Mardi 9 janvier 2018

« Pour la première fois de l’histoire de l’aviation : le transport aérien commercial de passagers n’enregistre aucun décès à bord des avions de plus de 20 sièges en 2017. »
Aviation Safety Network, agence qui recense les accidents d’avion

Vous savez qu’il faut se méfier des chiffres, les interroger et surtout se demander s’il s’agit d’un chiffre dur ou d’un chiffre mou comme je l’avais développé lors du mot « des chiffres et des hommes ».

Cette fois nous sommes dans un chiffre dur, qui a du sens, qui est indiscutable et qui est positif.

C’est un chiffre révélé par Aviation Safety Network, l’année  2017 a été la plus sûre pour le transport aérien depuis 1946 et l’établissement de statistiques sur les accidents d’avions.

Un article du Point du 1er janvier 2018 détaille un peu cette statistique.

Quatre milliards de passagers ont voyagé en 2017.

Si des blessés sont à déplorer lors d’une centaine d’accidents en 2017, le transport aérien commercial de passagers n’enregistre aucun décès l’année passée à bord des avions de plus de vingt sièges. Une première dans l’histoire de l’aviation. […] Le premier accident avec des morts impliquant des avions assurant le transport de passagers à titre commercial et payant s’était produit le 7 avril 1922 avec la collision en vol de deux appareils assurant des liaisons entre Londres et Paris.

Depuis, la sécurité du transport aérien n’a cessé de progresser. En 2016, les statistiques montraient déjà qu’aucun accident n’avait touché les passagers des compagnies occidentales. Ce qui met en valeur l’efficacité des mesures de sécurité des vols concernant la formation des équipages, la maintenance et les opérations aériennes mises en place notamment par la Federal Aviation Administration (agence fédérale américaine) et l’Agence européenne de la sécurité aérienne.

[…] La moyenne annuelle de ces dix dernières années est de 32 accidents avec 676 morts, faisant du transport aérien le moyen de déplacement le plus sûr. Quatre milliards de passagers ont pris l’avion l’an dernier, et ce chiffre devrait doubler d’ici à 2036. En 2017, les accidents mortels ne concernent que des vols cargo ou des avions de moins de vingt sièges, comme hier encore avec le crash d’un hydravion en Australie et aussi d’un vol touristique au Costa Rica.

Comme commentaires de cet article on peut lire :

« Ne parlez pas de malheur !

Ce n’était pas la peine de communiquer sur ce statistique.
Vous allez nous porter la poisse pour les mois à venir.  »

Ou encore

« Stupidité de journaliste
Pourquoi annoncer une telle chose, vous voulez porter la guigne et nous annoncer un crash demain ?  »

Que dire de tels propos ?

Que ces gens ne savent ce qu’est un chiffre dur ?

Qu’ils sont superstitieux et peu rationnels.

Et que même s’il y avait des morts, par malheur, dans des avions commerciaux en 2018, l’aviation commerciale reste le moyen de transport le plus sûr qui existe.

Et cela parce qu’il y a beaucoup de régulation, de règles et de contrôles de sécurité.

Cela pourrait donner des idées à d’autres domaines de l’économie…

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Lundi 30/01/2017

« Des chiffres et des hommes »
Réflexions personnelles sur la grandeur et la misère de la quantification

Mes incises répétées sur les crétins quantophrènes ont conduit certains lecteurs attentifs du mot du jour à craindre que je ne sois devenu « chiffrophobe », ayant peur ou n’aimant pas les chiffres.

Mon neveu avisé Grégory a exprimé cette idée pertinente qu’il peut être très dangereux de laisser prospérer des discours ou organisations qui n’expriment que des idées, des concepts sans jamais les confronter à la réalité d’un chiffrage méthodique et rigoureux.

Il a bien entendu totalement raison.

Je veux donc préciser ce que j’ai compris sur le danger de la « vérité des chiffres » de ce qu’Alain Supiot a désigné par « la gouvernance par les nombres » et qui a fait l’objet du mot du jour du 3 juillet 2015.

