Lundi 30 septembre 2024

« Visiteur, ne t’attarde pas au tympan de l’entrée. »
Pierre Soulages dans « Les dits de Pierre Soulages » de Marie Rouanet page 37

Dans toutes les plaquettes de tourisme d’Aveyron, le premier élément de l’abbatiale Sainte Foy de Conques qui sera souligné est le tympan de l’abbatiale.

Il jouit dans le Midi d’une réputation qui lui vaut un dicton aveyronnais :

« Qui n’a pas bist Clouquié de Roudès, Pourtel de Counquos, Gleizo d’Albi, Compono dé Mondé, N’a pas res bist. » (Qui n’a pas vu le clocher de Rodez, le portail de Conques, l’église d’Albi, la cloche de Mende, N’a rien vu).

Ce tympan est considéré comme « l’une des œuvres fondamentales de la sculpture romane par ses qualités artistiques, son originalité et par ses dimensions ».

Il date du début du XII° siècle et comporte une scène avec 124 personnages. Il mesure 6,70 m de large et 3,60 m de haut. Dans le détail, la qualité des sculptures et des mises en scène est extraordinaire.

Les humains du moyen-âge avaient poussé leur savoir faire et leur technique à un niveau exceptionnel.

Je me souviens encore d’une conférence d’un grand médiéviste que j’ai vu sur le web et qui rapportait qu’il avait subi des cours d’un professeur d’Histoire qui parlait du « sombre moyen-âge » pendant lequel les hommes avaient sombré dans la régression  culturelle en perdant les techniques et l’art que la civilisation romaine avait développés. Or, ajoutait ce médiéviste, ce professeur habitait rive droite (de la Seine) et venait à pied jusqu’à la Sorbonne  Dans son trajet pédestre, il passait devant Notre Dame de Paris, création du moyen-âge, qui par sa beauté d’ensemble, comme dans ses détails portaient un démenti cinglant à cette affirmation négative sur la période.

Mais cette technique et cet art étaient mis au service d’un récit religieux qu’il faut essayer d’analyser et de comprendre.

Ce <site consacré à l’art roman> le décrit de manière précise, <L’office de tourisme de Conques> en fait de même, de manière plus simple.

C’est un peu comme une bande dessinée, réalisée au moyen âge pour l’humble croyant qui ne sait pas lire, mais peut comprendre les représentations figuratives.

L’histoire racontée est celle de la parousie.

La parousie est un concept de la théologie chrétienne. Les savants religieux expliquent qu’il s’agit à la fois de la présence invisible du Christ dans le monde depuis la création et son retour sur la Terre à la fin des temps.

Pour les incrédules comme moi, il s’agit de l’annonce de la fin du monde et du jugement dernier. C’est une histoire qui vise à faire peur et à inciter fortement les croyants de suivre le plus fidèlement possible les préceptes et règles édictés par les prêtres de l’Église afin de bien se préparer à ce moment et pouvoir se présenter dans les meilleures conditions devant le juge suprême.

Les religions catholiques, orthodoxes et protestantes ont quelque peu édulcoré ce point central de leur croyance : l’inéluctabilité de la fin des temps et le jugement dernier dans lequel il vaut mieux être le plus irréprochable possible par rapport aux fondamentaux religieux

D’autres, comme les évangélistes et toutes les sectes millénaristes ont gardé, au cœur de leur discours, le retour du Christ et ce moment où les mécréants et les déviants passeront un mauvais quart d’heure et normalement beaucoup de mauvais quart d’heures après. Dans ces milieux fondamentalistes, on insiste, en outre, sur l’imminence de ce moment eschatologique.

En effet, un autre mot est utilisé dans ces dogmes : « une eschatologie », c’est à dire une doctrine relative au jugement dernier et au salut assigné aux fins dernières de l’homme, de l’histoire et du monde.

Les religions monothéistes possèdent chacune des théories sur ce sujet : « l’eschatologie islamique » et « l’eschatologie juive ».

Tous ces récits ont pour objectif de convaincre le croyant qu’il a bien raison de croire ce qu’il croit et que ce serait tout à fait déraisonnable de ne pas suivre tous les commandements qui lui sont prescrits.

Ils renferment aussi une espérance : un jour arrivera où ses mérites seront reconnus et où « les méchants », on peut aussi les appeler les mécréants, les hérétiques, les musulmans parlent de « kâfir » au pluriel « kouffar », seront punis. L’adhésion à ces récits permet de mieux supporter les injustices et les épreuves du présent.

Mais ces croyances génèrent aussi une anxiété : puisque le croyant se demandera, sans cesse, s’il en fait assez, pour être du bon côté au moment ultime, celui du jugement dernier.

C’est la force et la ruse des religions pour obtenir un peuple docile et une société soudée.

Pierre Soulages disait :

« Je ne crois pas en Dieu, mais je crois au sacré. »
propos rapporté dans le journal « La Croix », no. 42453 du 26 octobre 2022 – article « Soulages a rejoint l’outrenoir »

Il a aussi donné ce conseil :

« Visiteur, ne t’attarde pas au tympan de l’entrée. »
dans « Les dits de Pierre Soulages » de Marie Rouanet page 37

L’abbatiale Sainte-Foy de Conques, à travers cette dichotomie, soulignée par Pierre Soulages répond parfaitement à la distinction que j’ai, tant de fois, tenté d’expliquer entre la religion et la spiritualité.

La religion par son récit angoissant et apocalyptique veut soumettre et contraindre par la crainte et l’espérance au bout de la soumission.

A Conques, si après avoir admiré la qualité artistique et hors du temps des sculpteurs du XIIème siècle, vous ne vous attardez pas trop et entrez rapidement dans l’abbatiale, vous trouverez autre chose : élévation, paix, sérénité, spiritualité.

Lors d’un échange, à Conques, avec une touriste, j’ai décrit cette sensation d’une spiritualité intense à l’intérieur de l’église. La femme m’a immédiatement interpellé :

« Moi la religion et la spiritualité, cela ne me parlent pas. »

Cette rencontre m’a rappelé que les français avant d’être laïcs sont d’abord majoritairement athées. Mais je disposais de la parade. Elle m’avait été fournie par Jean-Claude Carrière qui s’insurgeait sur la captation du concept de spiritualité par les religions.

Car spiritualité signifie «esprit», «pensée» alors que les religions, le plus souvent, conduisent à éviter de penser pour remplacer la recherche spirituelle par le «dogme».

J’en avais parlé lors du <mot du jour du 12 février 2021>, en hommage, à cet homme d’immense culture. Et grâce à l’évocation de Jean-Claude Carrière, mon interlocutrice devint conciliante :

« Dans ce cas je veux bien retourner dans l’abbatiale et tenter d’y trouver un peu de spiritualité »

Christian Bobin écrit :

« Il faut ouvrir une porte là où il n’y en a pas, puis laisser entrer le silence qui est le seul vrai dieu.»
« La Nuit du cœur » page 31

Vendredi 27 septembre 2024

« Cette lumière […] a une valeur émotionnelle, une intériorité, une qualité métaphysique en accord avec la poésie de cette architecture comme avec sa fonction : lieu de contemplation, lieu de méditation. »
Pierre Soulages

J’ai expliqué dans le mot du jour précédent que certains obstacles s’étaient dressés sur le chemin de Pierre Soulages vers la réalisation des vitraux de l’abbatiale de Conques.

Le plus compliqué et le plus long fut cependant la résolution du problème technique : trouver le verre qui parviendra à atteindre les objectifs qu’il s’était fixé.

Il a explicité ses objectifs dans « l’entretien du 14 juin 2001 » avec son ami Pierre Encrevé :

  • Ne pas se laisser distraire par le spectacle extérieur,
  • Et surtout que les surfaces des baies deviennent émettrices de clarté.

Dès lors il s’est mis à la recherche d’un verre permettant de remplir ces deux objectifs. Il est allé en Italie, en Allemagne et partout où il pensait pouvoir trouver une solution qu’il n’a finalement pas trouvé.

Il s’est convaincu que ce verre n’existait pas et qu’il fallait donc l’inventer. Il consacrera sept ans de sa vie à cette quête dont deux pendant lesquels il ne peindra plus, pour se consacrer exclusivement à cette aventure.

En 1987, il va aller voir, à Toulouse, le maître vitrier Jean-Dominique Fleury et c’est avec son aide ainsi que celle d’une jeune artiste verrière hollandaise, Hanneke Fokkelman, qu’il va parvenir à un résultat qui le satisfera.

Les tests seront réalisés à Marseille, au Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (Cirva). Plus de 350 plaques d’essai seront réalisées.

Toute une partie du musée Soulages de Rodez est consacrée à ces études.

Un documentaire vidéo passionnant présente ces recherches.

Je ne l’ai pas trouvé sur Internet mais il y a deux vidéos mises en ligne par l’INA qui reprennent en partie ces explications.

