De temps à autre je parle de football. Parce que le Football est un formidable laboratoire qui montre beaucoup des réalités de ce monde et du comportement des gens. J’avais commencé la série de mots du jour de 2018, avant la coupe du monde de Russie, par cette citation d’Albert Camus :
« Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois… »
Cette fois, le football va me permettre de montrer qu’un évènement, qu’un fait peut être examiné à travers des regards ou dois je écrire des filtres différents ?
Si on regarde la chose à l’aide d’un seul filtre, on a une vision tronquée, amputée de sa complexité. J’ai l’intuition que c’est le mode devenu le plus courant pour aborder les questions politiques ou de société.

L’évènement footballistique qui me conduit à cette réflexion est évidemment la victoire du Paris Saint Germain en finale de la Ligue des champions, samedi.
Ce ne fut pas une victoire mais un triomphe. Paris a battu l’Inter Milan 5 buts à zéro. Jamais une finale de cette épreuve n’avait été remportée par 5 buts d’écart. Jusqu’à samedi le record était celui de la finale de 1994 dans laquelle le Milan AC entraîné par Fabio Capello, l’autre club de Milan, avait battu le Barcelone entrainé par Johan Cruyff 4-0 et dont les spécialistes disaient que c’était, alors, la meilleure équipe d’Europe.
Lors de cette finale de 1994, le club italien avait été remarquablement efficace et opportuniste, mais n’avait pas surclassé son adversaire dans le jeu comme l’a fait le Paris Saint Germain cette année. Ainsi le journal anglais le Daily Mail a écrit :
« Les Italiens massacrés, le PSG champion d’Europe avec style. Ils n’ont pas seulement battu l’Inter ici à Munich, Ils l’ont complètement anéanti. »
Pour retrouver une telle domination, il faut revenir à la finale de 2011 où l’équipe de Barcelone entraîné par Pep Gardiola a battu le Manchester United de Alex Ferguson. Le score n’était alors que de 3-1 mais le match fut à sens unique faisant dire à Alex Ferguson : « Jamais une équipe ne m’avait autant impressionné. Elle était injouable. »
Les journaux italiens ont reconnu la déroute de l’équipe milanaise. La Gazzetta dello Sport écrit « Quelque chose s’est brisé et s’est terminé ce soir pour l’Inter. », de son côté Tuttosport, reconnaît l’ampleur du naufrage : « Une lourde défaite qui restera dans l’Histoire. »
1/ Un premier regard qui se pose sur cet évènement peut être celui d’une personne attachée au calme d’une société apaisée.
Force est alors de constater que la célébration de cette victoire a déchainé la violence et le chaos. On dénombre deux morts sur l’ensemble des débordements qui ont eu lieu à travers l’Hexagone le 31 mai, ainsi que 192 personnes blessées en région parisienne, selon France Info.
« Le Monde » nous apprend qu’un homme de 17 ans a été poignardé à mort à Dax (Landes), près de la place de la Fontaine chaude où s’étaient réunis les supporteurs ; quatre personnes blessées – dont deux grièvement et une victime dont le pronostic vital reste engagé – après avoir été fauchés par un véhicule à Grenoble.
A Coutances (Manche), un fonctionnaire de police a été placé dans un coma artificiel après avoir été touché à l’œil et à l’arcade sourcilière par un jet de projectile. Sur les réseaux sociaux, les images de dévastation et d’affrontements tournent en boucle : des véhicules en flammes ; un pompier agressé par la foule sur les Champs-Elysées, où un magasin de chaussures de sport a été pillé et vandalisé par des dizaines de personnes – trois autres ont été dégradés – ; un scooter percuté de plein fouet par une voiture à Paris ; le pilote d’une moto violenté et son engin volé sur le boulevard périphérique ; la voiture de deux jeunes femmes saccagée ; Au commissariat de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), « deux policiers se trouvant devant le commissariat ont été victimes d’une soixantaine de tirs tendus de mortiers » l’énumération pourrait continuer…
La soirée et la nuit de samedi à dimanche a conduit à 559 interpellations à travers la France, dont 491 en région parisienne. 307 personnes ont été placées en garde à vue dont 216 à Paris, soit 202 majeurs et 14 mineurs selon le parquet de Paris. Un bilan national encore provisoire fait état de 692 incendies à travers le pays, dont 264 véhicules.
