne crois pas un seul instant que Macron, ni d’ailleurs un autre homme politique sera capable de résoudre cette tension interne à la mondialisation actuelle.

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8 réflexions au sujet de « Mercredi 19 décembre 2018 »

  • 19 décembre 2018 à 8 h 44 min
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    Il y a tout lieu de craindre que l’évolution continue car l’économie n’a réellement besoin que d’un nombre réduit de spécialistes qu’elle est prête à payer très cher et d’un nombre important d’emplois d’accompagnement qu’elle peut modeler à sa guise et sous rémunérer tant l’offre de services est importante
    C’est probablement dans une évolution des modes de vie que réside la solution, l’économie s’adapte toujours à la demande

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  • 19 décembre 2018 à 15 h 05 min
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    sans vouloir trop vanter le “modèle Français” Il faut tout de même tenir compte de deux choses essentielles, la première c’est que les femmes Allemandes restent plus souvent “à la maison” et donc qu’elles travaillent moins que chez nous. La deuxième, nous en avons déjà parlé, c’est la démographie qui fait que la population Allemande a augmentée de moins de 300 000 habitants depuis l’an 2000 ,alors qu’en France c’est 6 millions de français de plus dans le même temps.
    et donc on peut en déduire que toutes choses égales la France s’en sort mieux Puisqu’on arrive à maintenir le chômage à peu près au même niveau, et chez nous ,en plus, le taux d’emploi des femmes est nettement plus élevé .Pour l’instant notre système de redistribution fonctionne à peu près, la question est : jusqu’à quand? car les articles que tu cites montrent bien que la pression exercée sur nous par l’Allemagne reste importante , avec un Macron prêt à céder puisqu’il est tout acquis à cette vision du monde!

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  • 20 décembre 2018 à 17 h 48 min
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    On oppose France et Allemagne, comme si nous vivions dans des mondes parallèles, on oppose aussi pays occidentaux et pays en voie de développement, comme si les riches étaient d un côté et les pauvres de l autre
    J ai l impression que la géographie à changé et que les frontières physiques sont devenues désormais virtuelles. Des communautés mondiales sont en train de naître, les branchés, les sportifs, les nomades, et toujours les pauvres, les paumés et les laisser pour compte…
    Alors quand il s agit de partager le même espace public physique… Ça coince, les caves se rebiffent

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    • 20 décembre 2018 à 18 h 54 min
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      Jean-Philippe pour ma part ce qui me parait essentiel c’est que pour l’instant homo sapiens n’est arrivé à créer une réelle solidarité qu’à l’intérieur de certains Etats Nations. Pour le reste on peut parler parfois de charité, de soutien ponctuel mais pas de solidarité.
      L’Allemagne a créé un Etat providence pour les allemands. La France a créé un Etat providence pour les français.
      Tu comprends bien qu’un des grands obstacles à un approfondissement de l’Union européenne, c’est que les allemands ne veulent surtout pas payer la solidarité pour les français qu’ils considèrent comme peu rigoureux et sérieux.
      Les communautés dont tu parles sont des communautés d’idées, de convergence d’intérêts peut être de complicité. Mais ces communautés ne créent pas, pas encore peut être, mais ne créent pas de solidarité sociale comme la France pour les français, l’Allemagne pour les allemands, la Suisse pour les suisses etc. ont su créer. Et bien au contraire, les communautés dont tu parles sont des communautés d’individus dont une des conséquences, non voulues sans doute, est un étouffement, une diminution de l’Etat providence que les pays européens ont su créer.

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  • 21 décembre 2018 à 12 h 26 min
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    Je suis tout à fait d’accord avec cette vision et je comprends l’importance des frontières physiques pour l’organisation des solidarités.
    Je note juste que le mouvement actuel d’identification à des modes de vie et de pensée (les bobo-écolos par exemple) détache de fait les individus de leur état-nation. Et les mondialistes que nous sommes peuvent s’en réjouir. Mais ce mouvement éloigne de manière pernicieuse les uns des autres et créent des jalousies, des dissensions et au final des conflits. La solidarité fonctionne sur l’affectif, le ressenti, la proximité. Si les individus fonctionne dans des mondes parallèles, il y a un problème de communication et de solidarité. Les mouvements populistes divers nous le rappellent. Il faut vivre la proximité dans son environnement physique, alors que tout nous pousse à nous en extraire. Du danger de la virtualisation …

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    • 21 décembre 2018 à 12 h 42 min
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      Oui, je comprends mieux ce que tu veux dire et je suis d’accord

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