J’esquisserai cette réflexion selon 4 axes :

1/ Les chiffres durs et les chiffres mous

C’est Emmanuel Todd qui a développé cette distinction.

Les chiffres durs sont par exemple ceux de la démographie : l’espérance de vie dans un pays, la mortalité infantile, le nombre d’enfants par femme.

Ce sont des chiffres qui sauf manipulation sont incontestables et sur lesquels on peut appuyer des raisonnements sérieux. Ainsi quand Emmanuel Todd constate qu’en Iran, depuis la révolution islamique, le nombre d’enfants par femme a chuté et se rapproche des standards occidentaux, il en conclut que les dogmes des ayatollahs iraniens ne sont pas acceptés et respectés en profondeur par la société civile iranienne.

Le chiffre mou est par excellence celui issu des sondages. Dans un sondage on vous demande de répondre à des questions auxquelles vous étiez à mille lieux de penser 5 minutes auparavant. En outre la formulation des questions n’est jamais neutre.

Il y a évidemment tout un panel de nuances entre les chiffres durs et les chiffres mous.

2/ Le chiffre s’inscrit dans un système de valeurs idéologiques.

Un chiffre ne vient pas de nulle part, il est le fruit de raisonnements et de choix idéologiques, il s’inscrit dans un système de valeurs.

L’exemple le plus simple pour exprimer cette réalité est le PIB. Mettre en avant ce chiffre, c’est considérer que ce qui est essentiel pour décrire un pays ce sont les échanges marchands plutôt que les échanges bénévoles, c’est privilégier la production à l’éthique.

Ce n’est pas le PIB, en tant que tel, qui est problématique, c’est le fait de le mettre en avant qui est idéologique.

3/ Le chiffre est souvent une moyenne et une moyenne ne décrit pas la réalité, elle peut masquer des disparités énormes à l’intérieur de la population observée.

4/ Un chiffre indicateur n’est jamais neutre, l’organisation et le comportement des acteurs de l’organisation va se modifier pour que l’indicateur évolue dans le sens souhaité.

Exprimé autrement, au départ un dénombrement essaie de décrire l’état d’un système sur un point particulier. Quand il devient un indicateur, il n’est plus en mesure de faire cette description de manière neutre, car les agents concernés vont tout faire pour que le chiffre soit bon, non la réalité, le chiffre. A cela s’ajoute ce fantasme de la simplification : décrire la situation par un chiffre ou très peu de chiffres ! Ce type de simplification amène à toutes les dérives.

Beaucoup croient qu’en annonçant un chiffre ils concluent leur propos.

C’est le contraire qu’il faut faire, les chiffres sont au début du discours, il faut les interroger, les expliquer.

Quand on reçoit un chiffre, il faut comprendre d’où il vient, est-il plutôt un chiffre dur ou un chiffre mou, quel est le système idéologique qui le produit et le considère important, comment il est calculé, quel est sa fiabilité et enfin que signifie t’il vraiment ?

Je suis conscient qu’un simple mot du jour ne peut approfondir la perversité qui se cache derrière la dictature des chiffres pas plus qu’il ne peut développer l’intérêt du chiffrage et la bonne utilisation des chiffres.

Dans la conclusion au mot du jour concernant la gouvernance par les nombres j’écrivais : «Nous subissons tous plus ou moins ce fantasme de la gouvernance par les nombres de ceux qui croient que la vie d’une entreprise, d’une administration voire d’un être humain peut parfaitement se synthétiser par un tableau Excel. C’est une œuvre de déshumanisation à laquelle nous devons résister tout en utilisant de manière intelligente les dénombrements ou les statistiques dont nous pouvons disposer. »

Dans la Préface de La Dame aux Camélias (1848), Alexandre Dumas fils écrit:

« N’estime l’argent ni plus ni moins qu’il ne vaut : c’est un bon serviteur et un mauvais maître ».

