Lundi 30 septembre 2024

« Visiteur, ne t’attarde pas au tympan de l’entrée. »
Pierre Soulages dans « Les dits de Pierre Soulages » de Marie Rouanet page 37

Dans toutes les plaquettes de tourisme d’Aveyron, le premier élément de l’abbatiale Sainte Foy de Conques qui sera souligné est le tympan de l’abbatiale.

Il jouit dans le Midi d’une réputation qui lui vaut un dicton aveyronnais :

« Qui n’a pas bist Clouquié de Roudès, Pourtel de Counquos, Gleizo d’Albi, Compono dé Mondé, N’a pas res bist. » (Qui n’a pas vu le clocher de Rodez, le portail de Conques, l’église d’Albi, la cloche de Mende, N’a rien vu).

Ce tympan est considéré comme « l’une des œuvres fondamentales de la sculpture romane par ses qualités artistiques, son originalité et par ses dimensions ».

Il date du début du XII° siècle et comporte une scène avec 124 personnages. Il mesure 6,70 m de large et 3,60 m de haut. Dans le détail, la qualité des sculptures et des mises en scène est extraordinaire.

Les humains du moyen-âge avaient poussé leur savoir faire et leur technique à un niveau exceptionnel.

Je me souviens encore d’une conférence d’un grand médiéviste que j’ai vu sur le web et qui rapportait qu’il avait subi des cours d’un professeur d’Histoire qui parlait du « sombre moyen-âge » pendant lequel les hommes avaient sombré dans la régression  culturelle en perdant les techniques et l’art que la civilisation romaine avait développés. Or, ajoutait ce médiéviste, ce professeur habitait rive droite (de la Seine) et venait à pied jusqu’à la Sorbonne  Dans son trajet pédestre, il passait devant Notre Dame de Paris, création du moyen-âge, qui par sa beauté d’ensemble, comme dans ses détails portaient un démenti cinglant à cette affirmation négative sur la période.

Mais cette technique et cet art étaient mis au service d’un récit religieux qu’il faut essayer d’analyser et de comprendre.

Ce <site consacré à l’art roman> le décrit de manière précise, <L’office de tourisme de Conques> en fait de même, de manière plus simple.

C’est un peu comme une bande dessinée, réalisée au moyen âge pour l’humble croyant qui ne sait pas lire, mais peut comprendre les représentations figuratives.

L’histoire racontée est celle de la parousie.

La parousie est un concept de la théologie chrétienne. Les savants religieux expliquent qu’il s’agit à la fois de la présence invisible du Christ dans le monde depuis la création et son retour sur la Terre à la fin des temps.

Pour les incrédules comme moi, il s’agit de l’annonce de la fin du monde et du jugement dernier. C’est une histoire qui vise à faire peur et à inciter fortement les croyants de suivre le plus fidèlement possible les préceptes et règles édictés par les prêtres de l’Église afin de bien se préparer à ce moment et pouvoir se présenter dans les meilleures conditions devant le juge suprême.

Les religions catholiques, orthodoxes et protestantes ont quelque peu édulcoré ce point central de leur croyance : l’inéluctabilité de la fin des temps et le jugement dernier dans lequel il vaut mieux être le plus irréprochable possible par rapport aux fondamentaux religieux

D’autres, comme les évangélistes et toutes les sectes millénaristes ont gardé, au cœur de leur discours, le retour du Christ et ce moment où les mécréants et les déviants passeront un mauvais quart d’heure et normalement beaucoup de mauvais quart d’heures après. Dans ces milieux fondamentalistes, on insiste, en outre, sur l’imminence de ce moment eschatologique.

En effet, un autre mot est utilisé dans ces dogmes : « une eschatologie », c’est à dire une doctrine relative au jugement dernier et au salut assigné aux fins dernières de l’homme, de l’histoire et du monde.

Les religions monothéistes possèdent chacune des théories sur ce sujet : « l’eschatologie islamique » et « l’eschatologie juive ».

Tous ces récits ont pour objectif de convaincre le croyant qu’il a bien raison de croire ce qu’il croit et que ce serait tout à fait déraisonnable de ne pas suivre tous les commandements qui lui sont prescrits.

Ils renferment aussi une espérance : un jour arrivera où ses mérites seront reconnus et où « les méchants », on peut aussi les appeler les mécréants, les hérétiques, les musulmans parlent de « kâfir » au pluriel « kouffar », seront punis. L’adhésion à ces récits permet de mieux supporter les injustices et les épreuves du présent.

Mais ces croyances génèrent aussi une anxiété : puisque le croyant se demandera, sans cesse, s’il en fait assez, pour être du bon côté au moment ultime, celui du jugement dernier.

C’est la force et la ruse des religions pour obtenir un peuple docile et une société soudée.

Pierre Soulages disait :

« Je ne crois pas en Dieu, mais je crois au sacré. »
propos rapporté dans le journal « La Croix », no. 42453 du 26 octobre 2022 – article « Soulages a rejoint l’outrenoir »

Il a aussi donné ce conseil :

« Visiteur, ne t’attarde pas au tympan de l’entrée. »
dans « Les dits de Pierre Soulages » de Marie Rouanet page 37

L’abbatiale Sainte-Foy de Conques, à travers cette dichotomie, soulignée par Pierre Soulages répond parfaitement à la distinction que j’ai, tant de fois, tenté d’expliquer entre la religion et la spiritualité.

La religion par son récit angoissant et apocalyptique veut soumettre et contraindre par la crainte et l’espérance au bout de la soumission.

A Conques, si après avoir admiré la qualité artistique et hors du temps des sculpteurs du XIIème siècle, vous ne vous attardez pas trop et entrez rapidement dans l’abbatiale, vous trouverez autre chose : élévation, paix, sérénité, spiritualité.

Lors d’un échange, à Conques, avec une touriste, j’ai décrit cette sensation d’une spiritualité intense à l’intérieur de l’église. La femme m’a immédiatement interpellé :

« Moi la religion et la spiritualité, cela ne me parlent pas. »

Cette rencontre m’a rappelé que les français avant d’être laïcs sont d’abord majoritairement athées. Mais je disposais de la parade. Elle m’avait été fournie par Jean-Claude Carrière qui s’insurgeait sur la captation du concept de spiritualité par les religions.

Car spiritualité signifie «esprit», «pensée» alors que les religions, le plus souvent, conduisent à éviter de penser pour remplacer la recherche spirituelle par le «dogme».

J’en avais parlé lors du <mot du jour du 12 février 2021>, en hommage, à cet homme d’immense culture. Et grâce à l’évocation de Jean-Claude Carrière, mon interlocutrice devint conciliante :

« Dans ce cas je veux bien retourner dans l’abbatiale et tenter d’y trouver un peu de spiritualité »

Christian Bobin écrit :

« Il faut ouvrir une porte là où il n’y en a pas, puis laisser entrer le silence qui est le seul vrai dieu.»
« La Nuit du cœur » page 31

Vendredi 27 septembre 2024

« Cette lumière […] a une valeur émotionnelle, une intériorité, une qualité métaphysique en accord avec la poésie de cette architecture comme avec sa fonction : lieu de contemplation, lieu de méditation. »
Pierre Soulages

J’ai expliqué dans le mot du jour précédent que certains obstacles s’étaient dressés sur le chemin de Pierre Soulages vers la réalisation des vitraux de l’abbatiale de Conques.

Le plus compliqué et le plus long fut cependant la résolution du problème technique : trouver le verre qui parviendra à atteindre les objectifs qu’il s’était fixé.

Il a explicité ses objectifs dans « l’entretien du 14 juin 2001 » avec son ami Pierre Encrevé :

  • Ne pas se laisser distraire par le spectacle extérieur,
  • Et surtout que les surfaces des baies deviennent émettrices de clarté.

Dès lors il s’est mis à la recherche d’un verre permettant de remplir ces deux objectifs. Il est allé en Italie, en Allemagne et partout où il pensait pouvoir trouver une solution qu’il n’a finalement pas trouvé.

Il s’est convaincu que ce verre n’existait pas et qu’il fallait donc l’inventer. Il consacrera sept ans de sa vie à cette quête dont deux pendant lesquels il ne peindra plus, pour se consacrer exclusivement à cette aventure.

En 1987, il va aller voir, à Toulouse, le maître vitrier Jean-Dominique Fleury et c’est avec son aide ainsi que celle d’une jeune artiste verrière hollandaise, Hanneke Fokkelman, qu’il va parvenir à un résultat qui le satisfera.

Les tests seront réalisés à Marseille, au Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (Cirva). Plus de 350 plaques d’essai seront réalisées.

Toute une partie du musée Soulages de Rodez est consacrée à ces études.

Un documentaire vidéo passionnant présente ces recherches.

Je ne l’ai pas trouvé sur Internet mais il y a deux vidéos mises en ligne par l’INA qui reprennent en partie ces explications.

Dans un premier extrait il est question de « La conception technique des vitraux de conques » et dans le second d’une durée de 11 mn, vous verrez notamment l’installation des vitraux : « Pierre Soulages et les vitraux de l’abbatiale de Conques »

Pour réaliser le vitrail qui lui convient, il ne va pas teinter le verre mais utiliser du verre blanc et changer la structure du verre.

Il va créer du verre broyé obtenu en versant du verre en fusion dans un liquide froid qui le fait éclater en nombreux petits fragments.

Et comme on le constate sur les photos ci-contre, il va ensuite répartir ces grains de verre de différentes grosseurs. En passant ensuite ces éclats à la cuisson qui les cristallise, on obtient un verre dont la luminosité est modulée en fonction de la taille des grains et de leur répartition dans le moule.