Dans un premier extrait il est question de « La conception technique des vitraux de conques » et dans le second d’une durée de 11 mn, vous verrez notamment l’installation des vitraux : « Pierre Soulages et les vitraux de l’abbatiale de Conques »

Pour réaliser le vitrail qui lui convient, il ne va pas teinter le verre mais utiliser du verre blanc et changer la structure du verre.

Il va créer du verre broyé obtenu en versant du verre en fusion dans un liquide froid qui le fait éclater en nombreux petits fragments.

Et comme on le constate sur les photos ci-contre, il va ensuite répartir ces grains de verre de différentes grosseurs. En passant ensuite ces éclats à la cuisson qui les cristallise, on obtient un verre dont la luminosité est modulée en fonction de la taille des grains et de leur répartition dans le moule.

Dans un deuxième temps, ils travailleront dans l’Unité de recherche de Saint-Gobain à Aubervilliers. Les translucidités recherchées proviendront d’une variation des températures de cuisson, du calibrage des grains et du type de four utilisé.

Mais quand il s’agira de fabriquer, en nombre, toutes les plaques nécessaires pour réaliser les vitraux des 104 ouvertures de l’abbatiale, Saint-Gobain tergiversera pour investir dans un four de 50 000 F, pour un marché global de 8 000 000 de francs.

Soulages et Fleury trouveront la solution en Allemagne, à Rheine, près de Munster où l’entreprise Glaskunst Klinge possède les installations recherchées. Cette entreprise avait développé, à côté d’une usine de verrerie traditionnelle, une unité pour produire de grandes plaques de verre « securit » permettant de réaliser des parois de verre. Les plaques qui sortent de l’usine font environ 8 millimètres d’épaisseur et mesurent 90 sur 150 centimètres. Leur texture est différente selon leur face : lisse, elle sera orientée vers l’extérieur et réfléchira le soleil ; granuleuse, elle sera réservée à l’intérieur et entretiendra une sorte de continuité avec les murs.

Cette épaisseur a permis de renoncer à la bordure du vitrail traditionnel, chaque vitrail peut directement toucher la pierre. Chaque baie diffuse ainsi de la clarté sur toute sa surface et non sur la seule partie centrale.

Dans ses notes de travail publiées dans le livre publié par Seuil, « Conques les vitraux de Soulages » de Christian Heck, Pierre Soulages explique page 57 :

« J’ai voulu que la transmission diffuse provienne non d’un état de surface comme avec le verre dépoli, mais de la masse même de la matière. J’ai voulu aussi qu’elle soit variée, c’est-à-dire produisant des modulations de luminosité sur la paroi de la fenêtre. Une lumière vivante en quelque sorte, prise dans le verre même, celui-ci devenant émetteur de clarté.
Cette lumière que l’on pourrait dire « transmutée » a une valeur émotionnelle, une intériorité, une qualité métaphysique en accord avec la poésie de cette architecture comme avec sa fonction : lieu de contemplation, lieu de méditation »

Après avoir été fabriquées en Allemagne les lourdes plaques de verre sont envoyées à Toulouse, dans l’atelier de Jean-Dominique Fleury, maître verrier qui accompagne Pierre Soulages depuis le début de sa recherche. L’artiste dessine des formes en accord avec la lumière consentie par le verre et avec l’architecture. Des formes qui sont « comme un souffle », des lignes fluides qui ne viennent pas répéter les grandes structures verticales de l’édifice mais le parcourent, comme un flottement, obliques, courbes, tendues vers le haut.
Dans l’atelier de Toulouse, les artisans s’attellent donc à découper ces plaques sous l’œil vigilant et décideur de Pierre Soulages.
Une scie à ruban gigantesque, commandée exprès, est vite abandonnée au profit d’une taille à la main, au diamant ou à la molette. Il faut préciser que les 104 ouvertures qu’il s’agit de fermer par des baies de vitraux sont toutes de tailles différentes. C’est un travail d’artisan non d’industriel.
Sur la table couverte d’un drap noir, chaque pièce est choisie pour ses variations de translucidité, qui chanteront avec ses voisines.
Puis il faut les assembler, avec des plombs d’une taille inhabituelle car le verre inédit de Soulages est épais de 8 millimètres, quatre fois plus qu’un vitrail classique ! Le plomb est fondu afin de pourvoir l’incurver selon les désirs de l’artiste. les panneaux de vitrail sont ainsi réalisés en associant le plomb et le verre.
Ces panneaux fabriqués en atelier seront accrochés, sur site, aux barlotières.
La « barlotière » est une traverse en fer qui est fixé sur la maçonnerie et qui tient les panneaux de vitrail.

Lors de ce travail, les artisans vont avoir une surprise :

« Un des premiers jours de l’installation, les verriers s’apprêtaient à creuser les trous de fixation des barlotières. Stupéfaits, ils se sont aperçus que les trous existaient déjà. Donc, les barlotières avaient déjà été fixées exactement aux mêmes endroits. »
(Pierre Soulages, Outrenoir. Entretiens avec Françoise Jaunin. La Bibliothèque des Arts, 2012, p.112)

Les artisans découvrent donc que les nouvelles mesures correspondent aux trous des barlotières médiévales, qu’on avait abandonnés au cours des restaurations successives…

Deux livres de Christian Heck m’ont particulièrement inspiré pour écrire ces trois mots du jour :

« Conques : les vitraux de Soulages » qui contient des notes de travail de Pierre Soulages avec une préface de Georges Duby et « Présence de la lumière inaccessible, les vitraux de Conques et la peinture de Soulages »

J’ai aussi recopié des extraits de ce long et passionnant article de « Connaissance des Arts » : « Pierre Soulages : un peintre cistercien ».

Des informations sont issues de ce site consacré au : « travail du vitrail »

D’autres ressources sont encore disponibles pour celles et ceux qui souhaitent approfondir :
<Créer le verre et moduler la lumière>

Et trois épisodes de l’émission de France Inter : « La marche de l’Histoire » :

<Pierre Soulages et l’abbaye de Conques>,

<Christian Bobin, le visiteur de Sète>,

<Pierre Soulages, le noir est une couleur>

Je laisserai le mot de la fin à Jean-Dominique Fleury :

« Lorsqu’on termine un chantier pareil, c’est comme un deuil. Mais quelle expérience aussi ! Soulages m’a appris à savoir attendre. À l’heure de la retraite, je mesure le prix de sa relation au temps… »

Vendredi 20 septembre 2024

« Le verre illuminé des vitraux de Conques, doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens, dit que nous ne sommes séparés de la grâce que par un rien. »
Christian Bobin, « La nuit du coeur » page 202

Pierre Soulages aime à raconter que c’est lors d’une visite qu’il fit, enfant, à l’abbatiale de Conques qu’il décida de devenir peintre.

« La dépêche du midi » précise que c’est en classe de quatrième au lycée Foch, lors d’une visite de l’abbatiale de Conques, que Pierre Soulages fut submergé par une émotion… Il trouva tant de beauté et de majesté dans cette architecture romane… C’est à ce moment-là que le garçon se décida : il serait peintre.

Pierre Soulages insiste sur ce moment le 14 juin 2001 lors de « L’entretien » qu’il réalisa dans le grand auditorium de la BNF avec Pierre Encrevé, son ami, auteur du catalogue de ses œuvres et qui a publié au Seuil et chez Gallimard quatre volumes consacrés aux œuvres du peintre :

« C’est un espace architectural qui m’avait toujours beaucoup impressionné. C’est même là, je peux le dire, que tout jeune j’ai décidé que l’art serait la chose la plus importante de ma vie, et que tous les gens qui étaient autour de moi perdaient leur vie à la gagner. Il n’y avait qu’une chose définitivement importante pour moi : la peinture. Je n’ai pas pensé devenir architecte. C’est là que ça s’est passé, c’est vrai. »

L’abbatiale romane Sainte-Foy de Conques a été construite à partir de 1041.

Elle devient au XIIe siècle une grande étape sur la via Podiensis, route de pèlerinage du Puy-en-Velay à Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle est d’abord abbaye bénédictine jusqu’en 1537, elle fut ensuite placée sous la responsabilité de chanoines séculiers. Depuis 1873, l’abbatiale est confiée aux frères de l’ordre de Prémontré.

Pendant les guerres de Religion, l’édifice est incendié (1568). Elle subira aussi des dommages pendant la Révolution française et sera désacralisée. Prosper Mérimée, inspecteur général des Monuments historiques, imposera la réhabilitation du site en 1837.

Quand Soulages y pénètre dans les années 1931/32, il n’y a pas de vitraux depuis l’incendie provoqué par les protestants, mais de simples vitres qui laissent entrer pleinement la lumière permettant d’admirer la beauté intérieure de l’édifice.

Mais cette situation va changer. Le 20 avril 1942, le Comité consultatif d’architecture des monuments historiques commande au maître verrier Francis Chigot de Limoges, une baie d’essai pour l’abbatiale. Et suite à ces essais, le 3 avril 1944, ce comité donnera un avis favorable à l’exécution du projet présenté par M. Chigot avec des vitraux dessinés par Pierre Parot. Ces vitraux finiront d’être installés l’année 1952. Il s’agit de vitraux figuratifs illustrant des thèmes religieux.