Je crois qu’on peut remplacer le mot « l’argent » par « le chiffre », la formule reste juste.

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Jeudi 6 octobre 2016

«La quantophrénie»
Pitirim Sorokin (1889-1968)

Aujourd’hui, je vais vous parler d’une maladie.

Ou disons plutôt un dérèglement des sens et du jugement dont la pathologie consiste à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique et en chiffre.

C’est un sociologue américain Pitirim Sorokin qui l’a conceptualisé, l’a nommé « la quantophrénie » et l’a défini par la fascination du chiffrage des phénomènes.

C’est une chronique de Guillaume Erner qui me l’a faite découvrir, chronique qu’il a appelé les crétins quantophrènes, en abrégé les CQ.

C’était lors de la découverte du scandale des tests des moteurs diesels Volkswagen :

« Encore une fois les CQ sont au cœur de l’actualité. C pour crétin Q pour quantophrène.

La quantophrénie, la maladie qui consiste à croire qu’il n’y a de vérité que chiffrée. Que tout chiffre est une vérité.

Les crétins quantophrènes s’ébrouent dans le scandale Volkswagen. Des années à prendre des mesures bidons, à respirer des moteurs diesels en les décrétant bon pour le service. Crétinisme chiffrée de la mesure, qui ne croit qu’en la mesure, alors que tout test peut être biaisé ou contourné. Crétinisme endormi par deux chiffres après la virgule, équation somnifère concoctée tout exprès par une batterie d’ingénieurs automobiles.

Que les adorateurs du diesel, se rassurent, ils sont rejoints depuis hier par d’autres crétins quantrophènes selon lesquels les inégalités en France ont baissées […] pour dire que le taux de pauvreté a diminué de 14,3% à 14%. Encore une fois la magie hypnotique du chiffre. […] Les crétins quantophrènes veillent. Combien de temps encore, faudra t’il subir les méfaits de ces quantificateurs de l’absurde.

Car contrairement à ce qu’on pense, les gouvernements n’édictent plus de mesures, ce sont les mesures qui nous gouvernent.

Alfred Binet, l’inventeur des tests d’intelligence croyait que l’intelligence c’est ce qui est mesurée par ces tests. Et bien, la bêtise c’est ceux qui croient en ces mesures. »

Voilà, tout est dit !

Mais cela n’est pas suffisant, car exactement comme pour l’essentialisme que nous subissons et que nous pratiquons aussi, si notre vigilance est prise à défaut (quand nous les disons les jeunes sont ainsi et les musulmans sont comme cela, sans compter les auvergnats, les anglais etc.), nous subissons également et pratiquons cette bêtise quantophrénique au quotidien.

Nous sommes fascinés par les chiffres. A partir du moment où il y a un chiffre, il y a un début de vérité et nous pouvons raisonner. C’est une bêtise. Il faut en être conscient.

Dans notre quotidien professionnel, cela représente une autre réalité qui a pour nom «la gouvernance par les nombres». J’en avais fait le mot du jour du 3 juillet 2015, ce titre correspondant à un cours au Collège de France d’Alain Supiot.

Le chiffre ne représente aucune vérité. Il s’éloigne encore davantage de la vérité, quand on y attache une trop grande signification. Parce qu’alors il pervertit le jugement car on ne regarde plus que le chiffre sans essayer de comprendre ce que ce chiffre veut dire, ce qu’il compte ou même ce qu’il est sensé compter.

Le premier chiffre qui obscurcit le jugement est certainement le PIB. Dans des moments de lucidité, il arrive qu’on le critique. Même Nicolas Sarkozy, avait mis en place une commission, dont faisait partie Stiglitz, pour essayer de trouver un autre indicateur. Mais après le questionnement, on en revient bien vite à la mollesse et à tradition conformiste du PIB. Vous pouvez tous les écouter, de droite comme de gauche, ils n’ont qu’un mot à la bouche : croissance ! Or la croissance, c’est l’augmentation du PIB.