Dans un deuxième temps, ils travailleront dans l’Unité de recherche de Saint-Gobain à Aubervilliers. Les translucidités recherchées proviendront d’une variation des températures de cuisson, du calibrage des grains et du type de four utilisé.

Mais quand il s’agira de fabriquer, en nombre, toutes les plaques nécessaires pour réaliser les vitraux des 104 ouvertures de l’abbatiale, Saint-Gobain tergiversera pour investir dans un four de 50 000 F, pour un marché global de 8 000 000 de francs.

Soulages et Fleury trouveront la solution en Allemagne, à Rheine, près de Munster où l’entreprise Glaskunst Klinge possède les installations recherchées. Cette entreprise avait développé, à côté d’une usine de verrerie traditionnelle, une unité pour produire de grandes plaques de verre « securit » permettant de réaliser des parois de verre. Les plaques qui sortent de l’usine font environ 8 millimètres d’épaisseur et mesurent 90 sur 150 centimètres. Leur texture est différente selon leur face : lisse, elle sera orientée vers l’extérieur et réfléchira le soleil ; granuleuse, elle sera réservée à l’intérieur et entretiendra une sorte de continuité avec les murs.

Cette épaisseur a permis de renoncer à la bordure du vitrail traditionnel, chaque vitrail peut directement toucher la pierre. Chaque baie diffuse ainsi de la clarté sur toute sa surface et non sur la seule partie centrale.

Dans ses notes de travail publiées dans le livre publié par Seuil, « Conques les vitraux de Soulages » de Christian Heck, Pierre Soulages explique page 57 :

« J’ai voulu que la transmission diffuse provienne non d’un état de surface comme avec le verre dépoli, mais de la masse même de la matière. J’ai voulu aussi qu’elle soit variée, c’est-à-dire produisant des modulations de luminosité sur la paroi de la fenêtre. Une lumière vivante en quelque sorte, prise dans le verre même, celui-ci devenant émetteur de clarté.
Cette lumière que l’on pourrait dire « transmutée » a une valeur émotionnelle, une intériorité, une qualité métaphysique en accord avec la poésie de cette architecture comme avec sa fonction : lieu de contemplation, lieu de méditation »

Après avoir été fabriquées en Allemagne les lourdes plaques de verre sont envoyées à Toulouse, dans l’atelier de Jean-Dominique Fleury, maître verrier qui accompagne Pierre Soulages depuis le début de sa recherche. L’artiste dessine des formes en accord avec la lumière consentie par le verre et avec l’architecture. Des formes qui sont « comme un souffle », des lignes fluides qui ne viennent pas répéter les grandes structures verticales de l’édifice mais le parcourent, comme un flottement, obliques, courbes, tendues vers le haut.
Dans l’atelier de Toulouse, les artisans s’attellent donc à découper ces plaques sous l’œil vigilant et décideur de Pierre Soulages.
Une scie à ruban gigantesque, commandée exprès, est vite abandonnée au profit d’une taille à la main, au diamant ou à la molette. Il faut préciser que les 104 ouvertures qu’il s’agit de fermer par des baies de vitraux sont toutes de tailles différentes. C’est un travail d’artisan non d’industriel.
Sur la table couverte d’un drap noir, chaque pièce est choisie pour ses variations de translucidité, qui chanteront avec ses voisines.
Puis il faut les assembler, avec des plombs d’une taille inhabituelle car le verre inédit de Soulages est épais de 8 millimètres, quatre fois plus qu’un vitrail classique ! Le plomb est fondu afin de pourvoir l’incurver selon les désirs de l’artiste. les panneaux de vitrail sont ainsi réalisés en associant le plomb et le verre.
Ces panneaux fabriqués en atelier seront accrochés, sur site, aux barlotières.
La « barlotière » est une traverse en fer qui est fixé sur la maçonnerie et qui tient les panneaux de vitrail.

Lors de ce travail, les artisans vont avoir une surprise :

« Un des premiers jours de l’installation, les verriers s’apprêtaient à creuser les trous de fixation des barlotières. Stupéfaits, ils se sont aperçus que les trous existaient déjà. Donc, les barlotières avaient déjà été fixées exactement aux mêmes endroits. »
(Pierre Soulages, Outrenoir. Entretiens avec Françoise Jaunin. La Bibliothèque des Arts, 2012, p.112)

Les artisans découvrent donc que les nouvelles mesures correspondent aux trous des barlotières médiévales, qu’on avait abandonnés au cours des restaurations successives…

Deux livres de Christian Heck m’ont particulièrement inspiré pour écrire ces trois mots du jour :

« Conques : les vitraux de Soulages » qui contient des notes de travail de Pierre Soulages avec une préface de Georges Duby et « Présence de la lumière inaccessible, les vitraux de Conques et la peinture de Soulages »

J’ai aussi recopié des extraits de ce long et passionnant article de « Connaissance des Arts » : « Pierre Soulages : un peintre cistercien ».

Des informations sont issues de ce site consacré au : « travail du vitrail »

D’autres ressources sont encore disponibles pour celles et ceux qui souhaitent approfondir :
<Créer le verre et moduler la lumière>

Et trois épisodes de l’émission de France Inter : « La marche de l’Histoire » :

<Pierre Soulages et l’abbaye de Conques>,

<Christian Bobin, le visiteur de Sète>,

<Pierre Soulages, le noir est une couleur>

Je laisserai le mot de la fin à Jean-Dominique Fleury :

« Lorsqu’on termine un chantier pareil, c’est comme un deuil. Mais quelle expérience aussi ! Soulages m’a appris à savoir attendre. À l’heure de la retraite, je mesure le prix de sa relation au temps… »

Vendredi 20 septembre 2024

« Le verre illuminé des vitraux de Conques, doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens, dit que nous ne sommes séparés de la grâce que par un rien. »
Christian Bobin, « La nuit du coeur » page 202

Pierre Soulages aime à raconter que c’est lors d’une visite qu’il fit, enfant, à l’abbatiale de Conques qu’il décida de devenir peintre.

« La dépêche du midi » précise que c’est en classe de quatrième au lycée Foch, lors d’une visite de l’abbatiale de Conques, que Pierre Soulages fut submergé par une émotion… Il trouva tant de beauté et de majesté dans cette architecture romane… C’est à ce moment-là que le garçon se décida : il serait peintre.

Pierre Soulages insiste sur ce moment le 14 juin 2001 lors de « L’entretien » qu’il réalisa dans le grand auditorium de la BNF avec Pierre Encrevé, son ami, auteur du catalogue de ses œuvres et qui a publié au Seuil et chez Gallimard quatre volumes consacrés aux œuvres du peintre :

« C’est un espace architectural qui m’avait toujours beaucoup impressionné. C’est même là, je peux le dire, que tout jeune j’ai décidé que l’art serait la chose la plus importante de ma vie, et que tous les gens qui étaient autour de moi perdaient leur vie à la gagner. Il n’y avait qu’une chose définitivement importante pour moi : la peinture. Je n’ai pas pensé devenir architecte. C’est là que ça s’est passé, c’est vrai. »

L’abbatiale romane Sainte-Foy de Conques a été construite à partir de 1041.

Elle devient au XIIe siècle une grande étape sur la via Podiensis, route de pèlerinage du Puy-en-Velay à Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle est d’abord abbaye bénédictine jusqu’en 1537, elle fut ensuite placée sous la responsabilité de chanoines séculiers. Depuis 1873, l’abbatiale est confiée aux frères de l’ordre de Prémontré.

Pendant les guerres de Religion, l’édifice est incendié (1568). Elle subira aussi des dommages pendant la Révolution française et sera désacralisée. Prosper Mérimée, inspecteur général des Monuments historiques, imposera la réhabilitation du site en 1837.

Quand Soulages y pénètre dans les années 1931/32, il n’y a pas de vitraux depuis l’incendie provoqué par les protestants, mais de simples vitres qui laissent entrer pleinement la lumière permettant d’admirer la beauté intérieure de l’édifice.

Mais cette situation va changer. Le 20 avril 1942, le Comité consultatif d’architecture des monuments historiques commande au maître verrier Francis Chigot de Limoges, une baie d’essai pour l’abbatiale. Et suite à ces essais, le 3 avril 1944, ce comité donnera un avis favorable à l’exécution du projet présenté par M. Chigot avec des vitraux dessinés par Pierre Parot. Ces vitraux finiront d’être installés l’année 1952. Il s’agit de vitraux figuratifs illustrant des thèmes religieux.

En 1981, François Mitterrand arrive au pouvoir et installe Jack Lang au Ministère de la Culture. Ce dernier nomme Claude Mollard directeur des arts plastiques. C’est lui qui va solliciter Soulages pour réaliser des vitraux contemporains dans des églises. Il pense d’abord à Nevers, à Reims et d’autres lieux, Pierre Soulages refuse, jusqu’à ce qu’il soit question de Conques. Dans certaines versions de cette aventure, il est écrit que c’est Soulages qui a suggéré l’abbatiale de Conques devant le découragement de Claude Mollard qui voyait toutes ses propositions se heurter à un refus. Dans un article de 2019 écrit par Sabine Gignoux dans le journal « La CROIX » : « Soulages à Conques : lumières sur un chef-d’oeuvre » elle cite le peintre et le contexte :

« Pierre Soulages observe longuement l’édifice et les vitraux colorés, assez sombres, posés à la fin de la guerre. Rapidement, il confie qu’il souhaite faire exactement l’opposé : valoriser par un verre neutre l’architecture et la lumière. Comme s’il avait voulu retrouver l’éblouissement premier de son adolescence, quand Conques, qui avait été incendiée au XVIe siècle par les protestants, n’offrait plus que des vitres ordinaires. De retour au ministère, le délégué aux arts plastiques annonce la nouvelle à ses équipes goguenardes : « Ah, Soulages va faire des vitraux noirs, disaient-ils, sans comprendre que c’est un artiste de la lumière. » »

Pierre Soulages n’apprécie pas l’œuvre de Chigot parce ce qu’elle assombrit l’abbatiale, il ne retrouve plus la magie de son enfance et la mise en valeur de l’architecture du moyen âge. Il assène :

«Quand on met 104 ouvertures dans un bâtiment de 56 mètres, c’est pas pour en faire une crypte».