En 1981, François Mitterrand arrive au pouvoir et installe Jack Lang au Ministère de la Culture. Ce dernier nomme Claude Mollard directeur des arts plastiques. C’est lui qui va solliciter Soulages pour réaliser des vitraux contemporains dans des églises. Il pense d’abord à Nevers, à Reims et d’autres lieux, Pierre Soulages refuse, jusqu’à ce qu’il soit question de Conques. Dans certaines versions de cette aventure, il est écrit que c’est Soulages qui a suggéré l’abbatiale de Conques devant le découragement de Claude Mollard qui voyait toutes ses propositions se heurter à un refus. Dans un article de 2019 écrit par Sabine Gignoux dans le journal « La CROIX » : « Soulages à Conques : lumières sur un chef-d’oeuvre » elle cite le peintre et le contexte :

« Pierre Soulages observe longuement l’édifice et les vitraux colorés, assez sombres, posés à la fin de la guerre. Rapidement, il confie qu’il souhaite faire exactement l’opposé : valoriser par un verre neutre l’architecture et la lumière. Comme s’il avait voulu retrouver l’éblouissement premier de son adolescence, quand Conques, qui avait été incendiée au XVIe siècle par les protestants, n’offrait plus que des vitres ordinaires. De retour au ministère, le délégué aux arts plastiques annonce la nouvelle à ses équipes goguenardes : « Ah, Soulages va faire des vitraux noirs, disaient-ils, sans comprendre que c’est un artiste de la lumière. » »

Pierre Soulages n’apprécie pas l’œuvre de Chigot parce ce qu’elle assombrit l’abbatiale, il ne retrouve plus la magie de son enfance et la mise en valeur de l’architecture du moyen âge. Il assène :

«Quand on met 104 ouvertures dans un bâtiment de 56 mètres, c’est pas pour en faire une crypte».

Je remarque d’ailleurs qu’on oppose souvent Soulages à Chigot, ce qui me semble erroné. Car le travail des vitraux nécessite deux compétences celle du vitrier qu’est Francis Chigot et celle d’un peintre, Pierre Parot était son partenaire.

Il semble plus juste d’opposer Pierre Parot et Pierre Soulages. Ce dernier travaillait avec Jean-Dominique Fleury, maître verrier toulousain qui, lui, pourrait être considéré comme l’alter ego de Francis Chigot. L’histoire n’a pas retenu cette opposition mais celle de Chigot et de Soulages.

L’histoire de la création et de l’installation des vitraux de l’abbatiale que l’on désignera sous le nom des « vitraux Soulages » n’est pas un chemin facile parsemé de roses. Ce fut un cheminement long, compliqué, souvent en milieu hostile.

D’abord, il y a le contexte politique. A l’origine, il y a donc une commande, en 1984, de Claude Mollard directeur au ministère de la Culture dirigé par Jack Lang. Mais en 1986, les élections législatives ouvrent la première cohabitation, les responsables du ministère de la culture changent. Lang est remplacé par Léotard et Claude Mollard perd son poste au profit de Dominique Bozo.

Ce dernier apprécie Soulages, mais prudent, il tente de restreindre la commande à la nef ou aux absidioles.

Pour continuer son grand dessein, le peintre va mobiliser toutes celles et ceux qui reconnaissent son talent et sont fascinés par sa vision artistique. Proche de Claude Pompidou, il est aussi très ami avec l’historien Georges Duby qui dirige le conseil d’orientation du Centre national des arts plastiques.

Finalement, la commande des vitraux de Conques est confirmée à Soulages, en février 1987.

Mais si la route de la décision administrative est dégagée, beaucoup d’autres obstacles vont se dresser sur la route de Soulages.

Il y a d’abord l’hostilité de la population. On lit dans l’article de la Croix précité que le jour où l’artiste et le maître verrier décident d’entamer le démontage des anciens vitraux, l’accueil des habitants est glacial. Le patron de l’auberge Saint-Jacques en face de l’abbatiale, Francis Fallières, est  nettement antagoniste

« Le tir était parti de Paris. Personne chez nous ne connaissait Soulages et ça nous restait en travers de la gorge. Pour nous, Aveyronnais, un sou est un sou et on ne comprenait pas la nécessité de changer nos vitraux. ».

La population, viscéralement attachée à son patrimoine organise la résistance « Conquois contre les Conquistadors », plaisante l’aubergiste. Des réunions publiques houleuses se tiennent, une pétition circule.

Le propriétaire de notre gite, Michel Falip, ancien maire de Noailhac désormais intégré dans la commune de Conques en Rouergue, nous raconte une autre facette de cette hostilité : les parents des habitants de la commune avaient participé au financement des vitraux de Francis Chigot et ils goutaient peu que leur investissement familial soit relégué, 40 ans après leur mise en place, dans des caisses entreposées dans des caves sombres.

Michel nous a raconté l’accueil des vitraux comme une polarisation extrême : il y avait ceux qui criaient au génie et les autres à l’escroquerie, les positions modérées semblaient inexistantes.

L’architecte des bâtiments de France, Louis Causse, catholique engagé, s’oppose aussi à Pierre Soulages :

« Conques était l’un des édifices du département les mieux vitrés. Alors que tant d’églises ou de chapelles de l’Aveyron avaient des baies nécessitant d’être rénovées, c’était incompréhensible […] Et pourquoi remiser au purgatoire les vitraux figuratifs créés, quarante ans plus tôt, par le peintre Pierre Parot et le verrier Francis Chigot ? » .

Il y a encore les moines chargés du sanctuaire, les prémontrés en habit blanc qui s’insurgent. Leur prieur, frère Renaud, s’exclame, devant les artisans en pleine installation :

« Il n’y a plus qu’à sonner le glas ! »

Un autre frère Jean-Daniel, apostrophe le peintre :

« C’est dommage. Avec le dépôt des vitraux, on n’aura plus toutes ces couleurs sur les piliers, le sol et nos habits pendant l’office, c’était joli…»

La réplique cinglante de l’artiste est restée célèbre : 

« Mais une église, ce n’est pas une boîte de nuit ! »

Et enfin, il y a un adversaire que le destin capricieux a placé sur la route de cette œuvre.

Un des hommes les plus puissants de la République d’abord porte-parole puis secrétaire général de l’Élysée auprès de François Mitterrand, Hubert Vedrine dont la mère était la fille de Francis Chigot.

Il est très hostile qu’on touche au travail de son grand père. Il cédera mais exigera qu’on conserve les vitraux déposés : Finalement, huit seront envoyés à Limoges et quelques autres exposés à la mairie de Conques ou au centre culturel, qui conserve la totalité. En 2013, le lycée Turgot de Limoges en récupérera certains et les installera dans l’établissement.

Dans l’entretien à la BNF avec Pierre Encrevé précité, Soulages explique que l’omniprésence de la lumière dans l’abbatiale ne l’avait pas marqué lors de sa découverte à 13 ans :

« À cette époque, je ne m’étais pas encore rendu compte à quel point cet espace architectural est lié à la lumière. Je l’ai constaté seulement lorsque j’ai accepté de faire des vitraux. ».

Et il continue :

« Avant toute chose, j’ai voulu évacuer le côté émotionnel, […], j’ai voulu analyser le bâtiment de la manière la plus froide, la plus détachée, la plus précise possible.

Je me suis aperçu, à ce moment-là, que cet espace architectural était vraiment conçu avec la lumière. Il y a des disproportions stupéfiantes entre les différentes fenêtres, elles ne sont explicables que par un souci d’organisation de l’espace avec la lumière.

Dans la nef, quand on arrive, à la gauche, c’est le nord, à la droite, c’est le sud. Au nord, les fenêtres sont plus basses, plus étroites que celles qui leur font face au sud. Et pourtant, lorsqu’on construit une nef, on est bien obligé de construire les deux côtés à la fois. C’était donc voulu ainsi. […]

La longueur de l’édifice est à peine une fois et demie la largeur, le plan est vraiment très compact. À cette compacité s’ajoute la force de l’épaisseur des murs que l’on ressent devant la profondeur des ébrasements de chaque baie. Alliée à cette force il y a la grâce qui naît de l’élan des colonnes et des piliers alternés d’une des plus hautes nefs de l’art roman. Je pense que c’est dans cette alliance que se trouve l’origine de l’émotion ressentie dans ce lieu.

Mais c’est en mesurant les ouvertures que je me suis rendu compte de l’importance qu’avait la distribution de la lumière. C’est à ce moment-là que j’ai été conduit à imaginer des vitraux qui soient uniquement fondés sur la lumière, et sur la lumière naturelle.