Une semaine auparavant, Le club de rugby de Bordeaux Bègles a aussi gagné la coupe d’Europe des clubs. Le retour des joueurs à Bordeaux a fait l’objet de célébrations euphoriques, il n’y eut aucun incident notable. Ce premier regard peut conduire à jeter le discrédit sur le football et ses supporters, particulièrement en France. Car s’il y a eu des incidents dans d’autres pays, par exemple récemment à Liverpool suite à la victoire de ce club dans le championnat anglais, il n’y a pas ce déchainement de violence dans toute la ville ni dans le reste du pays, dans aucun autre pays européen. Je ne développe pas, mais je voudrais tenir à distance à la fois ceux qui disent que cela n’a rien à voir avec « le monde du football français » et ceux qui trouvent tout de suite des explications qui tombent rapidement dans le racisme et la stigmatisation.
Mais cette réalité existe. Dire, comme certains politiques situés dans les oppositions que c’est la faute de l’organisation des services de sécurité, constitue à la fois un déni et « du foutage de gueule ».
2/ Le deuxième regard pourrait être celui de la personne qui regarde le monde et qui d’un côté voit le peuple gazaoui martyrisé par Israël, le peuple ukrainien sous les bombes russes, la guerre économique déclenchée par Trump, les injustices dans le monde, les défis climatiques et écologiques devant lesquels les humains semblent baisser les bras et qui de l’autre côté voit l’énergie, l’argent et les foules mobilisés par ce jeu de ballon qui ne peut apparaitre devant sa vision du monde que sous une forme dérisoire.
« Panem et circenses », « du pain et des jeux » disaient des auteurs romains devant une telle dichotomie du temps de l’Empire. Comment nier que cette vision montre une part de vérité ?
C’est une partie de la réalité, ce n’est qu’une partie.
3/ Le troisième regard que je vous propose est celui de l’économiste, c’est-à-dire de l’étude de l’allocation des ressources.
Nous savons que les meilleurs joueurs ont des salaires mirobolants et qu’en plus ils disposent de revenus tout aussi élevés dans le cadre du sponsoring et de la publicité. Cette réalité a été synthétisé par cette description : « un jeu financé par des gens modestes qui paient très chers pour aller regarder des millionnaires courir après un ballon ». Je n’ai pas retrouvé l’auteur de cette formule qui m’avait marqué quand je l’avais entendue.
Si on s’intéresse aux dix plus gros budgets des clubs européens, le grand Continent a publié ce tableau.
Si, en parallèle, on s’intéresse aux 15 derniers vainqueurs de la ligue des champions on trouve ce tableau :
Il n’y a que Chelsea qui n’apparait pas dans les dix premiers budgets.
Cette anomalie me semble étonnante, surtout que j’ai pu lire que la source « sportune », identique à celle utilisée par Le Grand Continent, disait que le budget de Chelsea était pour la saison dernière (2023-2024) de 600 millions d’euros ce qui met ce club dans les 10 plus gros budgets.
Et sur le site de la RTBF, j’ai pu lire qu’« Avec 2,64 milliards d’euros dépensés depuis 2014, dont plus d’un milliard depuis son rachat par le consortium américain BlueCo en mai 2022, Chelsea est aussi le club ayant investi le plus d’argent dans des transferts au cours de la dernière décennie. ».
Nous pouvons ainsi être rassuré, ce sont bien les clubs les plus riches qui gagnent.
Ce constat qui est conforme à la marche économique du monde, met à mal ce qu’on appelle « la glorieuse incertitude du sport ». Il y a bien incertitude mais à l’intérieur d’une petite élite sélectionnée par l’argent. C’est assez décevant pour les amateurs du football et répulsif pour les autres.
Il y a bien un troisième groupe, celui des économistes libéraux qui vont se satisfaire de ce marché des joueurs qui semble admirable de cohérence : les meilleurs joueurs, ceux qui font gagner, sont payés le plus cher. Le fait que ce soit les clubs les plus riches, c’est-à-dire ceux qui peuvent embaucher les meilleurs joueurs, qui gagnent est une magnifique démonstration que la loi du marché est juste dans le football…
Ce regard sur le monde du football constitue aussi un éclairage exact de la réalité, mais ne saurait expliquer à lui seul ce que représente le football.
4/ L’analyse géopolitique va nous conduire à voir que cette victoire est celle du Qatar.
C’est le fonds souverain du Qatar qui a acheté le club le 30 juin 2011. Le propriétaire est donc l’Emir du Qatar qui confie la présidence du club à un de ses hommes de confiance : Nasser al-Khelaïfi , toujours en fonction.
