Vendredi 23 février 2024

« Merci pour toutes ces heures d’écoute. »
Clémentine Lecalot-Vergnaud

Clémentine Vergnaud est morte le 23 décembre 2023, après un an et demi de lutte, à l’âge de 31 ans, des suites d’un cancer des voies biliaires.

J’en ai parlé deux fois déjà.

Le 22 juin 2023 : « La mort est au bout du chemin, mais elle s’est un peu éloignée. ». C’était au moment de la publication de la série de 10 podcasts dans lesquels elle décrivait son combat, ses espoirs, sa peur et ses relations avec les médecins et l’administration.

Le 27 décembre 2023 : « 18 mois de vie. » au moment de son décès.

Ce troisième article est motivé par la publication de 6 nouveaux podcasts, les 6 derniers qu’elle a enregistrés et dans lesquels elle raconte ses dernières semaines, son mariage à l’hôpital, et le moment où elle a compris que la maladie avait toujours un coup d’avance et qu’il fallait pour elle, lâcher prise,  vivre ses derniers jours avec le plus d’intensité et de saveur possible, tout en reconnaissant la peur devant l’inconnu.

Elle raconte sa peur :

« Comme l’autre soir, alors que j’étais censée me reposer, juste récupérer sur mon lit, et où c’est monté.
Et j’avais mon papa en face de moi, assis sur sa chaise, qui attendait que je me repose.
Et j’ai su lui dire, juste : papa, j’ai peur.
Et il n’a rien fait d’incroyable, il est juste venu près de moi, il a pris ma main et il a dit : « Moi aussi j’ai peur ». Ce n’était pas grand-chose, mais sa main, ma main dans la sienne, et juste savoir qu’il était là, qu’il entendait, qu’il comprenait que je puisse avoir peur, que lui aussi partageait ça…
C’est peu de chose, mais il y a des fois où juste se libérer de cette émotion, juste la dire, la formuler, rien que ça, c’est salvateur.
Et de savoir que les autres sont à côté, qu’ils comprennent ou qu’ils ne comprennent pas, mais en tout cas de lire dans leur regard ou dans leurs gestes qu’ils seront là quoi qu’il arrive, c’est quelque chose qui fait énormément de bien. »

Elle avait vécu d’espoir, la thérapie ciblée qui lui avait été proposée semblait pleine de promesse. Mais elle a provoqué comme effet collatéral un « takotsubo » : appelé aussi syndrome du cœur brisé, proche des symptômes d’un infarctus. La lutte contre le cancer aboutissait à ce que le cœur lâche. Elle bénéficiera d’une autre thérapie, une chimiothérapie qui aura aussi des effets collatéraux désastreux.

Souvent l’émotion déchire le témoignage, ces 6 émissions constituent une leçon de vie dans ce qu’elle a de plus profond, de plus humain.

Il faut être prêt à écouter et à entrer dans ce témoignage poignant.

Pour ma part, j’ai été bouleversé, mais aussi rempli de force et d’intelligence pour vivre ce qui doit être vécu en restant pleinement humain et lucide, jusqu’au bout du chemin.

Elle a terminé ces 6 émissions par ces mots :

« La maladie m’a forcément changée. Je ne suis plus la même personne.
Je dirais que je suis à la fois plus enjouée, plus reconnaissante des petits moments, ces petits moments dorés dont on parlait, qu’on peut peut-être laisser filer quand on n’est pas malade.
Et qu’on n’a pas conscience du caractère ténu de ce fil de la vie. […]. Et en même temps, il y a toujours eu cette espèce d’ombre qui plane au-dessus et qui m’a enlevée toute mon insouciance […]

Je pense aussi que ça m’a rendu une part de joie de vivre parce qu’on a quand même beaucoup rigolé dans toutes ces épreuves, souvent. […].
Et puis l’envie de donner, beaucoup, l’envie de donner aux autres et notamment au travers du podcast. Je m’en suis rendue compte par les répercussions qu’il a eu : je pouvais donner énormément de choses aux gens en ayant l’impression d’en faire peu, finalement.
[…] Si j’ai pu aider au moins une personne avec ce podcast, moi, je suis mille fois heureuse parce que quand on est malade, on subit beaucoup.
Et ça m’a rendu tellement de pouvoir sur tout ça. De prise. De possibilités de faire. D’être dans l’agir, d’être là pour les autres.
C’était vraiment, je crois, l’expérience à faire dans cette maladie, l’expérience d’une vie.

Merci pour toutes ces heures d’écoute. Merci pour ça. »

« Merci pour toutes ces heures d’écoute », ces remerciements que Clémentine Vergnaud adresse à celles et ceux qui l’ont écoutée, peuvent aussi bien être renvoyés vers elle, sous la forme d’une immense gratitude que l’on peut exprimer pour ce qu’elle a su donner à celles et ceux qui ont eu la capacité de recevoir son témoignage et sa leçon de vie et de partage.

Son compagnon et mari, Grégoire Lecalot, a été l’invité de France 5 pour raconter sa part dans cette histoire tragique et lumineuse. <le podcast bouleversant de Clémentine>


Il parait juste aussi de citer Samuel Aslanoff qui a co-produit et réalisé cette série de 16 podcasts au total.

<1794>

Lundi 12 février 2024

« [Son travail] témoigne, mieux que tous les discours, que l’on ne doit jamais désespérer des hommes. »
Robert Badinter, avant-propos à l’édition de la thèse de Philippe Maurice

Bien sûr, il faut honorer la mémoire de cet humaniste que la France a eu la chance de compter dans ses rangs : Robert Badinter.

Il semble légitime d’écrire qu’il est mort de vieillesse à 95 ans, le 9 février 2024.

Au cours du week-end, les médias ont rappelé son histoire et ses combats nombreux, toujours pour défendre l’honneur et la dignité de la personne humaine.

Son grand combat, fut l’abolition de la peine de mort en France.

Les gens de ma génération se souviennent de ce discours qu’il prononça le 17 septembre 1981 à l’Assemblée Nationale.

<Discours> qui commença par ces mots

« J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France. »

Un peu plus loin, il disait :

« La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l’esclavage, ce crime qui déshonore encore l’humanité.
Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d’efforts courageux, l’un des derniers pays, presque le dernier – et je baisse la voix pour le dire – en Europe occidentale dont elle a été si souvent le foyer et le pôle, à abolir la peine de mort.
Pourquoi ce retard ? Voilà la première question qui se pose à nous. »

En 2016, lors d’une commémoration de cette abolition, Robert Badinter avait eu ce mot dans les matins de France Culture :

« La France n’est pas le pays des droits de l’Homme, elle n’est que le pays de la déclaration des droits de l’Homme »

J’en fis le mot du jour du <21 octobre 2016>

Outre, qu’il rappela qu’il n’est jamais apparu que l’existence de la peine de mot eut un effet significatif sur le nombre de crimes de sang, il expliqua les deux raisons fondamentales qui, selon lui, doivent conduire à rejeter définitivement la peine de mort :

« Il s’agit bien, en définitive, dans l’abolition, d’un choix fondamental, d’une certaine conception de l’homme et de la justice. Ceux qui veulent une justice qui tue, ceux-là sont animés par une double conviction : qu’il existe des hommes totalement coupables, c’est-à-dire des hommes totalement responsables de leurs actes, et qu’il peut y avoir une justice sûre de son infaillibilité au point de dire que celui-là peut vivre et que celui-là doit mourir.

A cet âge de ma vie, l’une et l’autre affirmations me paraissent également erronées. Aussi terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement. Aussi prudente que soit la justice, aussi mesurés et angoissés que soient les femmes et les hommes qui jugent, la justice demeure humaine, donc faillible. »

Et puis, il existait au fond de lui cette conviction qu’un être humain, même celui qui avait commis le pire, était toujours capable de devenir meilleur.

Je voudrais pour rendre hommage à Robert Badinter, narrer l’histoire de Philippe Maurice que l’on peut trouver sur Wikipedia.

Philippe Maurice est né à Paris le 15 juin 1956.

En quittant l’armée, Philippe Maurice participe à un trafic de faux billets. Les gendarmes dans l’Aveyron le surprennent en train de forcer un barrage routier avec un véhicule volé. Puis, il est inculpé et incarcéré à la maison d’arrêt de Rodez, en mars 1977, dans le cadre de plusieurs recels de vols de véhicules et de multiples escroqueries (usages de chèques volés, faux monnayage), délits pour lesquels le tribunal de Millau le condamne en 1978 à cinq ans de prison dont un an avec sursis. Lors d’une permission de sortie il ne regagne pas la maison d’arrêt.

Avec un ami, il se lance dans une série de vols à main armée en région parisienne qui se termine dans un épilogue sanglant, d’abord avec le meurtre le 26 septembre 1979 d’un veilleur de nuit qui le surprend en flagrant délit de vol de véhicule dans le 15e arrondissement de Paris, puis avec les meurtres de deux gardiens de la paix de la préfecture de police qui tentent de les intercepter dans la nuit du 7 décembre 1979, rue Monge dans le 5e arrondissement de Paris. Son ami est tué dans la fusillade.

Philippe Maurice est condamné à mort par la cour d’assises de Paris le 28 octobre 1980 pour complicité de meurtre et meurtre sur agents de la force publique.

Il va même tenter une évasion, le 24 février 1981, et blesser grièvement un gardien de prison avec une arme que lui avait remis clandestinement son avocate.

Comme dirait les jeunes de maintenant : « C’est du lourd !»

Son pourvoi de cassation est rejeté le 19 mars 1981, le président d’alors Valéry Giscard d’Estaing repousse volontairement sa réponse pour la demande de grâce, après les élections présidentielles de mai 1981, laissant à son successeur, qui pouvait être lui-même, la charge de répondre à cette demande.

Le 10 mai 1981, François Mitterrand qui avait déclaré qu’il voulait abolir la peine de mort s’il était élu, gagne les élections présidentielles.

Le 11 mai 1981, Robert Badinter va visiter Philippe Maurice dans sa prison et lui dit :

« Vous allez être gracié, l’abolition de la peine de mort est imminente. D’une certaine manière, vous allez symboliser désormais l’abolition elle-même… ». Il lui enjoint de reprendre ses études en prison.