J’avais deux objectifs. Le premier était que le regard ne puisse pas être distrait par le spectacle extérieur, et le deuxième que la surface du vitrail apparaisse comme émettrice de clarté, productrice d’une clarté très particulière »

Soulages insiste sur la pauvreté des lieux, les bâtisseurs ont construit avec les pierres dont ils disposaient. L’abbatiale bénédictine fut édifiée au XIIe siècle grâce à toutes les pierres du Rouergue : le grès rouge de Combret, le calcaire blond de Lunel, le schiste bleu de Nauviale…

« […] J’ai seulement tenu à respecter, à être fidèle à l’identité de ce bâtiment. Cette identité réside dans les dimensions, les proportions, la nature des matériaux, couleur des pierres et des lauzes, etc. Aussi dans l’organisation de la lumière inséparable de l’espace, telle qu’elle est fixée par les dimensions souvent surprenantes des baies.

À l’époque de la construction, le bâtiment était peut-être coloré, d’après tous les renseignements qu’on peut avoir, et d’après les médiévistes que j’ai consultés.

Mais par contre il n’y avait sûrement pas de vitraux colorés aux fenêtres. Ce pays était très pauvre, le verre très cher, les verres colorés notamment. D’ailleurs les vitraux colorés, c’était au nord de la Loire, c’était Bourges, c’était Chartres. Pas du tout dans le Midi, et les médiévistes que j’ai consultés, que ce soit Jacques Le Goff, que ce soit Georges Duby ou d’autres, pensaient qu’il était possible que les fenêtres soient closes à l’origine par du parchemin, ou peut-être n’y avait-il que des volets de bois… »

La création artistique se conjugue pour lui avec l’amour :

« C’est un bâtiment que j’aime et j’ai voulu le donner à voir tel qu’il nous est parvenu et tel que nous l’aimons, nous, maintenant. C’est ainsi que j’ai été conduit à créer ce verre que vous connaissez. »

Je ne peux pas citer tout l’entretien que je vous invite à lire : « L’entretien »

La population comme les moines ont pour, leur plus grande part, évolué dans leur ressenti par rapport à ce travail de lumière. Dans l’article de La Croix, la journaliste cite le nouveau prieur, le frère Cyrille :

« Les vitraux offrent une grande variété de nuances, des laudes jusqu’au soir. Et le dessin des courbes vit. Parfois il nous donne envie de s’élever, parfois il invite au calme […]
Ouvrir dans cette lumière l’abbatiale au matin de Pâques, c’est extraordinaire ! »

Christian Bobin, dans l’ultime page de « La Nuit du cœur » consacré à son séjour à Conques et à son émerveillement devant l’abbatiale et le travail de son ami, écrit :

« Le verre illuminé des vitraux de Conques, doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens, dit que nous ne sommes séparés de la grâce que par un rien. C’est dans la purification de cette pensée que je m’endors dans la chambre 14. »

Pierre Soulages dans le livre de Marie Rouanet « Les dits de Pierre Soulages » parle du silence :

« Lorsque j’ai entrepris l’exécution des vitraux de l’église Sainte-Foy de Conques, j’avais compris le sens du silence imposé dans les ordres réguliers. Car le silence est l’écrin de la vie intérieure »

Ce livre finit par cette phrase :

« Conques, mon chef d’œuvre, mon chant du cygne. »

Il dit cela à 75 ans. Le destin lui accordera encore plus de 25 ans de vie, pendant lesquelles il continuera à produire, en s’inspirant du travail accompli dans ce lieu de l’Aveyron où souffle les forces de l’esprit.

Mardi 17 septembre 2024

« A la place de l’éblouissement des yeux tu trouves l’indicible, l’invisible. »
Pierre Soulages dans « les dits de Pierre Soulages » de Marie Rouanet page 39

Nous nous trouvons enfin, en ce lundi 9 septembre, dans l’Abbatiale Sainte Foy de Conques.

Dehors, il fait gris, nul bleu dans le ciel, un léger crachin tombe par intermittence.

Les vitraux gris de Soulages, en l’absence de soleil ne s’embrasent pas.

Je suis d’abord un peu déçu, ces vitraux avec leurs milles nuances de gris ne subjuguent pas.

Mais bientôt, je comprends mon erreur, l’abbatiale ne constitue pas un écrin, à l’égal d’un musée, pour mettre en valeur l’œuvre du peintre.

Bien au contraire, ce sont les vitraux et leurs lumières qui forment un écrin pour révéler l’abbatiale dans toute sa splendeur.

Dans le petit livre où Marie Rouanet a noté ce que Soulages disait, elle cite ses propos sur les vitraux de Conques :

« Il est temps d’oublier le monde extérieur.
C’est le sens sacré des vitraux.
Vue de dehors, ils ont l’air d’une porte close.
Au-dedans ils maintiennent une lumière voilée.
Tu ne rencontreras pas l’explosion de couleurs attendue, aucun orgue tonitruant ne saluera le cortège des moines et leur psalmodie presque un murmure. Ne sois pas trop déçu. A la place de l’éblouissement des yeux tu trouves l’indicible, l’invisible. »
opuscule cité pages 38 et 39

Soulages est pour moi, une découverte tardive.

Il est vrai que l’art que j’ai investi depuis mes plus jeunes années est la musique, non la peinture. J’avais vaguement entendu l’association de Pierre Soulages et de la peinture noire, rien de plus.

Mais, trois « rencontres », je ne trouve pas de mot plus pertinent, vont me conduire en ce lieu dans lequel nous retournerons trois jours de suite, tout en allant aussi au musée Soulages à Rodez.

La première de ces rencontres a eu lieu dans ma cuisine. Ma sensible belle-soeur, Josiane, m’a demandé :

« As-tu déjà vu l’abbatiale de Conques, avec les vitraux de Soulages ? ».

Après ma réponse négative, elle m’a raconté son expérience intense dans cette église qui baigne dans une lumière qui permet de tutoyer les forces de l’esprit.

La seconde rencontre a été provoquée par ma lecture de Christian Bobin qui lui a consacré un livre « Pierre, » dans lequel il raconte son voyage, une nuit de Noël, depuis Le Creusot jusqu’à Sète, pour rencontrer le peintre et lui remettre, en cadeau de son 99ème anniversaire, le manuscrit de « La nuit du cœur ». 

Dans cet ouvrage, il écrit ces mots qui font vibrer mes cordes intérieures :

« Les morts ne sont pas plus loin de nous que les vivants.
Je voyage dans cette parole. Elle serre mes tempes, elle va durer trois heures, le temps du trajet.
Aller vers ceux qu’on aime, c’est toujours aller dans l’au-delà. »
« Pierre » dans « Les différentes régions du ciel » page 986.

Ce livre, date de 2019, l’année précédente il avait donc écrit « La nuit du cœur ».

Il se trouve, une nuit, dans l’hôtel Sainte Foy à Conques. Une des fenêtres de sa chambre donne sur un flanc de l’abbatiale. Il écrit :

« C’est dans cette chambre, se glissant par la fenêtre la plus proche du grand lit, que dans la nuit du mercredi 26 juillet 2017, un ange est venu me fermer les yeux pour me donner à voir.
Dans l’abbatiale, on donnait un concert.
Je regardais la nuit d’été par la fenêtre, ce drapé d’étoiles et de noir.
Un livre m’attendait sur la table de chevet. Mon projet était d’en lire une dizaine de pages, puis de glisser mon âme sous la couverture délicieusement fraîche de la Voie lactée.
Mais.
Mais en me penchant pour fermer les volets de bois, je vis les vitraux jaunis devenir plus fins que du papier et s’envoler.
Le plomb, le verre et l’acier qui les composaient, plus légers que l’air, n’étaient plus que jeux d’abeilles, miel pour les yeux qui sont à l’intérieur des yeux.
Des lanternes japonaises flottant sur le noir, épelant le nom des morts. À cette vue je connus l’inquiétude apaisante que donne un premier amour. ».

Dans ce livre il raconte sa rencontre avec l’Abbatiale, avec Conques. « Conques est un village introuvable. Les routes qui y mènent imposent une lenteur dont le monde n’a plus goût. » page 15 et avec les vitraux de Soulages.

Page 113, il donne cette clé :

« A Conques on lève la tête pour voir au fond de soi. »

Et puis, il y a eu une troisième rencontre, ou plutôt le croisement du chemin de vie avec le ruisseau du hasard…

Un signe, dont je ne fais pas un récit et pour lequel je ne prétends donner aucun sens mystique.

J’étais plongé dans un deuil profond, mon frère Gérard venait de mourir.

Le lendemain, le 25 octobre 2022, Pierre Soulages quittait aussi le monde des vivants.

En y regardant de plus près, je m’apercevais qu’il était né le 24 décembre 1919, 14 jours après la naissance de notre père.

La vie de Pierre Soulages qui a duré 102 ans et 10 mois recouvrait quasi exactement la vie de mon père et de mon frère.

Toutes ces rencontres m’ont poussé à aller à la rencontre de l’œuvre de Pierre Soulages et particulièrement ses vitraux.

