Jeudi 6 mars 2025

« Nous étions en guerre contre un dictateur, nous nous battons désormais contre un dictateur soutenu par un traître. »
Claude Malhuret, sénateur de l’Allier, discours au Sénat du 4 mars 2025

Ecouter un discours de Claude Malhuret constitue toujours un moment savoureux, tant cet homme sait trouver les mots pour décrire une situation, un évènement, le comportement d’un humain.

Souvent, je suis d’accord avec le point de vue de ce centriste qui a été deux ans secrétaire d’état aux droits de l’homme de 1986 à 1988, dans le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac. Il a été maire de Vichy de 1989 à 2017, il est toujours sénateur de l’Allier.

Médecin de formation il a été pendant 8 ans président de Médecin sans frontière à partir de 1978.

Initialement, il était marqué à gauche et même marxiste. Mais il a résolument quitté ce courant de pensée en 1977, au retour d’un voyage en Thaïlande.

Wikipedia nous apprend qu’en 1976 et 1977, en Thaïlande, il est coordinateur des équipes médicales de l’association Médecins sans frontières (MSF) dans les camps de réfugiés cambodgiens, laotiens et vietnamiens. « Nous nous étions misérablement fourvoyés », reconnaîtra-t-il plus tard au sujet du génocide cambodgien, perpétré de 1975 à 1979 par les Khmers rouges. C’est cette expérience qui l’éloignera des utopies radicales et de la Gauche qui prétend incarner « le bien ». En 2003, il publie un livre sur ce sujet : « Les Vices de la vertu ou la Fin de la gauche morale. ».

Après l’épisode lamentable dans le bureau ovale de la Maison Blanche, pendant lequel Trump et son vice président ont insulté le Président Ukrainien Volodomyr Zelenski, Claude Malhuret a trempé sa plume dans l’acide et a offert au Sénat un discours d’anthologie

« L’Europe est à un tournant critique de son histoire. Le bouclier américain se dérobe, l’Ukraine risque d’être abandonnée, la Russie renforcée. Washington est devenu la cour de Néron. Un empereur incendiaire, des courtisans soumis et un bouffon sous kétamine chargé de l’épuration de la fonction publique. C’est un drame pour le monde libre, mais c’est d’abord un drame pour les États-Unis. »

« Un bouffon sous kétamine » désigne Elon Musk. Ce dernier, comme le rappelle « Ouest France », a admis consommer régulièrement de la kétamine, une drogue aux effets dissociatifs puissants, pouvant altérer la perception de la réalité et influencer la prise de décision.

« Le Point » donne des précisions sur la kétamine : « Cette molécule est une substance dérivée de la phencyclidine et produite chimiquement. Actuellement, elle est utilisée par les professionnels de santé comme anesthésique vétérinaire ainsi qu’en médecine humaine également dans le cadre des anesthésies générales. « Sous forme inhalée, ce produit est utilisé pour soulager un trouble dépressif et des idées suicidaires », complète le Pr Amine Benyamina, psychiatre, spécialisé en addictologie et à la tête du service de psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital Paul-Brousse (AP-HP) à Villejuif (Val-de-Marne). La kétamine fait partie de la catégorie des hallucinogènes. Mais, elle est aussi détournée de son usage médical à des fins récréatives. « La kétamine peut être utilisée dans les milieux festifs. À doses modérées, elle provoque des hallucinations, un sentiment de détente et des effets sensoriels très importants », alerte l’addictologue. Les adeptes mettent également en avant des états dissociatifs avec une distorsion de la perception visuelle et corporelle. »

Certaines apparitions de Musk en public semble montrer, en effet, que cet homme se trouve dans un état de lucidité aléatoire.

« Le message de Trump est que rien ne sert d’être son allié puisqu’il en vous défendra pas, qu’il vous imposera plus de droits de douane qu’à ses ennemis et vous menacera de s’emparer de vos territoires tout en soutenant les dictatures qui vous envahissent. Le roi du deal est en train de montrer ce qu’est l’art du deal à plat ventre. Il pense qu’il va intimider la Chine en se couchant devant Poutine, mais Xi Jinping, devant un tel naufrage, est sans doute en train d’accélérer les préparatifs de l’invasion de Taïwan. »

Il est étonnant de constater que Trump s’attaque d’abord à ses alliés historiques qu’il ne respecte pas alors qu’il répète son respect pour les dictateurs ou autocrates comme Poutine et Xi Jinping. L’analyse du fonctionnement de la rhétorique Trumpiste, nous rapproche des règles mafieuses dans lesquelles le parrain exige la soumission à sa prédation  contre une promesse, toujours révocable, de protection.

« Jamais dans l’histoire un président des États-Unis n’a capitulé devant l’ennemi. Jamais aucun n’a soutenu un agresseur contre un allié. Jamais aucun n’a piétiné la Constitution américaine, pris autant de décrets illégaux, révoqué les juges qui pourraient l’en empêcher, limogé d’un coup l’état-major militaire, affaibli tous les contre-pouvoirs et pris le contrôle des réseaux sociaux.
Ce n’est pas une dérive illibérale, c’est un début de confiscation de la démocratie. Rappelons-nous qu’il n’a fallu qu’un mois, trois semaines et deux jours pour mettre à bas la République de Weimar et sa constitution. »

Claude Malhuret rappelle le précédent fâcheux de la République de Weimar qui en 1933 a permis l’accession des nazis au pouvoir en Allemagne grâce à la complicité des partis de droite et du centre. Arrivé au pouvoir par des processus institutionnels, il a fallu peu de temps à ce parti pour éliminer tous les contrepouvoirs et devenir une dictature. Pour l’instant, Trump est dans le processus de faire taire tous les contrepouvoirs aux Etats-Unis en commençant par la Justice, la Presse et aussi le monde Universitaire.

« J’ai confiance dans la solidité de la démocratie américaine et le pays proteste déjà. Mais, en un mois, Trump a fait plus de mal à l’Amérique qu’en quatre ans de sa dernière présidence. »

Il est certain que par rapport à son premier mandat, Trump est mieux préparé et mieux entouré pour mettre en œuvre sa politique autoritaire, violente et cherchant à réduire la démocratie à son seul pouvoir.

« Nous étions en guerre contre un dictateur, nous nous battons désormais contre un dictateur soutenu par un traître. Il y a huit jours, au moment même où Trump passait la main dans le dos de Macron à la Maison-Blanche, les États-Unis votaient à l’ONU avec la Russie et la Corée du Nord contre les Européens réclamant le départ des troupes russes. Deux jours plus tard, dans le Bureau ovale, le planqué du service militaire donnait des leçons de morale et de stratégie au héros de guerre Zelensky, avant de le congédier comme un palefrenier en lui ordonnant de se soumettre ou de se démettre [applaudissements]. Cette nuit, il a franchi un pas de plus vers l’infamie en stoppant la livraison d’armes pourtant promises. »

Ce n’est pas la première fois que les Etats-Unis n’ont pas voté comme les européens à l’ONU, mais c’est la première fois qu’ils ont voté avec la Russie et la Corée du Nord. Claude Malhuret rappelle aussi que Donald Trump s’est fait exempté du service militaire pour de sombres raisons médicales. Enfin il semble clair à ce stade que ses positions et propositions sont davantage en faveur des thèses de Poutine que de l’intérêt de l’état souverain d’Ukraine agressé par son voisin et ayant une grande part de son territoire occupé et annexé.

« Que faire devant cette trahison ? La réponse est simple : faire face. Et d’abord ne pas se tromper. La défaite de l’Ukraine serait la défaite de l’Europe. Les pays baltes, la Géorgie, la Moldavie sont déjà sur la liste. Le but de Poutine est le retour à Yalta, où fut cédée la moitié du continent à Staline. Les pays du Sud attendent l’issue du conflit pour décider s’ils doivent continuer à respecter l’Europe ou s’ils sont désormais libres de la piétiner. Ce que veut Poutine, c’est la fin de l’ordre mis en place par les États-Unis et leurs alliés, il y a 80 ans, avec comme premier principe l’interdiction d’acquérir des territoires par la force. Cette idée est à la source même de l’ONU, où aujourd’hui les Américains votent en faveur de l’agresseur et contre l’agressé parce que la vision trumpienne coïncide avec celle de Poutine : un retour aux sphères d’influence, les grandes puissances dictant le sort des petits pays. “À moi le Groenland, le Panama et le Canada. À toi l’Ukraine, les pays baltes et l’Europe de l’Est, à lui Taiwan et la mer de Chine.” On appelle cela dans les soirées des oligarques du golfe de Mar-a- Lago le réalisme diplomatique. Nous sommes donc seuls. Mais le discours selon lequel on ne peut résister à Poutine est faux. »

Malhuret espère un sursaut de l’Europe. En sera t’elle capable ?

« Contrairement à la propagande du Kremlin, la Russie va mal. En trois ans, la soi-disante deuxième armée du monde n’a réussi à grapiller que des miettes d’un pays trois fois moins peuplé, les taux d’intérêt à 25%, l’effondrement des réserves de devises et d’or, l´’écroulement démographique montrent qu’elle est au bord du gouffre. Le coup de pouce américain à Poutine est la plus grande erreur stratégique commise lors d’une guerre. »

Stratégiquement Malhuret a probablement raison,

« Le choc est violent mais il a une vertu : les Européens sortent du déni. Ils ont compris en un jour à Munich que la survie de l’Ukraine et l’avenir de l’Europe sont entre leurs mains et qu’ils ont trois impératifs : accélérer l’aide militaire à l’Ukraine pour compenser le lâchage américain, pour qu’elle tienne et pour imposer sa présence et celle de l’Europe dans toute négociation. Cela coûtera cher, il faudra en terminer avec le tabou des avoirs russes gelés ; il faudra contourner les complices de Moscou à l’intérieur de l’Europe par une collaboration des seuls pays volontaires, avec bien sûr le Royaume Uni. En second lieu, exiger que tout accord soit accompagné du retour des enfants kidnappés, des prisonniers et des garanties de sécurité absolue. Après Budapest, la Georgie et Minsk, nous savons ce que valent les accords avec Poutine. Ces garanties passent par une force militaire suffisante pour empêcher une nouvelle invasion. »

Il faut surtout convaincre les peuples européens de cette nécessité. Il existe au sein de ces peuples de nombreuses tendances qui soit par lâcheté, soit par l’influence de lobbys pro-russe prétendent que la Russie ne constitue pas une menace pour l’Europe.

« Enfin, et c’est le plus urgent, parce que c’est ce qui prendra le plus de temps, il faut rebâtir la défense européenne négligée au profit du parapluie [nucléaire] américain depuis 1945 et sabordée depuis la chute du mur de Berlin. C’est une tâche herculéenne mais c’est sur sa réussite ou son échec que seront jugés dans les livres d’histoire les dirigeants de l’Europe démocratique d’aujourd’hui. Friedrich Merz vient de déclarer que l’Europe a besoin de sa propre alliance militaire. C’est reconnaître que la France avait raison depuis des décennies en plaidant pour une autonomie stratégique. Il reste à la construire. Il faudra investir massivement, renforcer le fonds européen de défense hors des critères d’endettement de Maastricht, harmoniser les systèmes d’armes et de munitions. »

Melenchon, Emmanuel Todd aussi, semblent craindre davantage le réarmement allemand que l’hostilité de l’impérialisme russe.

« Accélérer l’entraide de l’Union [europénne] á l’Ukraine qui est aujourd’hui la première armée européenne, repenser la place et les conditions de la dissuasion nucléaire à partir des capacités françaises et britanniques, relancer les programmes de bouclier anti-missiles et de satellites. Le plan annoncé hier par Ursula Von der Leyen est un très bon point de départ. Et il faudra beaucoup plus. L’Europe ne redeviendra une puissance militaire qu’en redevenant une puissance industrielle. En un mot, il faudra appliquer le rapport Draghi pour de bon. »

Redevenir une puissance industrielle, voilà la clé. Est-il réaliste d’y croire ? Est-il possible que les européens se mobilisent pour agir dans ce sens ?

« Mais le vrai réarmement de l’Europe, c’est son réarmement moral. Nous devons convaincre l’opinion face à la lassitude et à la peur de la guerre, et surtout face aux comparses de Poutine, l’extrême droite et l’extrême gauche. Ils ont encore plaidé hier à l’Assemblée nationale, monsieur le premier ministre devant vous, contre l’unité européenne, contre la défense européenne. Ils disent vouloir la paix. Ce que ni eux ni Trump ne disent, c’est que leur paix c’est la capitulation, la paix ou la défaite, le remplacement de “de Gaulle Zelinsky” par un Pétain ukrainien à la botte de Poutine, la paix des collabos qui ont refusé depuis trois ans toute aide aux Ukrainiens. Est-ce la fin de l’Alliance atlantique? Le risque est grand.  »

Vouloir la paix tel est le slogan utilisé par l’extrême droite et par l’extrême gauche. Melenchon a l’air de croire qu’il suffit d’aller négocier avec Poutine et de faire appel à sa raison pour sortir avec un solide traité de paix permettant à l’Europe de vivre sereinement à côté de cet impérialisme autoritaire et militarisé. Je suis persuadé, pour ma part, que seul une puissance militaire forte peut négocier sérieusement avec des prédateurs comme Poutine et aussi comme Trump.