Je remarque d’ailleurs qu’on oppose souvent Soulages à Chigot, ce qui me semble erroné. Car le travail des vitraux nécessite deux compétences celle du vitrier qu’est Francis Chigot et celle d’un peintre, Pierre Parot était son partenaire.

Il semble plus juste d’opposer Pierre Parot et Pierre Soulages. Ce dernier travaillait avec Jean-Dominique Fleury, maître verrier toulousain qui, lui, pourrait être considéré comme l’alter ego de Francis Chigot. L’histoire n’a pas retenu cette opposition mais celle de Chigot et de Soulages.

L’histoire de la création et de l’installation des vitraux de l’abbatiale que l’on désignera sous le nom des « vitraux Soulages » n’est pas un chemin facile parsemé de roses. Ce fut un cheminement long, compliqué, souvent en milieu hostile.

D’abord, il y a le contexte politique. A l’origine, il y a donc une commande, en 1984, de Claude Mollard directeur au ministère de la Culture dirigé par Jack Lang. Mais en 1986, les élections législatives ouvrent la première cohabitation, les responsables du ministère de la culture changent. Lang est remplacé par Léotard et Claude Mollard perd son poste au profit de Dominique Bozo.

Ce dernier apprécie Soulages, mais prudent, il tente de restreindre la commande à la nef ou aux absidioles.

Pour continuer son grand dessein, le peintre va mobiliser toutes celles et ceux qui reconnaissent son talent et sont fascinés par sa vision artistique. Proche de Claude Pompidou, il est aussi très ami avec l’historien Georges Duby qui dirige le conseil d’orientation du Centre national des arts plastiques.

Finalement, la commande des vitraux de Conques est confirmée à Soulages, en février 1987.

Mais si la route de la décision administrative est dégagée, beaucoup d’autres obstacles vont se dresser sur la route de Soulages.

Il y a d’abord l’hostilité de la population. On lit dans l’article de la Croix précité que le jour où l’artiste et le maître verrier décident d’entamer le démontage des anciens vitraux, l’accueil des habitants est glacial. Le patron de l’auberge Saint-Jacques en face de l’abbatiale, Francis Fallières, est  nettement antagoniste

« Le tir était parti de Paris. Personne chez nous ne connaissait Soulages et ça nous restait en travers de la gorge. Pour nous, Aveyronnais, un sou est un sou et on ne comprenait pas la nécessité de changer nos vitraux. ».

La population, viscéralement attachée à son patrimoine organise la résistance « Conquois contre les Conquistadors », plaisante l’aubergiste. Des réunions publiques houleuses se tiennent, une pétition circule.

Le propriétaire de notre gite, Michel Falip, ancien maire de Noailhac désormais intégré dans la commune de Conques en Rouergue, nous raconte une autre facette de cette hostilité : les parents des habitants de la commune avaient participé au financement des vitraux de Francis Chigot et ils goutaient peu que leur investissement familial soit relégué, 40 ans après leur mise en place, dans des caisses entreposées dans des caves sombres.

Michel nous a raconté l’accueil des vitraux comme une polarisation extrême : il y avait ceux qui criaient au génie et les autres à l’escroquerie, les positions modérées semblaient inexistantes.

L’architecte des bâtiments de France, Louis Causse, catholique engagé, s’oppose aussi à Pierre Soulages :

« Conques était l’un des édifices du département les mieux vitrés. Alors que tant d’églises ou de chapelles de l’Aveyron avaient des baies nécessitant d’être rénovées, c’était incompréhensible […] Et pourquoi remiser au purgatoire les vitraux figuratifs créés, quarante ans plus tôt, par le peintre Pierre Parot et le verrier Francis Chigot ? » .

Il y a encore les moines chargés du sanctuaire, les prémontrés en habit blanc qui s’insurgent. Leur prieur, frère Renaud, s’exclame, devant les artisans en pleine installation :

« Il n’y a plus qu’à sonner le glas ! »

Un autre frère Jean-Daniel, apostrophe le peintre :

« C’est dommage. Avec le dépôt des vitraux, on n’aura plus toutes ces couleurs sur les piliers, le sol et nos habits pendant l’office, c’était joli…»

La réplique cinglante de l’artiste est restée célèbre : 

« Mais une église, ce n’est pas une boîte de nuit ! »

Et enfin, il y a un adversaire que le destin capricieux a placé sur la route de cette œuvre.

Un des hommes les plus puissants de la République d’abord porte-parole puis secrétaire général de l’Élysée auprès de François Mitterrand, Hubert Vedrine dont la mère était la fille de Francis Chigot.

Il est très hostile qu’on touche au travail de son grand père. Il cédera mais exigera qu’on conserve les vitraux déposés : Finalement, huit seront envoyés à Limoges et quelques autres exposés à la mairie de Conques ou au centre culturel, qui conserve la totalité. En 2013, le lycée Turgot de Limoges en récupérera certains et les installera dans l’établissement.

Dans l’entretien à la BNF avec Pierre Encrevé précité, Soulages explique que l’omniprésence de la lumière dans l’abbatiale ne l’avait pas marqué lors de sa découverte à 13 ans :

« À cette époque, je ne m’étais pas encore rendu compte à quel point cet espace architectural est lié à la lumière. Je l’ai constaté seulement lorsque j’ai accepté de faire des vitraux. ».

Et il continue :

« Avant toute chose, j’ai voulu évacuer le côté émotionnel, […], j’ai voulu analyser le bâtiment de la manière la plus froide, la plus détachée, la plus précise possible.

Je me suis aperçu, à ce moment-là, que cet espace architectural était vraiment conçu avec la lumière. Il y a des disproportions stupéfiantes entre les différentes fenêtres, elles ne sont explicables que par un souci d’organisation de l’espace avec la lumière.

Dans la nef, quand on arrive, à la gauche, c’est le nord, à la droite, c’est le sud. Au nord, les fenêtres sont plus basses, plus étroites que celles qui leur font face au sud. Et pourtant, lorsqu’on construit une nef, on est bien obligé de construire les deux côtés à la fois. C’était donc voulu ainsi. […]

La longueur de l’édifice est à peine une fois et demie la largeur, le plan est vraiment très compact. À cette compacité s’ajoute la force de l’épaisseur des murs que l’on ressent devant la profondeur des ébrasements de chaque baie. Alliée à cette force il y a la grâce qui naît de l’élan des colonnes et des piliers alternés d’une des plus hautes nefs de l’art roman. Je pense que c’est dans cette alliance que se trouve l’origine de l’émotion ressentie dans ce lieu.

Mais c’est en mesurant les ouvertures que je me suis rendu compte de l’importance qu’avait la distribution de la lumière. C’est à ce moment-là que j’ai été conduit à imaginer des vitraux qui soient uniquement fondés sur la lumière, et sur la lumière naturelle.

J’avais deux objectifs. Le premier était que le regard ne puisse pas être distrait par le spectacle extérieur, et le deuxième que la surface du vitrail apparaisse comme émettrice de clarté, productrice d’une clarté très particulière »

Soulages insiste sur la pauvreté des lieux, les bâtisseurs ont construit avec les pierres dont ils disposaient. L’abbatiale bénédictine fut édifiée au XIIe siècle grâce à toutes les pierres du Rouergue : le grès rouge de Combret, le calcaire blond de Lunel, le schiste bleu de Nauviale…

« […] J’ai seulement tenu à respecter, à être fidèle à l’identité de ce bâtiment. Cette identité réside dans les dimensions, les proportions, la nature des matériaux, couleur des pierres et des lauzes, etc. Aussi dans l’organisation de la lumière inséparable de l’espace, telle qu’elle est fixée par les dimensions souvent surprenantes des baies.

À l’époque de la construction, le bâtiment était peut-être coloré, d’après tous les renseignements qu’on peut avoir, et d’après les médiévistes que j’ai consultés.