Le 25 mai 1981, le nouveau président de la République, François Mitterrand, quatre jours après son investiture, lui accorde sa grâce et commue sa condamnation à mort en une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité.

Une fois gracié, Philippe Maurice abandonne ses projets d’évasion et suit le conseil de Badinter : il se met à étudier en commençant par l’équivalence du baccalauréat (examen d’entrée à l’université). Il passe sa licence d’histoire en 1987. Le 18 octobre 1989, il soutient sa maîtrise d’histoire du Moyen Âge.

C’est en décembre 1995 qu’il soutient une thèse de doctorat en histoire médiévale, dirigée par Bernard Chevalier et Christiane Deluz, à l’université François-Rabelais de Tours portant sur « La famille au Gévaudan à la fin du Moyen Âge ». Pour sa première sortie de prison sans menottes depuis 16 ans, trois gendarmes et trois fonctionnaires de la pénitentiaire sont chargés de l’observer lors de la soutenance. La thèse recueille les félicitations unanimes du jury et la mention « très honorable ».

À l’automne 1999, il est placé en régime de semi-liberté. Puis le 8 mars 2000, il bénéficie d’une libération conditionnelle. La communauté scientifique de l’université de Tours lui trouve un poste d’assistant de recherche. Par la suite, il sera chargé de recherches, il travaillera à l’EHESS dans les domaines de la famille, de la religion et du pouvoir au Moyen Âge. Il fut également chargé de recherche au CNRS.

Dans l’avant-propos à l’édition de sa thèse, Robert Badinter rappelait qu’il était venu voir Philippe Maurice à Fresnes le lendemain même du 10 mai 1981 :

« Je lui ai dit que, parce qu’il devait sa vie à l’abolition imminente, il symboliserait d’une certaine manière, l’abolition elle-même (…). [Son travail] témoigne, mieux que tous les discours, que l’on ne doit jamais désespérer des hommes. »

Le 25 mai 2000, le journal « Le Monde » lui a consacré un très long article : < Il était une fois… Le retour à la vie de Philippe Maurice >

J’en tire deux extraits. D’abord celui qui décrit la soutenance de la thèse :

« Alors, en décembre 1995, Philippe Maurice soutient sa thèse à Tours, le temps d’une extraction, sous escorte policière, du centre de détention de Caen. Cinq heures de face-à-face érudit, qui rompent la solitude et valident 1 245 pages, fruit de sa patience et de sa volonté. « Une prestation remarquable d’intelligence du sujet », se souvient Jacques Poumarède, historien à Toulouse des institutions du droit. Mention « très honorable » avec félicitations du jury. « Vous m’avez rendue plus intelligente », conclut ce jour-là une professeure de la Sorbonne, à sa place de juré. »

Et ce jugement de deux des plus grands historiens français :

« [Philippe Maurice figure] parmi les meilleurs docteurs en histoire dont j’ai eu connaissance ces dernières années, attestait le médiéviste Jacques Le Goff, en 1996. Il s’agit là d’un cas exceptionnel non seulement de réinsertion psychologique, intellectuelle et morale, mais d’un apport important aux travaux de l’historiographie française contemporaine. » « Je suis tout à fait porté à lui faire confiance pour le travail qu’il pourrait accomplir dans l’avenir », écrivait l’historien et président de la Bibliothèque nationale de France, Jean Favier. »

Par <cet article> de « l’Obs » nous apprenons qu’il a été présent en 2021, avec Robert Badinter, pour célébrer le 40ème anniversaire de la peine de mort :

« La célébration du 40ème anniversaire de l’abolition de la peine de mort à l’Hôtel de Lassay, a été l’occasion pour Robert Badinter de plaider pour « l’abolition universelle ». Puis, il s’est adressé à ce professeur d’histoire, discrètement assis dans l’assistance, « il a été l’incarnation de l’abolition et il n’a pas déçu les espérances que nous avions en lui ». Appelé à son tour à prendre la parole, Philippe Maurice a rendu hommage à l’homme qui a consacré sa vie à la justice et, a-t-il ajouté, « à François Mitterrand que j’aurais aimé connaître ». Habillé tout de blanc, couleur des fantômes et des anges, Philippe Maurice tranchait sur l’aréopage en costumes sombres. Nulle effusion entre les deux hommes, l’ancien ministre cultive la réserve et le professeur, la discrétion. L’histoire les a fait se croiser et se recroiser mais Robert Badinter n’a pas été son défenseur. »

Sollicité par « Ouest-France », Philippe Maurice s’est dit trop pudiquement touché par la mort de Robert Badinter pour évoquer le sujet de vive voix. Il a toutefois rédigé un petit texte que voici à son égard :

« Voici plus de quarante ans, dans une cellule de condamné à mort, les pieds et les mains enchaînés, les chevilles ensanglantées, je recevais la visite régulière de Robert Badinter. Je n’étais qu’un gamin de banlieue sans avenir. Nous étions certains que je serais exécuté.
Cet homme, socialement si important, ce grand notable, se présentait toujours avec une boîte neuve de cigarillos. Il posait la boîte sur la table, devant nous, l’ouvrait, et m’invitait à fumer. Il allumait les cigarillos que je grillais ainsi devant lui. Quand, en parlant, je laissais mon cigarillo s’éteindre, attentif, attentionné, il se précipitait sur son briquet pour le rallumer. Je crois qu’il s’apercevait avant moi que le cigarillo était éteint.
Ce petit geste dont il ne s’est jamais vanté, je crois, aurait dû disparaître avec moi… À mes yeux, ce geste modeste reste une marque de sa très grande humanité… Le grand bourgeois se pliait devant la mort à venir d’un gamin destiné à l’échafaud. »

Philippe Maurice a publié plusieurs ouvrages d’historien : « La famille en Gévaudan au XV e siècle (1380-1483) » qui fut l’objet de sa thèse, en 1998, aux éditions de la Sorbonne, « Guillaume le Conquérant » en 2002, chez Flammarion, mais aussi son autobiographie : « De la haine à la vie », en 2001, aux éditions du Cherche Midi et « Adieu la mère », en 2014, aux éditions du Cherche Midi, consacré à la vie si difficile de sa mère.

<1791>

Vendredi 5 janvier 2024

« Mais, n’y a-t-il que les nazis pour fonctionner ainsi ? »
Boris Cyrulnik

L’année 2023 a été terrible pour sa violence, les guerres qui nous sont rapportées par les Médias.

Bien sûr des hommes cultivés pourront nous rappeler que ce n’était pas mieux avant.

Que le XXème siècle avec ses deux guerres mondiales, ses génocides contre les arméniens, les juifs, les tziganes, les tutsis, ses régimes exterminateurs nazis, staliniens, maoïstes, khmers rouges constituent, pour l’instant, une norme d’horreur insurpassable.

Mais il me parait essentiel de toujours revenir à l’Histoire pour essayer d’apprendre et comprendre, les mécanismes de la sortie des valeurs de l’humanisme.

En faisant les ménage dans ma boite courriels, je suis tombé sur un article de Boris Cyrulnik que j’avais envoyé en 2005 à quelques-uns de mes amis.

Je l’ai relu et j’ai perçu toute son actualité. C’est pourquoi, je partage cet article aujourd’hui. J’ai aussi été saisi par sa phrase de conclusion que j’ai utilisée comme exergue.

Boris Cyrulnik a écrit cet article dans le numéro 2097 du « Nouvel Observateur », paru le 13 janvier 2005.

Il s’agissait d’un numéro consacré aux 60 ans de la libération des camps nazis.

Parmi ces camps, la libération du camp de concentration d’Auschwitz a lieu le 27 janvier 1945. L’Armée rouge libère environ 7 000 survivants. Plus d’un million de victimes ont péri dans ce camp de concentration et centre d’extermination nazi.

Le titre de son article était : « Auschwitz : Les anges exterminateurs »

Le grand psychiatre n’était qu’un enfant quand ses parents ont été raflés à Bordeaux.

Ils ont disparu à Auschwitz. Lui-même arrêté, il a réussi à s’enfuir.

Soixante ans après, cette expérience continue de nourrir sa réflexion sur le nazisme. Et sur la nature humaine… :

« J’avais 6 ans et demi quand, une nuit, j’ai été arrêté par des inspecteurs français portant des lunettes noires. Les policiers m’ont poussé vers la porte où des soldats allemands constituaient avec leurs fusils une haie qui orientait vers des camions. La rue était barrée. Le silence et l’ordre régnaient. Un inspecteur a dit qu’il fallait m’éliminer parce que plus tard je deviendrais un ennemi de la société. J’ai appris cette nuit-là que j’étais destiné à commettre une faute qui méritait une mise à mort préventive.

Soixante ans plus tard, je pense que ce policier a dû éprouver un merveilleux sentiment d’ange exterminateur. En participant avec tant de compétence à une série de coups de filet qui ont tué 1645 adultes et 239 enfants sur les 240 raflés, il a obéi à un ordre moral.

On peut tuer des innocents sans éprouver de culpabilité quand l’obéissance est sacralisée par la culture. La soumission déresponsabilise le tueur puisqu’il ne fait que s’inscrire dans un système social où l’assujettissement permet le bon fonctionnement.

Ce qui compte dans ce cas, c’est l’objectif et non pas la relation. Et même le mot « obéissance » désigne des sentiments différents selon le contexte où il est prononcé.

Quand deux personnes s’affrontent, celui qui obéit éprouve un sentiment de défaite. Tandis que le simple fait d’appartenir à un groupe ennoblit l’obéissance, puisque celui qui se soumet donne le pouvoir à sa communauté grâce à sa subordination.

Quand l’âme du groupe, un dieu, un demi-dieu, un chef ou un philosophe, propose un merveilleux projet d’épuration, c’est au nom de l’humanité que la personne obéissante participe au crime contre l’humanité.

Dès l’âge de 6 ans, il m’a fallu comprendre que ce qui gouverne un groupe ne correspond pas toujours à ce qui gouverne les individus qui composent ce groupe.