« Mais depuis quelques jours, l’humiliation publique de Zelinsky et toutes les décisions folles prises depuis un mois ont fini par faire réagir les Américains. Les sondages sont en chute, les élus républicains sont accueillis par des foules hostiles dans leurs circonscriptions, même FoxNews devient critique. Les trumpistes en sont plus en majesté, ils contrôlent l’exécutif, le Parlement, la Cour suprême et les réseaux sociaux. Mais dans l’histoire américaine, les partisans de la liberté ont toujours gagné : ils commencent à relever la tête. Le sort de l’Ukraine se joue dans les tranchées, mais il dépend aussi de ceux qui aux États-Unis, veulent défendre la démocratie, et ici de notre capacité à unir les Européens, à trouver les moyens de leur défense commune et à refaire de l’Europe la puissance qu’elle fut un jour dans l’Histoire et qu’elle hésite à redevenir. »

L’optimisme du sénateur de l’Allier est doux à entendre. Pour ma part, j’ai des doutes…

« Nos parents ont vaincu le fascisme et le communisme au prix de tous les sacrifices. La tâche de notre génération est de vaincre les totalitarismes du 21e siècle. Vive l’Ukraine libre ! Vive l’Europe démocratique ! »

Nous sommes au temps des prédateurs, il faut résister. Pour cela il faut disposer d’une force morale forte que je sens peu dans notre société. Ce discours restera un moment de lucidité et de combat dans un monde de mollesse et de lâche soulagement. « Le discours de Claude Malhuret »

Mardi 4 mars 2025

« L’atmosphère qui régnait dans le bureau ovale lors de cette conversation nous a rappelé les interrogatoires que nous avons subis aux mains des services de sécurité et les débats dans les tribunaux communistes. »
Lech Walesa, lettre à Donald Trump

Nous avons donc assisté le vendredi 28 février 2025 à un « bon moment de télévision » selon Donald Trump, alors qu’avec son vice président, J. D. Vance, ils venaient de harceler, devant les caméras, le président ukrainien Volodymyr Zelensky qui demandait juste un peu de considération et un appui pour garantir un futur cessez le feu avec la Russie de Poutine.

Souvent le mot « humiliation » a été utilisé pour décrire cette scène. Je crois que ce mot est inapproprié.

En effet, le dictionnaire Larousse donne comme définition de « humilier » :

« Atteindre quelqu’un dans son amour-propre, sa fierté, sa dignité, en cherchant à le déprécier dans l’esprit d’autrui ou à ses propres yeux »

Et complète cette description dans la version pronominale du verbe, à savoir, « s’humilier » :

« S’abaisser, avoir une attitude servile devant quelqu’un, quelque chose, par faiblesse, lâcheté, intérêt »

Le dictionnaire du CNRS donne la définition suivante pour « humilier » :

« Faire apparaître quelqu’un (dans tel ou tel de ses aspects) comme inférieur, méprisable, par des paroles ou des actes qui sont interprétés comme abaissant sa dignité. »

A aucun moment, je n’ai trouvé que le président ukrainien avait manqué de dignité. Il a fait front face à ces deux hommes qui le harcelaient de questions du type : « avez vous dit suffisamment merci ? » ou « vous voulez la troisième guerre mondiale ? ». Il a résisté à Trump, alors que beaucoup d’autres se couchent devant cet homme sans honneur.

Pour ma part, cette scène m’a fait plutôt penser à des films de mafieux, où Trump aurait joué le rôle du parrain et Vance son homme des basses œuvres : Il fallait se soumettre, dire merci au parrain et le payer pour obtenir sa protection.

Mais Lech Walesa, le fondateur du mouvement Solidarność, président de la république de Pologne de 1990 à 1995, du haut de ses 81 ans, a écrit hier une lettre au président Trump dans laquelle il fait une autre comparaison. Il compare cette séquence à un interrogatoire des services secrets communistes. Lui les a subi par les services polonais et rappelons que Poutine fut officier du KGB. Mais Lech Walesa exprime d’abord son dégout :

« Nous avons regardé le compte rendu de votre conversation avec le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, avec crainte et dégoût.
Nous trouvons insultant que vous attendiez de l’Ukraine qu’elle fasse preuve de respect et de gratitude pour l’aide matérielle fournie par les États-Unis dans sa lutte contre la Russie.
La gratitude est due aux héroïques soldats ukrainiens qui ont versé leur sang pour défendre les valeurs du monde libre. Ils meurent sur le front depuis plus de 11 ans au nom de ces valeurs et de l’indépendance de leur patrie, attaquée par la Russie de Poutine.

Nous ne comprenons pas comment le dirigeant d’un pays qui symbolise le monde libre ne peut pas le reconnaître. »

L’ancien syndicaliste polonais qui avait pu compter sur l’aide des USA de Ronald Reagan pour affronter les communistes polonais et leur tuteur soviétique russe, ne peut pas comprendre ce que l’Amérique est devenue sous la présidence du magnat de l’immobilier.

Il fait donc sa comparaison avec les services secrets communistes :

« Notre inquiétude a également été renforcée par l’atmosphère qui régnait dans le bureau ovale lors de cette conversation, qui nous a rappelé les interrogatoires que nous avons subis aux mains des services de sécurité et les débats dans les tribunaux communistes. Les procureurs et les juges, agissant au nom de la toute puissante police politique communiste, nous expliquaient qu’ils détenaient tous les pouvoirs et que nous n’en avions aucun. Ils exigeaient que nous cessions nos activités, arguant que des milliers d’innocents souffraient à cause de nous. Ils nous ont privés de nos libertés et de nos droits civiques parce que nous refusions de coopérer avec le gouvernement ou d’exprimer notre gratitude pour notre oppression.
Nous sommes choqués que le président Volodymyr Zelensky ait été traité de la même manière. »

Par la suite, il explique sa vision historique du rôle des Etats-Unis. Vous pourrez lire cette lettre et sa traduction derrière ce « lien ». Je trouve son analyse très pertinente. Vous trouverez la vidéo de ce triste épisode de l’histoire américaine « ici ». Et je finirai par le jugement sans appel du journaliste franco-suisse, Richard Werly, dans une émission de France Télévision :

« Ce Donald Trump est vraiment un sale type !»

Mercredi 12 octobre 2022

« Négocier avec le diable. »
Pierre Hazan

Pierre Hazan, est suisse, il a été un temps journaliste puis s’est tourné vers le rôle de médiateur sur des lieux de conflits et de guerre. Il a été présent sur la guerre en Yougoslavie, au Rwanda, au Soudan et sur de nombreux autres lieux où les humains s’affrontaient et se massacraient.

Aujourd’hui il est conseiller senior auprès du Centre pour le Dialogue Humanitaire dont le siège est à Genève et qui est l’une des principales organisations actives dans la médiation des conflits armés. Il a conseillé des organisations internationales, des gouvernements et des groupes armés sur notamment les questions de justice, d’amnistie, de réparations, de commissions vérité, de disparations forcées et de droit pénal international et de droits de l’homme.

Pierre Hazan a aussi travaillé au Haut-Commissariat de l’ONU pour les droits de l’homme et a collaboré avec les Nations unies dans les Balkans.

Parallèlement, en juin 2015, Pierre Hazan a fondé justiceinfo.net, un média de la Fondation Hirondelle, dédié à la gestion des violences politiques dans les sociétés en transition. Il fut aussi commissaire de l’exposition Guerre et Paix (octobre 2019-mars 2020) qui s’est tenue à la Fondation Martin Bodmer organisée en partenariat avec les Nations unies et le Comité international de la Croix-Rouge.

C’est ce qu’on apprend sur le site qui lui est consacré : https://pierrehazan.com/biographie/

Il est invité sur beaucoup de plateaux de media et fait l’objet d’entretien dans les journaux, à cause du conflit d’agression de la Russie à l’égard de l’Ukraine et aussi parce qu’il vient de faire paraître en septembre 2022, un livre qui a pour titre : « Négocier avec le diable, la médiation dans les conflits armés  »

C’est un homme de terrain, ce qu’il dit ne vient pas d’une réflexion conceptuelle mais de son expérience.

Pour ma part je l’ai écouté avec beaucoup d’attention et d’intérêt sur le site Internet « Thinkerview » que j’ai évoqué plusieurs fois et que j’apprécie particulièrement parce qu’il ne se centre que sur l’invité et le laisse s’exprimer pour aller au bout de ses idées.

Cela a bien sûr pour conséquence que l’émission dure un peu plus longtemps. Dans ce cas particulier 1h37 : <Faut-il accepter de négocier avec le diable ?>

Pierre Hazan souligne que nous vivons dans un monde toujours plus chaotique dans lequel l’Occident n’est plus hégémonique. Il parle aussi des dérives de la « guerre contre le terrorisme » à la suite des attentats du 11 septembre.

Avec beaucoup de prudence, de doute, il parle de la nécessité, malgré tout, de la médiation, même avec son pire ennemi.

Il donne comme exemple la médiation qui a permis à l’Ukraine de recommencer à exporter des céréales, cen qui a eu pour conséquence de sauver des gens de la famine et de permettre à l’Ukraine d’obtenir des ressources.

La négociation a permis aussi d’échanger des prisonniers russes et ukrainiens.

Il a rapporté que même avec Daech il a été possible de négocier, notamment pour faire passer de l’aide humanitaire pour secourir des populations en grande difficulté.

<Le Monde> présente son livre ainsi :

« Peut-on parler avec des groupes terroristes au risque de les légitimer ? Tenter d’arrêter un carnage peut-il justifier de discuter avec des régimes criminels ? A partir de quand la négociation devient-elle un alibi à la non-action ? Ce sont les éternels dilemmes de la médiation dans la quête de la paix ; souvent, le choix n’est pas entre le bien et le mal mais entre le mauvais et le pire. « Depuis longtemps, j’ai abandonné le confort de l’éthique de conviction, ce luxe d’être cohérent avec soi-même, pour assumer l’éthique de responsabilité », écrit Pierre Hazan, évoquant « une éthique de la responsabilité tournée vers l’efficacité qui encourage le compromis et le pragmatisme, selon les aléas de l’action et au nom de la finalité recherchée. »

Il montre que si on se bloque sur une vision qui prétend n’accepter aucun compromis et avoir pour seul but d’éradiquer « le mal », on refusera tout dialogue avec des auteurs de crimes de guerre et des organisations « terroristes » Et dans ce cas ce sont les populations qui paient le prix de cette impossibilité de médiation.

L’enjeu d’une médiation n’est pas de choisir ses interlocuteurs, mais de déterminer si le dialogue ou la négociation peut soulager des populations en souffrance.

Il évoque aussi Cicéron et la désastreuse affaire de Libye dans laquelle les anglais et les français aidés des américains vont outrepasser le mandat de l’ONU, ce que Poutine et les chinois ne pardonneront jamais aux occidentaux.

Il revient aussi sur ces deux points dans un entretien avec Pascal Boniface <4 questions à Pierre Hazan>

D’abord Cicéron :

« Cicéron parlait des pirates comme « les ennemis du genre humain ». À toutes les périodes, il y a eu la tentation d’isoler, voire d’éradiquer ceux qui représentent le mal. Dans l’après-guerre froide, après le génocide au Rwanda (1994) et les massacres de Srebrenica (1995), la figure du mal a été représentée par les criminels de guerre. Après les attentats du 11 septembre 2001, ce furent « les terroristes ». Le fait est que la lutte antiterroriste a montré ses limites, et les États-Unis ont signé un accord de paix avec les talibans après 20 ans de guerre et d’innombrables morts. Le traité de paix en Bosnie-Herzégovine a été possible parce qu’à cette époque, le chef de l’État serbe n’était pas encore inculpé. La justice doit passer. Mais elle doit être articulée avec la recherche de la paix. »

Ensuite la Libye :

« Le moment de bascule, c’est le moment où symboliquement se termine la Pax Americana avec l’intervention en Libye en 2011. L’intervention de l’OTAN en Libye a été justifiée par une résolution des Nations unies au nom de « la responsabilité de protéger » les populations civiles. La Russie et la Chine avaient accepté à l’époque de s’abstenir. Elles ont eu le sentiment d’avoir été trompées, puisque l’intervention occidentale s’est soldée par un changement de régime (chute de Mouammar Kadhafi). À partir de ce moment-là, alors que la révolte commence en Syrie et que la répression sera impitoyablement sanglante, la Russie va s’opposer à toute intervention de la justice pénale internationale, de la responsabilité de protéger, des mécanismes des droits de l’homme en Syrie, jugeant que ce sont des instruments contrôlés par les Occidentaux. »

Et il parle aussi de la limite de la Justice Internationale, la Cour pénale internationale, n’ayant pour l’instant que juger des responsables africains. La justice pour les criminels de guerres dans les Balkans ayant été traité par un Tribunal spécifique pour l’ex Yougoslavie :

« Il y a une soif inextinguible de justice au sein de sociétés qui ont été violentées et où de terribles crimes ont été commis. Comment ne pas comprendre cette exigence de dignité et de justice en vue d’un vivre ensemble pacifié ? Malheureusement, la morale est trop souvent instrumentalisée à des fins politiques. Il en est de même de la justice internationale, dont le principe moral est ô combien important, mais dont l’application est trop souvent sélective. La création de la Cour pénale internationale (CPI) avait suscité un immense espoir dans une grande partie du monde, mais hors de l’Occident, elle a généré un sentiment de frustration, estimant que la Cour fonctionne sur le principe de deux poids, deux mesures. »

Et dans l’entretien passionnant sur Thinkerview, il rapporte un échange incroyable avec l’ancien ministre des affaires étrangères de François Mitterrand : Roland Dumas.

