«Le monde n’a plus besoin de battants, de gens qui réussissent, il a besoin de rêveurs, de personnes capables de reconstruire et de prendre soin… et surtout, surtout, on a tous besoin aujourd’hui, plus que jamais, de gens heureux.»
Pedro Correa
Le mot du jour a coutume de se mettre en pause à la fin de l’année. On parle de la trêve des confiseurs.
L’année dernière j’ai commencé « une tradition » d’une pause d’un mois. Plus qu’une trêve de confiseurs, il s’agit plutôt d’une hibernation.
Le mot du jour va donc se mettre en congé et reviendra, lundi 27 janvier 2020, jour anniversaire de la naissance de Wolfgang Amadeus Mozart né le 27 janvier 1756
Et, c’est une histoire belge que je voudrais partager pour ce dernier mot du jour de l’année.
Pedro Correa est un artiste photographe professionnel. Mais ses études l’avaient conduit d’abord à un diplôme d’ingénieur civil qu’il avait décroché dans l’école d’ingénieur de l’UCL, c’est-à-dire « l’Université Catholique de Louvain. »
Il explique son parcours <sur ce site bruxellois>
Et son université d’origine a eu l’idée de l’inviter à faire un discours à la cérémonie de remise de diplômes d’ingénieur de cette année, c’est-à-dire devant celles et ceux qui ont suivi les mêmes études que lui, quelques années après lui.
Et il a tenu un discours que ce <site catholique belge> appelle «Un surprenant discours ». Ce discours il l’a tenu devant les nouveaux ingénieurs, leurs parents, leurs professeurs et d’autres anciens élèves
L’université lui avait donné carte blanche et il avait donc toute liberté d’aborder tous les sujets qu’il souhaitait.
C’est pourquoi il a commencé à remercier pour cette initiative :
« Je voulais aussi féliciter l’AILouvain, ( Association des diplômés de l’Ecole Polytechnique de Louvain) d’avoir fait preuve de courage, non seulement en m’invitant dans ce panel (ce qui est déjà assez courageux) mais surtout en mettant au centre de ses interventions et de leur programme de conférences des termes comme « le sens », « le bonheur » « et la joie au travail », au-delà de ceux sur lesquels on insistait uniquement lors des discours que j’avais à votre âge en ingénieur, et qui étaient plutôt à l’époque « le sacrifice », « le sérieux », « la compétitivité » ou « l’excellence ». Merci donc vraiment à l’UCL pour cet élan de vent frais ».
Avec beaucoup d’humour préparatoire à ce qui va suivre, il prévient :
« Faire un Doctorat en Sciences Appliquées pour finir artiste photographe, je pense que cela doit figurer dans le top 3 des cauchemars des parents ici présents… »
Puis il évoque la figure qu’il nomme « son idole », Philippe Bihouix.
Philippe Bihouix est un ingénieur français qui écrit des livres qui vantent les « Low-Tech » par opposition au « High Tech ».
Bien sûr, comme toute personne raisonnable il est préoccupé par le défi climatique et écologique qui se dresse devant nous. Il a la conviction que les hautes technologies, comme le numérique ou la robotique, ne peuvent être la solution magique pour lutter contre la crise climatique en raison de leur impact sur notre environnement et nos ressources.
Il ne croit pas à la croissance verte et à la civilisation des énergies renouvelables, des réseaux intelligents, de l’économie circulaire, des nano-bio-technologies et des imprimantes 3D
Il a ainsi écrit un livre que cite Pedro Correa : « L’âge des Low Tech »
Il décrit la civilisation du high tech comme plus consommatrice de ressources rares, plus difficiles à recycler, trop complexe et menant à une impasse. C’est pourquoi il propose de prendre le contre-pied de la course en avant technologique en se tournant vers les low tech, les « basses technologies ». Il ne s’agit pas de revenir à la bougie, mais de conserver un niveau de confort et de civilisation agréables tout en évitant les chocs des pénuries à venir.
Mais revenons au discours de Pedro Correa devant les jeunes ingénieurs.
Vous trouverez une grande partie de ce discours sur le site du journal la Libre Belgique.
J’ai choisi comme exergue la dernière phrase, mais je souligne dans le texte les autres phrases avec lesquelles j’ai hésité.