Le regretté Bernard Maris disait :

« Quand vous prenez votre voiture à Paris et que vous consommez pendant deux heures de l’essence inutilement parce que vous êtes dans un embouteillage, vous faites augmenter le PIB.
Si vous prenez un vélo pour éviter la pollution, vous n’abondez pas le PIB. »

Que compte le PIB ? Quand les industries produisent et vendent des armes, le PIB est impacté favorablement. Quand il y a des accidents et qu’il faut réparer les véhicules et les humains blessés le PIB augmente.

Quand une mère ou un père s’occupe d’éduquer, de jouer, d’enseigner leurs enfants pour en faire des citoyens et des humains capables de liens sociaux et de vivre selon une éthique, le PIB ne le voit pas.

Quand ces parents préfèrent payer des personnels pour s’occuper de leurs enfants, le PIB en tient compte.

Quand un humain tente de vivre de manière saine pour essayer de préserver sa santé, il participe moins au PIB qu’un autre qui vit sans tenir compte de tels principes et qui doit avoir recours aux médicaments, aux médecins pour soigner ses excès.

Le PIB est un de ces chiffres fétiches qui symbolise de manière remarquable la quantophrénie.

Mais ce n’est pas le seul.

Tout chiffre n’est cependant pas crétin !

Dans les sciences exactes, on a mesuré que la vitesse de la lumière était de 299 792 458 m / s. Ceci a un sens, des raisonnements exacts et des conséquences scientifiques peuvent être tenus à partir de ce chiffre.

Mais il n’y a pas que les sciences exactes.

Tous les chiffres des sciences humaines ne sont pas vains ou mous comme dirait Emmanuel Todd. Il existe des chiffres durs qui ont du sens : par exemple la mesure de la mortalité infantile dans un pays, ou le nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer, l’âge moyen de mortalité. Ces chiffres donnent de vraies indications sur l’état du système de santé ou des mœurs d’un pays.

Mais maintenant quand on lit <La pollution tue 7 millions de personnes par an dans le monde> quel crédit accorder à ce chiffre ? Quasi aucun. Je ne dis pas que la pollution ne contribue pas à augmenter la mortalité, mais je prétends que celui qui affirme que le nombre de morts de ce fait est de 7 millions est un CQ.

Récemment l’Institut Montaigne avec L’IFOP ont publié une étude sur les musulmans de France. Dans cette étude, un chiffre a été produit : <28 % des musulmans sont radicalisés et ont adopté un système de valeurs clairement opposé à celles de la République.> Ce chiffre a été répété à satiété par les médias. Les réseaux sociaux s’en sont emparés. Quand certains osent mettre en cause la méthode, d’abord se poser la question dans 28% quels sont les 100 %, quel est le dénominateur ? Quelle est exactement la population testée ? Et puis à partir de quelles questions, de quelles analyses classent-on la personne interrogée dans cette catégorie qui représente 28%.

De telles questions sont incongrues dans l’esprit de beaucoup, seul reste 28% et on ajoute «28% vous vous rendez compte !»

Je pourrais allonger ce mot du jour à l’envie par des dizaines d’exemple de chiffres qui nous sont assénées quotidiennement comme autant de vérités, de certitudes.

Quand on a enfin conscience de ce phénomène, de cette fascination maladive du chiffrage, il faut d’abord s’appliquer à soi-même cet enseignement et user de chiffres avec grande modération et sans y accorder trop d’importance. Le chiffre n’est jamais la vérité sauf dans ces cas très limités dont j’ai évoqué certains.

Et ensuite quand nous sommes dans la position du receveur, de celui à qui on assène un chiffre nous devons faire usage de la même intelligence et du même scepticisme.

La bonne question qu’il faut toujours se poser : d’où vient ce chiffre ? Quel peut être sa dose de crédibilité ? Sommes-nous en présence d’un crétin quantophrène ?