Cet épisode, il le raconte aussi dans un article de Libération : « Il faut parler avec des criminels de guerre y compris quand ça tue. »

« Je me souviens d’une interview avec Roland Dumas. Je vais le voir avec une incroyable naïveté. Je lui dis : «Vous êtes l’homme de la révolution judiciaire des années 90. C’est vous qui portez la résolution 808 et 827 [au Conseil de sécurité qui fonde le TPIY, ndlr]. Elle engendre, une année plus tard, la résolution 955 qui crée le TPIR [tribunal pénal international pour le Rwanda, ndlr]».
Et là, il me fixe, avec un regard ironique et me dit :
« Mon problème était très différent. Je craignais que Mitterrand et moi, soyons un jour accusés de complicité pour les crimes de guerre commis par les Serbes de Bosnie. Alors quand Robert Badinter est venu avec son idée un peu idéaliste de tribunal, je me suis dit que c’était formidable parce que, d’un côté, on aurait une épée de Damoclès pour effrayer les auteurs de crimes de guerre et, de l’autre, une sorte de bouclier juridique.»
Je n’en croyais pas mes oreilles.
C’est pour ça que la France ne collaborait pas avec le TPIY. Il a fallu attendre Jacques Chirac pour qu’elle le fasse. J’étais étonné du cynisme par lequel la justice pénale internationale était née. Je me suis dit qu’après l’os humanitaire, on jetait un os juridique pour calmer les opinions publiques. Parce que la question de fond qui se posait à l’époque en ex-Yougoslavie, c’était intervenir ou ne pas intervenir. Il y avait la peur des représailles, ou que ça dégénère avec une implication plus importante. »

Et il finit cet article avec ce conseil pour le conflit russo-ukrainien :

«  Nous sommes aujourd’hui face à des défis globaux qui demandent une responsabilité maximale à chacun. Vouloir fermer des fenêtres de dialogue me semble extraordinairement dangereux. Aujourd’hui, des voix se manifestent – la présidente de la Commission européenne semble le souhaiter– pour inculper Vladimir Poutine. Si on le fait, on risque de se fermer des portes dans le processus de négociation qui devra forcément avoir lieu un jour. »

Je finirai par un autre extrait de l’entretien Thinkerview :

Quand l’animateur lui demande de parler de ce qu’il a vu de pire sur les théâtres de guerre. Il dit son embarras et refuse de faire un palmarès.

Il évoque rapidement un lieu de massacre dans les Balkans et aussi un lieu du génocide au Rwanda où il sentait l’odeur de mort.

Et il ajoute :

« Il faut voir l’étincelle de vie en chacun de nous.
Il faut réfléchir, comment vivre.
Comment avoir du plaisir, comment reconstruire.
Comment faire avec, comment avec ce qui s’est passé.
Comment réapprendre à être des hommes et des femmes.
Réapprendre à être soi.
Réapprendre à aimer, tout simplement.
Et je crois que c’est sur ça qu’il faut regarder ! »


<1722>

Mercredi 21 septembre 2022

« En général, les choses doivent avoir des limites. »
Tamim ben Hamad Al Thani, émir du Qatar

Le mot du jour de vendredi dernier mettait l’accent sur la nécessité d’écouter.

On cite souvent Goethe :

« Parler est un besoin, écouter est un art ! »

Hier, le mot du jour fut une attaque frontale contre le Qatar, alors il faut donc être en mesure d’écouter la parole de la défense.

Et c’est une grande chance, le magazine « Le POINT » est allé opportunément, 2 mois avant l’ouverture de la coupe du Monde, interviewer l’émir du Qatar à Doha et publie un très long entretien avec le souverain du Qatar dans son numéro 2615 du jeudi 22 septembre 2022. : <Le grand entretien avec l’émir du Qatar>

Le Point a dépêché à Doha deux de ses journalistes les plus chevronnés : Luc de Barochez et Ėtienne Gernelle

Ils le décrivent comme un homme discret et plein d’attentions à leur égard.

Les journalistes sont tout esbaudis quand ils constatent que pour la visite qu’on leur a promis, le chauffeur qui se fait aussi guide est tout simplement l’Émir lui-même.

Il ne se livre pas souvent au Media puisque l’article nous apprend que

« Il n’a donné que deux interviews formelles depuis qu’il a succédé à son père, en 2013 : la première à CNN, en 2014, la seconde à CBS, en 2017. Plus quelques citations accordées au New York Times. Il s’agit donc du premier véritable entretien accordé à la presse écrite, et de sa première prise de parole en Europe. »

Mais quand il ouvre sa porte au Point, il sort le grand jeu.

Tamim ben Hamad Al Thani, a 42 ans, et il règne sur le Qatar depuis le 25 juin 2013, après l’abdication de son père, Hamad ben Khalifa Al Thani.

Après cette visite qu’il offre à ses hôtes et dans laquelle il leur démontre combien il est à l’aise avec son peuple, commence l’entretien proprement dit.

Dans l’entretien nous apprenons que manifestement, il est un homme de paix bien que son pays soit menacé par son puissant voisin l’Arabie Saoudite qui, de 2017 à 2021, a organisé un blocus du pays avec pour objectif annoncé de le renverser. En outre, la fortune du Qatar provient surtout de l’immense réserve gazière, la troisième au monde, mais qu’il doit partager avec l’Iran qui est chiite alors que le Qatar est sunnite.

Ainsi parle Tamim ben Hamad Al Thani :

« Notre politique étrangère au Qatar vise à rapprocher les différents points de vue, à apporter notre aide à toutes les parties qui en ont besoin, et à jouer un rôle de facilitateur, dans la région et ailleurs. Le monde a besoin de dialogue pour résoudre ses problèmes. »

« Nous ne souhaitons pas voir le monde polarisé entre deux superpuissances ; ce serait très dangereux. […] Notre pays est un allié majeur de l’Amérique et de l’Occident en général, mais notre principal importateur de gaz naturel liquéfié est la Chine. Nous ne pouvons que constater qu’il y a de grandes divergences entre eux, mais nous espérons que les tensions pourront s’apaiser par les voies diplomatique et pacifique. »

« Cela s’inscrit dans notre politique : rapprocher les parties qui ont des divergences. En ce qui concerne les talibans, nous l’avons fait à la demande de nos amis américains […] Notre devoir et notre intérêt sont de tout faire pour rapprocher les parties et les engager à négocier un règlement pacifique. Nous ne nous imposons aucune limite dans le choix de nos interlocuteurs, pour autant qu’ils croient en la coexistence pacifique. »

« Nous voulons aider et donner espoir à la jeunesse moyen-orientale. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour apporter la paix à la région. »

« Pour que tout le monde y trouve son compte, il faut une coopération mondiale. Je ne veux pas que la mondialisation s’arrête, et je ne pense pas que ce sera le cas. Certains prétendent qu’un retour en arrière rendrait la vie plus facile. Ce n’est pas vrai. Parler et arriver aux responsabilités, ce n’est pas la même chose… Cela ne peut pas marcher. Le monde entier est intégré. Puisque nous sommes tous interconnectés, nous devons travailler ensemble et résoudre nos problèmes ensemble. »

Et même quand les journalistes l’interrogent sur l’Arabie Saoudite qui a tenté de le renverser par un blocus, il répond :

« Écoutez, je ne souhaite pas parler du passé. Nous voulons nous tourner vers l’avenir. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase, les choses bougent dans le bon sens. Nous reconnaissons que, parfois, nous sommes en désaccord. Nous préparons l’avenir de cet ensemble de pays, le Conseil de coopération du Golfe [le CCG, qui regroupe les six monarchies de la Péninsule arabique, NDLR], qui est essentiel pour débloquer le potentiel des jeunes dans l’ensemble de la région. »

Et sur son autre voisin, fervent de l’autre branche principale de l’Islam : l’Iran

« Vous mentionnez l’Iran. Ce pays est très important pour nous. Nous avons une relation historique et, de surcroît, nous partageons avec lui notre principal champ gazier. Nous encourageons tous les États membres du CCG et l’Iran à se parler. Il y a bien sûr des divergences – tout le monde en a –, mais il faut s’asseoir autour d’une table et en parler, directement entre nous et les Iraniens, sans ingérence extérieure. »

En même temps vu la petite superficie de son territoire, le nombre restreint de ses nationaux : 2,8 millions d’habitants dont 80 % d’étrangers, le Qatar ne peut pas se permettre d’être belliqueux et doit s’appuyer sur sa capacité diplomatique et c’est ce qu’il fait.

Une autre de ses qualités, c’est qu’il mise sur l’éducation :

« L’éducation est essentielle, surtout dans un pays qui jouit de ressources naturelles. […] Nous devons surtout investir dans nous-mêmes, dans le capital humain. Qu’on soit riche ou pauvre, l’éducation est la clé. Nous développons nos écoles et nos universités, nous avons invité des universités et des grandes écoles américaines et européennes à s’installer ici. »

Et enfin il est lucide sur les difficultés des peuples et des dirigeants arabes mais le Qatar fait sa part pour que la situation s’améliore :

« Les racines profondes du Printemps arabe sont hélas toujours là ! La pauvreté, le chômage, les diplômés sans emploi… Avons-nous résolu ces problèmes ? Non, au contraire, ils ont empiré ! Si nous ne les traitons pas, les événements qu’ils ont provoqués pourront se répéter. À mon avis, la meilleure façon de prévenir les turbulences à l’avenir est de mettre en œuvre des réformes, de manière graduelle. Nous devons donner de vrais espoirs aux populations, et pas seulement en paroles. Le Qatar avait promis d’éduquer 10 millions d’enfants non scolarisés et nous avons surpassé cette promesse : nous atteindrons bientôt 15 millions d’enfants dans le primaire. Nous devons également leur fournir des emplois, des opportunités, mais aussi les laisser exprimer leurs opinions et leurs différences. Le Qatar a mis en place des programmes pour aider à former plus de 2 millions de jeunes dans le monde arabe et leur donner des opportunités d’emploi. Par exemple, nous avons une expérience unique en Tunisie, où nous aidons des gens à lancer leur entreprise. Des dizaines de milliers de jeunes bénéficient de ce projet. »

Après toutes ces belles réponses, il est légitime de se poser la question s’il reste raisonnable de critiquer autant le Qatar ?

Mais ces journalistes ont-ils posé les questions embarrassantes ?

Oui… un peu

Ils ont rappelé que le Qatar est accusé de protéger les frères musulmans, ce mouvement islamique radical né en Égypte qui au-delà de la dimension religieuse veut aussi s’emparer du pouvoir politique.

L’émir nie tout simplement :

« De tels liens n’existent pas. Il n’y a pas, ici au Qatar, de membres actifs des Frères musulmans ou d’organisations leur appartenant. »

Ils se sont aussi intéressés à sa vision sur le rôle et la place des femmes dans la société :

« D’abord, devant Dieu, nous sommes tous égaux, hommes ou femmes. Le rôle des femmes est vital dans notre société. Au Qatar, leurs performances à l’université sont supérieures à celles des hommes. Elles représentent 63 % des étudiants. Dans la population active, c’est à peu près 50-50. Au sein de notre gouvernement, nous avons trois femmes ministres. Elles y font un travail formidable. Nous avons même des femmes pilotes dans notre armée de l’air. Nous ne voyons pas de différences avec les hommes. Bien sûr, nous sommes conscients qu’elles sont victimes de discriminations dans le monde, mais nous y sommes totalement opposés. »

Dans une société où elles sont contraintes de porter le voile, il affirme être conscient qu’elles « sont victimes de discrimination dans le monde. » Dans le monde, peut-être, mais au Qatar, non.

Et la liberté d’expression :

« Je crois personnellement à la liberté d’expression. Elle doit être protégée. Mais si cette expression conduit, de manière intentionnelle, à des problèmes ou à des conflits dans le domaine culturel ou religieux, est-il vraiment nécessaire de le dire ? Je ne parle pas ici de quelqu’un qui critiquerait un ministre ou un haut responsable, cela ne me pose aucun problème. Mais, dans des domaines où l’on sait que cela va créer des problèmes, il faut être très prudent. Chacun a le droit de s’exprimer mais, quoi que nous disions, nous devons éviter de blesser des gens issus de cultures, de religions ou de milieux différents. En général, les choses doivent avoir des limites. »

Sur ce point, nous le sentons un peu réticent. La liberté d’expression c’est très bien, mais les limites à la liberté d’expression lui semblent tout aussi important.

Mais ont-ils parlé des morts sur les chantiers, du droit de travail, de la climatisation des stades, de la cause des LGBT.