Mais par contre il n’y avait sûrement pas de vitraux colorés aux fenêtres. Ce pays était très pauvre, le verre très cher, les verres colorés notamment. D’ailleurs les vitraux colorés, c’était au nord de la Loire, c’était Bourges, c’était Chartres. Pas du tout dans le Midi, et les médiévistes que j’ai consultés, que ce soit Jacques Le Goff, que ce soit Georges Duby ou d’autres, pensaient qu’il était possible que les fenêtres soient closes à l’origine par du parchemin, ou peut-être n’y avait-il que des volets de bois… »

La création artistique se conjugue pour lui avec l’amour :

« C’est un bâtiment que j’aime et j’ai voulu le donner à voir tel qu’il nous est parvenu et tel que nous l’aimons, nous, maintenant. C’est ainsi que j’ai été conduit à créer ce verre que vous connaissez. »

Je ne peux pas citer tout l’entretien que je vous invite à lire : « L’entretien »

La population comme les moines ont pour, leur plus grande part, évolué dans leur ressenti par rapport à ce travail de lumière. Dans l’article de La Croix, la journaliste cite le nouveau prieur, le frère Cyrille :

« Les vitraux offrent une grande variété de nuances, des laudes jusqu’au soir. Et le dessin des courbes vit. Parfois il nous donne envie de s’élever, parfois il invite au calme […]
Ouvrir dans cette lumière l’abbatiale au matin de Pâques, c’est extraordinaire ! »

Christian Bobin, dans l’ultime page de « La Nuit du cœur » consacré à son séjour à Conques et à son émerveillement devant l’abbatiale et le travail de son ami, écrit :

« Le verre illuminé des vitraux de Conques, doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens, dit que nous ne sommes séparés de la grâce que par un rien. C’est dans la purification de cette pensée que je m’endors dans la chambre 14. »

Pierre Soulages dans le livre de Marie Rouanet « Les dits de Pierre Soulages » parle du silence :

« Lorsque j’ai entrepris l’exécution des vitraux de l’église Sainte-Foy de Conques, j’avais compris le sens du silence imposé dans les ordres réguliers. Car le silence est l’écrin de la vie intérieure »

Ce livre finit par cette phrase :

« Conques, mon chef d’œuvre, mon chant du cygne. »

Il dit cela à 75 ans. Le destin lui accordera encore plus de 25 ans de vie, pendant lesquelles il continuera à produire, en s’inspirant du travail accompli dans ce lieu de l’Aveyron où souffle les forces de l’esprit.

Mardi 17 septembre 2024

« A la place de l’éblouissement des yeux tu trouves l’indicible, l’invisible. »
Pierre Soulages dans « les dits de Pierre Soulages » de Marie Rouanet page 39

Nous nous trouvons enfin, en ce lundi 9 septembre, dans l’Abbatiale Sainte Foy de Conques.

Dehors, il fait gris, nul bleu dans le ciel, un léger crachin tombe par intermittence.

Les vitraux gris de Soulages, en l’absence de soleil ne s’embrasent pas.

Je suis d’abord un peu déçu, ces vitraux avec leurs milles nuances de gris ne subjuguent pas.

Mais bientôt, je comprends mon erreur, l’abbatiale ne constitue pas un écrin, à l’égal d’un musée, pour mettre en valeur l’œuvre du peintre.

Bien au contraire, ce sont les vitraux et leurs lumières qui forment un écrin pour révéler l’abbatiale dans toute sa splendeur.

Dans le petit livre où Marie Rouanet a noté ce que Soulages disait, elle cite ses propos sur les vitraux de Conques :

« Il est temps d’oublier le monde extérieur.
C’est le sens sacré des vitraux.
Vue de dehors, ils ont l’air d’une porte close.
Au-dedans ils maintiennent une lumière voilée.
Tu ne rencontreras pas l’explosion de couleurs attendue, aucun orgue tonitruant ne saluera le cortège des moines et leur psalmodie presque un murmure. Ne sois pas trop déçu. A la place de l’éblouissement des yeux tu trouves l’indicible, l’invisible. »
opuscule cité pages 38 et 39

Soulages est pour moi, une découverte tardive.

Il est vrai que l’art que j’ai investi depuis mes plus jeunes années est la musique, non la peinture. J’avais vaguement entendu l’association de Pierre Soulages et de la peinture noire, rien de plus.

Mais, trois « rencontres », je ne trouve pas de mot plus pertinent, vont me conduire en ce lieu dans lequel nous retournerons trois jours de suite, tout en allant aussi au musée Soulages à Rodez.

La première de ces rencontres a eu lieu dans ma cuisine. Ma sensible belle-soeur, Josiane, m’a demandé :

« As-tu déjà vu l’abbatiale de Conques, avec les vitraux de Soulages ? ».

Après ma réponse négative, elle m’a raconté son expérience intense dans cette église qui baigne dans une lumière qui permet de tutoyer les forces de l’esprit.

La seconde rencontre a été provoquée par ma lecture de Christian Bobin qui lui a consacré un livre « Pierre, » dans lequel il raconte son voyage, une nuit de Noël, depuis Le Creusot jusqu’à Sète, pour rencontrer le peintre et lui remettre, en cadeau de son 99ème anniversaire, le manuscrit de « La nuit du cœur ». 

Dans cet ouvrage, il écrit ces mots qui font vibrer mes cordes intérieures :

« Les morts ne sont pas plus loin de nous que les vivants.
Je voyage dans cette parole. Elle serre mes tempes, elle va durer trois heures, le temps du trajet.
Aller vers ceux qu’on aime, c’est toujours aller dans l’au-delà. »
« Pierre » dans « Les différentes régions du ciel » page 986.

Ce livre, date de 2019, l’année précédente il avait donc écrit « La nuit du cœur ».

Il se trouve, une nuit, dans l’hôtel Sainte Foy à Conques. Une des fenêtres de sa chambre donne sur un flanc de l’abbatiale. Il écrit :

« C’est dans cette chambre, se glissant par la fenêtre la plus proche du grand lit, que dans la nuit du mercredi 26 juillet 2017, un ange est venu me fermer les yeux pour me donner à voir.
Dans l’abbatiale, on donnait un concert.
Je regardais la nuit d’été par la fenêtre, ce drapé d’étoiles et de noir.
Un livre m’attendait sur la table de chevet. Mon projet était d’en lire une dizaine de pages, puis de glisser mon âme sous la couverture délicieusement fraîche de la Voie lactée.
Mais.
Mais en me penchant pour fermer les volets de bois, je vis les vitraux jaunis devenir plus fins que du papier et s’envoler.
Le plomb, le verre et l’acier qui les composaient, plus légers que l’air, n’étaient plus que jeux d’abeilles, miel pour les yeux qui sont à l’intérieur des yeux.
Des lanternes japonaises flottant sur le noir, épelant le nom des morts. À cette vue je connus l’inquiétude apaisante que donne un premier amour. ».

Dans ce livre il raconte sa rencontre avec l’Abbatiale, avec Conques. « Conques est un village introuvable. Les routes qui y mènent imposent une lenteur dont le monde n’a plus goût. » page 15 et avec les vitraux de Soulages.

Page 113, il donne cette clé :

« A Conques on lève la tête pour voir au fond de soi. »

Et puis, il y a eu une troisième rencontre, ou plutôt le croisement du chemin de vie avec le ruisseau du hasard…

Un signe, dont je ne fais pas un récit et pour lequel je ne prétends donner aucun sens mystique.

J’étais plongé dans un deuil profond, mon frère Gérard venait de mourir.

Le lendemain, le 25 octobre 2022, Pierre Soulages quittait aussi le monde des vivants.

En y regardant de plus près, je m’apercevais qu’il était né le 24 décembre 1919, 14 jours après la naissance de notre père.

La vie de Pierre Soulages qui a duré 102 ans et 10 mois recouvrait quasi exactement la vie de mon père et de mon frère.

Toutes ces rencontres m’ont poussé à aller à la rencontre de l’œuvre de Pierre Soulages et particulièrement ses vitraux.

Dans sa préface du livre « Les vitraux de Conques », le grand Historien médiéviste Georges Duby décrit ainsi cette architecture venue du moyen-âge :

« Les hommes de très haute culture qui décidèrent il y a neuf siècles de rebâtir la basilique de Conques entendaient d’abord honorer sainte Foy, présente en ce lieu par ce qui restait de son corps […]La basilique de Conques fut conçue […] pour être le lieu du passage de la transition, de la sublimation. Il faut voir en elle une sorte d’antichambre du Paradis, une réplique imparfaite de la Jérusalem céleste, et se rappeler que les harmonies de son espace interne fut calculées de manière à susciter la vision prémonitoire des perfections intemporelles.
Franchir son seuil devait être vécu comme une rupture, comme une conversion de l’être. ».

Dans ce même livre, Pierre Soulages compare l’abbatiale Sainte Foy et la basilique Saint Sernin de Toulouse, toutes deux étapes sur les chemins de pèlerinage vers Saint Jacques de Compostelle.

Cette comparaison montre ce que l’église de Conques a de particulier. Saint Sernin est immense 120 m de long, Sainte Foy n’a que 56 m, moins de la moitié.

En revanche, la nef de Saint Sernin a une hauteur de 21,10 m pour une largeur de 8,60m. Alors que Conques possède une nef de 22,10m, soit un mètre de plus pour 6,80 de large, ce qui la fait paraitre encore plus élancée. Nous sommes dans un édifice qui porte haut la force de la verticalité.

C’est cet élan vers le haut qui pousse à élever l’esprit et pour celui qui sait recevoir, accueillir le spirituel. La lumière qu’offre les 104 vitraux de Soulages éclaire ces immenses colonnes surmontées de chapiteaux et illumine les espaces derrière les colonnes.

Christian Heck dans son livre : « Présence de la Lumière inaccessible. Les vitraux de Conques et la peinture de Soulages. » cite le peintre

« C’est ce qui m’a fortement impressionné dans cette aventure : créer pour un tel lieu une matière qui marque l’écoulement du temps est une rencontre qui a un sens profond et qui a beaucoup compté dans la suite de mon travail. »
page 35.

Et il a ajouté :

« On ne se rend pas compte à quel point tout ce que je fais est lié aux vitraux que j’ai réalisés à Conques, c’est à dire la lumière. ».

Lundi 7 février 2022

« Je pense donc je ne suis pas vraiment là. .»
Thich Nhat Hanh

C’est sur les réseaux sociaux que j’ai appris cette nouvelle : Thich Nhat Hanh s’est éteint, à l’âge de 95 ans, au Temple Từ Hiếu à Huế au Vietnam, au moment du passage du 21 au 22 Janvier 2022.