Chaque soir, dans la synagogue de Bordeaux transformée en prison, un soldat venait s’asseoir près de moi pour me montrer une photo de sa famille. Je ne comprenais pas ses mots mais je sentais clairement qu’il avait besoin de parler de ses proches et de son petit garçon qui, d’après ses gestes, avait mon âge et me ressemblait.

Plus tard, j’ai vu ce gentil papa frapper à coups de crosse les enfants qui ne se dirigeaient pas assez vite vers les wagons à bestiaux de la gare Saint-Jean. Quand cet homme venait, le soir, me parler de son fils, il répondait à un besoin d’affection. Quand ce soldat poussait les enfants vers les wagons scellés, il obéissait à une représentation théorique qui récitait les slogans du demi-dieu que sa collectivité vénérait.

Depuis ce jour, la récitation des certitudes m’alarme et la vulnérabilité des hommes m’attendrit.

Dès l’âge de 6 ans, il m’a fallu comprendre que mes geôliers se soumettaient avec ravissement, afin de participer à un triomphe.

Aujourd’hui, je pense que peu de personnalités sont capables d’échapper à une pression culturelle qui apporte tant de bénéfices : l’affection des siens, l’estime de soi, la griserie de l’appartenance et la noblesse d’un projet moral épurateur fondé sur une croyance en une surhumanité.

C’est délicieux d’être gouverné par un demi-dieu, ça déresponsabilise, ça supprime l’angoisse.

Quand le « moi » est fragile, le « nous » sert de prothèse et les hommes d’appareil aiment grimper l’échelle des valeurs qui leur sont imposées.

Leur facilité à apprendre les récitations, leur aptitude à faire marcher le système et leur art de la relation les placent rapidement en haut de l’échelle, quelle qu’elle soit.

Ce qui compte pour eux et provoque leur bonheur, c’est de grimper.

Le moindre doute briserait leur rêve d’une société épurée.

Seul un traître peut remettre en cause un si beau projet. Cette heureuse affiliation engage les personnalités conformistes dans une relation perverse, où l’emprise sur l’autre et sa disparition se programment au nom du Bien. Dans tout génocide, le tueur se sent innocent puisqu’il transcende le massacre et, en cas de défaite, explique qu’il n’a fait qu’obéir. Le soumis-triomphant ne se pense pas comme une personne, mais comme un rouage, ce qui provoque sa fierté.

A la Libération, de Gaulle a été accueilli au Grand Hôtel à Bordeaux. On m’a demandé de lui offrir un bouquet de fleurs. La nuit, un milicien s’est infiltré afin d’assassiner le Général. L’homme a été attrapé et lentement lynché, un coup de poing par-ci, un coup de crosse par-là. Il est mort, tué par mes libérateurs, des hommes que j’admirais. Ce jour-là, il m’a fallu comprendre que l’ambivalence est au cœur de la condition humaine et que la vengeance aussi est une soumission au passé.

Le processus qui permet d’exterminer un peuple sans éprouver de sentiment de crime est toujours le même. En voici la recette :

  1. D’abord, il faut le désocialiser afin de le rendre vulnérable. Personne n’a protesté quand une des premières lois de Pétain a décrété la réquisition des vélos des avocats juifs. Ce n’est pas grave, entendait-on, tant qu’on respecte les personnes. Mais dans une société dépourvue d’essence et de voiture, un homme sans vélo ne peut plus travailler.
  2. Puis il convient de parler de ce groupe humain en employant des métaphores animales : « des rats qui polluent notre société », « des vipères qui mordent le sein qui les a nourries »
  3. Quand on arrive enfin à la démarche administrative signée par un représentant du demi-dieu ou énoncée à la radio par un porte-parole du maître, il devient possible de mettre à mort ce peuple sans éprouver de culpabilité car « ce n’est pas un crime tout de même d’éliminer des rats » !

Surhommes dérisoires soumis à des demi-dieux absurdes, les nazis ont provoqué une déflagration mondiale, un massacre inouï pour une bagatelle idéologique, une théorie navrante. Ils ont cru à une représentation incroyable, ils ont récité des fables riquiqui où ils se sont donné un rôle grandiose.

Le panurgisme de ces moutons intellectuels leur a offert une brève illusion de grandeur. Ils avaient besoin de haine pour légitimer et exalter leur programme délirant, car dans le quotidien c’est la banalité et la soumission qui caractérisaient leur projet.

Mais, n’y a-t-il que les nazis pour fonctionner ainsi ? »

Boris Cyrulnik

Je ne veux pas affaiblir ce propos, en pointant tel ou tel groupe humain dans son comportement actuel à l’égard d’un autre.

Je veux en rester au niveau de l’observation des mécanismes qui conduisent à des comportements d’inhumanité et au constat que des humains qui, par ailleurs, ont des comportements familiaux et sociaux normalement bienveillants, sont capables de tels comportements.

  • Le premier élément du mécanisme est de déshumaniser l’autre, celui qui appartient au groupe humain qui est considéré comme l’ennemi. On dira de lui qu’il s’agit d’un rat, d’un serpent, d’une vermine, d’un insecte… toute catégorie de vivants qu’il semble normal d’exterminer.
  • Le deuxième élément est l’adhésion à un narratif religieux, raciste, nationaliste ou une utopie qui croit en un monde parfait, une fois éliminé les nuisibles.
  • Ces deux éléments permettent à un homme d’être affectueux, prévenant, généreux avec les siens qui sont des humains et monstrueux avec les autres qui ne le sont pas dans son imaginaire.

Les enfants de Klaus Barbie ont affirmé que leur père n’était pas capable des horreurs que la justice et que ses victimes dénonçaient.

On attribue à Léon Tolstoï cette citation pleine de sagesse :

« Si vous ressentez de la douleur, vous êtes vivant, si vous ressentez la douleur des autres vous êtes un être humain… »

<1785>

Jeudi 9 novembre 2023

« C’est très simple : la haine est un poison et, en fin de compte, on s’empoisonne soi-même. »
Anita Lasker-Wallfisch, rescapée d’Auschwitz

Tant de haine se déverse sur ce monde.

Quel torrent de haine devait couler dans les veines de ces hommes du Hamas pour commettre ces abominations du 7 octobre contre des hommes, des femmes et des enfants simplement parce qu’ils habitaient en Israël.

Cette haine a alimenté la haine des israéliens qui veulent éradiquer le Hamas et qui se sont lancés dans un bombardement terrifiant d’un territoire qui est une prison puisqu’on ne peut pas en sortir.

Ces bombes ont-ils pour objectif de détruire les 30 000 à 40 000 combattants que compte cette organisation, au milieu de 2 200 000 palestiniens qui habitent Gaza et plus de 200 otages du Hamas ?

De part et d’autre, on déshumanise les humains de l’autre camp en les traitant d’animaux.

La violence et la vengeance que le gouvernement de Benyamin Netanyahou a extériorisé par un déluge de bombes sur la bande de Gaza, sans oublier les exactions que commettent les colons juifs extrémistes, sur le territoire occupé de Cisjordanie, à l’égard des palestiniens a encore augmenté la haine contre Israël dans les peuples arabes, les communautés musulmanes des pays occidentaux et beaucoup de celles et de ceux qui défendent les droits des palestiniens à posséder une patrie.

Et cet engrenage a réveillé l’antisémitisme dans le monde et dans nos pays, France, Belgique, Royaume-Uni, Allemagne.

Edgar Morin vient de faire paraître un livre : « Mon ennemi c’est la haine. »

Augustin Trapenard, l’a interrogé, dans le cadre de son émission « la Grande Librairie » du mercredi 8 novembre.

Edgar Morin après avoir rappelé que la haine engendre la haine a expliqué que pendant la guerre, dans laquelle il avait été résistant, il ne haïssait pas les allemands, il haïssait juste l’idéologie nazi.

Ne pas haïr les humains, mais quelquefois les idées qui sont à l’œuvre.

Hier, j’ai reçu un message d’un site auquel je suis abonné « Resmusica » qui me renvoyait vers un article : « Furtwängler et la violoncelliste Lasker-Wallfisch d’Auschwitz »

L’article faisait la promotion d’un DVD documentaire qui parlait, un peu, du plus grand chef d’orchestre allemand au milieu du XXème siècle : Wilhelm Furwängler.

Furwängler s’était compromis avec le régime nazi en continuant à diriger en Allemagne et notamment devant et à l’invitation des dignitaires nazis.

Mais ce documentaire parlait surtout d’une violoncelliste juive : Anita Lasker-Wallfisch qui a été déportée à 17 ans dans le camp de la mort d’Auschwitz et qui a été incorporé dans l’orchestre des femmes d’Auschwitz ce qui lui a permis de survivre.

Le rapport entre les deux c’est que Furtwängler est venu diriger cet orchestre ce qui donne comme sous-titre : « Le maestro et la violoncelliste d’Auschwitz ».

Je ne la connaissais pas, mais grâce à ce message je suis parti à sa découverte.

Chaque année l’Allemagne commémore une journée souvenir à la mémoire des victimes de la Shoah.

Le 31 janvier 2018, Anita Lasker Wallfisch avait 92 ans, elle était l’invitée d’honneur du Bundestag et a fait un discours.

Vous trouverez ce discours en allemand, derrière ce lien : <Anita Lasker-Wallfisch im Bundestag>

Sur ce site, vous trouverez un extrait de ce discours sous-titré en français : <l’émouvant discours d’une rescapée de l’holocauste >

Et derrière ce lien : <2018-01-31-Le discours d’Anita Lasker Wallfisch> vous trouverez une tentative de traduction en français de l’intégralité du discours.

Elle y raconte son histoire, l’arrivée au pouvoir des nazis et l’oppression des juifs à partir de ce moment.