Ce crétin peut parfois être notre supérieur hiérarchique, lui-même victime de la fièvre quantophrène à l’insu de son plein gré. Dans ces échanges, le chiffre peut être utilisé pour tenter de clore tout débat, toute analyse, toute réflexion et il devient alors un totem ou le centre de la discussion alors que la raison ne devrait lui allouer, le plus souvent, qu’un rôle accessoire.

<Si vous voulez aller à la source de l’analyse vous trouverez sur ce site universitaire canadien, l’ouvrage de référence de Sorokin>

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Vendredi 3 Juillet 2015

Vendredi 3 Juillet 2015
«La Gouvernance par les nombres»
Alain Supiot

Alain Supiot est un juriste français spécialiste du droit social. Il est actuellement professeur au collège de France.

Fayard a publié en mars 2015, ses cours au Collège de France de 2012-2014, intitulé «La Gouvernance par les nombres»  où il dénonce les dérives de cette nouvelle manière de diriger les affaires des hommes et de la société.

Il y a d’abord un glissement sémantique du « gouvernement » à la
« gouvernance ».

La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes témoignant de son bon fonctionnement.

Ces nouvelles techniques visent la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes.

Alain Supiot a été invité à plusieurs émissions dont la Grande Table pour parler de cet ouvrage :

<La Grande Table : gouverner par les nombres, comment en sortir 2015-04-06>

Il y a aussi cet entretien sur le site de l’Usine Nouvelle :

<Restaurer un travail réellement humain est, sur le long terme, la clé du succès économique>

J’en tire les extraits suivants :

« Pour comprendre les transformations à l’œuvre à une époque donnée il faut identifier l’imaginaire qui la domine. Cet imaginaire partagé imprègne en effet toutes nos façons de penser : les institutions, les arts, les sciences et les techniques.
Une des thèses de mon livre est qu’à la révolution numérique correspond un changement d’imaginaire.
Depuis la fin du Moyen âge, les Occidentaux se sont représenté le monde sur le modèle de l’horloge.
Depuis l’invention de la machine de Turing et les débuts de l’informatique, ils le conçoivent sur le modèle de l’ordinateur, c’est-à-dire comme une machine programmée et programmable. Cette représentation influence nos manières d’organiser les rapports sociaux et en particulier notre conception du droit et des institutions, c’est-à-dire les règles qui gouvernent et rendent possible la vie en société. […]

De grands historiens, comme Jacques Le Goff ou Lewis Mumford, ont montré la place centrale de l’horloge dans la naissance des temps modernes.
Notre civilisation est la seule à avoir hissé des horloges au sommet de ses lieux de culte, dans tous les villages. La philosophie des Lumières voyait Dieu comme un grand horloger et le monde comme un immense mécanisme régi par les lois de la physique classique, par un jeu inexorable de poids et forces, de masse et d’énergie […]

Le taylorisme a transposé d’une certaine façon ce modèle à l’entreprise. Des génies, tels Fritz Lang dans « Metropolis » ou Charlie Chaplin dans « Les Temps modernes », ont dépeint ce que cela impliquait : l’homme est pris dans un grand mécanisme, dans un jeu d’engrenages qui finit par le broyer. […]

La planification soviétique a été une première tentative de gouverner par les nombres, mais elle participait encore de l’imaginaire mécaniciste. Comme l’a montré Bruno Trentin dans son grand livre sur « La cité du travail »”, il y a eu un accord profond du capitalisme et du communisme pour placer le travail sous l’égide de la technoscience et l’évincer ainsi du périmètre de la délibération politique et de la justice sociale.

Mais Lénine est un précurseur dans sa façon de vouloir étendre à la société tout entière le modèle de l’entreprise, selon le credo aujourd’hui rabâché par les prédicateurs de l’ultralibéralisme et du New Public Management, qui pensent qu’un État doit être géré selon les mêmes méthodes “scientifiques” qu’une entreprise.