Il ne faut pas recevoir tout ce discours comme parole d’évangile, mais le prendre comme un regard décalé qui pose des questions fondamentales et appelle à s’interroger sur le sens, l’essentiel et le chemin :
« Mais si je ne vais pas vous donner de conseils, c’est surtout parce que je me rends compte que nous, les plus vieux, n’avons rien à vous apprendre, et que bien au contraire, nous ferions mieux de plus vous écouter. Quand je vois les valeurs de consommation, d’accumulation, d’égocentrisme, de compétition et de croissance continue, sur lesquelles les deux générations précédentes ont bâti le système dans lequel on surnage pour l’instant, et quand je vois les élans de solidarité, d’empathie, de collaboration, et de quête de sens qui brillent au fond des yeux des jeunes aujourd’hui… je me dis que vous êtes celles et ceux qui peuvent inverser la tendance vers une société plus heureuse et plus juste… et que vous avez déjà tout en vous.
Je vais par contre commencer par une statistique que je vais poser là, exprès pour vous faire un peu peur. C’est une donnée que l’on entend très rarement, et qui représente à mes yeux le canari dans la mine qui devrait nous alerter que quelque chose va mal : depuis 5 ans, la Belgique dépense plus de budget national en malades de longue durée (essentiellement des dépressions et des burn-out), qu’en charges liées au chômage. Cela veut donc dire que contrairement à ce que l’on nous martèle chaque jour à propos du chômage, en sortant d’ici, vous avez plus de risques de tomber malade ou de devenir dépressifs à cause de votre emploi, que de ne pas en trouver. »
Ce constat assez déroutant et dérangeant est aussi développé sur le <site de la RTBF>. Il s’agit de la Belgique, le taux de chômage y était en juin 2019 de 5,7%, en France nous sommes juste en dessous de 9%. Je pense cependant que si le coût du chômage en France est nettement plus élevé, le constat par rapport à la santé psychologique au travail est probablement très proche de la Belgique.
Il ajoute :
« Passionné de développement personnel, je me suis penché sur les causes de cette donnée, et ce résultat n’est finalement pas si étonnant. Toutes les études scientifiques en neurosciences et en psychologie du bonheur sont unanimes : placer des termes anxiogènes comme le “sérieux”, l'”excellence”, la “compétitivité” ou le “sacrifice” au centre de notre vie, sans en placer d’autres, essentiels, comme “la joie”, “le sens” ou “la collaboration”, c’est prouvé, cela ne peut que mener à la tristesse, à la fatigue, et au final, à la maladie… au burn-out.[…]
Certains vous feront miroiter des contrats avec d’énormes voitures à la clé, et ils vous assureront que c’est la preuve ultime de la réussite. De mon côté, je ne peux que vous parler avec le gage de mon propre bonheur lorsque je me lève chaque matin pour faire mon travail, que je reste absorbé pendant des heures sans voir le temps passer à capturer des instants de beauté éphémère, et le bonheur de mes enfants avec qui je passe de longues après-midi.
Je ne peux donc que vous partager mon expérience, qui a tout d’abord été de me rendre compte que le bonheur, ça se travaille. Le bonheur ne nous tombe pas du ciel en regardant notre vie s’écouler sur des rails construits par d’autres, des rails qui vont on-ne-sait-où, plutôt que de mettre en pratique nos propres envies.[…]
Mon chemin a commencé par cette condition, indispensable je pense, d’écouter mes propres envies, d’écouter ma voix intérieure. Cette voix intérieure n’a rien de mystique, c’est juste la propre voix de chacun, cette voix authentique qui n’a de compte à rendre à personne, c’est une voix du cœur, celle qui vous prend aux tripes. Elle est très difficile à entendre parce que depuis tout jeune, nous avons entassé d’autres voix par-dessus : la voix des parents, des professeurs, des pubs. […]
Nous avons tous en nous la voix qui sait ce qui est mieux pour nous. Il faut juste du travail sur soi pour l’entendre et la reconnaître. »
Et il dit combien notre conditionnement peut nous empêcher d’écouter et d’entendre cette voix intérieure. Et pour donner un exemple, ll décrit le malaise d’un salarié dans le contexte suivant :
« C’est super dur d’écouter cette voix sans se dire que c’est du n’importe quoi, sans se dire oh là là mais qu’est ce qui me prend, j’invente des trucs. Mais il est très bien rémunéré ce super job qui optimise ce software d’évasion fiscale pour une multinationale qui empoisonne l’eau potable de milliers de personnes à l’autre bout du monde. Je ne comprends vraiment pas pourquoi mon estomac se noue et que j’ai des sueurs froides à chaque fois que j’arrive au bureau, c’est absurde. Et puis si on ne fait rien, l’estomac reste noué comme ça, jour après jour pendant des mois. Et puis, bizarrement on tombe malade. »
Il donne ensuite une clé de son parcours personnel qui passe par le décès brutal de son père à un âge auquel on s’attend désormais à vivre encore de longues années.