En 2016 et 2017 de nombreux actes antisémites ont été commis en Allemagne, le parti d’extrême droite AFD est entré au Parlement allemand : <Antisémitisme : en Allemagne, les vieux démons resurgissent>

Ce qui fait dire à Anita Lasker Wallfisch :

« L’antisémitisme est un virus vieux de deux mille ans et apparemment incurable. Il mute pour prendre de nouvelles formes : religion, race. Seulement aujourd’hui, on ne dit pas forcément « les Juifs ». Aujourd’hui, ce sont les Israéliens, sans vraiment comprendre le contexte ni savoir ce qui se passe en coulisses.
On reproche aux Juifs de ne pas s’être défendus, ce qui ne fait que confirmer l’impossibilité d’imaginer ce qu’il en était pour nous à l’époque. Et puis on reproche aux Juifs de se défendre. Il est scandaleux que les écoles juives, même les jardins d’enfants juifs, doivent être surveillés par la police. »

Elle raconte la brutalité avec laquelle la shoah s’est brutalement montrée aux yeux des juifs :

« Et puis tout s’est arrêté brusquement. L’exclusion radicale. Il y avait des affiches partout : « Les Juifs ne sont pas les bienvenus ». Nous n’avions plus le droit d’utiliser les piscines ni de nous asseoir sur les bancs publics, et nous devions rendre nos bicyclettes. Les hommes juifs devaient ajouter le nom « Israël » et les femmes « Sarah » à leur nom. Nous avons été chassés de chez nous. Puis nous sommes entrés dans le Moyen-Âge : nous devions porter une étoile jaune, on me crachait dessus dans la rue et on me traitait de sale juif. Notre père, incurable optimiste, ne pouvait pas croire ce qui se passait. Les Allemands ne peuvent tout de même pas accepter cette folie ? »

Son père avait été soldat allemand en 1914-1918, il avait été décoré. Il était avocat, totalement imprégné de culture allemande. Du point de vue religieux, la famille n’était pas pratiquante, Anita Lasker ne savait même pas ce que signifiait être juif.

Toute la famille comprend que l’horreur est en route :

Nos parents ont été déportés le 9 avril 1942. Bien sûr, nous voulions rester ensemble, aller avec eux. Mais notre père nous a sagement dit non. « Là où nous allons, on y arrive bien assez tôt ». Inutile de dire que nous ne les avons jamais revus. J’avais 16 ans.

Elle sera déportée à Auschwitz un peu plus tard et sera intégrée à l’orchestre des femmes. Elle assistera aux horreurs qui s’y passeront. Elle raconte

« L’orchestre était installé dans le Block 12, tout au bout de la route du camp, à quelques mètres du Crématorium I et avec une vue imprenable sur la rampe. Nous pouvions tout voir : les cérémonies d’arrivée, les sélections, les colonnes de personnes marchant vers les chambres à gaz, bientôt transformées en fumée.

En 1944, les transports en provenance de Hongrie arrivent et les chambres à gaz ne peuvent plus suivre. Comme le décrit Danuta Czech dans son remarquable livre Auschwitz Chronicle, 1939-1945 : Le commandant du camp, Höß, ordonna de creuser cinq fosses pour brûler les cadavres. Il y avait tellement de transports que parfois, il n’y avait pas de place dans le crématorium V pour tous les corps. S’il n’y avait pas de place dans les chambres à gaz, les gens étaient fusillés à la place. Beaucoup ont été jetés vivants dans les fosses en feu. J’ai vu cela de mes propres yeux.

Même si vous n’étiez pas envoyé directement dans la chambre à gaz, personne ne survivait longtemps à Auschwitz – le maximum que vous pouviez espérer était d’environ trois mois. Mais si l’on avait besoin de vous pour une raison ou une autre, vous aviez une chance infime de survivre. J’ai eu cette chance – on avait besoin de moi.

Nous jouions des marches à la porte du camp pour les prisonniers qui travaillaient dans les usines voisines – IG Farben, Buna, Krupp, etc. – et nous donnions des concerts le dimanche autour du camp pour les personnes qui y travaillaient ou toute autre personne qui souhaitait nous entendre jouer. Pour beaucoup, entendre jouer de la musique dans cet enfer était l’insulte suprême. Mais pour d’autres, peut-être, c’était l’occasion de rêver d’un autre monde, ne serait-ce que pour quelques instants. »

Elle raconte à propos de cet orchestre :

« Parfois, je pense que l’orchestre d’Auschwitz était une sorte de microcosme, une société en miniature dont nous pouvons nous inspirer. Toutes les nationalités étaient représentées. C’était une tour de Babel. À qui puis-je parler ? Seulement à ceux qui parlent allemand ou français. Je ne sais pas parler russe ou polonais, donc je ne leur parlerai pas. Au lieu de cela, nous nous regardons avec méfiance et supposons automatiquement que l’autre personne est hostile ; nous ne pensons pas à demander pourquoi l’autre personne a également fini à Auschwitz. »

A partir de ce constat et d’une expérience elle donne le conseil de construire des ponts :

« Bien des années après ces événements, je suis en contact étroit avec l’une de ces autres prisonnières, une Polonaise, une aryenne pure qui jouait du violon dans l’orchestre. Nous ne nous sommes jamais parlé à l’époque. Mais grâce à un livre incroyablement mal écrit sur l’orchestre de femmes, nous avons repris contact et nous nous sommes retrouvées à Cracovie. Nous avons encore du mal à trouver une langue commune, mais nous nous parlons et nous nous écrivons en anglais. Bref, nous sommes devenues amies et avons découvert que nous avons bien plus en commun que ce qui nous sépare. Cela peut peut-être servir d’exemple pour les problèmes d’aujourd’hui. Parlez à l’autre. Construisez des ponts. »

Et puis elle termine par cette conclusion bouleversante :

« Nous avons dû surmonter d’innombrables difficultés avant de pouvoir quitter l’Allemagne ; cela a pris près d’un an, et j’ai juré de ne plus jamais mettre les pieds sur le sol allemand. J’étais rongé par une haine sans borne de tout ce qui était allemand. Comme vous le voyez, j’ai rompu mon serment – il y a de très nombreuses années – et je ne le regrette pas. C’est très simple : la haine est un poison et, en fin de compte, on s’empoisonne soi-même. »

Si des femmes qui ont vécu ce qu’a vécu Anita Lasker Wallfisch sont capable de surmonter la haine, l’espoir peut rester dans nos cœurs.

D’après sa page <Wikipedia> Anita Lasker Wallfisch vit toujours, elle a 98 ans.

Son fils Raphaël Wallfisch est un des grands violoncellistes de la scène musicale.

Elle a témoigné longuement, en langue française, sur son histoire au « Mémorial de la Shoah ». L’INA a mis en ligne ce témoignage de plus de 2 heures : « Anita Lasker Wallfisch »

Le Point parle d’elle : « une survivante d’Auschwitz dénonce le « virus » antisémite »

Geo aussi : <Le long silence d’Anita Lasker-Wallfisch>

<1775>

Vendredi 3 novembre 2023

« Que nous soyons Israéliens ou Palestiniens, Libanais, Syriens, juifs ou musulmans, chrétiens ou athées, Français ou Américains, nous ne nous méfierons jamais assez du recours au « nous contre eux », qui signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité. »
Dominique Eddé

Écrire sur ce conflit qui met face à face, deux peuples pour une même terre, présente le risque de se fâcher avec beaucoup de monde. D’abord avec les personnes convaincues de chacun des deux camps qui trouveront toujours qu’on ne compatit pas assez avec les souffrances du camp défendu et qu’on est aveugle sur la culpabilité du camp d’en face. Mais on peut aussi se fâcher avec les personnes neutres qui considèrent que dans ce domaine la seule position digne est de se taire.

Je n’ai pas de solution bien sûr et je suis rempli de doutes.

Mais il me semble que seuls les mots, même maladroits, sont en mesure de surpasser la violence et de maîtriser la sidération et le désarroi.

L’histoire ne commence pas le 7 octobre 2023 et il faut se pencher aussi sur ce qui s’est passé avant.

Mais le 7 octobre constitue une rupture que l’écrivaine libanaise Dominique Eddé décrit ainsi dans une Tribune du Monde du <31 octobre 2023>

« Le carnage barbare du Hamas, le 7 octobre, n’a pas fait que des milliers de morts et de blessés civils israéliens, il a jeté une bombe dans les esprits et dans les cœurs, il a arrêté la pensée. Il a autorisé le déchaînement des passions contre les raisons et les preuves de l’histoire. Ce déchaînement peut se comprendre là où manquent les moyens de savoir, d’un côté comme de l’autre. Là où la douleur est écrasante. Il est inacceptable chez les puissants : là où se déclarent les guerres, là où se décident les chances de la paix. »

Par cet acte « horrible » le Hamas a tendu un piège à Israël, piège qu’Israël a énormément de difficultés à contourner.

Il était inimaginable et inacceptable qu’Israël ne réagisse pas et ne s’attaque durement au Hamas.

Le blocus et les bombardements massifs sur une population civile qui est prisonnière, dans ce bout de territoire surpeuplé, sont en train de renverser dans l’esprit de beaucoup, notamment dans les populations musulmanes et aussi des populations non occidentales, le poids de l’inhumanité du côté de l’armée israélienne.

En outre, des exactions et des crimes commis par des colons juifs en Cisjordanie contre la population arabe ont conduit, même les États-Unis, à réagir par la voie du porte-parole du département d’État, Matthew Miller en dénonçant <des attaques> :

« Incroyablement déstabilisatrices et contre-productives pour la sécurité à long terme d’Israël, en plus d’être, bien sûr, extrêmement préjudiciables aux Palestiniens vivant en Cisjordanie »

Ceci a fait exploser un antisémitisme latent dans le monde entier et en France aussi.

Longtemps, l’antisémitisme était analysé comme l’apanage de l’extrême droite maurassienne. Beaucoup de gens de gauche ont eu du mal à accepter l’idée qu’il y avait aussi en France un antisémitisme musulman.

Parce qu’on peut se trouver être très critique avec les décisions, les actions du gouvernement d’Israël, mais pourquoi faire porter la responsabilité et commettre des actes contre les juifs en France ou ailleurs ?

Seul l’antisémitisme peut l’expliquer sans le justifier.