Dans sa préface du livre « Les vitraux de Conques », le grand Historien médiéviste Georges Duby décrit ainsi cette architecture venue du moyen-âge :

« Les hommes de très haute culture qui décidèrent il y a neuf siècles de rebâtir la basilique de Conques entendaient d’abord honorer sainte Foy, présente en ce lieu par ce qui restait de son corps […]La basilique de Conques fut conçue […] pour être le lieu du passage de la transition, de la sublimation. Il faut voir en elle une sorte d’antichambre du Paradis, une réplique imparfaite de la Jérusalem céleste, et se rappeler que les harmonies de son espace interne fut calculées de manière à susciter la vision prémonitoire des perfections intemporelles.
Franchir son seuil devait être vécu comme une rupture, comme une conversion de l’être. ».

Dans ce même livre, Pierre Soulages compare l’abbatiale Sainte Foy et la basilique Saint Sernin de Toulouse, toutes deux étapes sur les chemins de pèlerinage vers Saint Jacques de Compostelle.

Cette comparaison montre ce que l’église de Conques a de particulier. Saint Sernin est immense 120 m de long, Sainte Foy n’a que 56 m, moins de la moitié.

En revanche, la nef de Saint Sernin a une hauteur de 21,10 m pour une largeur de 8,60m. Alors que Conques possède une nef de 22,10m, soit un mètre de plus pour 6,80 de large, ce qui la fait paraitre encore plus élancée. Nous sommes dans un édifice qui porte haut la force de la verticalité.

C’est cet élan vers le haut qui pousse à élever l’esprit et pour celui qui sait recevoir, accueillir le spirituel. La lumière qu’offre les 104 vitraux de Soulages éclaire ces immenses colonnes surmontées de chapiteaux et illumine les espaces derrière les colonnes.

Christian Heck dans son livre : « Présence de la Lumière inaccessible. Les vitraux de Conques et la peinture de Soulages. » cite le peintre

« C’est ce qui m’a fortement impressionné dans cette aventure : créer pour un tel lieu une matière qui marque l’écoulement du temps est une rencontre qui a un sens profond et qui a beaucoup compté dans la suite de mon travail. »
page 35.

Et il a ajouté :

« On ne se rend pas compte à quel point tout ce que je fais est lié aux vitraux que j’ai réalisés à Conques, c’est à dire la lumière. ».

Mercredi 23 février 2022

« Au milieu de la plaine immense, dans mon Ukraine bien-aimée, pour que je voie les champs sans fin. »
Tarass Chevtchenko

L’Ukraine !

En lisant et butinant autour de ce pays divisé, menacé par son immense voisin, je suis tombé sur des articles concernant Taras Chevtchenko surnommé Kobzar que je ne connaissais pas.

Wikipedia écrit :

« Il est considéré comme le plus grand poète romantique de langue ukrainienne.
Figure emblématique dans l’histoire de l’Ukraine, il marque le réveil national du pays au XIXe siècle. Sa vie et son œuvre font de lui une véritable icône de la culture de l’Ukraine et de la diaspora ukrainienne au cours des XIXe et XXe siècles. La principale université ukrainienne porte son nom depuis 1939 : université nationale Taras-Chevtchenko de Kiev. »

Chevtchenko est un nom patronymique ukrainien très répandu. Les amateurs de football, ont en mémoire un ballon d’or qui porte ce nom.

Taras Chevtchenko a vécu entre 1814 et 1861, année dans laquelle il est mort à 47 ans. Il est né dans une famille de paysans serfs ukrainiens. C’est-à-dire qu’il est en réalité un esclave qui appartient à un seigneur

Il est attiré par la littérature et la peinture.

Un soir, son seigneur surprend Chevtchenko à dessiner, à la lueur d’une bougie, devant l’un des tableaux de la maison. Il l’accuse d’avoir failli brûler le précieux tableau et le fait battre aux écuries.

Mais la femme du Seigneur suggère à ce dernier de l’envoyer en apprentissage d’art afin d’en faire son peintre personnel.

Ainsi fut fait.

Talentueux, il attire l’attention de plusieurs maîtres.

Il rencontre finalement un célèbre peintre et professeur nommé Karl Briullov. Ce dernier mit en jeu dans une loterie son portrait du poète russe Vassili Joukovski, ce qui lui permit d’acheter et de rendre pour 2 500 roubles la liberté à Taras Chevtchenko le 5 mai 1838.

Ainsi, Taras Chevtchenko put s’inscrire à l’Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg et faire ses études sous la direction de Briullov.

En 1840, il publie sa première collection de poésie, Kobzar (Le Barde), composée de huit poèmes

Pour illustrer son poème Kateryna, Chevtchenko peint en été 1842 un tableau qui reste de nos jours une des images emblématiques de la peinture ukrainienne. Il représente une jeune Ukrainienne, enceinte, un soldat russe s’éloignant, il est dit qu’à cette époque les jeunes filles ukrainiennes qui acceptaient les faveurs des soldats russes de passage étaient rejetées par leurs familles, enceintes des œuvres de « l’occupant »

En plus de ses activités artistiques il s’intéresse à la vie sociale et politique.

Il est scandalisé par l’oppression tsariste et la destruction de son Ukraine natale.

En 1846, à Kiev, Taras Chevtchenko rejoignit la Confrérie de Cyrille et Méthode, organisation politique secrète qui avait pour objectif d’abolir le servage et d’établir l’égalité sociale. Comme les autres membres de la fraternité, il fut arrêté le 5 avril 1847. Le poète fut emprisonné à Saint-Pétersbourg. Après la découverte et la confiscation par les autorités impériales de ses poèmes satiriques anti-tsaristes issus de son album, il fut condamné à servir comme simple soldat dans le corps spécial d’Orenbourg, un régiment installé dans une région lointaine de Russie, près de la mer Caspienne.

Le tsar Nicolas Ier en personne donna l’ordre d’interdire à Chevtchenko d’écrire et de peindre. Le poète réussit toutefois à continuer à peindre et à écrire en cachette. Dans ses œuvres, il parle toujours de son pays natal, l’Ukraine, qui lutte contre l’oppression et aspire à la liberté.

En 1850, Taras Chevtchenko fut transféré à la forteresse de Novopetrovskoïe, au bord de la mer Caspienne, où les consignes sur son exil furent plus durement appliquées. Il réussit cependant à créer plus de cent aquarelles et dessins. Il écrivit également plusieurs nouvelles en langue russe. Il fut libéré de son exil militaire en 1857, deux ans après la mort de Nicolas Ier. Mais il lui fut alors interdit de vivre en Ukraine. Après avoir passé une grande partie des années suivantes à Nijni Novgorod, au bord de la Volga, il s’établit à Saint-Pétersbourg. Ce n’est qu’en 1859, qu’il fut autorisé à rendre visite à ses parents et à ses amis en Ukraine. Mais il y fut retenu, interrogé, puis renvoyé à Saint-Pétersbourg. Taras Chevtchenko resta sous la surveillance de la police jusqu’à sa mort, en 1861.

Il fut enterré à Saint-Pétersbourg. Deux mois plus tard, conformément à ses vœux, ses restes furent transférés en Ukraine. Le peuple ukrainien organisa à son poète de grandes funérailles. Sa dépouille fut inhumée sur Chernecha Hora (la Montagne du Moine) près de Kaniv, une ville proche de son lieu de naissance. Depuis, sa tombe est considérée comme un lieu de pèlerinage par des millions d’Ukrainiens.

Taras Chevtchenko occupe une place exceptionnelle dans l’histoire culturelle de l’Ukraine. Son nom reste un des symboles les plus marquants du réveil de l’esprit national ukrainien au XIXe siècle. Vers la fin du XIXe siècle, son Kobzar devient le livre de référence d’enseignement de la langue ukrainienne.

De ses 47 ans, Chevtchenko en vécut 24 au servage et 10 en exil. Sa vie tragique et son amour pour son pays et sa langue reflètent dans l’imaginaire de ses compatriotes le destin du peuple ukrainien qui lutta à travers des siècles pour sa culture et sa liberté

Toutes ces précisions sont issues de Wikipedia

France Info nous apprend qu’en 2014, pour les deux cents ans de sa naissance, <Sa mémoire fut encore l’enjeu d’un conflit nationaliste russo-ukrainien> :

« Les événements en Ukraine semblent avoir refroidi l’attitude de Moscou vis-à-vis du poète ukrainien Taras Chevtchenko, né il y a tout juste 200 ans. Le site du Kremlin s’est ainsi bien gardé de mentionner l’anniversaire de cet illustre poète, et initiateur de l’esprit national ukrainien.