Plusieurs amis ont relayé cette information, ce qui m’a conduit à m’intéresser à cet homme issu de la spiritualité bouddhiste et qui était je crois, un grand sage.

J’aborde l’écriture de ce mot du jour avec une énorme humilité, celle de la vallée qui constitue la seconde étape de <l’effet Dunning-Kruger >

Je connais si peu de cet homme que je ne peux rien en dire de savant.

Je sais même que parmi celles et ceux qui lisent ces mots du jour, il en est qui en savent beaucoup plus sur lui.

Je suis pourtant poussé, après ce que j’ai lu et que j’ai entendu ou vu, de recommencer mon écriture quotidienne, après une longue pause, par le partage de ce que j’ai appris et qui résonne en moi du message de cet homme

Il est considéré en Occident comme celui ayant introduit le concept de « pleine conscience », « méditation de la pleine conscience » directement issu de la spiritualité bouddhiste.

Pleine conscience que l’on peut aussi appeler, il me semble, la pleine présence.

A ce stade, je vais narrer ce que j’ai vécu dans mon corps, un jour particulier.

C’était en janvier 2019. Le lendemain du jour où l’urologue qui m’avait annoncé, 8 ans auparavant, qu’il me guérirait du cancer qui venait d’être diagnostiqué, avait concédé son échec à réaliser sa promesse. Le cancer était devenu un cancer de stade 4 avec des métastases osseuses.

Je me promenais dans Lyon, et mes pensées se bousculaient dans ma tête.
Nous savons tous que nous sommes mortels, et que le rideau peut être tiré en quelques instants.
Mais l’annonce de cette nouvelle m’a conduit à penser que mon horloge de vie avait avancé beaucoup plus vite que je ne le soupçonnais.
Et puis, brusquement j’ai eu une étonnante sensation.
Et j’ai regardé les arbres, les feuilles des arbres, les troncs comme jamais je ne les avais regardés.
Je ne les ai pas rangés dans des cases, pour dire dans ma tête ceci est un platane, ceci est un marronnier.
Non, j’observais simplement avec intensité et exclusivité ce que mes yeux rapportaient comme images à mon cerveau.
Je regardais de même les humains que je croisais, les immeubles que je longeais et le ciel sous lequel je marchais.
Et, je constatais que jamais je n’avais perçu tant de beauté et d’intensité.
Un immense calme s’est alors emparé de mon être : je vivais, j’étais présent à la vie.
Et fréquemment je tente et réussis souvent à retrouver cette capacité de présence, qui passe bien sûr par le fait de se centrer sur sa respiration et l’inspiration profonde.
Depuis cette révélation, je suis calme et je vis avec bonheur tout le reste de ce que je vais avoir la grâce de vivre.

Alors je suis particulièrement attentif et réceptif quand je lis ce que dit Thich Nhat Hanh

« On peut manger dans la pleine conscience
On peut se brosser les dents dans la pleine conscience
On peut marcher dans la pleine conscience
On peut prendre une douche dans la peine conscience
On peut conduire sa voiture dans la pleine conscience
Et comme cela ont vit chaque moment de sa vie quotidienne en profondeur, chaque moment qui nous est donné à vivre. La qualité de la vie. »

Il le dit par exemple dans cette émission bouddhiste sur France 2 qui avait rapporté des échanges lors d’un rassemblement sur le parvis de la Défense que Thich Nhat Hanh avait animé : <La marche inspirante>.

Un peu plus loin il prend notre vieux Descartes, celui du « cogito ergo sum », « je pense donc je suis » à contre-pied :

« On pense beaucoup, mais nos pensées ne sont pas (toujours] très productives
Je pense donc je ne suis pas vraiment là.
Je pense donc je suis perdu dans ma pensée. »

Il ne remet pas en cause le génie cartésien et la capacité de l’homme à penser, à imaginer, à créer et à construire.

Il parle simplement de cette pollution des pensées qui se bousculent si souvent dans nos têtes et nous empêchent d’être présent à nous même et d’être présent aux autres.

J’ai lu dans plusieurs articles qu’il était la figure la plus connue du bouddhisme après le Dalaï Lama

Il est né en 1926 à Hué qui faisait alors partie du protectorat français d’Annam en Indochine française Il sera ordonné moine à 16 ans.

Il tentera toute sa vie à œuvrer pour la paix. En 1966, rencontrant le leader de la lutte pour les droits civiques Martin Luther King, il se joint à ses appels à mettre fin à la guerre du Vietnam. Cet appel déplut aux autorités vietnamiennes qui lui interdirent à rentrer dans son pays.

En 1967, Martin Luther King proposera son nom pour le Prix Nobel de la Paix, soutenant dans une lettre adressée au comité que « ce doux moine bouddhiste » était « un érudit aux immenses capacités intellectuelles ».

A partir de 1966 il se réfugie en France et continuera à pratiquer son enseignement à partir de notre pays.

En 1982, il établit, en Dordogne le monastère du village des pruniers. Le village des pruniers est le plus grand monastère bouddhiste d’Europe et d’Amérique, avec plus de 200 moines et plus de 10 000 visiteurs par an.

France 3 Nouvel-Aquitaine a réalisé un reportage en 2001 sur le <Village des pruniers>.

Parallèlement à son action spirituelle il a poursuivi une action sociale pour construire des écoles et des hôpitaux.

Le Viet Nam l’a autorisé à revisiter son pays en 2005.

En 2014, il a subi un accident vasculaire cérébral depuis lequel, il ne pouvait plus ni parler, ni se déplacer. En 2018, les autorités vietnamiennes l’ont autorisé à revenir pour finir sa vie dans son monastère originelle, c’est là qu’il a quitté la communauté des vivants en janvier 2022.

Depuis 2019, je vais régulièrement consulter un médecin asiatique, d’origine vietnamienne. J’ai la conviction, en effet, qu’il est utile de compléter la puissante et ciblée médecine occidentale par une médecine holistique, c’est-à-dire qui est plus douce et prend davantage en compte l’ensemble du corps et son équilibre.

Ce médecin est un disciple spirituel de Thich Nhat Hanh. Je lui ai demandé de me conseiller un livre, parmi la très nombreuse production, de son guide spirituel me permettant d’accéder un peu à sa pensée.

Il a choisi « Il n’y a ni mort, ni peur »

Ce livre s’inscrit totalement dans le récit spirituel bouddhiste qui m’est étranger, mais il distille aussi des paroles de sagesse et une invitation à la méditation en pleine conscience même si on n’adhère pas à la spiritualité bouddhiste

Il écrit d’ailleurs cet avertissement que je trouve remarquablement inspirant et qui devrait aussi inspirer les tenants des religions monothéistes qui sont parfois très éloignés de cette sagesse de vie :

« Le Bouddha nous a conseillé de ne pas considérer des enseignements comme vrais uniquement parce qu’un maître célèbre les enseigne ou qu’on les a trouvés dans des livres saints. Cela vaut aussi pour le canon bouddhiste. Nous ne pouvons accepter que les enseignements que nous avons mis en pratique avec notre propre compréhension éveillée, ceux dont nous avons pu nous rendre compte qu’ils étaient vrais de notre propre expérience. »
« Il n’y a ni mort, ni peur » page 94

Dans cette < Introduction lors de la Retraite pour les Enseignants et Éducateurs | 2014 10 27 > qui a eu lieu quelques semaines avant son AVC qui lui enlèvera la parole il revient sur la relation entre la respiration profonde et la vie, je veux dire de se sentir pleinement vivant :

« L’inspiration permet d’arrêter de penser
L’inspiration peut donner beaucoup de joie.
Inspirer signifie qu’on est vivant.
Et être vivant c’est un miracle.
Le plus grand miracle du monde
Quand vous inspirez vous revenez vers votre corps.
Souvent votre corps est là, mais votre esprit est ailleurs, dans le passé, dans le futur, dans vos projets, dans votre colère.Corps et esprit ne sont pas ensemble et alors vous n’êtes pas vraiment vivant, pas vraiment là. »

Dans cet enseignement il explique aussi longuement ce que peut être une « parole aimante » qui s’ouvre totalement à l’autre et une « écoute compassionnelle » qui recueille le témoignage de l’autre sans jugement simplement pour permettre l’expression en totale confiance

Dans la spiritualité dans laquelle s’inscrit Thich Nhat Hanh tout se trouve dans la continuité : la vraie nature de l’homme est dans la non naissance et la non-mort. L’être existait avant la naissance, il n’est pas créé par la naissance et il ne disparait pas par la mort.

Thich Nhat Hanh a ainsi écrit ce poème :

« Ce corps n’est pas moi.
Je ne suis pas limité par ce corps.
Je suis la vie sans limites.
Je ne suis jamais né et jamais ne mourrai.
Regarde le vaste océan et le ciel immense là-haut
Étincelant de milliers d’étoiles.
Tout n’est que la manifestation de mon esprit.
Depuis toujours, je suis libre.
Naissance et mort ne sont que jeu de cache-cache,
Portes d’entrée et de sortie.
Prends ma main et rions tous les deux.
Ceci n’est qu’un au revoir.
Nous nous reverrons encore.
Nous ne cessons de nous rencontrer
Aujourd’hui et demain
A notre source et à chaque instant
Sous toutes les formes de la vie. »
Extrait de “Cérémonie du cœur” (Ed. Sully 2010)

Un être de lumière et de spiritualité qui me semble avoir cette qualité rare : savoir parler à tous, quelles que soient leurs croyances ou non croyances et qui s’adresse à ce qu’il y a de plus profond en l’homme.