Ismaël Saidi est musulman, il est comédien et metteur en scène de la pièce « Djihad ». Il a commis un article : « En tant que musulman, je refuse de me voiler la face sur la nature de l’antisémitisme en France » dans lequel il écrit :

« « Il ne faut pas être juif » : c’est l’unique « raison » que l’on peut trouver aux crimes commis ce 7 octobre 2023, du moins, je n’en vois pas d’autre car aucune cause, aussi légitime soit-elle, même aussi noble que celle de la création d’un état pour le peuple palestinien en souffrance depuis si longtemps, ne justifie un massacre. […]

Mais si, pour une fois, au lieu d’inviter un rabbin et un imam sur tous les plateaux en leur demandant de nous montrer à quel point les religions ne sont qu’amour et paix (les millions de morts à travers les siècles, victimes de guerres de religions, de croisades, de pogroms, d’esclavage apprécieront…), on se posait la bonne question.

Si pour une fois, au lieu de mettre la poussière sous le tapis jusqu’au prochain attentat, nous arrêtions de nous voiler la face.

Je vais donc lancer un pavé dans la mare : pourquoi lorsque des atrocités sont commises à des milliers de kilomètres de chez nous, faut-il protéger la communauté juive de France ?

Pourquoi est-ce que l’on trouve cela normal ?

Pourquoi est-ce qu’un Français juif doit craindre de sortir avec une kippa ou la moindre preuve d’appartenance à sa communauté de croyance ?

Pourquoi des maisons où se trouvent des mézouzas sont visées ? Pourquoi des familles changent leur nom sur les applications de livraison pour éviter de se faire agresser si elles sont reconnues comme juives ? De quoi les Français juifs sont-ils coupables ?

Si le Moyen-Orient s’enflamme, pourquoi nos compatriotes juifs doivent-ils en souffrir ?

La réponse qui me vient à l’esprit est qu’il y a une idéologie en France qui a décidé de faire des juifs ses ennemis.

Comme l’avait fait le nazisme, par le passé, il y a une idéologie qui veut « se faire du juif ».

Je le dis parce que je ne la connais que trop bien.

Des années à être abreuvé d’images, de discours sur « nos frères palestiniens » très vite devenus « nos frères en islam » tués par les « juifs » – et pas par les Israéliens car dans le monde arabo-musulman, c’est le mot « juif » qui est utilisé et à dessein.

Les terroristes n’ont-ils pas appelé leur famille, hurlant de joie, leur expliquant qu’ils ont tué « des juifs ».

Ainsi le glissement sémantique a eu lieu depuis bien longtemps : ce n’est pas Palestinien contre Israélien, mais musulman contre juif.

Il n’est donc pas étonnant, quand on comprend cela, que dans le pays où se trouve la plus grande communauté musulmane d’Europe et la plus grande communauté juive d’Europe, la situation devienne explosive.

Et là où beaucoup d’entre nous pensent que c’est le conflit israélo-palestinien qui est la matrice de l’antisémitisme en France, je répondrai : changez de paradigme de lecture, retournez l’image d’Épinal et vous comprendrez: c’est l’antisémitisme que l’on retrouve dans une idéologie meurtrière, cancer de l’islam, qui est devenu, aujourd’hui, la matrice du conflit israélo-palestinien. »

Dans sa tribune au Monde Dominique Eddé ajoute :

« Que nous soyons Israéliens ou Palestiniens, Libanais, Syriens, juifs ou musulmans, chrétiens ou athées, Français ou Américains, nous ne nous méfierons jamais assez du recours au « nous contre eux », qui signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité.

Or l’emploi de ces trois mots enregistre à l’heure qu’il est des records terrifiants, d’un bord à l’autre de la planète. Et il se répand à une vitesse si foudroyante qu’il emporte les têtes, comme un ouragan des maisons. […]

Pour assurer son existence dans la durée, Israël doit renoncer à l’anéantissement de Gaza et à l’annexion de la Cisjordanie. Son avenir ne peut pas lui être assuré par l’expulsion, l’extermination, la conquête du peu de territoire qui reste. Il ne peut l’être que par un changement radical de politique. Un renoncement à la logique de l’affirmation de soi par la supériorité militaire et la négation de l’autre. Alors, les esprits ignorants ou bornés du monde arabo-musulman prendront mieux la mesure de ce temps de l’horreur absolue que fut la Shoah. Il sera enfin enseigné et transmis aux nouvelles générations. Nous apprendrons, de part et d’autre, que pas une histoire ne commence avec soi.

On ne détruira pas les islamistes radicaux à coups de déclarations de guerre, on les affaiblira en leur ôtant, une par une, leurs raisons d’exister et d’instrumentaliser l’islam. Ce sera long ? Oui. Mais qu’on nous dise, quel autre moyen a-t-on d’éteindre un incendie sans frontières ?

C’est en retirant ses « prétextes » à la mauvaise foi générale qu’on fera peut-être advenir la paix à laquelle aspire désespérément le plus grand nombre. Les psychothérapeutes savent ce que les politiciens s’abstiennent de prendre en compte : formuler la souffrance de l’autre, son humiliation, l’aider à dire son cri, sa rage, sa haine, c’est les désamorcer. C’est d’un combat contre la haine qu’il s’agit désormais. Il engage chacun de nous, si l’on veut donner une chance aux prochaines générations.

Que les dirigeants israéliens et leurs soutiens aveugles renoncent à leur domination brutale, satisfaite et sans partage de ce lieu explosif qu’est la « Terre sainte ». Que les Arabes, les musulmans, les défaits de l’histoire n’oublient pas qu’en versant dans l’antisémitisme ils se salissent, ils tombent dans un mal qui n’est pas le leur, ils se retournent contre eux-mêmes. Qu’ils s’élèvent, bien sûr, contre le massacre en masse qui est en cours, mais qu’ils ne privent pas les familles israéliennes endeuillées de leur compassion, qu’ils ne confondent pas leur révolte avec le fantasme de la disparition d’Israël.

N’oublions pas, nous autres Arabes, que nous avons massivement contribué à notre malheur. N’oublions pas qu’en matière d’horreur nous avons enregistré sur nos sols, depuis 1975, une série abominable de massacres. Du Liban à la Syrie, à l’Irak, nos prisonniers ont été enfermés dans des conditions atroces. Des femmes, des hommes ont été torturés, sans que nous sachions les défendre. Nos mémoires, nos cerveaux, nos âmes ont été torturés. Nos cultures. Notre histoire millénaire. Aucun de ces pays n’est parvenu à résister aux manipulations internes et externes, à la pression infernale des grandes puissances, à la sinistre alliance de la corruption, du mépris des pauvres et de la plus abusive des virilités.

Nous ne pouvons plus relever la tête à coups de slogans et de doléances exclusivement dirigés contre Israël. L’avenir ne consiste pas à revendiquer ce que l’on a perdu, mais à examiner ce qui reste à sauver. Israël existe. De ce qui fut un mal pour beaucoup d’entre nous peut sortir un bien pour tous.

Un chantier gigantesque

Ne ratons pas ce terrible et dernier rendez-vous. Souvenons-nous que la vie, la mort, le jour, la nuit, la douleur, l’orphelin, la terre et la paix se disent pareil en arabe et en hébreu. Il est temps pour chacun de nous de faire un immense effort si nous ne voulons pas que la barbarie triomphe à nos portes, pire : à l’intérieur de chacun de nous. »

J’avais déjà fait appel à Dominique Eddé lors d’un mot du jour précédent, c’était une lettre ouverte à Alain Finkielkraut : «Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit.»

<1774>

Lundi 30 octobre 2023

« Du coup, c’est compliqué … »
Essai de synthétiser la situation en langue moderne

Il y a deux mois j’ai trouvé une publication sur Facebook qui m’a amusé et que j’ai partagé.

Et je dois dire que depuis j’écoute la radio, les émissions trouvées sur Internet, mes échanges avec autrui, jusqu’aux conversations dans la rue ou les transports commun, j’arrive à cette conclusion qu’en effet l’expression « du coup » est devenu extraordinairement fréquente.

Ce dimanche matin j’ai entendu le député LFI Eric Coquerel sur France Info. Dans un discours uniquement tourné vers la responsabilité de l’Etat d’Israël, il a reconnu dans une proposition subordonnée qu’il y avait crime de guerre de la part du Hamas. Plus loin il a dit qu’Israël commettait aussi des crimes de guerre.

Un instant…

Ce qui s’est passé le 7 octobre, c’est le plus grand massacre de juifs, depuis la Shoah, avec des actes d’une barbarie écœurante.

Le Hamas est une organisation islamique, totalitaire, d’extrême droite. Je ne peux même pas comprendre qu’un homme de gauche puisse trouver le début du commencement d’une connivence avec une organisation qui est si loin de ses valeurs déclarées.

La vie des palestiniens et leur aspiration légitime à un État sont très loin de leur priorité qui est l’islamisation de la société palestinienne et de l’Oumma c’est-à-dire de la communauté de l’ensemble des musulmans du monde, puis de l’expansion de cette communauté dans la logique de l’idéologie des frères musulmans.

Je suis atterré que Mediapart, auquel j’étais abonné longtemps et qui sur certains dossiers a fait un travail remarquable et utile soit tombé avec son fondateur Edwy Plenel dans un islamo gauchiste niant l’idéologie et les objectifs de certaines organisations qu’ils défendent. Ce fut encore le cas lors de cette émission <Guerre au Proche-Orient : les dérives du débat français> dans laquelle après avoir une fois de plus dénigré le travail de Florence Bergeaud-Blackler a nié l’évidence du caractère totalitaire du Hamas, sa volonté d’éradiquer la présence juive au moyen orient et son ambition générale concernant l’Oumma, ainsi que les forces à l’œuvre en Occident et en France suivant les mêmes objectifs.

Je reconnais cependant que la présence et les interventions de Latifa Oulkhouir et de Hanna Assouline, déjà évoquée lors du mot du jour du lundi 23 octobre, étaient de qualité et donnaient des éclairages intéressants.

Et puis, il y a aussi l’Iran à la manœuvre.

Et je ne me lasserai pas de répéter ce moment de révélation rationnelle et laïque, lorsqu’en 1979, j’ai entendu une jeune iranienne appeler « la Ligne Ouverte », émission de Gonzague Saint Bris, pour crier sa colère que la gauche occidentale, dont je faisais partie, trouvait génial que Khomeini puisse renverser la dictature honnie du Shah d’Iran.