Rien sur ce dernier point

Sur les deux autres :

  • Les conditions de travail :

« Il y a deux sortes de critiques. La plupart du temps, nous y voyons un conseil ou une alerte, et nous les prenons au sérieux. Ainsi, nous avons compris que nous avions un problème avec le travail sur les chantiers, et nous avons pris des mesures fortes en un temps record. Nous avons modifié la loi et nous punissons quiconque maltraite un employé ; nous avons ouvert nos portes aux ONG et nous coopérons avec elles. Nous en sommes fiers. Et puis il y a la seconde catégorie de critiques, celles qui se poursuivent quoi que nous fassions. Ce sont des gens qui n’acceptent pas qu’un pays arabe musulman comme le Qatar accueille la Coupe du monde. Ceux-là trouveront n’importe quel prétexte pour nous dénigrer. »

Le nombre de morts n’a pas été évoqué ni la controverse entre le Guardian (6500 morts) et la communication officielle du Qatar (37).

  • La climatisation

« Je pense que chaque pays devrait avoir la chance d’organiser des événements sportifs mais, parfois, le climat peut être un obstacle. Nous avons utilisé les technologies de pointe pour minimiser la consommation d’eau et d’énergie pendant la Coupe du monde, afin d’en faire un événement plus durable. »

Voici ce long droit de réponse que Le Point a accordé à l’Émir du Qatar.

Le magazine « Marianne » s’est étonné de ce long entretien, sans aspérité, présentant un homme modéré, sage et recherchant toujours le consensus : < Quand l’hebdomadaire « Le Point » fait la promo de l’Émir du Qatar>

« Dans sa dernière livraison, le Point annonce en couverture une interview fleuve du Cheikh Tamim ben Hamad Al Thani, émir du Qatar, avec photo de l’impétrant à l’appui. Pour cet exercice, l’hebdomadaire a délégué dans le pays hôte du Mondial de foot son directeur de la rédaction, Étienne Gernelle et Luc de Barochez, deux attaquants réputés de la maison, célèbres pour leur capacité à se jouer des défenses adverses. On s’attendait donc à voir l’Émir cerné, poussé dans ses retranchements, mis face à ses contradictions, sommé de s’expliquer, […] Rien de tel. En fait, le lecteur du Point risque de se retrouver dans la peau du supporter du PSG, propriété du Qatar, après une défaite de son équipe fétiche. Aucune question gênante. Pas de relance après une réponse lénifiante. L’Émir enfile les formules creuses comme d’autres enfilent les perles sans que jamais le duo d’intervieweurs ne daigne rompre l’atmosphère de complicité bienveillante qui sied à ce genre d’exercice »

Et Marianne finit par cette réplique digne d’Audiard :

« Bref, c’est un homme ordinaire, bien sous tous rapports, un grand humaniste méconnu, un modèle d’ « humilité », comme le confient Étienne Gernelle et Luc de Barochez, à qui l’impétrant confie cet ultime conseil : « L’éducation commence par des choses simples : faire son lit le matin, par exemple. » Nul ne sait si les deux intervieweurs du Point font leur lit, mais ils ont administré la preuve éclatante qu’ils savent se coucher. »

 

<1713>

Lundi 19 septembre 2022

« La conférence mondiale de l’ONU sur les droits de l’homme à Vienne, en juin 1993. »
Moment où l’Occident a compris que si elle avait gagné la guerre froide, son modèle et ses valeurs étaient loin de s’être imposés.

La guerre froide était terminée depuis 1991.

Les États Unis n’avaient plus d’ennemis à leur dimension comme pouvait l’être l’Union Soviétique.

Les communistes chinois, sous l’autorité morale de Deng Xiaoping, ne suivront pas l’exemple de Gorbatchev et réprimerons par le sang l’espoir de jeunes étudiants chinois d’obtenir davantage de liberté et de droits.

Le monde, dominé par l’hyperpuissance des Etats-Unis était prêt, pensait les occidentaux, à se soumettre davantage aux valeurs occidentales des droits de l’homme, de la démocratie et des libertés politiques.

Et c’est dans cet esprit que fut organisée, du 14 au 25 juin 1993, à Vienne en Autriche, la Conférence mondiale sur les droits de l’homme sous l’égide de l’ONU.

Huntington explique que c’est lors de cette conférence à Vienne, que les Occidentaux ont compris que même s’ils avaient pensé avoir gagné la guerre froide, le Monde ne s’occidentaliserait pas pour autant. :

« Les différences quant aux droits de l’homme entre l’Occident et les autres civilisations, et la capacité limitée de l’Occident à atteindre ses objectifs sont apparues au grand jour lors de la conférence mondiale de l’ONU sur les droits de l’homme à Vienne, en juin 1993. D’un côté se tenaient les pays européens et nord-américains ; de l’autre, on trouvait un bloc d’environ cinquante États non occidentaux, dont les quinze plus actifs comprenaient les gouvernements d’un pays d’Amérique latine (Cuba), d’un pays bouddhiste (Myanmar), de quatre pays confucéens aux idéologies politiques, aux systèmes économiques et aux niveaux de développement très différents (Singapour, le Viet-nam, la Corée du Nord et la Chine) et de neufs pays musulmans (La Malaisie, l’Indonésie, le Pakistan, l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Yémen, le Soudan et la Libye). Le regroupement islamo-asiatique représenté par la Chine, la Syrie et l’Iran dominait. Entre ces deux groupes, il y avait les pays d’Amérique latine, sauf Cuba, qui ont souvent soutenu l’Occident, et les pays africains et orthodoxes qui l’ont parfois soutenu mais qui s’y sont opposés le plus souvent. »
Le choc des civilisations page 285

Constatons d’abord que si l’Occident présente une certaine homogénéité, l’autre coalition est hétéroclite associant des pays d’Islam avec des États qui comme la Chine sont hostiles aux musulmans qui se trouvent dans leurs frontières ou d’autres pays comme Cuba et la Corée du Nord qui sont anti-religieux.

Constatons ensuite que mise à part l’Amérique latine hors Cuba, l’Occident a peu d’alliés et se trouve minoritaire.

Quelles étaient les sujets de conflits ?

« Les problèmes à propos desquels les pays se divisaient en termes de civilisation étaient les suivants :

  • Universalisme/relativisme culturel en matière de droits de l’homme ;
  • Priorité relative de l’économie et des droits sociaux dont le droit au développement/droits politiques et civiques ;
  • Conditions politiques posées à l’assistance économique ;
  • Création d’un commissaire de l’ONU aux droits de l’homme ;
  • Autorisation donnée aux organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme, qui se rassemblaient simultanément à Vienne, de participer à la conférence gouvernementale ;
  • Droits particuliers traités par cette conférence ;
  • Problèmes plus spécifiques comme la possibilité laissée au dalaï-lama de s’adresser à la conférence. »
    Le choc des civilisations page 285/286

Ces problèmes ont fait l’objet d’importantes divergences entre les pays occidentaux et le bloc islamo asiatique.

Huntington nous apprend que les pays d’Asie avaient préparés cette conférence, contrairement aux Occidentaux :

« Deux mois avant la conférence de Vienne, les pays d’Asie s’étaient réunis à Bangkok et avaient adopté une déclaration soulignant que les droits de l’homme devaient être considérés « dans le contexte […] des particularités nationales et régionales et des différents fonds religieux et culturels hérités de l’histoire. »
Le choc des civilisations page 286

Bref, il n’y avait aucune raison de se soumettre aux « diktats » des occidentaux concernant les droits de l’homme et leurs prétentions universalistes. C’est les particularités qui sont essentielles et qui justifient « la dose » de droits de l’homme qu’il est possible d’offrir.

On peut être anti-occidentaux, ou comme moi conscients des faiblesses et des trahisons de l’Occident et trouver cette défense des pays autoritaires ou même tyranniques comme le comble de la mauvaise foi.

<Le massacre de Tien an men> date de 4 ans, le 4 juin 1989 et dans ce cas plutôt que le particularisme chinois, il fallait surtout sauver le pouvoir du parti communiste chinois et les privilèges des dirigeants communistes.

A Bangkok ces pays se sont mis d’accord sur une autre exigence :

« Le fait de conditionner l’assistance économique à la situation des droits de l’homme étaient contraire au droit au développement. »
Le choc des civilisations page 286

Ces pays ne supportaient plus que l’Occident exerce une pression financière pour les obliger à améliorer les droits individuels de leurs citoyens.

Huntington explique que les occidentaux ont fait plus de concessions que leurs adversaires mais ont tenté de préserver les droits des femmes :

« La déclaration adoptée par la conférence a donc été minimale. »

La proclamation de l’universalité des droits est donc tempérée largement par la prise en considération des particularismes locaux :

Par exemple la Déclaration et Programme d’action de Vienne, adoptée dispose dans son article 5 que :

« Tous les droits de l’homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance. S’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des États, quel qu’en soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales. »

Huntington cite Charles J. Brown qui écrivait :

« [Ce document] représentait une victoire pour la coalition islamo-asiatique et une défaite pour l’Occident »
Le choc des civilisations page 286

Et il ajoute, en énumérant notamment tout ce qui manquait :

« La déclaration de Vienne ne contenait aucune défense de la liberté de parole, de la presse, d’assemblée et de religion et était donc par bien des aspects plus faible que la déclaration universelle des droits de l’homme que les Nations unies avaient adoptée en 1948. Cette évolution traduit le déclin de puissance de l’Occident. […] Le monde est désormais aussi arabe, asiatique et africain qu’il est occidental. »

Huntington cite alors ce qu’il appelle : « un détracteur asiatique de l’Occident »

« Pour la première fois depuis que le Déclaration universelle a été adoptée en 1948, des pays qui n’ont pas été marqués profondément par les traditions du judéo-christianisme et du droit naturel sont au premier rang. Cette situation sans précédent va définir la nouvelle politique internationale des droits de l’homme. Elle va également multiplier les occasions de conflit »

Et il ajoute :

« Le grand gagnant […] fut clairement la Chine, du moins si on mesure la réussite au fait de dire aux autres ce qu’ils ne doivent pas faire »

Huntington rappelle que l’Occident eut l’opportunité d’une petite revanche. Le gouvernement chinois avait défini comme objectif majeur d’obtenir l’organisation des jeux olympiques de l’an 2000. On sait que c’est finalement Sidney qui l’obtint, c’est-à-dire une ville et un pays occidentaux. Pour ce faire, il fallut beaucoup manœuvrer pour parvenir à écarter Pékin.

Ce fut une victoire à la Pyrrhus, Pékin obtint les jeux de 2008, moins de 20 ans après Tien an Men.

Le 28 janvier 1992, le président américain George HW Bush avait annoncé au Congrès que l’Amérique avait gagné la guerre froide.

Fukuyama avait publié la même année, 1992, « La fin de l’Histoire »

Et en juin 1993, la conférence mondiale de l’ONU sur les droits de l’homme à Vienne remettait très largement en cause cette vision occidentalo-optimiste.

<1711>

Lundi 11 juillet 2022

« Cette civilisation occidentale qui, de nos jours, a fini par s’identifier, même aux yeux des autres peuples, avec la « civilisation » tout court. »
Zoé Oldenbourg « Les croisades » (ouvrage de 1965)

C’était en avril, Avec Marianne et Jean-François, nous partagions un gite, en Bourgogne près de Tournus.

Le gite était pourvu de nombreux livres, classés sur des étagères.

Un livre a attiré mon attention : « Les Croisades » de Zoé Oldenburg.

Je le pris et commençai à le lire.

Zoé Oldenbourg était historienne, mais aussi romancière.

Elle est née en 1916 à Saint-Pétersbourg, un an avant la révolution bolchevique.

Son grand-père était un homme de lettres et fut ministre du gouvernement Kerenski à l’été 1917, c’est-à-dire le gouvernement de la Russie après le renversement du Tsar Nicolas II et avant l’arrivée au pouvoir de Lénine.

Son père est déjà historien mais aussi journaliste.

Sa famille décide de quitter l’Union Soviétique de Staline en 1925 et d’émigrer en France.

Elle deviendra française écrira des romans et des livres d’Histoire, notamment :

  • Le Bûcher de Montségur, 1959.
  • Les Croisades, 1965.
  • Catherine de Russie, 1966.

Et son dernier Livre :

  • L’Épopée des cathédrales, 1998.

Elle meurt, en France, le 8 novembre 2002.

Son ouvrage de 1965, sur les croisades, commence par un avant-propos dont voici le début :

« Le présent ouvrage n’est pas à proprement parler une « Histoire des Croisades » — il ne traite que de ce qu’il est convenu d’appeler les trois premières croisades et de l’histoire du royaume de Jérusalem jusqu’à sa conquête par Saladin.

L’histoire de ces trois premières croisades et des États francs de Syrie est ici considérée surtout du point de vue de la situation politique du Proche-Orient au XIIe siècle. Le phénomène de la croisade, les rapports de l’Occident latin avec Byzance et l’Islam et la tentative, unique en son genre, d’implantation d’un État occidental dans un milieu oriental sont évoqués dans ce livre de façon nécessairement schématique et incomplète, étant donné l’ampleur du sujet ; ce que j’ai essayé d’analyser, après tant d’historiens éminents auxquels je n’ai pas la prétention de me comparer, c’est le côté humain de cette aventure longue, tragique, complexe et malgré tout glorieuse.