<1644>

Mercredi 10 Novembre 2021

« I’m going in. »
Lhasa

« I’m going  in » est la chanson la plus longue du dernier album de Lhasa.

Il n’y a qu’un piano qui avec quelques accords produit un accompagnement minimaliste.

La mélodie écrite par Lhasa soutient les paroles écrites par Lhasa , sa voix porte son message et fait vibrer au plus profond de l’être.

<Going In> est aussi un film documentaire tourné en avril 2009. Il dure moins de 30 minutes, juste avant la fin elle chante « I’m going  in » en s’accompagnant, elle-même, sur un piano désaccordé.

<La Métropole>, webmagazine de Montréal le présente ainsi :

« Le 16 janvier 2020, Going In : un film inespéré et contemplatif sur l’art de la chanteuse Lhasa de Sela, surgit discrètement sur des plateformes Web.*

À partir d’un instant précis d’avril 2009, ce fragment éblouissant de vie cristallisée — intemporel et infini — se déploie à l’écran… Tous ceux et celles qui ont été touchés par cette artiste ont sans nul doute ressenti, et viscéralement, le sens unique qui était le sien pour magnifier le 4eme art — une démarche d’une pureté et d’un absolu saisissant… […]

Peu de documents audiovisuels ont été réalisés sur Lhasa et sa carrière, provoquant ainsi une certaine forme d’aura mystérieuse autour de la chanteuse. Heureusement, avec cette caméra dans le sillage de cet être sublime, ce film expose un rare moment d’intimité — le privilège, en quelque sorte, d’évoluer avec cette artiste, dans son univers de création, dans sa propre vie.

Un judicieux plan de caméra sur l’extérieur (un traveling à bord d’un train) nous conduit de la campagne jusqu’au cœur de Montréal. Comme si, sur cette voie ferroviaire, on revivait l’arrivée en ville, à l’aube des années quatre-vingt-dix, de cette jeune chanteuse d’origine américano-mexicaine arrivant de San Francisco. C’était le début de sa carrière musicale…

[…] Sur ses mélodies en fond sonore, l’artiste livre des parcelles de son intériorité : ses peurs, son contact complexe avec l’industrie musicale et sa difficile émancipation.

[…] Dans un moment de recueillement artistique — quasi mystique — Lhasa, assise au piano, chante sa bouleversante pièce « I’m Going In ». Sur ce fond musical, un deuxième traveling s’engage, cette fois sur le béton austère de Montréal et s’échappe de ces lieux pour nous ramener vers des sites naturels en périphérie de la cité : analogie du grand départ, vers l’unique voyage nous ramenant au point fixe…

Cette ode cinématographique fut réalisée par Vincent Moon, cinéaste français indépendant à l’approche instinctive, dont les essais cinématographiques avant-gardistes sont chaque fois consacrés au monde de la musique. En collaboration avec la chanteuse, il organisa et filma un spectacle intimiste, dont certains extraits servirent à promouvoir quelques pièces dudit album. En plus d’avoir capté cette performance, Moon suivit Lhasa avec sa caméra pendant quelques jours… Pendant plus de dix ans, ces bobines ont dormi, jusqu’à ce que Moon se décide enfin à replonger son regard sur ce moment archivé pour se livrer à un savant montage — trame contemplative pour le moins aussi ensorcelante que Lhasa elle-même. Le metteur en scène a su explorer et saisir un moment très concis d’une vie, tout comme il a accompli une véritable plongée dans l’esprit artistique de Lhasa, un être d’exception, lisant Thoreau et en donnant une relecture bouleversante. Le regard de Lhasa, inoubliable, aussi fixe que fulgurant, sur un incandescent voyage existentiel… »

Comme toutes autres chansons du dernier album, Lhasa l’a écrite avant de recevoir son diagnostic.

Mais elle la chante après.

Les premières paroles :

« Alors que ma vie prenait fin
Et que ma mort venait à commencer
Je t’ai dit que je ne te quitterai jamais »

Comme un présage de mort.

Fred Goodman avance cette suggestion :

« Peut-être cela vient-il simplement de sa nature mélancolique : peut-être son intuition innée l’a-t-elle amenée à soupçonner que quelque chose ne tournait pas rond ; peut-être sa prédilection pour les archétypes universels rend-elle les chansons ouvertes à de multiples interprétations. »
« Envoutante Lhasa » Page 160

C’est la chanson préférée d’Alexandra Karam, sa mère : <Lhasa vue par sa mama> qui ajoute :

« Qui ne parle pas de la mort, contrairement à ce qu’on pourrait croire »

Et pourtant elle chante comme un adieu :

« Ne me demande pas de revenir à moi
Je suis maintenant prête à y aller »

Ou encore :

« Je pars, je m’en approche
Je peux soutenir la douleur
Et la chaleur aveuglante »

N’est-ce pas une description qui renvoie vers le récit des expériences de Mort Imminente telle que l’avait décrite, l’Américain Raymond Moody dans son livre « La vie après la vie » ?.

Et puis n’annonce t’elle pas la cérémonie de l’Adieu dans ces mots ?

« Vous me parlerez
Mais je ne pourrai vous comprendre
Je tomberai au bord du chemin
Vous me tendrez la main
[…]
Je n’ai pas creusé si loin
Pour revenir très vite à vous »

Fred Goodman qui parle du « tour de force » intitulé « I’m Going in » et de son côté « troublant. » se résout pourtant à conclure comme la mère de Lhasa :

« La chanson porte sur l’expérience de la naissance et du renouveau spirituel. Lhasa y affiche un optimisme profond, voire religieux, convaincue quelle ne pourra jamais vraiment disparaître »

Dans le documentaire précité, avant de chanter la chanson, elle parle d’un livre de Thoreau et d’expériences spirituelles qui s’apparentent à une renaissance, une nouvelle naissance. Elle chante d’ailleurs :

« Je me sens renaître
Comme si ce corps fut le premier que j’épuisais »

Les américains croyants ont cette expression « born again »

La fin est comme l’écrit Fred Goodman d’un optimisme profond :

« Même perdue et aveugle
J’ai réinventé l’amour »

Il n’est pas nécessaire d’adhérer à cette vision spirituelle, peut être religieuse, pour être subjuguée par la beauté et la sensibilité de ce que chante cette artiste, au seuil de la mort.

Si Lhasa n’avait écrit que cette seule chanson, elle serait déjà inoubliable.

Sublime !

Paroles de chanson et traduction Lhasa de Sela – I’m Going In trouvées sur le site : <http://paroles-traductions.com>

WHEN MY LIFETIME HAD JUST ENDED
Alors que ma vie prenait fin
AND MY DEATH HAD JUST BEGUN
Et que ma mort venait à commencer
I TOLD YOU I’D NEVER LEAVE YOU
Je t’ai dit que je ne te quitterai jamais
BUT I KNEW THIS DAY WOULD COME
Mais je savais que ce jour viendrait


GIVE ME BLOOD FOR MY BLOOD WEDDING
Donne-moi du sang pour mes noces de sang
I AM READY TO BE BORN
Je suis prête à advenir
I FEEL NEW
Je me sens renaître
AS IF THIS BODY WERE THE FIRST I’D EVER WORN
Comme si ce corps fut le premier que j’épuisais


I NEED STRAW FOR THE STRAW FIRE
Il me faut une paille, pour le feu de paille
I NEED HARD EARTH FOR THE PLOW
J’ai besoin de terre forte pour la charrue
DON’T ASK ME TO RECONSIDER
Ne me demande pas de revenir à moi
I AM READY TO GO NOW
Je suis maintenant prête à y aller


I’M GOING IN I’M GOING IN
Je pars, je m’en approche
THIS IS HOW IT STARTS
Et voici comment cela commence
I CAN SEE IN SO FAR
Je ne puis me projeter si loin
BUT AFTERWARDS WE ALWAYS FORGET
Mais après tout, nous oublions toujours
WHO WE ARE
Qui nous sommes


I’M GOING IN I’M GOING IN
Je pars, je m’en approche
I CAN STAND THE PAIN
Je peux soutenir la douleur
AND THE BLINDING HEAT
Et la chaleur aveuglante
‘CAUSE I WON’T REMEMBER YOU
“Puisse que je ne me souviendrai pas de toi
THE NEXT TIME WE MEET
A notre prochaine rencontre


YOU’LL BE MAKING THE ARRANGEMENTS
Vous saurez prendre les dispositions
YOU’LL BE TRYING TO SET ME FREE
Vous essaierez de me libérer
NOT A MOMENT FOR THE MEETING
Pas même le temps d’un rendez-vous
I’LL BE BUSY AS A BEE
Je serai aussi occupée qu’une abeille


YOU’LL BE TALKING TO ME
Vous me parlerez
BUT I JUST WON’T UNDERSTAND
Mais je ne pourrai vous comprendre
I’LL BE FALLING BY THE WAYSIDE
Je tomberai au bord du chemin
YOU’LL BE HOLDING OUT YOUR HAND
Vous me tendrez la main


DON’T YOU TEMPT ME WITH PERFECTION
Ne me tente pas par la perfection
I HAVE OTHER THINGS TO DO
J’ai bien d’autres choses à faire
I DIDN’T BURROW THIS FAR IN
Je n’ai pas creusé si loin
JUST TO COME RIGHT BACK TO YOU
Pour revenir très vite à vous


I’M GOING IN I’M GOING IN
Je pars, je m’en approche
I HAVE NEVER BEEN SO UGLY
Je n’ai jamais été aussi moche
I HAVE NEVER BEEN SO SLOW
Je n’ai jamais été si lente
THESE PRISON WALLS GET CLOSER NOW
Plus les murs de cette prison se rapprochent maintenant
THE FURTHER IN I GO
Au plus loin je m’y enfonce


I’M GOING IN I’M GOING IN
Je pars, je m’en approche
I LIKE TO SEE YOU FROM A DISTANCE
J’aime à vous voir au loin
AND JUST BARELY BELIEVE
Et avoir peine à croire
AND THINK THAT
Et songer que
EVEN LOST AND BLIND
Même perdue et aveugle
I STILL INVENTED LOVE
J’ai réinventé l’amour
Traduction par Corinne Tartary

<1620>

Mardi 19 octobre 2021

« L’incommensurable difficulté de faire silence. »
Expérience vécue dans la zone de silence du désert de la Chartreuse.