J’ai raconté cet épisode et aussi la manière dont la gauche et les humanistes iraniens ont été dupés puis persécutés par les monstres qui ont pris le pouvoir en 1979, en Iran : « Vous ne pouvez pas comprendre»

Les frères musulmans, le Hamas, les salafistes et autres font partie de cette même idéologie régressive, totalitaire, expansionniste et absolument opposée à notre manière de vivre, à notre liberté, à nos valeurs.

Alors « du coup c’est compliqué », parce qu’en face du Hamas, du côté des pro-israéliens, il y a aussi une vision unilatérale, violente, exclusive qui s’exprime.

Je pourrais aussi multiplier les exemples j’en prendrai deux.

Le premier est celui du discours télévisé du mercredi 25 octobre du premier ministre qu’Israël s’est donné :

« Ils sont le peuple des ténèbres, et la lumière triomphe des ténèbres. »

Benjamin Nétanyahou promet ensuite de « réaliser la prophétie d’Isaïe » avant de citer une partie du texte. « Il n’y aura plus de voleurs dans vos frontières et vos portes seront glorieuses. ».

Le verset 18 du chapitre 60 du livre d’Isaïe qui est un livre prophétique dit exactement.

« On n’entendra plus parler de violence en ton pays, de ravages ni de ruine en ton territoire, et tu appelleras tes murs ‘Salut’, et tes portes ‘Gloire’».

Il y a d’un côté « le camp du bien » et de l’autre « le camp du mal » et on fait appel à la religion pour éradiquer le mal. Le discours a comme fondement le fait que la force (avec l’aide de Dieu ?) permettra d’obtenir la paix et la fin de la violence.

« Du coup s’est compliqué » et la paix me semble alors très éloignée.

L’autre exemple est celui du député Habib Meyer, lors du discours de Jean-Louis Bourlanges, objet du mot du jour de vendredi dernier.

Lorsque Jean-Louis Bourlanges parle des colonies israéliennes en Cisjordanie, ce député réplique :

« La Judée ne sera jamais une colonie ! »

Faut-il une explication de texte ?

Le député utilise le terme de Judée, terme Biblique utilisé il y a 2000 ans à l’époque du Christ, jusqu’au moment où les romains et Titus ont combattu et chassé les juifs de ces terres parce qu’ils s’étaient révoltés contre l’empire romain.

Et puis il dit : « ce n’est pas une colonie ».

Dès lors, il rejette l’acte de l’ONU de 1947 qui avait autorisé la création en Palestine d’un « État juif » et d’un « État arabe ».

Il se place sur un autre registre, exactement parallèle à celui des islamistes.

Pour les islamistes, cette terre est musulmane selon la volonté de Dieu. Aucun humain et pas davantage l’ONU ne peut en disposer.

Pour les messianistes juifs et comme l’exprime Habib Meyer, cette terre, la Judée est la terre promise par Dieu à son peuple élu. La décision de l’ONU est une simple anecdote ne révélant qu’une partie de la vérité sur cette terre : Elle est aux juifs, il n’y a pas lieu d’en discuter avec les palestiniens ou d’autres humains.

Tant qu’il y a des combats politiques et territoriaux, des compromis sont possibles.

Mais si on jette sur la situation une vision religieuse, nous sommes dans l’absolu, il n’y a pas de compromis possible.

Il n’y a que la violence qui est bien sûr « l’expression de la volonté divine » qui peut être mise en œuvre.

Et c’est ce que fait Israël en bombardant de manière massive, cette prison à ciel ouvert qu’est Gaza. Les chiffres annoncés par le Hamas sont sujets à caution, mais il est certain que des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes sont tués ou blessés grièvement avec peu de possibilité d’être soignés. A cela s’ajoute le blocus qui les prive d’eau, de nourriture, d’électricité. C’est un enfer. Des israéliens tombés dans une faille empathique absolue, disent : c’est la faute du Hamas. Peut être, mais ce sont les avions, les missiles et les armes israéliennes qui donnent la mort à beaucoup d’innocents. D’autres israéliens répondent mais eux aussi nous envoient des roquettes et des projectiles pour nous tuer.  Oui, ils répliquent dans ce cas.

Nous sommes dans une tragédie dans laquelle des enfants, des femmes et des hommes souffrent et meurent, pris dans l’engrenage des haines qui se nourrissent  les unes des autres, sans que notre humanité ne soit en mesure de les freiner.

Manon Quérouil-Bruneel, Grande-reporter Paris Match, témoigne dans l’émission du 26 octobre 2023 <C ce soir : La bataille de l’émotion> :

« On est arrivé à un degré de haine des deux côtés qui est terrifiant.

Je suis allé du côté de la Cisjordanie, avec des images du 7 octobre. Il y avait une impossibilité de reconnaître les crimes contre les civils qui avaient été commis par le Hamas.
Même des personnes de l’intelligentsia palestinienne, solidement structurées, remettent en cause ces images.
Parce que, pour eux, c’est un mouvement de libération et qu’il n’aurait pas pu commettre de telles atrocités.
Et côté israélien le choc devant la barbarie est tel que la parole de paix est inaudible.
On n’arrive plus à faire ce travail de compassion, au sens propre, c’est à dire souffrir avec l’autre. »

Ce défaut de capacité de comprendre ou simplement d’entendre la souffrance de l’autre est prégnant non seulement pour les deux peuples qui s’affrontent, mais même pour celles et ceux qui ont pris fait et cause pour l’un des camps.

Il n’y a que de l’empathie pour celles et ceux que l’on défend

Nous sommes dans une rupture d’humanité.

J’ai quand même trouvé ce beau dialogue entre la Rabin Delphine Horvilleur et Kamel Daoud écrivain et journaliste franco-algérien dans « l’Obs » : « Nous devons réaffirmer notre humanité »

Delphine Horvilleur dit au début de l’entretien :

« D’abord, je m’étais dit que j’arrêterais les entretiens. Et puis quand on m’a proposé de dialoguer avec toi, Kamel, j’ai senti combien j’avais besoin de le faire, presque dans un souci de santé mentale. Depuis quelques jours, j’oscille entre une très profonde tristesse, un sentiment de dévastation, et une colère, une rage particulière et un désespoir que je ne connaissais pas en moi qui me suis toujours perçue comme une optimiste. Je suis en manque d’un dialogue humain sensé, empathique, au milieu de cette déferlante de haine et de rage. Je suis en réalité très blessée de trouver si difficilement des interlocuteurs. J’avoue, j’attendais les paroles d’intellectuels musulmans avec qui je dialogue habituellement. Il y en a eu quelques-unes, si essentielles, mais si rares. Quelque chose m’échappe dans ce silence qui me terrasse. J’ai le sentiment d’une immense solitude. »

Et Kamel Daoud répond :

J’aime écouter Delphine. Et je ressens aussi le besoin de dialoguer pour réaffirmer quelque chose de banal qui est l’humanité, face à cette déferlante d’inhumanité qui s’est infiltrée en chacun, dans chaque camp, dans chaque famille. Mais j’ai aussi une colère, elle n’est pas de même valeur que la tienne, je n’ai pas été attaqué comme les Israéliens dans leur maison, j’ai connu autrefois ce genre d’attaque en tant qu’Algérien durant la guerre civile quand les islamistes décapitaient, massacraient et violaient, mais c’est autre chose. Je suis en colère parce que je suis musulman de culture et que dans ma géographie on me refuse le droit à l’expression et à la nuance, parce qu’on voudrait me forcer à une unanimité monstrueuse qui n’est pas la mienne. Je ressens également cette solitude profonde, incomparable avec celle de ceux qui ont perdu des vies, parce que j’ai pris la parole pour dire qu’une cause doit garder sa supériorité morale, qu’elle s’effondre si elle choisit la barbarie et trouve des gens qui la justifient. »

Pourquoi est-il si compliqué de trouver de la compassion pour l’Autre ?

« D. H. La lucidité vient du mot lumière, mais c’est l’éloge de l’obscurité qui prime aujourd’hui. Tu parlais de malentendu, ça m’a fait penser au non-entendu. Après le 7 octobre, ce qui m’a paru le plus fou, c’est que je n’ai pas trouvé de voix palestinienne en France pour dénoncer le Hamas. En fait, et pardon pour ma naïveté, ça me paraissait facile à faire. Cela fait des années que je m’emploie à dénoncer le gouvernement de Netanyahou, l’horreur de l’occupation, la dérive de la société, son hubris, etc., et j’ai été sidérée de ne pas trouver de voix palestinienne en France pour dire « notre cause est juste, les Palestiniens ont le droit d’avoir une terre, mais pas par ces moyens-là ». Même pour Leïla Shahid [ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France, NDLR], dénoncer le terrorisme du Hamas était impossible. Jusqu’à aujourd’hui, je ne m’en relève pas. Ce silence ne trouve pas de place dans mon schéma mental. »

« K. D. Malheureusement, ça ne m’étonne pas, j’ai toujours connu ce « on » et ce « off » dans le discours des intellectuels du Sud. Mais ce qui me frappe, c’est qu’en Algérie ou en Égypte, et dans bien d’autres pays, nous connaissons les méthodes des islamistes, et leur but. […] On le sait que le but des islamistes n’a jamais été de fonder un État palestinien ; le but des islamistes, c’est de précipiter la fin du monde, ils veulent un messianisme qui a abouti, c’est une vision judéophobe dont la finalité est la disparition du peuple juif. Et le Palestinien, dans cette mythologie, est un destin des plus tragiques. Il lui est dit que la fin du monde adviendra le jour où tous les Juifs seront tués et le Palestinien libéré. Mais quelle arnaque ! On lui promet à la fois un pays et la mort, on lui dit « tu vivras libre, mais un instant », au prix de ta disparition et de celle du monde entier. Et le fait que les élites laïques ont opté, dans leur majorité, pour une mécanique de l’affect et de la vengeance, de la douleur et de la frustration, pour soutenir ce rêve, qui est un cauchemar, en oubliant le rêve porté par Arafat – avec certes les errements de son époque –, que des intellectuels succombent à cette illusion en se disant que c’est un moyen, peut-être pourri, d’aboutir à quelque chose, ce basculement vers le rêve de fin du monde en soi comme étant la seule solution possible, est désarmant. »

Et je citerai encore ces deux propos de Kamel Daoud de ce long entretien qu’il est bon de lire :

«  Je suis pour un État palestinien et je crois que l’existence d’un tel État est nécessaire non seulement pour les Palestiniens mais aussi pour ma propre liberté dans mon propre pays, parce que ce problème hypothèque tous nos projets de démocratisation. Mais je ne peux pas adhérer à un projet d’extermination qui refuse l’humanité à chacun. S’il s’agit d’une cause de colonisation et de décolonisation, là je suis solidaire. S’il s’agit d’une cause raciale, arabe, ou confessionnelle, musulmane, je ne peux pas l’être. Ce ne serait pas rendre justice à cette cause et à la volonté de ce peuple d’avoir une terre et une histoire. Ce 7 octobre est une véritable défaite, parce que ce qu’il disait, c’est « on veut la terre pour les Palestiniens avec la noyade pour les Israéliens ».