Quelque signification que l’on veuille accorder au mot gloire, il est sûr que les premières croisades sont à l’origine d’une certaine notion de la gloire, notion propre à l’Occident latin, et, à ce titre, elles n’ont pas peu contribué à la formation de cette civilisation occidentale qui, de nos jours, a fini par s’identifier, même aux yeux des autres peuples, avec la « civilisation » tout court. »

Voilà donc ce qu’une femme de lettres issue du milieu intellectuel russe et intégrée dans le monde intellectuel parisien écrivait en 1965 :

« Cette civilisation occidentale qui, […] a fini par s’identifier, même aux yeux des autres peuples, avec la « civilisation » tout court »

Cela ne choquait personne en 1965, et pendant longtemps cela n’a choqué personne.

« La civilisation » c’était la civilisation occidentale.

Beaucoup, même s’il n’ose pas exprimer cela aussi brutalement, continue à être en accord avec le fond de cette phrase.

En tout cas, ils agissent comme s’ils considéraient cela comme une évidence.

Cela n’a jamais été une évidence.

Et aujourd’hui ce n’est plus une évidence du tout.

Cette idée est remise en cause par une très grande partie de l’humanité, probablement même par tous les autres, je veux ceux dirent qui ne se considèrent pas comme occidentaux.

La guerre d’Ukraine et d’autres évènements et actes internationaux nous montrent cette réalité.

J’ai donc voulu revenir au livre de Samuel Huntington : « The Clash of Civilizations » qui a été traduit en français par « Le choc des civilisations ».

Cette lecture m’incite à commencer une série de mots du jour sur ces deux concepts de civilisations et de choc des civilisations.

Je vais commencer cette série tout en la parsemant de pauses nécessaires au cours de cette période estivale qui est aussi une période de vacances.

<1698>

Jeudi 22 juillet 2021

« Peu de révolutions dans l’histoire ont changé en profondeur la vie d’un si grand nombre d’hommes et de femmes en un temps si court. »
Amin Maalouf évoquant les réformes conduit par Deng Xiaoping à partir de 1979

Pour donner toute sa dimension à son récit de l’année 1979, Amin Maalouf en élargit quelque peu la temporalité vers la fin de l’année 1978.

En effet, le 18 décembre 1978, le 11ème Comité central du Parti Communiste Chinois adopte les réformes économiques proposée par Deng Xiaoping. Ce dernier devient, dans les faits, le numéro 1 chinois.

Bien qu’officiellement le successeur de Mao Zedong, Hua Guofeng occupe toujours les principales fonctions du pouvoir.

  • Hua Guofeng est Président du Parti communiste chinois depuis qu’il a succédé à Mao le 7 octobre 1976, il le restera encore trois ans jusqu’au 28 juin 1981.
  • Il occupe le poste stratégique de Président de la Commission militaire centrale du Parti communiste chinois. Fonction sur laquelle, il a également succédé à Mao Zedong le 7 octobre 1976. Le 28 juin 1981, Deng Xiaoping le remplacera.
  • Enfin, il est aussi Premier ministre de la république populaire de Chine, poste qu’il a occupé après la mort de Zhou Enlai le 4 février 1976 et qu’il occupera jusqu’au 10 septembre 1980.

Deng Xiaoping en décembre 1978 « n’est que » Vice-Président du Parti communiste chinois et Vice Premier Ministre. Mais tous les historiens l’affirment, c’est Deng qui donne le cap et gouverne.

Mao Zedong est mort le 9 Septembre 1976.

Son premier ministre de toujours Zhou Enlai, Premier ministre de la république populaire de Chine du 1er octobre 1949 au 8 janvier 1976, date de sa mort l’avait précédé de quelques mois dans le paradis des communistes, s’il existe.

C’est Zhou Enlai qui avait permis à Deng Xiaoping de revenir en grâce, après des années d’humiliation dues aux purges maoistes. Il lui faudra un peu de temps pour asseoir son autorité et écarter Hua Guofeng.

<La petite histoire> nous raconte que Zhou Enlai et Deng Xiaoping se sont rencontrés en France, à Montargis :

« Ho Chi Minh, Pol Pot, [Zhou Enlai, Deng Xiaoping]. .. La France a servi de terrain d’apprentissage à bien des révolutionnaires du XXe siècle. On sait moins que les acteurs du Grand Bond en avant chinois y ont fait leurs gammes, découvrant le marxisme pour les uns, fortifiant des convictions socialistes déjà bien ancrées pour les autres.
De 1902 à 1927, 4 000 jeunes intellectuels sont venus étudier et travailler en France, en particulier à Montargis. Beaucoup sont devenus les cadres de la révolution chinoise. Montargis l’avait presque oublié. Pourtant, en Chine, depuis de longues décennies, la petite ville du Loiret est célébrée dans l’histoire officielle comme le berceau de la Chine nouvelle. »

Aujourd’hui que la Chine est le géant économique que nous connaissons, deuxième puissance économique du monde à qui on annonce, à brève échéance, la place de premier, nous comprenons ce qui s’est passé en 1978/1979 : Le début de cette formidable ascension.

Amin Maalouf rattache ce moment chinois à l’esprit du temps et à la révolution conservatrice :

« En décembre 1978, Deng Xiaoping prenait les rênes du pouvoir à Beijing lors d’une session plénière du Comité central du Parti communiste, inaugurant sa propre « révolution conservatrice ». Jamais il ne l’a appelée ainsi et elle était certainement fort différente de celle de Téhéran comme de celle de Londres ; mais elle procédait du même « esprit du temps ». Elle était d’inspiration conservatrice, puisqu’elle s’appuyait sur des traditions marchandes ancrées depuis toujours dans la population chinoise, et que la révolution de Mao Zedong avait cherché à extirper. Mais elle était également révolution, puisqu’elle allait radicalement transformer, en une génération, le mode d’existence du plus grand peuple de la planète : peu de révolutions dans l’histoire ont changé en profondeur la vie d’un si grand nombre d’hommes et de femmes en un temps si court. »
Le Naufrage des civilisations page 175

Aujourd’hui, nous savons ! Mais en décembre 1978, et en 1979 les archives du Monde que j’ai parcourues ne perçoivent pas l’importance de ce qui est en train de se passer. Au moins il ne le conceptualise pas.

Pourtant des articles racontent ce qui se passe :

  • 18 décembre 1978 : « M. Abe Jay Lieber, président de la société américaine Amherst, a annoncé à Hongkong que sa société projetait de construire six hôtels de classe internationale en Chine, écrivait le Wall Street Journal le 15 décembre. Un de ces hôtels serait à Lhassa, au Tibet. »
  • 20 décembre 1978 : « En moins de trente ans, la Chine populaire sera passée de la condition d’alliée de l’U.R.S.S. contre les États-Unis à celle d’alliée de fait de Washington contre Moscou. De tous les revirements qui ont marqué notre temps, c’est l’un des plus spectaculaires. »
  • 26 décembre 1978 : « L’ouverture de la Chine au monde capitaliste, qui constitue l’un des faits marquants de l’année, aura probablement moins d’effets immédiats pour les maîtres de forges et les marchands de l’Occident capitaliste qu’on ne l’imagine généralement. »
  • 27 décembre 1978 : « L’établissement de relations diplomatiques entre les États-Unis et la République populaire de Chine avait beau paraître inéluctable, le communiqué du 15 décembre l’annonçant n’en a pas moins surpris. »
  • 22 décembre 1978 « Coca-Cola, un des symboles de la société de consommation américaine, sera vendu en Chine populaire à partir de janvier 1979, a annoncé, mardi 19 décembre, à Atlanta, le président de l’entreprise, M. Austin. Une usine de mise en bouteilles sera construite à Changhaï dans le courant de l’année prochaine. »
  • 30 janvier 1979 : « M. Deng Xiaoping, arrivé dimanche après-midi 28 janvier, à Washington, est reçu officiellement, ce lundi, à la Maison Blanche. Avant de quitter Pékin, le vice-premier ministre chinois avait recommandé, dans une interview accordée à l’hebdomadaire  » Time « , la formation d’une alliance des États-Unis, de la Chine et d’autres pays contre l’Union soviétique. Après avoir vivement dénoncé  » l’hégémonisme  » de l’U.R.S.S., M. Deng Xiaoping déclare notamment dans cette interview :  » Si nous voulons vraiment brider l’ours polaire, la seule chose réaliste est de nous unir. »

Le voyage de Deng Xiaoping, début 1979 sur l’invitation de Jimmy Carter, sera un triomphe pour le chinois, accueilli avec enthousiasme par les foules américaines.

  • 4 avril 1979 « Le gouvernement chinois a informé par note, l’ambassade d’U.R.S.S. à Pékin, de sa décision d’abroger son traité d’amitié, d’alliance et d’entraide avec l’U.R.S.S., arrivant à échéance en 1980, a-t-on appris dans la capitale chinoise de source informée soviétique. »

Ce que raconte ces articles, c’est un renversement d’alliance. Nous sommes toujours en pleine guerre froide, les États-Unis n’ont qu’un véritable ennemi : l’Union Soviétique. Ils veulent utiliser les chinois pour lutter contre l’URSS. Cette politique avait commencé avec Nixon qui sur les conseils de Kissinger était allé en visite en Chine, rencontrer Mao Zedong. C’était en 1972.

Mais si les États-Unis ont voulu se servir de la Chine, la Chine de Deng Xiaoping a utilisé les États-Unis pour accélérer son développement et devenir aujourd’hui l’ennemi stratégique des États-Unis. Mais cet ennemi possède une puissance économique que l’URSS n’a jamais su atteindre.

J’ai trouvé <un article> très intéressant sur la place économique de la Chine dans le monde à travers l’Histoire :

« Au début de l’ère chrétienne, la Chine était, avec l’Inde, l’une des deux plus grandes économies du monde. Elle représentait plus du quart de la richesse mondiale, loin devant toutes les nations occidentales d’aujourd’hui. Mais personne ne le savait en Europe. Les distances étaient énormes, les liens restaient ténus et l’ignorance réciproque était la norme.

[…] Il est difficile de comprendre l’état d’esprit des dirigeants et de la population chinoise sans tenir compte de leur vision de l’histoire. Le « pays du milieu » (traduction littérale de Zhongguo, nom de la Chine en mandarin) sait qu’il est très longtemps resté dominant dans la sphère d’influence qui était la sienne. Les travaux d’Angus Maddison, historien de l’économie, montrent que le poids de la Chine dans l’économie mondiale est resté central depuis l’époque romaine jusqu’au XIXème siècle, avec un sommet en 1820, année où la Chine représente 36 % de l’économie mondiale. Le déclin chinois s’engage alors de façon rapide et continue jusqu’au milieu du XXème siècle, accéléré par les traités inégaux et les guerres imposées par les puissances occidentales et le Japon. En 1950, le PIB chinois ne représente plus que 4,6 % du PIB mondial. […]

Rapportés à la situation de 1950, le bilan que peut afficher le PCC en 2019 est spectaculaire. La Chine est devenue la deuxième économie mondiale avec un peu plus de 16 % du PIB mondial en 2019, selon les estimations du FMI (19% en parité de pouvoir d’achat). […]

La population chinoise s’est enrichie et « l’aisance moyenne » voulue par le PCC est déjà une réalité. Selon une étude de McKinsey, les trois quarts de la population urbaine, soit 550 millions de Chinois, auront en 2022 un revenu annuel du foyer supérieur à 10 000 dollars.

La jeunesse chinoise est désormais éduquée. Alors qu’en 1950, le taux d’illettrisme dépassait 80 %, il est aujourd’hui pratiquement négligeable (moins de 5 %), et les étudiants représentent plus de 50 % de leur classe d’âge. L’espérance de vie a presque doublé : elle ne dépassait pas 43 ans en 1950 et se situe aujourd’hui à 77 ans. […]

La période 1950-1978 sous le règne de Mao Zedong, est marquée par la construction socialiste du pays avec le partage forcé des terres, la collectivisation de l’agriculture et la création des communes populaires, la nationalisation des entreprises et l’industrialisation du pays. [Cette politique ne fonctionne pas.]

A la mort de Mao en 1976, les élites sont décimées, l’éducation supérieure est à l’abandon, le pays est exsangue. Le PIB de la Chine ne représente plus que 1,7 % de l’économie mondiale en 1980 (en dollars courants) et la part du pays dans les échanges mondiaux a régressé par rapport à 1950. […]

Le décollage économique de la Chine à partir de 1980 a été l’œuvre de Deng Xiaoping et de ses successeurs[…] : la croissance économique dépasse 10 % par an pendant 25 ans, la part du commerce extérieur dans le PIB explose (elle passe de 5 % du PIB en 1970 à près de 50 % en 2010), la Chine devient le premier exportateur mondial, les zones économiques spéciales attirent une masse croissante d’investissements étrangers qui font du pays l’usine du monde. Plus récemment, à partir de l’entrée à l’OMC en 2001, la Chine devient en 15 ans le deuxième investisseur de la planète et le deuxième prêteur mondial, en particulier à l’égard des pays en développement. »

Et pour tous les naïfs qui pensaient que la prospérité économique et une économie de marché dynamique s’accompagnaient forcément par l’émergence d’une démocratie libérale, ils ne peuvent que déchanter.