Avec Annie, nous avons passé deux semaines de vacances dans le massif de la Chartreuse.

Bien entendu, nous sommes allés faire la randonnée qui contourne le monastère de la Grande Chartreuse.

Lieu de recueillement et de méditation, dans la montagne qui dessine un sublime écrin dans lequel se pose le monastère où vivent des hommes qui ont fait vœu de silence.

Partout les guides, les prospectus, les panneaux au bord du chemin invitaient au silence les randonneurs qui souhaitaient s’approcher de ce lieu.

Avec Annie, nous nous réjouissions de pouvoir accomplir ce périple dans le silence des paroles et de l’esprit, dans cet espace où la nature et l’homme ont su créer un joyau mystique.

La Grande Chartreuse est le premier monastère et la maison-mère des moines-ermites de l’ordre des Chartreux.

Elle est située sur la commune de Saint-Pierre-de-Chartreuse, dans l’Isère. Elle a été fondée en 1084 par Saint Bruno accompagné, selon la tradition, par 6 compagnons.

C’est le nom du massif de la chartreuse qui a donné le nom au monastère et à l’ordre monastique. Installé dans le vallon de Chartreuse, on appellera, dès lors, ce lieu  « le désert de chartreuse » en raison de son isolement.

L’Ordre des Chartreux est donc un Ordre monastique qui s’épanouit dans la vie contemplative et le silence.

Bruno, le premier des chartreux, écrivait :

« Quelle utilité, quelle joie divine la solitude et le silence du désert apportent à qui les aime, seuls le savent ceux qui ont fait l’expérience. Ici les hommes forts peuvent tout à loisir rentrer en eux-mêmes et y demeurer, cultiver assidument les vertus et se nourrir avec délices des fruits du paradis. »
Cité Dans La Grande Chartreuse par un chartreux Page 99

Et conformément à la règle cartusienne qui veille à protéger la solitude des moines, le monastère ne se visite pas. Seul le musée installé à 2 km environ en aval du monastère autorise les visites.

Ce musée est installé dans la « Correrie » constitué par un groupe de bâtiments monastiques qualifiés de « maison basse » du monastère de la Grande Chartreuse, destinés à l’habitat et aux ateliers des frères convers.

Traditionnellement dans les ordres religieux catholiques, on distinguait deux types de membres :

  • Les moines de chœur, qui se consacraient principalement à l’Opus Dei — « l’œuvre de Dieu » — à l’étude, et à l’écriture.
  • Les frères converts appelés aussi les frères lais qui étaient chargés des travaux manuels et des affaires séculières d’un monastère.

Rempli de ce désir de paix et de silence nous avons donc entrepris cette randonnée de 11 km qui commence immédiatement par la zone de silence entourant le monastère.

Nous n’étions pas seuls !

Mais les autres randonneurs ou promeneurs n’étaient pas dans le même état d’esprit que nous. Je parle de promeneurs car il me semble que tous ceux que nous avons rencontré n’ont pas entrepris l’intégralité du périple mais se sont contentés de faire un aller-retour vers le monastère puis de revenir au parking du musée,

Il y avait d’abord les « polis » qui disaient gentiment « bonjour » en nous souriant.

Évidemment, dire bonjour ce n’est pas faire silence.

Mais ces gens étaient beaucoup plus silencieux que d’autres qui à deux souvent à trois ou quatre engageaient des discussions vigoureuses et produisaient suffisamment de décibels pour qu’il ne soit pas possible d’ignorer précisément l’objet des discussions.

Les forces de l’esprit auraient pu les inciter, dans ce cadre unique, à célébrer la beauté du lieu, ou évoquer la vie monastique, pourquoi pas échanger sur la spiritualité ou sur Dieu ?

Ce n’était cependant pas ce qui était prévu, puisque la demande était celle du silence.

Probablement que ces gens n’ont pas lu ou n’ont pas compris ce qui était demandé.

Mais ces hommes et femmes de plus de cinquante ans, non issus de la diversité qui fait la richesse de la France, et vraisemblablement d’ascendance très chrétienne ne brisaient pas le silence par des propos empruntant les voies de la spiritualité.

Les premiers que nous avons rencontrés parlaient de problèmes de voisinage dans leur lotissement. Comble du paradoxe, ils semblaient se plaindre du manque de calme qu’ils y rencontraient, alors qu’ils avaient choisi ce lieu de résidence parce qu’ils espéraient le trouver.

Un second groupe débattait de la difficulté qu’ils avaient eu à se retrouver parce qu’ils n’avaient pas été suffisamment explicites pour définir leur lieu de rendez-vous.

Nous avions accéléré le pas pour essayer de nous éloigner de ce bruit et de cette agitation engendrés par ces mortels englués dans leurs péripéties quotidiennes.

C’est alors que descendant d’un chemin qui était encore plus proche du monastère, une femme qui précédait deux hommes, expliquait doctement et avec force qu’elle était souvent prise de « violentes douleurs aux fesses », mais qu’elle avait trouvé un ostéopathe qui en manipulant son dos, était capable de faire partir cette souffrance touchant son séant.

Je dois concéder que si l’ambiance était bien telle que je la décris, sans cet éloge tonitruant de l’art ostéopathique, dans ce lieu, je n’aurais probablement pas écrit ce mot du jour.

J’avais commis en juin 2016, un mot du jour sur « L’histoire du silence » qui était un ouvrage de l’historien Alain Corbin qui évoquait le silence à travers les siècles et notait la difficulté, peut être la peur, du silence aujourd’hui.

Il est de plus en plus rare de pratiquer des minutes de silence, particulièrement sur les stades de football. Le plus souvent, on la remplace par une minute d’applaudissements, ce qui évidemment ne mobilise pas les mêmes ressorts intérieurs.

L’historien écrivait :

« Le silence n’est pas la simple absence de bruit. Il réside en nous, dans cette citadelle intérieure que de grands écrivains, penseurs, savants, femmes et hommes de foi, ont cultivée durant des siècles. […]
Condition du recueillement, de la rêverie, de l’oraison, le silence est le lieu intime d’où la parole émerge. Les moines ont imaginé mille techniques pour l’exalter, jusqu’aux chartreux qui vivent sans parler. Philosophes et romanciers ont dit combien la nature et le monde ne sont pas distraction vaine. […]
J’ai voulu montrer l’importance qu’avait le silence, et les richesses qu’on a peut-être perdues. J’aimerais que le lecteur s’interroge et se dise : tiens, ces gens n’étaient pas comme nous. Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les randonneurs, les moines, des amoureux contemplatifs, des écrivains et des adeptes de la méditation à savoir écouter le silence… »

Le silence n’est pas la simple absence de bruit, il ne se réduit pas non plus au seul fait de se taire. Il est plus profond et plus grand que cela. Il n’en reste pas moins qu’il faut savoir déjà se taire pour espérer accéder à la richesse et à l’intimité du silence.

Nous avons ensuite, après nous être éloigné du monastère, pu gouter au silence du randonneur pendant quelques temps.

A la fin de la randonnée, en revenant vers le monastère nous avons alors été submergé par un bruit « industriel » intense.

A quelques 50 mètres du porche du monastère, un bucheron utilisait une superbe et efficace machine à couper le bois et à l’entasser, en produisant, en plus, un bruit à faire fuir toute personne raisonnable soucieuse de préserver son acuité auditive.

Il était difficilement envisageable que ce travail ne fut pas réalisé pour le compte des moines. Il fallait donc se résoudre à admettre que ces derniers étaient consentants au déchainement de ce tohu-bohu assourdissant.

Même les moines …

Que dire ?

Que penser ?

Laisser la dernière parole à Christian Bobin :

« Le silence est la plus haute forme de la pensée, et c’est en développant en nous cette attention muette au jour que nous trouverons notre place dans l’absolu qui nous entoure »
Le huitième jour de la semaine p. 25

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Jeudi 24 janvier 2019

« La prééminence du temps linéaire correspond à une conception du monde eschatologique, où toute l’histoire humaine tend vers un jugement dernier. […] Il existe d’autres conceptions du temps »
Julian Baggini

Passé, présent puis futur, c’est une vision linéaire du temps. C’est celle que nous connaissons. C’est la vision occidentale.

Cette fois l’article traduit par courrier international est extrait du journal anglais : « The Guardian » et c’est le philosophe britannique Julian Baggini qui en est l’auteur.

Et il commence son article par une comparaison des philosophies du monde :

« Les premiers écrits philosophiques apparaissent à peu près en même temps à différents endroits du globe. Telle est l’une des grandes merveilles inexpliquées de l’histoire de l’humanité. Les origines des philosophies indienne, chinoise et grecque, ainsi que du bouddhisme, s’échelonnent sur une période d’environ trois cents ans, qui s’ouvre au VIIIe siècle avant J.-C.