[…]  Comme souvent, le changement d’imaginaire a commencé dans l’ordre juridique avant de s’exprimer au plan scientifique et technique. La perte de la foi dans l’existence d’un souverain législateur date du XIXe siècle et de la première crise de légitimité de l’État.
C’est cette crise qui a donné naissance à l’État social, mais aussi aux expériences totalitaires du XXe siècle qui ont cherché dans la science les « vraies lois » devant régir l’humanité.  Au plan scientifique et technique ce sont dès les années 30, de grandes découvertes mathématiques – notamment celles de Kurt Gödel (1906-1978), puis l’invention de la machine de Turing et les débuts de l’informatique, qui marquent ce passage à l’imaginaire cybernétique.

Il faut lire à ce sujet les écrits visionnaires de Norbert Wiener (1894-1964), l’une des pères de la cybernétique. Selon lui, on peut penser de la même façon les hommes, les machines et le vivant. Tous sont des dispositifs de traitement de l’information.

Trois concepts jouent un rôle essentiel dans cette nouvelle vision de l’homme et du monde : le programme, le feedback (aujourd’hui nous dirions la “réactivité”) et la performance. “L’homme machine” des XVII-XVIIIe siècles disparaît, ou plus exactement il se métamorphose en “machine intelligente”, machine programmable par des objectifs chiffrés.

C’est exactement à la même période de l’immédiat après-guerre que débute la « révolution managériale » avec notamment l’invention de la direction par objectifs, due notamment à Peter Drucker.(1909-2005). Il faut souligner que ce dernier mettait en garde contre les limites de sa méthode. Pour lui, l’évaluation devait demeurer une autoévaluation et ne pas servir à un “contrôle de domination” qui ruinerait ses effets. Bien sûr on s’est empressé d’oublier ces mises en garde et de s’engouffrer dans ces impasses. De la même façon que le taylorisme, cette nouvelle conception de la direction des hommes par objectifs chiffrés, après avoir été conçue pour les entreprises, a été étendue à la société tout entière. Avec pour effet une nouvelle restriction du champ laissé au politique et à la délibération démocratique. Ce n’est plus seulement le travail en tant que tel, mais aussi sa durée et son prix qui devraient être soustraits au politique pour être régis par les mécanismes autorégulateurs du marché.

[…] Le fantasme aujourd’hui poursuivi est celui d’une mise en pilotage automatique des affaires humaines, comme on peut le voir dans le Traité sur la gouvernance de l’Union monétaire européenne, qui prévoit des mécanismes « déclenchés automatiquement » en cas d’écart dans la réalisation de trajectoires chiffrées.

[…] On pense le travailleur sur le modèle de l’ordinateur au lieu de penser l’ordinateur comme un moyen d’humaniser le travail. […] à la fin de la Première Guerre mondiale.
Deux leçons passablement antinomiques ont été tirées de cette expérience épouvantable.
La première et je n’y reviens pas, fut la possibilité d’une « mobilisation totale » de la ressource humaine et l’extension du taylorisme à l’organisation de la société tout entière. Possibilité continuée en temps de paix et qui prend aujourd’hui la forme de ce que le Premier ministre britannique, M. Cameron, appelle le Global race, c’est-à-dire une course mortelle pour survivre sur un marché devenu total.

La seconde leçon fut inscrite par le traité de Versailles au fronton de l’Organisation internationale du travail : « il n’est pas de paix durable sans justice sociale », d’où la mission confiée à cette Organisation de garantir à l’échelle du globe l’établissement d’un “régime de travail réellement humain”.
Si l’on prend cette notion au sérieux au lieu de la cantonner aux seules conditions de travail (durée et salaire), on est conduit à identifier deux formes de déshumanisation du travail.