Il n’y a pas de doute que la victoire est celle du Qatar. Quand l’avion de Qatar airways a atterri à Roissy avec les joueurs parisiens, Nasser al-Khelaïfi a tenu à porter la coupe avec le capitaine de l’équipe, il n’était pas concevable de laisser cet objet de convoitise entre les seules mains des joueurs. La même scène a été vu lorsque les joueurs et leur président sont arrivés à l’Elysée dans une tentative de récupération par le Président de la République. Ce dernier a remercié chaleureusement Nasser al-Khelaïfi :
« Cette victoire vous doit beaucoup Président. [ d’autres éloges…] et je remercie avec vous le Qatar qui a toujours été un actionnaire exigeant. Qui a réengagé, qui a réinvestit dans ce club, qui n’a jamais laché. […] Je veux aussi remercier l’Emir du Qatar… ».
C’est un long article du Monde qui dévoile le début de toute cette affaire dans laquelle l’intérêt bien compris du Qatar va rencontrer la bienveillance et les intérêts français : « Le déjeuner à l’Elysée qui a conduit le Mondial au Qatar ».
Il reste des coins d’ombre mais la vraisemblance du récit semble avérée, chacun des protagonistes ayant, de manière plus ou moins explicite, reconnus les faits que je vais résumer.

Le Qatar poursuit ce rêve fou d’organiser la coupe du monde, alors que son territoire est minuscule, son histoire avec le football proche du néant et qu’en outre les conditions climatiques de ce pays rendent la pratique du football dangereuse pour la santé. Vous savez cela puisque cette coupe du monde a eu lieu.
Le 23 novembre 2010, Nicolas Sarkozy, président de la République, invite Michel Platini, président de l’UEFA, l’organisme européen du football à l’Elysée. Michel Platini dit qu’il ne savait pas qu’il y aurait un autre invité : le prince héritier du Qatar qui sera en 2022 l’émir du Qatar. Michel Platini est une des voix qui va voter pour l’attribution de la coupe du monde. Il est en outre en raison de son passé du plus grand joueur de football de sa génération, un homme très influent dans le monde du football.
Le Président de la FIFA, organisation mondiale du football, Joseph Blatter affirme que Platini lui avait révélé avant novembre 2010 qu’il voterait, pour l’attribution du Mondial 2022, pour les Etats-Unis.
Y a-t-il eu corruption ?
Ce n’est pas jugé. Toutefois selon l’article du Monde, si Michel Platini a nié que le président lui a demandé de voter pour le Qatar, il a toutefois :
« senti qu’il y avait un message subliminal » de la part de Nicolas Sarkozy lorsqu’il s’était « retrouvé avec des Qatariens ».
Nous savons que Platini a voté pour le Qatar.
Le Qatar achetait déjà beaucoup d’armes et d’autres biens et services français, il va en acheter davantage et aussi beaucoup investir en France.
Pascal Blanchard lors de l’émission C ce soir du 2 juin 2017, très intéressante et nuancée sur le Qatar, a donné ces chiffres :
« 47 entreprises françaises ont des investissements significatifs du Qatar, notamment l’hôtellerie, 84% de l’armement du Qatar est français. »
Nicolas Sarkozy est aussi un très fervent supporter du Paris Saint Germain qui en 2010 était en grande difficulté financière et sportive. Selon ses propres dire au journal l’Equipe, il reconnait avoir facilité le rachat du PSG par le Qatar mais prétend que l’intérêt du Qatar pour Paris en raison de son « soft power sportif » existait depuis longtemps et qu’il n’en était pas à l’origine.
Toujours est-il que le Qatar a bien obtenu la coupe du monde de 2022 et a racheté le PSG, 7 mois après ce diner.
Un rapport récent analysait le rôle problématique des frères musulmans en France. Le Qatar est un des derniers amis de cette confrérie. Le Qatar finance en France des réseaux islamiques qui très probablement professent des valeurs assez éloignées de nos principes républicains. Le Qatar est le financier du Hamas. Le Qatar est aussi le pays qui a été le cadre des négociations entre les Talibans et l’Administration Trump et qui a conduit à la fuite honteuse des américains sous Biden. Le Qatar continue à jouer le rôle de médiateur pour essayer de faire reconnaître le régime des talibans par les pays occidentaux.