En Ukraine, la journée du 9 mars 2014 a été rythmée par des rassemblements en mémoire de celui que beaucoup considèrent comme un héros de l’indépendance du pays. «Nous constituons un seul pays, une seule famille, et nous nous trouvons ici avec notre poète Taras», a déclaré au président ukrainien de transition, Oleksander Tourtchinov, lors d’une cérémonie à Kiev, la capitale ukrainienne. […]
A Kiev, des pro-Russes avaient également organisé des rassemblements, notamment place Lénine, autour de la statue du fondateur de l’URSS où 2.000 manifestants ont applaudi de vieux chants de l’époque soviétique. »

Dans mon butinage j’ai trouvé ce beau poème :

Testament
poèmes

Quand je serai mort, mettez-moi
Dans le tertre qui sert de tombe
Au milieu de la plaine immense,
Dans mon Ukraine bien-aimée,
Pour que je voie les champs sans fin,
Le Dniepr et ses rives abruptes,
Et que je l’entende mugir.
Lorsque le Dniepr emportera
Vers la mer bleue, loin de l’Ukraine,
Le sang de l’ennemi, alors
J’abandonnerai les collines
Et j’abandonnerai les champs,
Jusqu’au ciel je m’envolerai
Pour prier Dieu, mais si longtemps
Que cela n’aura pas eu lieu
Je ne veux pas connaître Dieu.
Vous, enterrez-moi, levez-vous,
Brisez enfin, brisez vos chaînes,
La liberté, arrosez-là
Avec le sang de l’ennemi.
Plus tard dans la grande famille,
La famille libre et nouvelle,
N’oubliez pas de m’évoquer
Avec des mots doux et paisibles.

Le 25 décembre 1845
à Pereiaslav.
Traduit par Eugène Guillevic
Tarass Chevtchenko, Paris, Seghers, (Poètes d’aujourd’hui no 110), 1964, pp. 69-70)

Vous pouvez regarder cette petite vidéo de 5 minutes réalisée par France Culture : <Taras Chevtchenko, figure adulée de la nation ukrainienne>.

<1656>

Jeudi 5 août 2021

« Je ne suis pas née vivante, je le deviens »
Frédérique Lemarchand

Frédérique Lemarchand est une artiste peintre que j’ai découverte par la publication par une « amie facebook » qui la présentait.

L’Art est pour elle un chemin qui lui permet de vivre, de s’exprimer et surtout d’être résiliente.

Parce que le plus remarquable chez cette femme est précisément sa résilience devant son combat de vie.

Le célèbre médecin du XVIIIème siècle Xavier Bichat a donné cette définition qu’on continue à citer :

« La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »

Frédérique Lemarchand a su ou pu mobiliser des ressources et des fonctions insoupçonnées pour résister à la mort.

Frédérique Lemarchand est atteinte d’une cardiopathie congénitale.

Dès sa naissance, sa mort précoce est annoncée.

Les statistiques médicales sont cruelles : elle n’ira pas au-delà de ses quatorze ans.

Elle trouve refuge dans le dessin et dans la peinture et s’en remet « au grand semeur de destinées ».

Mais les statistiques médicales ne sont pas la vérité.

Elle atteint 20 ans et elle « joue l’équilibriste entre la vie et la mort ».

Dans cette précarité absolue, elle continue son chemin par l’art et la volonté farouche de vouloir continuer à vivre.

En 2012, elle a 34 ans elle peut enfin recevoir la transplantation cœur poumon qui peut la sauver de sa maladie.

Cette intervention conduit à une mort clinique et un coma qui durera 40 jours.

De cette épreuve elle tirera une expérience initiatique qui lui permet d’aller vers d’autres lieux de perception et de compréhension

Sophie Mainguy qui est celle qui m’a fait découvrir Frédérique Lemarchand et que j’avais évoqué au début du premier confinement dans un mot du jour dont l’exergue était « Nous ne sommes pas en guerre et n’avons pas à l’être » écrit à son propos :

« Frédérique Lemarchand est une icône du vivant. Elle incarne la puissance du lâcher-prise dans sa forme humaine la plus aboutie, réalisant que c’est lorsque « l’on consent à la vulnérabilité ultime qu’on laisse véritablement passage à plus grand que soi ». Habitant encore des lendemains incertains, elle offre par son travail et ses éclats de rire ce qu’elle a acquis : l’immortalité de l’Esprit. Car comme elle aime à le répéter : qui peut brûler le feu ? »

Mais c’est une volonté de vivre et de surpasser les épreuves qu’il faut entendre par les mots et le témoignage directs de cette extraordinaire et bouleversante femme :

« Je ne suis pas née vivante, je le deviens»

Nous sommes presque en présence d’un miracle.

Frédérique Lemarchand est dans une démarche mystique et croyante.

Mais je pense que l’hymne de vie qu’elle incarne est capable de rassembler au-delà de ceux qui croient, ceux qui ne croient pas.

Elle dispose d’un site dans lequel elle révèle son art et sa démarche spirituelle à travers notamment des vidéos < https://www.lemarchand-peintre.com/accueil/>

Sa perception et son expression mystique du monde peut pousser l’esprit rationnel au-delà de ses limites.

Mais je retiens avant tout une force de vie, d’enthousiasme, de dynamisme qui est un appel au dépassement, mais aussi à l’intériorisation et à l’épanouissement de notre richesse intérieure.

Elle écrit sur son site

« Toutes mes formes d’être au monde cherchent une issue là où il n’y en a pas et à l’inventer. »

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Mercredi 12 mai 2021

« J’ai choisi la musique pour sa capacité à dire des choses que je ne comprenais pas avec les mots. »
Sonia Wieder-Atherton

Hier, j’évoquais Christa Ludwig qui m’a accompagné pendant de longues années de découvertes et d’approfondissement musical.

Je dirais que je la connaissais musicalement. Depuis sa mort, les nombreux articles et entretiens que j’ai vus et lus m’ont aidé à mieux connaître la femme qu’elle était.

Je connaissais Christa Ludwig. Mais je ne connaissais pas Sonia Wieder Atherton.

Je savais bien qu’elle existait et qu’elle jouait du violoncelle, mais je n’avais jamais eu la curiosité d’écouter un de ses disques ou de l’entendre parler de son art.

C’est Augustin Trapenard, dans son émission « Boomerang » qui m’a fait découvrir la personne qu’elle était et aussi une violoncelliste et musicienne accomplies.

C’était l’émission du 31 mars 2021 : <Les cordes sensibles de Sonia Wieder-Atherton>

Elle a beaucoup travaillé avec la cinéaste Chantal Ackerman dont elle a été la compagne.

Elle interroge les sons et la musique et en parle divinement.

Augustin Trapenard la présente comme « musicienne et conteuse ».

C’est une violoncelliste prodige qui a suivi une voie toute traditionnelle et a été l’élève des plus grands. Elle a aussi été l’élève de Rostropovitch qu’elle a beaucoup admiré.

Depuis cette émission, je me suis procuré plusieurs disques d’elle et j’ai été absolument captivé.

Elle joue des œuvres très classiques que je connais bien comme < La sonate pour Arpeggione de Schubert> ou le premier concerto de Chostakovitch. Des interprétations techniquement irréprochables et surtout avec une sensibilité immédiatement communicative.

Et puis elle va par d’autres chemins.

Par exemple ce lied de Gustav Mahler que chante merveilleusement Christa Ludwig, <Ich bin der Welt abhanden gekommen> elle l’arrange pour violoncelle et son violoncelle est comme une voix, il n’y a pas les paroles, mais le violoncelle chante : <Mahler par Sonia Wieder Atherton>

Elle partage avec Augustin Trapenard cette vision

« J’ai choisi la musique pour sa capacité à dire des choses que je ne comprenais pas avec les mots. La musique raconte aussi une histoire, et le violoncelle a été mon premier outil de conteuse ».

Après elle va encore vers d’autres chemins, voici <Une prière juive> portée par le seul violoncelle. Ce morceau fait partie d’un disque intitulé <Chants Juifs>

Elle dit :

« Ce cycle de chants juifs est né de ma recherche sur la musique juive liturgique. Une musique aux racines si anciennes, qui a accompagné le peuple juif durant des siècles de pérégrinations. Je me suis intéressée à des mélodies de différentes sources, mais ce qui m’a véritablement inspirée, c’est le chant des cantors, ou hazans, et son expressivité intérieure, intime, contenant pourtant une telle force d’expression. Dans cette musique, le populaire et le sacré se confondent. Qu’elle soit gaie ou triste, lente ou rapide, prière, chant populaire ou encore danse, elle est toujours partage et intimité. J’ai senti que je connaissais cette musique depuis toujours, depuis bien avant ma naissance, c’était une impression étrange. »

Elle explique sa relation particulière avec son instrument :

« La première fois que j’ai entendu le son d’un violoncelle, j’ai été hypnotisée, soulevée dans l’univers, totalement happée. J’essaie de toujours revenir à cette sensation ».

Et puis elle a voulu entrer dans le monde de Nina Simone.

Nina Simone rêvait d’être la première concertiste de musique classique. Une société rétrograde et raciste l’a empêché d’atteindre ce rêve. Elle se tournera alors vers le jazz et deviendra selon les spécialistes que je ne suis pas, une des plus grandes chanteuses de jazz de l’Histoire.

Sonia Wieder atherton dit : .

« Dans mes créations, j’essaie d’amener des œuvres au violoncelle, de créer des rencontres entre la musique classique et d’autres registres, d’inventer de nouveaux langages ».