  • La première est celle du taylorisme immortalisée par Chaplin : c’est un déni de la pensée et la réduction du travail à l’obéissance mécanique à des ordres. Ce qu’en droit du travail on a appelé à la même époque la subordination.
  • La seconde est un déni de la réalité et l’assimilation du travail à un processus programmé de traitement d’information. C’est à cette forme de déshumanisation que conduit la gouvernance par les nombres, dès lors qu’elle asservit le travailleur à la satisfaction d’indicateurs de performance chiffrés, à l’aune desquels il est évalué indépendamment des effets réels de son travail.

L’indicateur se confond alors avec l’objectif, coupant le travailleur du monde réel et l’enfermant dans des boucles spéculatives dont il ne peut sortir que par la fraude ou la dépression.
À la différence du taylorisme, qui interdisait de penser et condamnait à l’abrutissement, la gouvernance par les nombres prétend programmer l’usage des facultés cérébrales en vue de la réalisation de performances quantifiables. Je donne ainsi l’exemple d’un réseau bancaire ayant donné pour objectif à ses salariés, non pas d’atteindre un certain chiffre d’affaires, mais d’atteindre un chiffre supérieur à celui des autres agences, qui s’affichait en temps réel sur leurs ordinateurs.

Cette déconnexion du travail de la réalité de ses produits met en péril, non plus la santé physique, mais la santé mentale, avec la montée depuis les années 90 de ce qu’on appelle les risques psychosociaux.
Se représenter l’être humain comme un ordinateur programmable n’est pas moins, mais encore plus délirant que de le représenter comme une pièce d’horlogerie, et cela fait courir des risques qui ne pèsent pas seulement sur les individus mais sur l’organisation tout entière, qu’il s’agisse de l’entreprise ou de la société dans son ensemble. […]

L’un des traits les plus préoccupants de la gouvernance par les nombres est que plus personne n’est responsable, au sens plein de ce terme. Car à la différence du taylorisme, elle affecte aussi les dirigeants, qui sont eux aussi « programmés » pour réaliser des objectifs quantifiés.
Autrement dit qui ne sont pas dans l’action, mais dans la réaction à des signaux chiffrés, qu’il s’agisse du cours de bourse ou des sondages d’opinion.[…]

L’entreprise est l’institution la plus menacée par la Gouvernance par les nombres. Les lois qui ont mis en œuvre les recettes de la Corporate governance — notamment dans le domaine comptable ou de la rémunération des dirigeants — ont permis d’asservir ces derniers aux objectifs de création de valeur pour l’actionnaire, plongeant les entreprises dans un court-termisme incompatible avec la véritable innovation.
C’est sur ce genre de réformes que devraient revenir ceux qui prétendent « aimer l’entreprise ». Plutôt que de s’acharner à faire disparaître le repos dominical, on ferait bien de s’inspirer de l’exemple des grandes entreprises allemandes, qui ont décidé de déconnecter leurs cadres de leur messagerie pendant leurs heures et jours de repos.
Restaurer un travail « réellement humain » est, sur le long terme, la clé du succès économique.»

Alain Supiot dit aussi :

«La quantification est un outil puissant de la pensée humaine. Je critique en revanche le fait que, du fait de la logique ultralibérale, la loi est placée sous l’autorité d’un calcul. C’est une restriction du périmètre de la démocratie.»

La zone euro illustre parfaitement cette dérive : Elle est dirigée sur la base de 2 indicateurs :

  • Le déficit des administrations publiques ne doit pas dépasser 3% du produit intérieur brut (PIB) ;
  • Et la dette publique ne doit pas dépasser 60% du PIB. Et c’est tout ! Le taux de chômage, la qualité de la santé, de l’Éducation et tant d’autres choses essentielles ne sont pas prises en considération pour juger de la bonne gouvernance de la zone euro.

Nous subissons tous plus ou moins ce fantasme de la gouvernance par les nombres de ceux qui croient que la vie d’une entreprise, d’une administration voire d’un être humain peut parfaitement se synthétiser par un tableau Excel. C’est une œuvre de déshumanisation à laquelle nous devons résister tout en utilisant de manière intelligente les dénombrements ou les statistiques dont nous pouvons disposer.

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