Il faudrait aussi dire quelques mots sur Nasser al-Khelaïfi qui a vu sa longue présidence ponctuée de plusieurs affaires, quelquefois des procédés de barbouzes. Mais cela est développé dans ce documentaire de compléments d’enquête « Pouvoir, scandales et gros sous : les hors-jeux du PSG ».
L’intéressé quand il est interpellé sur ces sujets parle de Qatar bashing, l’accusation d’islamophobie n’est jamais loin.
C’est aussi une réalité du football d’aujourd’hui, le pouvoir de l’argent et l’intervention de fonds d’investissement ou d’Etat qui n’avaient aucun lien historique ou pratique avec le football mais qui ont pris les premières places pour pouvoir augmenter leur sphère d’influence grâce à leur richesse.
5/ Et puis il y a le regard naïf, le regard de l’enfant que nous étions et qui reste en nous..
Tous les angles de compréhension précédents sont justes. Il y en encore certainement d’autres auxquels je ne pense pas. Mais ils n’expliquent pas tout.
J’ai déjà essayé d’aborder ces sujets dans la série de mots que j’avais consacré au football : « Le football par l’Histoire, l’Économie et la Morale ». Je citais l’écrivain Eduardo Galeano qui a beaucoup écrit de manière savante sur le football et qui pour expliquer l’inexplicable pour toutes celles et tous ceux qui sont hermétiques à ce jeu, a fait appel au dialogue entre une journaliste et la théologienne allemande Dorothée Solle :
« – Comment expliqueriez-vous à un enfant ce qu’est le bonheur ?
– Je ne le lui expliquerais pas, répondit-elle. Je lui lancerais un ballon pour qu’il joue avec. ».
Dans mon enfance c’était la principale activité de loisirs avec les copains. Dès qu’il y avait un peu de temps libre nous allions jouer au ballon et nous étions heureux. Alors le football jouée dans cette finale par des millionnaires n’a rien à voir avec ces jeux d’enfants !
Est ce si sûr quand on voit la joie des joueurs qui ont marqué ou ces millionnaires qui se cachent le visage et pleurent. Vous croyez qu’ils pleurent parce qu’ils se disent à ce moment là que grâce à cette victoire ils vont pouvoir encore gagner plus d’argent plus tard ?
Ils y penseront probablement quelques jours plus tard, mais à cet instant c’est leur âme d’enfant qui pleure d’avoir pu réaliser leur rêve. Et les supporters, les vrais pas les casseurs, sont en communion avec eux et trouvent aussi ces ressources dans leur âme d’enfant.
Et puis ce jeu quand il est joué comme l’équipe de Paris l’a fait ce samedi, est beau et plein d’intelligence de vie. Le meilleur joueur de Paris, Ousmane Dembélé est un formidable dribbleur et il devenu un buteur performant. Mais dans cette finale, il n’a presque pas dribblé, ni tirer au but. Il a appliqué une tactique au service de son équipe, il a utilisé sa vitesse et son énergie pour harceler le gardien et les défenseurs adverses pour les empêcher de faire de belles passes et relancer positivement leur équipe. Grâce à ce rôle ingrat qu’il a réalisé jusqu’à la dernière minute, ses équipiers sont parvenus à récupérer toujours très rapidement les ballons et relancer leurs attaques. Et ce sont les autres qui ont brillé et marqué des buts magnifiques. Mais comme c’était le joueur le plus brillant qui a fait ce travail défensif tous les autres ont eu la même rigueur et le même enthousiasme pour étouffer l’équipe adverse, ce qui a été réalisé.
C’est ce que le journal espagnol AS a salué dans cet éloge :« Ce que Mbappé, Neymar, Messi, Dani Alves, Ibrahimovic, Beckham, Di María ou Cavani n’ont pas pu réaliser, ces jeunes talents l’ont réalisé en dessinant une finale incommensurable sur le green de Munich. Ils ont laisse l’Inter sans rien, déchiqueté sans aucun signe de pouvoir mordre. »
Car le football est un jeu collectif et lorsque le collectif atteint ce sommet auquel se sont hissés les joueurs parisiens, la joie simple du football comme on rêve de le jouer quand on est enfant sans y parvenir, devient réalité et fait du bien comme une œuvre d’art ou la vision d’un magnifique paysage.
C’est un autre regard, qui n’efface aucun des 4 autres mais qui les complète pour approcher d’un peu plus près le sens et la compréhension de cet évènement qui a eu lieu samedi à Munich.