J’ai trouvé cette vidéo de cinq minutes qui présente les <Réformes de Deng Xiaoping>.

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Vendredi 16 juillet 2021

« Vous ne pouvez pas comprendre »
Des iraniens à Marc Kravetz qui essyait de décrire ce qui se passait lors de la révolution islamique à Téhéran.

Nous n’avons pas compris.

Je n’ai pas compris. J’avais 20 ans début 1979, quand tout cela s’est passé en quelques mois, quelques semaines.

Idéaliste, fortement influencé par les journaux français et les intellectuels de gauche, dans mon esprit le Shah D’Iran était un dictateur sanguinaire. Et, le paisible et vieux religieux qui recevait ses hôtes, assis en tailleur sous un pommier, à Neauphle le Château, allait probablement utiliser son autorité pour organiser une transition paisible, après que le peuple iranien ait chassé son empereur. Il allait permettre l’apparition d’une démocratie et de la liberté en Iran et mettre fin aux exactions de la sinistre Savak, la police politique du Shah.

Mohammad Reza Pahlavi portait, en outre, cette tare d’être entièrement entre les mains des américains depuis que la CIA avait chassé lors d’un coup d’état le premier ministre Mohammad Mossadegh qui voulait donner à l’Iran un destin autonome.

Mais cet homme, presque souriant sous le pommier, était en réalité un vieillard austère, retors, cruel, archaïque, misogyne, antisémite et ennemi farouche de l’occident et de la liberté.

Je me souviendrai toujours de cet appel d’une jeune étudiante iranienne lors de l’émission « Ligne ouverte » qu’animait Gonzague Saint Bris, de minuit à 1 heure du matin sur Europe 1 et que j’écoutais tous les jours avant de m’endormir dans ma petite chambre d’étudiant du Lycée Kléber de Strasbourg, dans lequel j’étais élève de mathématiques supérieures en 1979. C’était ma porte ouverte sur le monde dans le milieu fermé et aliénant des classes préparatoires scientifiques.

Cette jeune fille s’en prenait aux bien-pensants de gauche et disait :

« Vous êtes dans l’erreur absolue. Vous croyez naïvement que Khomeiny et les religieux sont révoltés pour les mêmes raisons que vous autres occidentaux : la dictature, l’emprisonnement des opposants, la torture, le manque de liberté. Ce n’est pas du tout cela. S’ils arrivent au pouvoir, ils feront pire et les femmes seront bien davantage opprimées que sous le Shah. Ce que ces religieux reprochent au Shah : C’est l’occidentalisation de la société iranienne, la libération des mœurs et le rôle accru que le Shah a permis aux femmes. » .

Je cite de mémoire, mais c’est bien le fond de ce que disait cette jeune femme alors que cet ignoble personnage vivait encore en France près de ce pommier.

Ce documentaire réalisé en 2019 par Holger Preuβe pour la chaîne de télévision Arte : <Le Shah et l’Ayatollah – Le duel iranien> montre que l’antagonisme remonte loin.

Il était déjà présent entre les pères de ces deux protagonistes. Le père du shah Reza Chah Pahlavi qui avait pris le pouvoir par un coup d’état militaire et créa la dynastie des Pahlavi qui ne comptera que deux souverains, s’opposait violemment aux religieux. Il était probablement athée.

Le père de Khomeiny, Mostafa Moussavi, était aussi ayatollah et a été assassiné alors que son fils n’avait que 6 mois. Toute sa vie, Il a pensé que c’est Reza Chah qui avait commandité ou laissé faire cet assassinat. Bref, il le tenait pour responsable de sa mort. Alors que Wikipedia rapporte :

« Mostafa Moussavi, un notable local, est assassiné par les hommes de main d’un grand féodal en mars 1903 »

Et justement, le fils Mohammad Reza Chah Pahlavi qui lui semble croyant, entend s’attaquer à la féodalité qui règne en Iran. Il l’appelle « La révolution blanche ». Elle consiste à distribuer et donner des droits de propriétés à des paysans pauvres issus des terres des féodaux qui en sont dessaisis. Il se trouve que beaucoup de ces propriétaires étaient des religieux.

Cette réforme agraire allait être accompagnée de réformes sociétales donnant un rôle accru aux femmes notamment par la modification de la loi électorale : Les femmes reçurent le droit de vote mais aussi celui d’éligibilité. Une loi qui fit beaucoup changer la représentation sexuelle du Parlement : il y avait en 1976 plus de députés femme en Iran qu’en Europe occidental

Et ce sont bien ces réformes que Khomeiny et les religieux rejetaient.

Le 3 juin 1963, lors d’un discours intitulé « Contre le tyran de notre temps » à l’école coranique Feyzieh, il attaque directement le Shah et révèle son antisémitisme :

« Ce gouvernement est dirigé contre l’islam. Israël veut que les lois du Coran ne s’appliquent plus en Iran. Israël est contre le clergé éclairé… Israël utilise ses agents dans le pays pour éliminer la résistance anti-israélienne… »

Plus loin dans son discours, il parle du Shah comme d’un « pauvre type misérable »

Ce discours conduira à son arrestation puis à son expulsion. Il se réfugia en Irak puis lors des évènements de fin 1978, il fut aussi expulsé d’Irak. Il trouva alors refuge en France qui ne demandait pas de visa pour les iraniens.

Ce documentaire sur France 3 : <Reportage sur la révolution Islamique en Iran> explique son arrivée en France. Le gouvernement français était dans une grande confusion à son égard. Au départ, il ignorait son importance et s’est trouvé rapidement débordé par la foule d’iraniens qui venaient à sa rencontre à Neauphle le Château, près du pommier, pour l’acclamer.

Pendant son séjour en France, il laissait beaucoup parler et agir 3 hommes qu’on présentait proches de lui et qui avait la mission d’exprimer sa pensée aux médias occidentaux.

  • Bani Sadr ;
  • Sadegh Ghotbzadeh ;
  • Ebrahim Yazdi

Ces trois hommes l’avaient d’ailleurs précédé et accueilli en France.

Il y avait d’abord Bani Sadr qui l’emmena dans son appartement de Cachan à la sortie de l’aéroport de Roissy. Il y passa les premiers jours, avant que son entourage ne trouve la propriété de Neauphle le château. Il fut le premier président de la république islamique. Cela ne dura pas 18 mois, il fut destitué par les milices islamiques. Il n’était pas suffisamment archaique probablement. Il vit à Versailles, sous protection policière française. La république islamique a l’habitude d’assassiner ceux qui pourraient être un recours. Le dernier premier ministre nommé par le Shah, un homme honorable, opposant de toujours au Shah, torturé par la Savak : Chapour Bakhtiar fut assassiné à Suresnes, lors de son exil.

Sadegh Ghotbzadeh, fut nommé ministre des affaires étrangères. Lui fut, dès 1982, fusillé pour  » complot  » Broyé par la  » justice  » islamique

Et le dernier, Ebrahim Yazdi, eut un destin un peu plus paisible. Il fut aussi ministre iranien des Affaires étrangères après la victoire de la révolution islamique de 1979. Mais rapidement il quitta le pouvoir et devint une figure de l’opposition libérale. Il avait été arrêté à plusieurs reprises après la réélection contestée de l’ex-président ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad en 2009.

Bani Sadr rapporte :

« Quand nous étions en France avec Khomeini, tout ce que nous disions, il l’acceptait sans hésiter, le visage ouvert et riant. […] Quand il était en France, l’ayatollah Khomeini était du côté de la liberté. […]
Quelques mois après notre retour, les durs du régime s’en sont pris aux femmes qui ne portaient pas le foulard. Je suis allé voir M. Khomeini à Qom et je lui ai dit : « Vous aviez dit que les femmes seraient libres de porter ou pas le voile », Il m’a répondu : « Par convenance, j’ai dit des choses en France, mais tout ce que j’ai dit en France ne m’engage pas. Si je le juge nécessaire, je dirai le contraire » […] Pour moi c’était très, très amer »

Le vieillard hypocrite avait besoin de ces 3 hommes, largement influencés par les valeurs occidentales, pour parler aux médias du monde et passer comme celui qui établira une démocratie en Iran. Des intellectuels français aveugles et sourds comme Sartre ou Foucault seront abusés par cette illusion. Lire aussi cet article intéressant de Geo : <Pourquoi l’Occident a joué avec le feu>

Marc Kravetz, journaliste à Libération a suivi la révolution en Iran. Un documentaire a été réalisé sur son expérience : <L’Iran, récit d’une révolution – documentaire de la série « Les grandes erreurs de l’histoire » (1999)>

Marc Kravetz raconte : On arrête les généraux et les principaux chefs de la SAVAK. Les « représentants occidentalisés » du mouvement vont expliquer qu’il va y avoir un grand procès international du type « Procès de Nuremberg de l’Iran» pour juger ces gens. Mais Khomeiny intervient et dit à peu près selon Marc Kravetz :

« Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Ces gens sont coupables parce qu’ils sont coupables. Ils vont être jugés selon la justice islamique qui n’est pas là pour déterminer si un coupable est coupable mais comment châtier les coupables. »

Les simulacres de procès dureront de 5 à 10 minutes et tous seront exécutés dans les minutes suivantes.

A partir de 39:55 :

« Ce n’était pas des procès. Ce n’était pas non plus de la vengeance. La révolution s’installait avec ses hommes et ses codes. Elle ne nous parlait plus. Elle n’avait plus besoin de nous. L’exclusion se passait sur un mode élémentaire : « Vous ne pouvez pas comprendre » Cela a commencé comme cela. Tu ne comprends rien à notre pays. Décidément, les journalistes sont tous les mêmes même quand on croit qu’ils sont des amis. Tu ne comprends pas ce que c’est que la colère de Dieu. Nous ne pouvions pas comprendre ce qu’était la réalité de l’Islam. Et la réalité de l’Islam était ce que Khomeiny disait être l’Islam. »

Et la colère de Dieu va s’abattre sur l’Université de Téhéran. Dans laquelle il y avait une effervescence intellectuelle, de nombreux mouvements qui débattaient et voulaient rêver à l’Iran du futur. C’était un peu la Sorbonne de mai 68. On allait voir débarquer tous les jours des camionnettes déversant des mollahs avec des mégaphones qui par leur puissance sonore couvraient les voix des étudiants qui débattaient. Chaque jour venait des mollahs de plus en plus nombreux avec des mégaphones de plus en plus puissants qui ânonnaient un seul message :

« Le seul guide qui dit la vérité est l’ayatollah Khomeyni, le seul parti est le parti islamique »

Marc Kravetz analyse

On a vu peu à peu la mollarchie prendre le pouvoir. Ce n’était pas encore la terreur qui allait suivre, mais on sentait plus que de l’inquiétude.

Amin Maalouf considère que cette révolution conservatrice islamique chiite va avoir une importance considérable en géostratégie et aussi dans les fractures qui vont s’élargir dans le monde musulman entre chiite et sunnite, à l’intérieur des sunnites et entre les musulmans et l’occident.

« L’un des premiers changements remarquables sur le plan international fut le renversement de la politique iranienne sur le conflit du Proche-Orient. Le Shah avait tissé des relations amicales avec Israël, qu’il fournissait en pétrole alors que les producteurs arabes refusaient de le faire. Khomeiny mit immédiatement fin à cette pratique, rompit ses relations diplomatiques avec l’État Hébreu »
Le naufrage des civilisations Page 231

Aujourd’hui, Israël considère l’Iran comme son principal et plus dangereux ennemi. L’Etat hébreu est même parvenu à se rapprocher des pays arabes sunnites et même de l’Arabie saoudite en raison de leur ennemi commun : L’Iran chiite.

Et l’Iran va intervenir dans les pays arabes via des mouvements qu’il soutient : le Hezbollah au Liban, le Hamas et le Jihad islamique à Gaza ou les houthistes du Yémen. Amin Maalouf ajoute :

« Mais cette montée en puissance s’est accompagnée tout au long d’une déchainement de haine entre les sunnites, majoritaires dans la plupart des pays arabes et les chiites très majoritaires en Iran. Le conflit était latent depuis des siècles, et il aurait pu le rester. J’ai déjà eu l’occasion de dire que dans le Beyrouth de ma jeunesse, il n’était pas vraiment à l’ordre du jour. »
Le naufrage des civilisations Page 231

Cette révolution fut avant tout anti-occidentale et manifestait l’expression du rejet de toutes nos valeurs, même les plus nobles.

Lors de la révolution blanche, beaucoup de paysans pauvres démunis ont fuit la révolution agraire pour s’entasser dans des bidonvilles des grandes villes. C’est dans ces endroits de misère que les mollahs ont enseigné, fait passer leurs discours. Les foules fanatiques étaient en formation.

Les religieux intégristes ne sont pas dangereux parce que sporadiquement, ils font quelques attentats sanglants.