Le disque qu’elle a consacrée à Nina Simone s’appelle <Little Girl Blue…>

Voici un des morceaux de ce disque : <Black is the Colour of my True Love’s Hair>

Elle dit encore :

« Une interprétation, c’est comme le fil d’un funambule : parfois on tombe, on se laisse dépasser par l’émotion ».

Et puis je finirais par une histoire qu’elle raconte après avoir parlé avec émotion de l’œuvre et du parcours de Nina Simone dans l’émission de Trapenard :

« C’était une des premières fois que j’ai joué pour des jeunes adolescents. Je leur faisais découvrir la musique. Je leur jouais plein de morceaux et je leur demandais à quoi cela les faisait penser. Et j’ai joué alors un mouvement de Chostakovitch très puissant, très rythmique, très violent, très intense. Et je leur demande et là ça vous fait penser à quoi ?

Moi ça me fait penser au vent ! Moi ça me fait penser à la tempête ! Moi ça me fait penser à des gens très méchants…

Et puis il y a une petite fille qui lève la main et qui dit :
« Moi ça me fait penser à une maman qui a deux enfants. Elle a un petit garçon et une petite fille et elle préfère son petit garçon. Et ça me fait penser ce que cela fait à la petite fille ! »

C’est pour moi une histoire qui a une force inouïe
Cela signifie que cette colère dans la musique, elle a pu entrer dans le cœur de cette petite fille et allé dans l’endroit qui n’avait jamais été exprimé et qui lui a fait dire cela. »

C’est la puissance d’expression de la musique qui éclaire encore mieux les paroles de Sonia Wieder-Atherton que j’ai mises en exergue.

Si vous voulez aller plus loin, il y a une série de cinq entretiens d’une demi-heure sur France Musique dont le cinquième « La musique doit être là où bat le cœur du monde ». C’était en 2017.

Plus récemment en février une autre émission de France musique « C’est très physique, voire animal d’entrer sur scène »

Hier je finissais le mot du jour en disant de Christa Ludwig par ces mots « Une grande Dame, une immense musicienne. ».

Aujourd’hui j’ai envie d’écrire : « Une belle âme et une bouleversante conteuse qui chante avec un violoncelle »

<1564>

Vendredi 11 décembre 2020

« Beethoven est le premier [musicien] à avoir mis l’homme au centre. »
François-Frédéric Guy

Hier j’abordais le monument qui se dresse sur le monde de l’art et de la musique.

Aujourd’hui je voudrais parler de l’humanité de Beethoven.

Pour ce faire, je vais faire appel à un pianiste français qui a exprimé avec des mots simples l’expérience que je peux vivre avec Beethoven.

La Radio-Télévision Belge et notamment sa chaîne Musiq3 a consacré plusieurs émissions à Beethoven qu’elle a appelé le <feuilleton Beethoven> qui compte dix épisodes d’une heure chacun.

Le premier épisode donne la parole à François-Frédéric Guy qui présente Beethoven ainsi :

«Beethoven est le premier, j’en suis certain, à avoir mis l’homme au centre, l’idéal humain, c’est-à-dire l’homme au sens de la transcendance, l’homme au sens de l’humanité.

Transcender les différences, transcender les cultures, et puis faire que le genre humain cette fameuse « Brüderei » ; la fraternité qui caractérise l’œuvre de Beethoven [soit] mise au centre.

Il y a eu des génies avant Beethoven, évidemment ! Je parle uniquement musicalement : on peut citer Bach, Haendel, Mozart, Haydn, mais Beethoven est le premier à mettre l’homme au centre.
Et non pas à glorifier un Dieu qu’on espère immense, solaire à l’image de ce qu’a fait Bach ou Haendel et même Mozart dans un certain sens. Mozart avait ce lien divin, il existe des manuscrits de ses œuvres presque sans aucune rature, il avait ce côté et on disait mais ce n’est pas l’œuvre d’un homme, c’est l’œuvre d’un Dieu.

Alors que Beethoven c’est tout le contraire. […] C’est un travailleur laborieux. Il met beaucoup de temps à trouver son thème, à lui donner sa forme.

Il barbouille inlassablement ses carnets qu’il a toujours sur lui pendant ses nombreuses promenades pour arriver finalement à l’épreuve finale.

Donc c’est l’homme, c’est le labeur et en même temps la glorification de l’homme, de tous les sentiments humains qui sont exprimés.

Je tiens vraiment à le dire, c’est le premier qui ose. Avant on parle de la divinité, on parle de Dieu, on parle des grandes choses, mais Beethoven parle de l’homme. Il parle aussi de ses turpitudes, ses vicissitudes, ses désespoirs, ses petitesses, autant que de sa mystique, de sa grandeur, de ses aspirations au divin. A surpasser sa condition pour arriver à un idéal humain. Et cela c’est vraiment la définition de l’œuvre de Beethoven.

Et arriver à exprimer cela avec des symboles, des notes de musique sur un papier, moi je trouve cela exceptionnel, probablement unique.
François-Frédéric Guy de 6:38 à 8:45 de l’émission

Vous trouverez cet épisode derrière ce lien : <Episode 1>

C’est peu dire que Beethoven écrivait sa musique avec des ratures et des corrections.

Mais ce qui me semble essentiel dans ce qu’exprime François-Frédéric Guy, c’est en effet, l’abandon de la divinité pour parler de l’essentiel, de la vie, des émotions.

Pour évoquer la profondeur de l’être Beethoven se tourne résolument vers l’homme et l’humanisme.

Dieu, il le cherchait dans la nature, c’était un panthéiste qui quelquefois faisait quelques concessions, de savoir vivre en société, à la religion dominante catholique. Il a ainsi écrit deux messes sur le texte canonique.

Mais dans ses carnets intimes, Beethoven écrivait en 1812 :

« Car le sort a donné à l’homme cette faculté : le courage de tout supporter jusqu’à la fin » (29)

Nulle question du Dieu des chrétiens dans cette affirmation.

En 1815, il écrivait :

« Dieu des forêts, Dieu tout-puissant ! Je suis béni, je suis heureux dans ces bois, où chaque arbre me fait entendre Ta voix. Quelle splendeur, oh Seigneur ! Ces forêts, ces vallons respirent le calme, la paix, la paix qu’il faut pour Te servir ! » (58)

Et en 1816 :

« Ne nous réfugions pas dans la pauvreté pour nous prémunir contre la perte de la fortune ; ne nous privons pas d’avoir des amis pour nous épargner la douleur de les perdre ; ne craignons pas, enfin, d’engendrer des enfants dans la crainte que la mort ne nous les ravisse. Trouvons un préservatif à ces maux dans notre seule raison. » (88)

Trouvons dans notre seule raison…

Il lui arrivait de faire appel à Dieu, mais ce n’était jamais le Dieu dont parlait l’Église catholique.

C’est donc bien l’humain ; l’humanité qui était son horizon, avec sa grandeur et ses faiblesses.

Et c’est de cela qu’il parle dans ses œuvres.

Il y a bien sûr des œuvres de circonstances et même de l’humour, nous y reviendrons certainement. Mais quand il nous touche au plus profond, ce sont les cordes humaines qui sont en nous qui vibrent, l’émotion du miracle de la vie.

Dans l’ouvrage « Beethoven » paru dans la collection Génie et Réalités de Hachette, déjà cité hier, une des parties est rédigée par Jules Romain, l’écrivain inoubliable de « Knock ». Le chapitre qui lui ait réservé a pour titre « Beethoven tel qu’en lui-même »

Il écrit :

« Beethoven est à l’origine d’une innovation beaucoup plus considérable, qui eut pour effet une élévation de la musique quant à sa fonction spirituelle et à sa dignité. […]. Mais l’on peut soutenir, en gros, qu’avec Beethoven la musique se met au niveau des témoignages les plus élevés que l’âme humaine peut donner d’elle-même. […] Avec Beethoven, c’est la première fois que la musique partage avec la grande poésie et la philosophie la tâche et l’honneur de prononcer librement sur le monde, sur la place et la destinée de l’homme. […] Tout se passe, dans des cas privilégiés, comme si le discours musical allait éveiller dans l’âme de l’auditeur, par résonance, des pensées de même espèce que celles qui ont été à l’origine de ce discours. Sans doute, faut-il que l’âme de l’auditeur soit capable de les accueillir ; ou mieux, de les découvrir au fond d’elle-même ; autrement dit, de traduire en pensées plus ou moins distinctes ou radicalement ineffables, mais pareillement issues de ces profondeurs, le rayonnement modulé qu’elle reçoit. »
Beethoven, Hachette, Collection « Génies et Réalités » Page 251-252

Les mots sont bien fragiles et imparfaits pour décrire cette expérience.

Il faut se tourner vers la musique pour comprendre, ressentir pour comprendre.

Aujourd’hui je ne peux que vous proposer une œuvre de Beethoven jouée par François Frédéric Guy qui en est un interprète remarquable.