Et

« Et il y a un autre drame, c’est l’hydre dont parlait Delphine : la guerre fabrique le tueur de demain. C’est le cycle dans lequel nous sommes tous entraînés et ce pour quoi il faut impérativement revoir ce problème à partir de deux grands enjeux. D’une part, l’enjeu de l’humanité de chacun : le droit d’humanité pour l’Israélien et le Juif, pour l’Arabe et le Palestinien. Et d’autre part, l’enjeu démocratique, car plus la Palestine rétrécit, plus le califat imaginaire s’étend. Je demande à Israël comme en Palestine, de faire la paix pour pouvoir me libérer. Tous les propalestiniens, loin de là, ne sont pas d’accord avec ça ! »

Pour conclure le journaliste de « L’Obs » rappelle à Delphine Horvilleur le sermon qu’elle a prononcé le 24 septembre à l’occasion de la fête juive de Kippour

«  Je ne le regrette pas, mais il me fait trembler. Je voulais en effet faire une mise en garde, à partir de nos textes, contre l’hubris de la souveraineté. La Bible, et en particulier le Deutéronome, dit aux Hébreux qui vont entrer sur la Terre promise : « Il arrivera un jour où vous serez souverains sur cette terre, et vous serez menacés par votre puissance parce que vous n’aurez plus conscience de votre vulnérabilité. Vous allez tellement croire à cette puissance qu’elle risque d’être pour vous assassine. »

Et Delphine Horvilleur finit par :

« Dans l’une de ses chansons, Leonard Cohen, qui était présent sur les champs de bataille durant la guerre de Kippour, écrit : « Il y a une brisure dans chaque chose, mais c’est là que la lumière se faufile. » Je veux me raccrocher à cela. »

Cette phrase « There is a crack, a crack in everything, That’s how the light gets in » se trouve dans la chanson « Anthem » de Leonard Cohen

« Ah les guerres elles
Recommenceront
La colombe sacrée
Sera attrapée de nouveau
Pour être achetée et vendue
Et achetée encore
La colombe n’est jamais libre.
Sonnez les cloches qui peuvent encore sonner

Oubliez vos offrandes parfaites.
Il y a une fissure en toute chose.
C’est ainsi qu’entre la lumière. »

Extrait d’Anthem

Du coup, si on laisse parler l’humanisme, qu’on revient à la politique et qu’on limite la religion à s’occuper du spirituel et de l’âme, on pourra peut-être trouver la voie du compromis qui est la seule permettant d’aller vers la Paix.

<1773>

 

Vendredi 6 octobre 2023

« Je ne sais pas si Dieu existe, mais je crois que oui et je pense qu’André va répondre : je ne sais pas mais je pense que non. »
Éric-Emmanuel Schmitt répondant à la question est ce que Dieu existe ? et interpellant son ami André Compte Sponville

Lors de l’émission « La Grande Librairie » du 26 avril 2023, Augustin Trapenard interrogeait le sacré et la spiritualité.

Il avait invité les auteurs de quatre ouvrages.

  • Éric-Emmanuel Schmitt qui dans « Le défi de Jérusalem » raconte son pèlerinage sur les traces de Jésus Christ. De Nazareth à Jérusalem en passant par Capharnaüm, Césarée, Bethléem ou la Galilée, il a écrit un livre de réflexion sur son cheminement spirituel.
  • Le philosophe André Comte-Sponville qui a écrit : « La Clé des champs et autres impromptus ». Un livre qui réunit une série d’articles et d’essais sur des sujets graves, comme la détresse, la souffrance, le pessimisme et la mort. Son recueil se conclut sur un texte inédit intitulé « Maman », parlant de sa mère qui a été malheureuse toute sa vie et qui s’est suicidée lorsqu’il avait une trentaine d’années.

Le titre de son ouvrage, André Comte-Sponville l’a emprunté à son cher Montaigne :

« Le présent que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clé des champs »
(Essais, II, 3)

La clé des champs que toutes les religions du Livre voudrait nous interdire, mais que le sage Montaigne accepte comme un présent de la nature.

  • La romancière et philosophe Éliette Abécassis et le dessinateur Nejib ont publié « Sépher » bande dessinée qui retrace l’épopée millénaire de la Bible.

Le dernier écrivain aurait été brulé ou exécuté par un autre châtiment, que les hommes qui croient dans le récit abrahamique ont inventé et infligé à tous celles et ceux qui mettaient en doute ou s’éloignaient du récit qu’ils prétendaient sacré, si ces « hommes de dieu » disposaient encore du pouvoir politique dans nos contrées.

Car comme le disait Woody Allen : « je n’ai pas de problème avec Dieu, ce sont ses fans qui me font peur ! »

  • Metin Arditi a en effet corrigé un peu le récit évangélique dans « Le Bâtard de Nazareth  ». Comme Marie était enceinte de Jésus, en dehors des liens du mariage, l’enfant était de manière factuel « un bâtard ». Or, à cette époque, il n’était pas bon de naître bâtard. Cet auteur explique alors la vie et l’enseignement du Christ par ce traumatisme initial d’avoir été rejeté socialement et ostracisé.

Mais ce que je souhaite partager essentiellement aujourd’hui c’est ce qu’Eric Emmanuel Schmitt a dit tout au début de l’émission.

Au commencement de l’émission seuls Eric Emmanuel Schmitt et André Comte-Sponville étaient présents.


Eric Emmanuel Schmitt répondit à une question d’Augustin Trapenard sur la croyance :

« Moi si vous demandez : est-ce que Dieu existe ? Je vous répondrais : Je ne sais pas mais je crois que oui et je pense qu’André va répondre : je ne sais pas mais je pense que non. Je me définis comme un agnostique croyant. Parce qu’il est très important de distinguer le savoir et la croyance »

André Comte-Sponville approuva cette assertion et la fit sienne.

La question de la différence entre « le savoir » et de « la croyance » se pose bien au-delà des religions. L’épisode du COVID que nous avons vécu a été particulièrement fécond en confusion entre ces deux notions.

Mais ce sont bien les religions du Livre ou Abrahamique qui ont poussé le plus loin cette terrifiante confusion.

Ils sont allés jusqu’à ce crime contre l’esprit de prétendre que « leur croyance » était « la vérité ». Et au nom de ce mensonge, ils ont tué. Et ils tuent encore dans certains des pays où l’Islam est religion d’État et je crois condamnent pénalement dans tous les pays où l’Islam est religion d’État .

Les chrétiens, catholiques, protestants, orthodoxes faisaient de même dans des temps pas si anciens.

Cayetano Ripoll, a été exécuté par l’inquisition espagnole en 1826. Ce catalan, instituteur a été condamné pour hérésie. Son crime ? Avoir enseigné à ses élèves des idées jugées contraires au catholicisme.

1826 c’était 37 ans après la révolution française.

Dire « Je ne sais pas, mais je crois que… » ou « Je ne sais pas, mais je ne crois pas que » constituent une attitude d’humilité et de sagesse qui conduit immédiatement à un comportement plus paisible, moins exalté et donc moins violent.

Probablement que Woody Allen craindrait moins les fans de dieu qui seraient dans cette posture : « Je ne sais pas, mais je crois que … ».

Vous pouvez encore regarder en replay cette émission de la Grande Librairie jusqu’au 26 novembre 2023. Voici le <Lien >

<1766>

Vendredi 15 septembre 2023

« Je n’ai absolument rien fait de cette journée […] et je me suis découvert heureux, comblé. »
Christian Bobin

Christian Bobin est mort un mois après mon frère (à un jour près) : le 23 novembre 2022, lui aussi d’un cancer fulgurant.

Depuis j’ai beaucoup lu Bobin.

Bobin n’est pas l’écrivain de longs textes, de grandes arches littéraires.

Il est l’écrivain des miniatures, des fulgurances.

Il a été confronté avec la mort, tout au long de sa vie.

En 1995, il a perdu brutalement, son amie de cœur Ghislaine Marion, d’une mort prématurée.

Il écrira pour la célébrer, en 1996, « La plus que vive », ouvrage que j’ai lu d’une traite, une nuit d’insomnie de décembre.

L’ouvrage suivant sera en 1997 «  Autoportrait au radiateur  »
De ce livre, je partage ce texte :

« Je n’ai absolument rien fait de cette journée,
qu’ouvrir au matin les fenêtres de la cuisine et de la chambre,
laisser les nuages entrer dans l’appartement,
frotter leur silence régnant dans ces pièces,
Oui, voilà ce que j’ai fait de ma journée,
j’ai ouvert mes fenêtres sur le jour, rien d’autre,
et dans ce rien beaucoup de choses se préparaient
dont je saurai plus tard le nom, beaucoup plus tard.