« Pour moi, cela a été plus rapide : j’ai pris un raccourci et j’ai pu éviter des années d’écoute attentive pour arriver à l’entendre. C’est un raccourci, certes, mais que je ne souhaite à personne : c’était de voir mourir mon père, soudainement. Il avait 56 ans, j’en avais 29. Il était fort comme un roc un jour, et parti le lendemain. Nous savons tous que nous sommes mortels, mais la nuance est énorme entre savoir que nous sommes mortels et savoir que nous allons mourir, et que ça peut arriver du jour au lendemain.
À ce moment-là, ma voix intérieure a pris un mégaphone et a percé toutes les autres voix, pour me demander chaque jour très clairement : «maintenant que tu sais que tu pourrais mourir demain, aurais-tu changé quelque chose à cette dernière journée que tu viens de passer ? »
Et c’est impossible de vivre comme avant lorsque l’on se pose cette question à la fin de chaque journée. Cette prise de conscience a été douloureuse au début. De là sont nés d’abord de petits changements, des compromis, puis des plus grands, et puis petit à petit, cette voix est devenue un guide sur le chemin vers le bonheur.
Pour être heureux, il m’a fallu aussi trouver du sens. Je pense qu’il faut que notre vie à tous (et donc notre métier, où nous passons 8h par jour) ait du sens à nos yeux. Car notre voix intérieure sait que nous sommes tous sur le même bateau, et le bonheur ne pourra donc être atteint que si nos actions ont un impact réel sur ce bateau.
Et pour finir, il nous faut aussi du courage, parce qu’en plus d’entendre et de reconnaître votre voix, il faudra aussi avoir le courage de l’écouter, car elle ne va pas toujours dire des choses évidentes à mettre en place, ni des choses qui vont plaire à votre entourage.
On m’a souvent dit : “Mais quel courage ! Ça ne doit pas être facile de vivre en tant qu’artiste !”. Ce à quoi je répondais : « Parce que vous croyez que c’est facile, pour un artiste, de vivre en tant que banquier ? ».
Je vais terminer. Et vous l’avez compris, j’ai menti, je vous ai quand même donné un conseil tout au long de ce discours : celui de ne pas m’écouter. Vous êtes des adultes, vous avez votre diplôme, la vie est à vous. Alors n’écoutez plus ceux issus de ce monde périmé, de ce constat d’échec que nous vivons. Ne m’écoutez plus moi, n’écoutez plus les parents, n’écoutez plus les professeurs, n’écoutez plus les pubs ni les médias, et écoutez-vous, écoutez-vous en tout premier.
Le monde n’a plus besoin de battants, de gens qui réussissent, il a besoin de rêveurs, de personnes capables de reconstruire et de prendre soin… et surtout, surtout, on a tous besoin aujourd’hui, plus que jamais, de gens heureux. »
Paul Eluard écrivait déjà : « Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d’autre »
Il existe des vidéos de ce discours. Il faut l’écouter parce qu’il est drôle aussi et que cela fait passer le message autrement : <ICI>
C’est très beau, cela donne des désirs d’utopie dont nous avons besoin. Ce n’est pas un discours programme.
Il peut être nuancé et critiqué comme par cet autre ingénieur : « pourquoi je ne suis pas d’accord avec Pedro Correa »
Mais je pense que sur des questions de sens, d’éthique et de priorité de vie il dit des choses essentielles.
Le mot du jour du 7 janvier 2014 citait John Lennon :
« Quand je suis allé à l’école, ils m’ont demandé ce que je voulais être quand je serais grand.
J’ai répondu « heureux ».
Ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question,
j’ai répondu qu’ils n’avaient pas compris la vie. »
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