Il joue, dans un bis, <L’Adagio Cantabile> de la 8ème Sonate de piano opus 13 appelée « Pathétique ». Il s’agit du deuxième mouvement.

Et si vous avez encore quelques minutes …

Ce bis concluait son interprétation du concerto de piano N°5 « L’empereur » avec l’orchestre Philharmonique de radio France dirigé par Philippe Jordan. Les 3 mouvements sont en ligne. Mais pour entendre le mieux l’humanisme s’exprimer par des notes, il faut toujours aller vers les mouvements lents. Nul artifice pour faire briller, il n’y a que l’émotion à faire partager. C’est dans ces moments qu’on entend ce que le compositeur est capable d’exprimer et ce que le musicien est en mesure de communiquer :

< Adagio Un Poco Mosso du concerto N° 5 opus 73>

<1506>

Mercredi 2 décembre 2020

« C’est mon libérateur. [Daniel Cordier] ne supportait pas les gens enfermés, la souffrance des autres »
Hervé Vilard qui parle de son tuteur légal : Daniel Cordier

Depuis le confinement, pendant lequel j’ai découvert Augustin Trapenard qui lisait ce que d’autres avaient écrit dans ces lumineuses <Lettres d’intérieur>, j’écoute souvent son émission «boomerang» sur France Inter. J’écoute, au moins, le début pour mesurer si son invité m’intéresse. Le vendredi 13 novembre, il avait <Rancard avec Hervé Vilard>.

A priori, cet entretien n’avait pas grande chance de m’intéresser.

Pourtant, quand j’ai entendu le début du récit d’Hervé Villard, j’ai été saisi.

Hervé Vilard, le chanteur populaire que tout le monde connaît, même moi, pour la chanson<Capri c’est fini> a eu une enfance terrible.

Hervé Vilard est orphelin de père. Il ne le rencontra jamais. Sa mère est déchue de ses droits maternels quand il a 6 ans. Il sera envoyé à l’orphelinat Saint-Vincent-de-Paul, situé à Paris.

Dans cet orphelinat il est battu et subit des viols à répétition dès son arrivée.

Il <raconte >:

« Ils laissaient tomber le crayon, se penchaient et baissaient notre braguette. On se laissait un peu tripoter parce qu’on avait le droit à des bonbons. Ça m’est arrivé mais pas avec des curés. Ça m’est arrivé en orphelinat. Même les juges dans les années 1950 faisaient des attouchements sur les enfants de l’orphelinat Saint-Vincent-de-Paul. »

Et à Seize ans, il fugue. Il fréquente loubards et prostituées dans le quartier de Pigalle.

Il fait aussi des séjours dans des maisons de redressement.

Et puis un jour, devant la gare Montparnasse, il voit un homme en train de peindre mais qui surtout dispose d’un sandwich. Le peintre s’appelle Dado. Il pense que cet adolescent s’intéresse à sa peinture, mais comprend vite que c’est le sandwich qui est l’objet du désir du jeune affamé.

Alors il lui offre la moitié de son sandwich et l’invite au vernissage de son exposition qui est organisé dans une galerie de Daniel Cordier :

« Viens samedi à mon vernissage, tu pourras t’en mettre plein la cloche. Lave ta chemise, c’est dans les beaux quartiers. »

Dans l’émission boomerang il raconte ce qui se passera à ce vernissage mais <Paris Match> le fait aussi :

« Je me rends à la galerie, rue de Miromesnil. Ce peintre, c’est Dado, tignasse hirsute. Il y a là les Rothschild, les Noailles, Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin… Dado me présente : « C’est mon petit protégé. » A 21 heures tout le monde s’en va, et moi je suis encore là ! Ne restent plus que Dado, Marie-Laure de Noailles, Mme de Rothschild et Daniel Cordier, qui me demandent où je vis. Moi qui ai toujours menti sur mes parents, je dis la vérité : « Je suis évadé de l’orphelinat. » Ils me répondent : « Tu vas y retourner et nous allons t’en faire sortir. » J’obéis.

Daniel Cordier tient parole et devient mon tuteur. Mon destin bascule. Je déjeune à sa table, entouré des grands de ce monde, André Malraux, Yvonne de Gaulle, Mendès France, Mitterrand… »

Sur <RTL> il rapporte que Daniel Cordier n’a eu qu’une exigence :

« En échange je m’étais engagé à être un garçon droit »

Et il ajoute à propos de Daniel Cordier :

« C’est mon libérateur. Il ne supportait pas les gens enfermés, la souffrance des autres, et quand il a vu ce gosse désœuvré, il n’a pas pu s’en empêcher, comme il n’avait pas pu s’empêcher d’aller au combat à 20 ans. Je lui dois ma liberté, le savoir, la connaissance, tout ce qu’il ‘a appris, le monde, mon succès. »

Invité de l’émission C à vous du 25 novembre, Hervé Vilard dit :

« Je n’ai pas connu le Daniel Cordier de la résistance. Je suis né après la guerre. J’ai connu le passeur d’art »,

Sur paris Match il raconte :

« Lors d’un déjeuner, Cordier l’interroge : « Que veux-tu faire ? » Je réponds sans réfléchir : « Chanteur. » Il me trouve un emploi de disquaire sur les Champs-Elysées, me fait prendre des cours de chant. Je deviens le disquaire préféré de la Callas, de Karajan, de Claude François… Ils me donnent des billets pour leurs concerts. Au bout d’un an, je signe un contrat chez Philips. »

Dans «Boomerang», il raconte qu’il n’aimait pas beaucoup Malraux qui fréquentait beaucoup Daniel Cordier alors que ce dernier emmenait Hervé Vilard, un peu partout.

C’est ainsi qu’il a assisté avec son tuteur et Malraux à l’inauguration du fameux plafond du Palais Garnier peint par Chagall. Et c’est peu après que Cordier annonce à Malraux que son jeune protégé allait embrasser la carrière de chanteur.

Malraux dit alors :

« Pourquoi ne le dirigez-vous pas autrement ? La chanson est un art mineur… »

On entend encore toute la fierté d’Hervé Vilard de rapporter son interpellation :

« Monsieur le Ministre, allez écouter Brel, il chante actuellement à l’Olympia, ça vaut bien un Chagall. »

La réaction de Cordier est admirable :

« Il est prêt, je peux le lâcher ! »

Et Vilard d’ajouter, Je prends mon envol, mes années de misère sont derrière moi. Je resterai proche de celui qui a rendu tout cela possible, cet homme extraordinaire.

« Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence. »
Camus

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Mardi 17 novembre 2020

« La faiblesse […] qui contribue à rendre le monde supportable, c’est la faiblesse devant la beauté. »
Albert Camus, « Le premier homme », Page 111

Au début, le mot du jour se limitait à l’exergue.

C’était commode à écrire et rapide à lire.

J’ai eu quelques soucis car les mots de sagesse d’Einstein, de Socrate ou d’autres qu’on trouvait sur Internet, sans précision de leur source, étaient souvent faux et relevaient en fait d’inventions de quelque obscur écrivain qui se cachait derrière un nom célèbre pour écrire une formule qui lui tenait à cœur.

Mais dans « Le Premier homme » je dispose d’une source précise et comportant un certain nombre de ces formules qui révèlent une part de la vérité du comportement des hommes.

Il est encore question de la grand-mère dans cet extrait.

« Dans tous les cas, la grand-mère ne répondait jamais aux colères de son cadet. D’une part parce qu’elle savait que c’était inutile, d’autre part parce qu’elle avait toujours eu pour lui une faiblesse étrange, que Jacques, dès l’instant où il eut un peu de lecture, avait attribuée au fait qu’Ernest était infirme (alors qu’on a tant d’exemples où, contrairement au préjugé, les parents se détournent de l’enfant diminué) et qu’il comprit mieux beaucoup plus tard, un jour où, surprenant le regard clair de sa grand-mère, soudain adouci par une tendresse qu’il ne lui avait jamais vue, il se retourna et vit son oncle qui enfila la veste de son costume du dimanche.

Aminci, encore par l’étoffe sombre, le visage fin et jeune, rasé de frais, peigné soigneusement, portant exceptionnellement col frais, peigné soigneusement, portant exceptionnellement col frais et cravate, avec des allures de pâtre grec endimanché, Ernest lui apparut pour ce qu’il était, c’est-à-dire très beau.

Et, il comprit alors que la grand-mère aimait physiquement son fils, était amoureuse comme tout le monde de la grâce et de la force d’Ernest, et que sa faiblesse exceptionnelle devant lui était après tout fort commune, qu’elle nous amollit tous plus ou moins, et délicieusement d’ailleurs, et qu‘elle contribue à rendre le monde supportable, c’est la faiblesse devant la beauté. »
Page 111

Je crois que c’est juste, et que cette beauté ne se limite pas à la beauté éphémère de certains humains. Il peut s’agir aussi de la beauté d’une œuvre d’art ou de la beauté d’un paysage, de l’univers ou simplement d’une scène de laquelle la beauté jaillit et nourrit notre quête de vie.

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