Au soir, parce que les nuages avaient repris leur errance
et que le froid s’invitait sans façon, j’ai refermé les fenêtres, il était huit heures.
De la cuisine, j’ai vu un moineau se poser sur le sapin.
La branche a tremblé sous la maladresse de son atterrissage.
Dans ce mouvement communiqué à l’immense par presque rien,
j’ai reconnu l’image de ma journée
et je me suis découvert heureux, comblé. »

Autoportrait au radiateur
Lundi 30 septembre

Christian Bobin

<1762>

Mardi 5 septembre 2023

« Garder la part d’humanité, d’humanisation de la relation d’une personne à une autre, et ne pas se laisser envahir par le numérique. »
Daniel Cohen

Aujourd’hui, je partage avec vous une courte vidéo que Daniel Cohen a réalisé en 2019 pour l’Obs : <Quand Daniel Cohen nous parlait de l’avenir du travail : « Il faut absolument garder la part d’humanité »>

Daniel Cohen fait la distinction entre « deux révolutions » successives.

La première, celle de l’ordinateur de bureau et d’internet, a permis de « réorganiser à l’échelle planétaire le fonctionnement des entreprises », transformant l’ensemble des travailleurs en « sous-traitants » qui se concurrencent à l’échelle mondiale.

Selon lui, cette révolution montre ses limites et arrive un peu à son terme.

La seconde révolution évoquée par l’économiste est celle de l’intelligence artificielle.

C’est cette seconde partie qui m’a marqué.

Je vous en livre la retranscription intégrale :

« La révolution qui commence aujourd’hui est d’une toute autre nature. C’est celle de l’intelligence artificielle.

Il est évidemment beaucoup trop tôt pour savoir exactement ce qu’elle va produire mais on peut essayer d’en définir la portée.

La portée, je crois tout simplement, c’est que nous sommes dans une société de services.

Dans laquelle ce qui compte c’est s’occuper des gens eux-mêmes, et non plus seulement comme dans la société industrielle de la matière.

S’occuper des gens, ça veut dire passer du temps avec eux, ça veut dire en réalité augmenter les coûts.

Ça veut dire « perdre son temps » à passer du temps avec les gens.

Cette idée est inconcevable dans un capitalisme comme celui que l’on connaît maintenant, qui cherche par définition à rentabiliser, réduire les coûts de fabrication.

La solution que le capitalisme contemporain est en train de trouver à cette société de service où les coûts sont trop élevés, c’est tout simplement celle qui consiste à numériser, dématérialiser tout ce qui peut l’être, de façon qu’un humain, une fois qu’il sera une immense banque de données qui pourra être traitée par un algorithme et redevienne un objet de croissance, c’est-à-dire de rentabilité.

Évidemment cette perspective est celle d’une extraordinaire déshumanisation de la relation d’une personne à une autre, d’un médecin avec son patient, d’un enseignant à son élève.

Une déshumanisation qui nous rappelle tout simplement ce que, dans « les Temps modernes », Charlie Chaplin avait parfaitement illustré pour la société industrielle.

Nous sommes en train, en réalité, d’industrialiser la société de services et c’est ça qui m’inquiète beaucoup.

Il faut absolument, comme on l’a rappelé au moment du travail à la chaîne, garder la part d’humanité, d’humanisation de la relation d’une personne à une autre, et ne pas se laisser envahir par le numérique. »

Ce que Daniel Cohen dit c’est que ce qui est en cause c’est la rentabilité, l’objet de croissance.

Il parle des services à la personne.

Cela remet complément en cause le modèle économique dominant.

Il me semble d’ailleurs qu’il en va de même pour freiner le réchauffement climatique, comme les atteintes à la biodiversité et la prise en compte des limites des ressources planétaires.

Quel modèle économique, pourra réaliser ces idées humanistes, voilà la question ?

<1760>

Vendredi 18 août 2023

« Écouter c’est la fermer ! »
Thomas d’Ansembourg

J’avais évoqué, lors du mot du jour précédent, l’importance dans les relations de la qualité de l’écoute.

Je voudrais revenir sur ce sujet si important grâce à une vidéo de Thomas d’Ansembourg : <Savons-nous écouter ? >

J’ai déjà évoqué Thomas d’Ansembourg lors de plusieurs mots du jour. Le plus récent étant celui du 27 mars 2023 : « Personne n’a envie d’être un con-vaincu»

Thomas d’Ansembourg est un psychothérapeute belge spécialisé dans la communication non-violente.

Il fait d’abord un constat :

« C’est quelque chose qui m’impressionne depuis que j’enseigne la Communication Non Violente : c’est combien les gens ne s’écoutent pas. Ils se fourguent des conseils, des solutions, des commentaires et ils ne s’écoutent pas et ça fait souffrir beaucoup d’êtres. Énormément. »

Et pour donner un exemple, il évoque des parents qui sont venus le consulter parce qu’ils avaient des difficultés de compréhension avec leur garçon :

« Et ils arrivent, les deux parents, le garçon. Et les parents me racontent toutes leurs attentes et leurs misères à communiquer avec le garçon et à un moment, après les avoir écoutés je me tourne vers le garçon et je dis : « Et toi comment tu te sens quand tu entends tes parents te dire ça ? et il me répond du tac au tac : « Mais je suis extrêmement en colère parce que mes parents, là vous les avez écoutés, mais eux ils ne m’écoutent jamais. »
Et la mère saute sur ses deux pieds en disant : « Comment on ne t’écoute jamais, mais on passe son temps à t’écouter ! » »

Après cette entrée en matière, Thomas d’Ansembourg intervient pour montrer la cohérence entre les propos du garçon et la réaction de sa mère.

« Et je dis : « Stop madame pourriez-vous faire un petit arrêt sur image, votre enfant dit que vous ne l’écoutez jamais, donc ça veut dire qu’il ne se sent pas écouté et vous montrez que vous ne l’écoutez pas. Vous argumentez pour avoir raison : « mais si je t’écoute, mais je t’ai déjà écouté. » Vous n’écoutez pas le fait que lui ne se sent pas écouté. Et bien sûr que c’est dérangeant d’entendre son enfant, qu’on a cru écouter, dire : « je ne me sens pas écouté. ». Mais s’il dit qu’il n’est pas écouté, c’est qu’il ne se sent pas écouté.
Et je me retourne vers le garçon et je lui dis : « Que veux-tu dire par-là, quand tu dis que tes parents ne t’écoutent jamais ? Apparemment ils ont l’impression de t’écouter ».
Et bien je vais vous le dire clairement, il ne me laisse jamais finir mes phrases. »

Poser les mots sur un problème permet de le comprendre avant d’essayer de le résoudre :

« Et je me retourne vers la mère, je dis : « Est-ce que ça vous parle ? ». Et elle reconnaît, la larme à l’œil « effectivement, j’ai du mal à le laisser aller jusqu’au bout. Souvent, je pense que j’ai la solution, que c’est moi qui comprends comment ça doit se passer.
Je dis « bah voilà ! Apprenez juste à écouter. »

« Et ceci m’a éclairé, cette maman ne savait pas écouter ce qui est une chose. Mais quand on ne sait pas écouter, on peut apprendre à écouter, mais ce qui est plus grave encore, et cette maman illustre un problème qui nous touche pratiquement tous et toutes, cette maman ne savait pas qu’elle ne savait pas écouter !
Je ne sais pas ce que je ne sais pas, comment voulez-vous que je m’améliore ?
Et ça c’est un enjeu fondamental. »

L’ignorance est un manque de connaissance. Mais connaître ou être conscient de son ignorance constitue un savoir.

Connaître ses faiblesses est aussi un savoir qui permet soit de les prendre en compte, soit de les surmonter.

Ce qui est grave comme le dit Thomas d’Ansembourg, c’est ignorer sa faiblesse.

A ce stade, il explique ce que signifie, selon lui, écouter :

« Écouter c’est la fermer et laisser l’autre arriver au bout de sa phrase.
Et éventuellement ajouter à ça un reflet ou même une formulation empathique pour s’assurer qu’on a bien compris l’autre. »

Et puis, il ajoute ce point fondamental du dialogue : être en capacité de comprendre l’autre en l’écoutant pleinement ne signifie qu’on lui donne raison, simplement qu’on le prend en compte. Et cela change tout :

« Et écouter l’autre ça ne veut pas dire qu’on est d’accord.
Et être en empathie avec l’autre, refléter ce que l’autre ressent, ça ne veut pas dire qu’on souscrit à son besoin. Ça veut simplement dire qu’on reconnaît que cet être humain, il est là. Et quand l’autre être humain se sent reconnu et le droit d’exister […] et bien il nous reconnaît, il nous donne le droit d’exister aussi. C’est un échange »

L’exemple qu’il a donné était dans un contexte familial, mais cela dépasse ce cadre pour concerner de la même manière le monde professionnel, comme l’ensemble des relations de toute sorte qu’on peut nouer dans une vie :

« Et je peux témoigner que dans l’entreprise quand j’anime des sessions de Communication Non violente c’est le même écho des équipes qui me retournent : tu nous a appris que nous ne savions pas écouter. Je pense à des équipes de Conseil, de conseil en informatique qui arrivent avec leurs solutions mais ils n’écoutent pas les vrais enjeux. Et donc ça dysfonctionne. Ils pensent qu’ils n’ont pas le temps, comme dans les familles ils n’ont pas le temps, alors que le temps consacré à bien écouter fait que le résultat s’ajuste. […] Je vous encourage à mettre ça en pratique, voir que quand vous avez créé du nous, par une belle et bonne écoute, même si vous n’êtes pas d’accord avec l’autre ce nous est fécond. On va trouver des solutions qui nous arrange de façon gagnant/gagnant, plutôt que des solutions qui sont dans la domination, soumission, agression, démission. »

Je vous invite d’écouter ce message dans la fluidité du remarquable pédagogue qu’est Thomas d’Ansembourg : <Savons-nous écouter ? Thomas d’Ansembourg>

Il me semble qu’il révèle quelque chose d’essentiel.

Mon expérience me donne à penser qu’il a absolument raison.

Je plaide coupable, je n’ai pas toujours su être au niveau de cette exigence.

Mais chaque fois que j’ai pu ou su être dans cette qualité d’écoute, le résultat a toujours été extrêmement valorisant. Et cela même si je n’étais pas d’accord avec mon interlocuteur.

<1757>