Ils sont terriblement dangereux, parce qu’ils enseignent les enfants et des adultes, incapables de déployer un esprit critique, et que dans la durée, inlassablement, ils remplissent le cerveau malléable de gens opprimés de messages simplistes, violents et régressifs.

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Mercredi 7 juillet 2021

« L’année 1979 »
Année du grand retournement

Pour Amin Maalouf, l’année 1979 est l’année du grand retournement.

L’année qui va avoir une importance primordiale dans l’évolution du monde.

L’année 1979 commence par la révolution islamique d’Iran

En deux mois, Khomeiny prend l’intégralité du pouvoir :

16/01/1979    Le Chah d´Iran Mohammad Reza Palhavi quitte son royaume pour laisser la place quinze jours plus tard à son ennemi Khomeini.

01/02/1979    Après 14 ans d’exil forcé en Irak et en France, et 14 jours après le départ tout aussi forcé du chah d’Iran, l’ayatollah Rouhollah Khomeini revient triomphalement à Téhéran.

11/02/1979    L’ayatollah Khomeiny annonçe la chute du Shah d’Iran et la création de la République islamique, après 53 ans de monarchie dirigée par les Pahlavi.

12/02/1979    En Iran, la capitale Téhéran est aux mains des insurgés après de violents combats.

26/02/1979    Le premier ministre d’Iran Chapour Bakthiar fuit son pays pour Paris.

Et début mars, il impose cette régression aux femmes iraniennes :

01/03/1979    Khomeyni exalte les valeurs de l’Islam et impose aux femmes le port du voile (Tchador).

L’année 1979 se termine par l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS :

27/12/1979    Les troupes soviétiques envahissent l’Afghanistan.

Et au milieu de l’année, il se passe un évènement considérable dans le monde politique et économique occidental :

04/05/1979    Margaret Thatcher devient Premier Ministre en Grande-Bretagne.

Amin Maalouf annexe deux évènements considérables du dernier trimestre 1978 aux prémices de l’année 1979 :

16/10/1978    Le polonais Karol Jozef Wojtyla est élu pape sous le nom de Jean-Paul II.

18/12/1978    Le 11ème Comité central du Parti Communiste Chinois adopte les réformes économiques proposée par Deng Xiaoping qui devient le N°1 chinois

Trois autres évènements sont fondamentaux dans la lecture du « Naufrage des civilisations »

Découlant directement de la révolution islamique :

04/11/1979    Des centaines d’étudiants iraniens envahissent l’ambassade américaine à Téhéran.

En face de cette révolution chiite, les exaltés sunnites commencent le job :

20/11/1979    quelques centaines de musulmans fondamentalistes s’emparent de la Grande mosquée de La Mecque, lieu sacré de la ville sainte de l’islam.

Enfin, Amin Maalouf insiste sur un dernier évènement : la première décision non économique d’importance de Deng Xiaoping : il décide que la Chine entre en guerre contre le Viet-Nam :

17/02/1979    Début de la guerre sino-vietnamienne qui s’achèvera le 16 mars 1979.

Cette guerre est la conséquence directe d’un autre événement du tout début 1979 :

07/01/1979    Chute du régime des Khmers rouges de Pol Pot au Cambodge

Cette chute est due à l’intervention militaire du Vietnam qui a envahi le Cambodge. Or, la Chine est l’alliée des khmers rouges.

Voilà donc l’ensemble des évènements de 1979 que nous allons examiner, sous l’éclairage d’Amin Maalouf, dans les jours qui viennent.
Amin Maalouf synthétise l’ensemble de ces évènements par cette analyse :

« Ce qui m’est apparu clairement en revisitant l’actualité d’hier, c’est qu’il y a eu, aux alentours de l’année 1979, des évènements déterminants, dont je n’ai pas saisi l’importance sur le moment. Ils ont provoqué, partout dans le monde, comme un « retournement » durable des idées et des attitudes. Leur proximité dans le temps n’était surement pas le résultat d’une action concertée ; mais elle n’était pas non plus le fruit du hasard. Je parlerais plutôt d’une « conjonction ». C’est comme si une nouvelle « saison » était arrivée à maturité, et quelle faisait éclore ses fleurs en mille endroits à la fois. Ou comme si « l’esprit du temps » [la philosophie allemande le nomme Zeitgeist] était en train de nous signifier la fin d’un cycle et le commencement d’un autre. »
Le Naufrage des civilisations page 169

Mais, j’ai essayé d’élargir et de trouver d’autres évènements de 1979 que n’évoque pas l’auteur du « Naufrage des civilisations » ou alors très rapidement.

Il y a d’abord un évènement qui a joué un grand rôle en France :

21/09/1979    Destitution de l´empereur Bokassa, au pouvoir en république centrafricaine depuis le 31 décembre 1965.

Il faut se rappeler que cet allié de la France avait décidé de se faire couronner empereur, comme Napoléon précisait-il en 1977. Les alliances étant ce qu’elles sont, il a su convaincre la télévision française (qui n’était pas indépendante du pouvoir) de filmer toute la cérémonie et de la diffuser en France.

Ses frasques devenant gênantes, Valéry Giscard d’Estaing donna l’ordre de le faire destituer.

Très rapidement, l’empereur déchu se vengea. Giscard adorait chasser les grands fauves en Centre-afrique. Il avait ainsi souvent côtoyé Bokassa en dehors des seules relations diplomatiques. Dans le cadre de ces relations amicales des dons étaient échangés.

Et informé par Bokassa et son entourage :

10/10/1979    Le canard enchaîné dévoile l’affaire des diamants de Bokassa, diamants offerts par Jean-Bedel Bokassa au président français Valéry Giscard d’Estaing.

Cette affaire, dont on sait aujourd’hui que les révélations du Canard étaient entachées d’une erreur manifeste d’évaluation, les diamants ne valaient pas grand-chose, jouera un rôle essentiel dans la défaite de Giscard d’Estaing et donc l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir.

Surtout qu’une deuxième ténébreuse affaire allait affecter la réputation du gouvernement et donc du président de la République :

30/10/1979    Le corps du ministre français du travail Robert Boulin est retrouvé mort dans un étang de la forêt de Rambouillet. La cause de sa mort, officiellement un suicide, fait encore débat, la thèse d’un assassinat n’est plus écartée.

Notons que c’est 20 jours après l’article du Canard enchaîné. Chirac disait :

« Les emmerdes, ça vole toujours en escadrille ».

Cela étant, Chirac était très satisfait des ennuis de Giscard.

Bokassa ne fut pas le seul dirigeant à être écarté brutalement du pouvoir :

04/04/1979    L’ancien président de la république du Pakistan Zulfikar Ali Bhutto est exécuté par pendaison.

11/04/1979    Le dictateur Amin Dada, autoproclamé président à vie de l’Ouganda, est finalement contraint de fuir son pays après huit ans de pouvoir absolu.

26/10/1979    Après dix-sept ans de présidence de la Corée du Sud, Park Chung-hee, président à vie depuis 1972, est assassiné par les services secrets sud-coréens.

Si la situation de la Corée du Sud s’est largement stabilisée depuis 1979, celle du Pakistan a fait le chemin inverse.

La fille d’Ali Buttho, deviendra premier ministre de 1993 à 1996, mais mourra assassinée pendant une campagne électorale en 2007. Et le Pakistan protégera Ben Laden, soutiendra les talibans et s’opposera violemment à la laïcité française.

L’Union européenne qui n’était encore que la communauté européenne connaîtra trois avancées majeures :

13/03/1979    Entrée en vigueur du Système Monétaire Européen (SME), dont l’objectif est de stabiliser les différentes monnaies européennes. Sans le SME il n’y aurait jamais eu de monnaie unique.

10/06/1979    Première élection des députés européens au suffrage universel direct.

17/07/1979    Le premier président élu du Parlement européen est une femme : Simone Veil.

Deux évènements de l’industrie spatiale peuvent être signalés. Une première européenne et une première d’homo sapiens

24/12/1979    La fusée européenne Ariane 1 effectue son premier vol depuis la station de Kourou, en Guyane.

01/09/1979    Lancée le 06 avril 1973, la sonde spatiale américaine Pioneer 11 atteint Saturne, puis se dirige ensuite vers les confins du système solaire.

La NASA mettra fin à cette mission en 1995. Depuis Voyager 1 et 2 sont allés encore plus loin.

Il y a aussi eu des avancées dans le monde des techniques et du numérique :

01/07/1979    Sony commercialise au Japon le premier Walkman, le TPS-L2.

17/10/1979    Le premier tableur pour ordinateur mis en vente n’est pas Excel, mais Visicalc. A sa sortie, il fonctionnait uniquement sur Apple II. Le 17 octobre est la journée internationale des tableurs.

Que serait nos organisations aujourd’hui sans Excel ? Il en est même qui pense pouvoir tout comprendre avec un tableur…

Deux évènements de catastrophe écologique eurent lieu

11/08/1979    La rupture du barrage du Macchu, en Inde, provoque 5000 morts sur la ville de Morvi.

28/03/1979    La fuite radioactive d’un réacteur à Three Mile Island, aux Etats-Unis, ravive les débats sur le nucléaire.

L'<Accident nucléaire de Three Mile Island> reste pour beaucoup l’accident nucléaire le plus grave que l’humanité a connu. Un des réacteurs avait commencé à fondre. Ce qui se serait passé si l’accident avait dégénéré reste source de controverse.

Et je finirai ce vaste tour d’horizon de 1979 par l’hommage aux grands disparus de cette année :

12/02/1979    Mort du cinéaste Jean Renoir (né le 15 septembre 1894), inoubliable metteur en scène de « La Grande Illusion » et de la « Règle du jeu ».

16/03/1979    Décès du père de l’Union Européenne, Jean Monnet, premier président de la Communauté européenne du charbon et de l’acier.

11/06/1979    Décès de l’acteur, réalisateur et producteur américain John Wayne

23/07/1979    Mort de l’aviateur, résistant, journaliste, scénariste et romancier Joseph Kessel (né le 10 février 1898).

29/07/1979    Mort du philosophe américain Herbert Marcuse (né à Berlin le 19 juillet 1898), critique à la fois du capitalisme et du communisme. Auteur de « L’Homme unidimensionnel ».

27/08/1979    Le dernier Vice-Roi des Indes, grand humaniste, Lord Mountbatten est assassiné par l’IRA dans l’explosion de son bateau personnel.

22/10/1979    Décès de la compositrice et chef d’orchestre Nadia Boulanger (née le 16 septembre 1887). Elle fut un personnage considérable de la vie musicale en Occident. Elle compta parmi ses quelque 1 200 élèves plusieurs générations de compositeurs, tels Aaron Copland, George Gershwin, Leonard Bernstein, Michel Legrand, Quincy Jones et Philip Glass. Son activité musicale est étroitement liée à celle du Conservatoire américain de Fontainebleau, qu’elle dirige de 1949 jusqu’à la fin de sa vie.

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Jeudi 20 mai 2021

« Les violentes émeutes de ces derniers jours indiquent qu’Israël se trouve à la croisée des chemins »
Eva Illouz

La terre sacrée des trois monothéismes, s’est à nouveau embrasée.

Comment parler de ce sujet sans tomber dans le simplisme ?

Pour les uns toute la faute est du côté des israéliens qui par leur politique de colonisation des terres que le plan de partage de 1948 donnait aux palestiniens rendent impossible toute paix qui permettrait la coexistence apaisée de deux Etats.

Pour les autres toute la faute est du côté des palestiniens qui ne parviennent pas à faire émerger des gouvernants crédibles capable de négocier et s’engager pour trouver la voie d’une négociation raisonnable avec Israël.

Pour renforcer l’argumentaire du premier camp, on parle du blocus qu’Israël impose aux territoires palestiniens, l’usage massive de la force asymétrique pour répliquer à toute attaque palestinienne ainsi que la politique de domination et donc d’humiliation du peuple palestinien, moins bien organisé, moins bien structuré, nettement moins bien armé.

Mais le second camp pourra répliquer en fustigeant l’attitude, les méthodes et l’idéologie du Hamas, ainsi que la corruption du Fatah.

A ce moment de l’affrontement, nous sommes en plus en présence d’une double impasse de gouvernement. Au bout de deux ans et quatre élections (9 avril et 17 septembre 2019, 2 mars 2020, 23 mars 2021) Israël n’est toujours pas en mesure de désigner un premier ministre et un gouvernement capables de gouverner le pays dans la durée et la stabilité. Pendant ce temps, Benyamin Netanyahou reste au pouvoir et expédie les affaires courantes. Et quand les affaires courantes sont une guerre contre le Hamas, cela lui est plutôt favorable.

En face, le président de l’autorité palestinienne Mahmoud Abbas a reporté sine die les élections législatives qui aurait dû se tenir en 2021. Le précédent parlement avait été élu en 2006 !

Lui-même a été élu en 2005 et reste dans sa fonction sans une nouvelle légitimation par les urnes.

Écrire sur ce sujet est périlleux.

On peut, je pense légitimement, avoir un surplus de compassion pour la plus grande partie du peuple palestinien qui vivent dans des conditions d’enfermement et d’insécurité terribles. Et qui en plus, ont des dirigeants médiocres et corrompus.

Mais on ne peut pas ne pas avoir de compassion pour le peuple israélien qui lui aussi est touché par les actions meurtrières du Hamas qui dans sa tentative actuelle ne cherche pas le bien du peuple palestinien mais plutôt de gagner la bataille de l’image contre le Fatah, en voulant montrer que c’est lui qui défend avec le plus d’ardeur la cause palestinienne.

Je me suis abonné il y a quelques mois à une revue en ligne qui s’appelle « AOC » pour Analyse, Opinion, Critique. Chaque jour, un article dans chacune de ces rubriques est publié.

Et pour éclairer le sujet que j’ai abordé aujourd’hui je voudrais partager l’opinion de la sociologue Eva Illouz publié le 19 mai : « Israël-Palestine : la guerre silencieuse »

Eva Illouz possède la double nationalité franco israélienne. Elle est née le 30 avril 1961 à Fès au Maroc. Elle est directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Elle enseigne aussi la sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle a écrit plusieurs livres de sociologie qui ont eu du succès. Je possède dans ma bibliothèque, un livre qu’il me reste à lire : « Happycratie »

Elle pose d’abord la question juste des faits : Peut-on expliquer comment la violence actuelle a commencé ?

Elle a cette formule piquante «

« Lorsque deux camps sont engagés dans un conflit qui dure depuis aussi longtemps que le conflit israélo-palestinien, chacun de deux côtés est devenu expert dans l’art d’accuser l’autre « d’avoir commencé ». »

C’est un peu comme de tous jeunes enfants : « c’est lui qui a commencé »

Certains voudraient faire commencer l’histoire dans les époques mythologique quand le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob a donné l’ordre à Moïse de conduire les Hébreux, hors d’Egypte dans ce pays qu’il lui a donné.

Ce récit est écrit dans les livres saints de la religion juive. Rien de ce récit n’a pu être confirmé par les archéologues et les Historiens.

D’autres veulent la faire commencer au moment de « La Nakba », « catastrophe » en arabe, qui désigne l’exil forcé de 700 000 Palestiniens lors de la création de l’Etat d’Israël en 1948. Car cette terre était occupée par des arabes musulmans et chrétiens qui étaient largement majoritaires avant que le mouvement sioniste envoie par vague successive des juifs s’installer en Palestine.

Pour ma part, je préfère me référer à la décision de l’ONU qui a créé l’État d’Israël mais qui parallèlement a créé l’État de Palestine. Que l’un existe, sans l’autre pose un sérieux problème.

Mais si on en revient à l’embrasement actuel, le début n’est pas évident :

« Nous pourrions commencer par la vidéo d’un adolescent arabe du quartier de Beit Hanina à Jérusalem-Est qui gifle, sans avoir été provoqué, un adolescent juif orthodoxe dans le tramway de Jérusalem. Cette vidéo, postée sur Tiktok, a suscité un tollé, alimentant la peur existentielle ressentie par beaucoup de Juifs israéliens mais aussi leur perception que « la haine des Arabes à leur égard sera éternelle ».

Cet incident aurait pu rester à sa mesure d’incident qui justifie une remontrance ou une sanction pour le gifleur. Il semble dérisoire de penser que cet incident est la cause de centaine de morts ?

« Mais nous pourrions aussi commencer l’histoire un peu plus tard, le jeudi 22 avril, lorsque des membres de l’organisation d’extrême droite Lehava ont traversé la ville de Jérusalem en scandant « mort aux Arabes ». »

Cette manifestation s’est déroulée en pleine période sacrée pour les musulmans du ramadan. Et c’est alors que la Police israélienne a eu cette initiative malheureuse, qu’Eva Illouz pointe aussi :

« Ou bien prendre comme point de départ la décision de la police de fermer avec des barrières la petite place située devant la porte de Damas pendant le mois sacré de Ramadan. Cette porte mène aux quartiers arabes exigus et surpeuplés de la Vieille Ville de Jérusalem, et ses abords constituent depuis longtemps déjà un lieu où se retrouvent les hommes, majoritairement jeunes [notamment les soirs de ramadan]. Cela a été vécu comme une humiliation de plus qui venait s’ajouter à la privation, au quotidien, des droits politiques des Arabes de Jérusalem – ils représentent 40 % de la population de la ville mais n’ont aucun droit politique »

Et la police israélienne ne s’est pas contenté de bloquer le passage des arabes de Jérusalem

« Puis, lorsque les Israéliens ont empêché, pendant le mois de Ramadan, des milliers de pèlerins de se rendre à la mosquée Al-Aqsa (le troisième lieu saint de l’islam), d’humiliation on est passé à profanation. À l’approche de la Journée de Jérusalem, qui célèbre la conquête de ville en 1967, et après une semaine de tension, la police a utilisé du gaz lacrymogène et des canons à eau sale (qui détrempent les gens et les rues d’une odeur nauséabonde insupportable) pour disperser et combattre les fidèles, blessant des centaines de personnes. »

Quand on profane le lieu sacré d’un peuple croyant, il faut s’attendre au pire.

Car ce qui est sacré autorise le sacrifice et conduit à punir ce qui est sacrilège. Or la profanation est un sacrilège pour ceux qui croient au sacré.

Et c’est ainsi que les arabes, citoyens israéliens ont commencé à se révolter.

Le Hamas a alors profité de cet instant de tension pour envoyer une pluie de roquettes vers les villes israéliennes, tout en se réfugiant dans des immeubles dans lesquels il utilise les populations civiles et les enfants comme bouclier humain. Son but premier étant de conforter sa position politique après la décision de reporter les élections prises par son ennemi intérieur : le président de l’autorité palestinienne.

L’armée israélienne a alors répliqué avec sa puissance habituelle et les effets collatéraux inévitables qui révoltent beaucoup de personnes dans le monde. Dans cette situation on en revient à la formule d’Annie Kriegel :

« Israël n’a qu’un ami, mais c’est le bon »

Mais c’est dans la seconde partie de son article que je trouve l’opinion d’Eva Illouz particulièrement intéressante :

« Cependant, la guerre contre Gaza (un événement) ne doit pas, en dépit de sa télégénie, détourner notre attention des processus plus silencieux et invisibles qui ont jalonné l’histoire d’Israël, je parle de la constante privation des liberté et souveraineté politique des Palestiniens de Cisjordanie, et, par conséquent, du sentiment d’aliénation des citoyens arabes dans une société qui n’a cessé, au mieux, d’exprimer une profonde ambivalence à l’égard de leur présence.

La guerre civile qui déchire Israël est bien plus inquiétante que la guerre militaire menée contre le Hamas, car elle met en évidence les contradictions internes qu’Israël n’a pas voulu et peut-être n’a pas pu surmonter. Cette guerre trouve sa source dans l’impossible modèle politique qu’Israël a tenté de promouvoir : une démocratie fondée sur l’exclusion durable des citoyens arabes de l’appareil d’État. [..]

Cette exclusion n’est pas simplement un effet involontaire de la situation militaire d’Israël. Non, elle a été entérinée par de nombreuses lois qui discriminent les citoyens juifs et arabes. C’est pourquoi le point d’entrée le plus pertinent pour comprendre la guerre civile actuelle réside dans la tentative continue des colons juifs d’expulser des familles palestiniennes du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est. »

Parce que parmi les évènements qui ont fait monter la tension il y avait la question de l’expulsion de familles palestiniennes de ce quartier arabe de Jérusalem par des colons. Je n’ai pas tout de suite compris de quoi il s’agissait. En 1948, dans le cadre de la création des deux États, des juifs avaient dû quitter ces immeubles qui se trouvaient dans la partie palestinienne. La Jordanie qui était alors l’État souverain sur ces lieux n’a pas trouvé utile de donner de titre de propriété aux palestiniens à qui ont avait donné ces biens immobiliers, contrairement à l’État d’Israël qui a tout de suite donné des titres aux juifs qui se sont emparés des biens arabes.

Cette situation révèle donc une asymétrie absolue, puisque des juifs pourraient retrouver la possession de leurs biens d’avant 1948, contrairement aux palestiniens pour lesquels l’État d’Israël refuse toute réciprocité.

Eva Illouz nous dit davantage de l’évolution interne des forces politiques et de la société israélienne :

« Le cynisme meurtrier du Hamas ne saurait être minoré. Mais en tant qu’Israélienne juive, il semble plus opportun que ma réflexion se porte sur les défaillances de mon propre groupe tout en restant consciente que l’autre camp n’est pas qu’une victime innocente et angélique (à quoi j’ajouterai que l’autocritique n’est pas l’un des points forts du camp arabe).

Le lecteur européen ignore que l’extrême droite israélienne à laquelle Netanyahu s’est allié est d’une nature différente des partis habituellement ainsi qualifiés en Europe. Itamar Ben Gvir, qui dirige le parti d’extrême droite Otzma Yehudit (Force juive), avait jusqu’à récemment dans sa maison un portrait de Baruch Goldstein. Baruch Goldstein était un médecin américain qui, alors qu’il vivait dans la colonie de Kiriat Arba (Hébron), a tué 29 musulmans pendant qu’ils priaient dans la grotte des patriarches. Ben-Gvir, quant à lui, est un avocat qui défend les terroristes juifs et les auteurs de crimes haineux. L’organisation Lehava, étroitement associé à ce parti, a pour mission d’empêcher les mariages interconfessionnels et le mélange des « races ».

[…] Lehava publie aussi les noms des Juifs (dans le but de leur faire honte) qui louent des appartements à des Arabes. Seule la culture du Sud profond américain du début du XXe siècle peut soutenir la comparaison avec une telle idéologie.

Netanyahu est devenu leur allié politique naturel, virant ainsi vers les formes les plus extrémistes du radicalisme de droite. Ces groupes attisent les flammes de la guerre civile en répandant le racisme au sein de la société israélienne au chant du slogan « mort aux Arabes ».

Selon Eva Illouz toute la société civile israélienne ne se trouve pas dans cette dérive mortifère :

«  Mordechai Cohen, le directeur du ministère de l’Intérieur, a publié sur sa page Facebook une vidéo rappelant au public israélien les longues et patientes années de travail que son ministère a consacrées à l’intégration des Arabes dans la société israélienne et à la création de liens profonds entre les deux populations.

Ce ne sont pas là les mots vides de sens d’un représentant de l’État. Et si ces liens sont peut-être loin d’être d’une égalité totale, ils n’en demeurent pas moins réels et puissants, et ils suggèrent qu’Israël est, à bien des égards, exemplaire en matière de fraternité entre Juifs et Arabes, une fraternité curieusement étrangère à bien d’autres pays, notamment à des nations comme la France. Les Arabes sont en effet aujourd’hui beaucoup plus intégrés à la société israélienne qu’ils ne l’étaient il y a cinquante ans (si l’on se fonde sur le nombre d’Arabes qui font des études supérieures et travaillent dans les institutions publiques, les universités et les hôpitaux).

Cette fraternité n’a fait que se renforcer avec la crise du Covid-19, durant laquelle les équipes de santé juives et arabes ont travaillé côte à côte, sans relâche, pour sauver le pays.  »

Elle rapporte l’influence néfaste de l’idéologie des colons.

« Cette coexistence est vouée à l’échec dès lors qu’elle se trouve sapée par le racisme qu’encourage activement le mélange de religion et d’ultranationalisme qui définit désormais l’idéologie des colons, laquelle se répand peu à peu dans la société israélienne. »

Et voici sa conclusion qui me semble pleine de sens :

« Les violentes émeutes de ces derniers jours indiquent qu’Israël se trouve à la croisée des chemins. Le pays doit impérativement modifier sa politique eu égard à la question palestinienne et adopter les normes internationales en matière de droits humains dans les territoires, sinon il sera obligé de durcir non seulement sa culture militaire en matière de contrôle mais aussi sa suspension des droits civiques, et l’étendre à l’intérieur de la Ligne verte. Cette dernière option ne sera pas viable. Les Arabes israéliens doivent devenir des citoyens israéliens à part entière, et cela n’est possible que si leurs frères palestiniens se voient accorder la souveraineté politique.

Israël a essayé de construire un État démocratique et juif, mais sa judéité a été détournée par l’orthodoxie religieuse et l’ultranationalisme, tous deux incompatibles avec la démocratie. Ces factions extrémistes ont placé judéité et démocratie sur des voies incompatibles – des voies aux logiques morales et politiques incommensurables qui les mènent droit à la collision. Dans le contexte d’un pays engagé dans des confrontations militaires incessantes, le puissant courant universaliste du judaïsme est passé à la trappe.

Israël peut être un exemple comme nul autre pour le monde, non seulement pour ce qui est de l’égalité formelle entre Juifs et Arabes mais aussi des liens de fraternité humaine qu’ils peuvent tisser. Ces deux peuples se ressemblent étrangement et partagent beaucoup de choses en commun. Cette fraternité n’est pas un luxe ni un souhait naïf. Elle est la condition même de la poursuite de l’existence pacifique et prospère d’Israël lui-même. »

J’ai trouvé aussi très intéressante la première partie de l’émission du « nouvel esprit public » consacré à ce sujet <Jérusalem : un déjà-vu sanglant>

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