Ces philosophies antiques ont déterminé les différentes formes de culte et les divers modes de vie, ainsi que la manière dont les hommes envisagent les grandes questions qui les concernent tous. La plupart d’entre nous ne formulent pas consciemment les principes philosophiques qu’ils ont intégrés, et souvent ils ne sont même pas conscients d’en avoir. Mais les idées concernant la nature du soi, l’éthique, les sources de la connaissance ou les buts de la vie sont profondément inscrites dans nos cultures et façonnent notre pensée sans que nous en soyons conscients.

Prenons par exemple le temps. Aujourd’hui, dans le monde entier, le temps est perçu comme étant linéaire, il s’échelonne en passé, présent et avenir. Nos journées sont organisées par la progression de l’horloge, à court et moyen terme nous nous appuyons sur des calendriers et des agendas, l’histoire court sur des fresques chronologiques embrassant les millénaires. Toutes les cultures ont leur propre conception du passé, du présent et de l’avenir, mais fondamentalement, pour une bonne part de l’histoire de l’humanité, on retrouve une constante, celle du temps cyclique. Le passé est aussi l’avenir, l’avenir est aussi le passé – le commencement est aussi la fin. »

Ainsi le monde des idées terriennes serait selon lui plutôt enclin à définir le temps par des cycles, un temps qui tourne en rond en quelque sorte.

Mais la révolution industrielle a donné la prééminence à l’Occident et c’est donc la conception occidentale qui l’a emporté, la vision linéaire.

Alors, d’où vient cette vision ?

Selon le philosophe britannique :

« La prééminence du temps linéaire correspond à une conception du monde eschatologique, où toute l’histoire humaine tend vers un jugement dernier. Sans doute est-ce la raison pour laquelle c’est devenu la manière la plus courante de concevoir le temps dans l’Occident chrétien. Quand Dieu a créé le monde, il a donné naissance à une histoire avec un début, un milieu et une fin. »

Mais il existe d’autres conceptions du temps.

De nombreuses écoles de pensée estiment que le commencement et la fin sont – et ont toujours été une seule et même chose dans une perspective de cercle qui revient vers son point de départ.

Le poème de Christian Bobin cité ce lundi disait d’ailleurs :

« car dans l’attente,
le commencement est comme la fin »

Et Julian Baggini de raisonner :

« Intuitivement, il s’agit de la manière la plus plausible de concevoir l’éternité. Quand on imagine le temps de façon linéaire, on finit par se demander, déconcerté : Que se passait-il avant le commencement du temps ? Comment une ligne peut-elle avancer sans fin ? Un cercle nous permet de visualiser un retour et un départ perpétuels, sans qu’il n’y ait jamais ni commencement ni fin. »

La vision linéaire permet de raconter des récits de création et de fin du monde, mais elle permet aussi de s’adapter au récit du progrès, récit d’abord occidental.

Avec le progrès on ne revient pas en arrière, il y a des innovations qui marquent une rupture : avant / après. Ce récit ou cette réalité a besoin d’une vision linéaire du temps :

  • Avant/ après la révolution agricole
  • Avant/ après l’invention de l’écriture
  • Avant / après l’invention de l’imprimerie

Le temps cyclique était dès lors présent dans des sociétés dans lesquels il n’y avait guère d’innovations d’une génération à l’autre.

Dans l’Inde ancienne, le livre des hymnes Rigveda parle ainsi du ciel et de la terre :

« Lequel est apparu en premier, lequel a suivi ?

Comment sont-ils nés ? Ô sages, qui peut les discerner ? Ils contiennent eux-mêmes tout ce qui existe. Le jour et la nuit tournent comme sur une roue. »

La philosophie est-asiatique est profondément enracinée dans le cycle des saisons, lui-même intégré au cycle plus large de l’existence.

Mais il y a des conceptions du temps qui dépassent cette opposition linéaire/cyclique. Ainsi l’Islam qui selon cet article est fondé sur une vision cyclique, mais où chaque cycle fait avancer l’Humanité, chaque révélation s’appuie sur la précédente.

Et en Australie, l’anthropologue David Maybury-Lewis affirmait que le temps dans les cultures indigènes australiennes n’était ni cyclique ni linéaire : il ressemblerait plutôt à l’espace-temps de la physique moderne. Dans cette conception, le temps est intimement lié à l’espace, dans ce que le spécialiste appelle :

« Le temps rêvé du passé, du présent et de l’avenir, tous ici même »

C’est ainsi que dans cette tradition il semblerait que ce n’est pas la distinction entre temps linéaire et temps cyclique qui est fondamentale, mais si le temps est distinct de l’espace ou intimement lié à lui.

Nous sommes alors en pleine modernité dans un monde où le temps en tant que donnée intangible n’existe pas, c’est ce qu’affirment les physiciens modernes, mais nous y reviendrons.

Et Julian Baggini d’expliquer :

« Cette notion de lien est importante. Le temps et l’espace sont devenus des abstractions théoriques dans la physique moderne, mais dans la culture ce sont des réalités concrètes. Un point sur une carte ou un instant dans le temps n’ont pas d’existence propre, tous les phénomènes sont liés les uns aux autres. Donc pour comprendre le temps et l’espace dans les traditions philosophiques orales, il faut y voir moins des concepts abstraits que des réalités vivantes, au sein d’une conception du monde où tout est lié. »

Et il cite un autre chercheur australien Stephen Muecke :

« Pour ses amis indigènes […] la question fondamentale n’est pas « quand est-ce que ça s’est passé ? mais « en quoi est-ce lié à d’autres événements ? »

Et Julian Baggini de conclure

« Les différents conceptions du temps dans les traditions philosophiques s’avèrent être bien davantage que des curiosités métaphysiques. Elles déterminent à la fois la manière dont nous concevons notre place temporelle dans l’histoire et notre relation aux lieux physiques où nous vivons. Et elles montrent bien comment, en empruntant un autre système de pensée, nous pouvons voir notre monde d’un œil neuf. Parfois, il suffit d’un nouveau cadre pour modifier sa vision des choses. » :

Cet article est beaucoup plus riche d’idées que les quelques éléments que j’ai picorés pour partager cette ouverture et réflexion sur la notion de temps, dont la vision occidentale n’est qu’un aspect. Vision occidentale que la théorie de la relativité conteste d’ailleurs radicalement.

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Lundi 7 mai 2018

« Mass »
Léonard Bernstein (1918-1990)

Léonard Bernstein est né le 25 août 1918. C’est encore un peu tôt pour fêter son centième anniversaire, mais les circonstances font que je voudrais aujourd’hui vous parler d’une œuvre qui à mon avis est absolument géniale : « Mass ».

Et j’ai découvert qu’ARTE a retransmis le remarquable concert qui avait eu lieu à la Philharmonie de Paris le 22 mars 2018 et qu’il est possible de voir et d’écouter ce spectacle en replay pendant quelques mois.

Donc pour tous celles et ceux qui sont pressés et aiment aller à l’essentiel :

Voici le lien vers le site de la Philharmonie : <Live.philharmoniedeparis.fr – Bernstein : MASS>

La Philharmonie ne permet plus de voir qu’un extrait. Si vous voulez voir l’intégralité il se trouve après une page de publicité derrière ce lien <Bernstein : MASS à la Philharmonie de Paris>.

Le programme de la Philharmonie introduit cette œuvre de la manière suivante :

« Mass de Bernstein est une des partitions les plus foisonnantes de l’histoire de la musique, passant dans l’instant de l’expérimentation ludique à une comédie musicale, d’une fanfare à un gospel. Cette grande messe est un objet musical peu identifié qui mêle jazz, rock, classique aux sons de batteries, de guitares électriques, de synthétiseurs, portée par une liberté de ton donnant l’impression d’un happening sans limites.  »

ARTE la présente ainsi : «

« Œuvre aussi grandiose qu’iconoclaste, […] cette messe pas comme les autres se situe à la frontière de l’oratorio et de la comédie musicale. »

ARTE annonce que la vidéo sera disponible jusqu’au 21/03/2020, ce qui m’étonne mais donne à chacun le temps de visionner cette « OVNI ». (Œuvre Vocale Non Identifié)

Si vous souhaitez en savoir un peu plus et me donner le temps de tenter d’expliquer pourquoi, cette œuvre assez méconnue jusqu’ici, est exceptionnelle, je vous invite à lire la suite de ce mot du jour.

J’ai découvert cette œuvre il y a environ quinze ans par l’enregistrement qu’en a fait le compositeur lui-même à la suite de sa création en 1971.

Il faut d’abord parler de Léonard Bernstein.

Il est né dans le Massachusetts, de parents juifs ukrainiens. <TELERAMA> nous apprend que son père voulait en faire un rabbin. Mais la musique le saisit d’abord comme interprète puis comme compositeur.

Il devint, bien sûr, mondialement célèbre en composant la musique de la comédie musicale « West Side Story »

C’était un homme charismatique, plein de fougue et d’excès, j’y reviendrai dans un mot du jour ultérieur, plus proche de sa date anniversaire.

Mais c’était un musicien extraordinaire. La grande cantatrice allemande Christa Ludwig qui a beaucoup travaillé avec le musicien dit en toute simplicité :

«Leonard Bernstein ne faisait pas de la musique, il était la musique!»
(Propos rapportés par le Figaro du 18 mars 2018)

Lors de sa disparition subite, le 14 octobre 1990, des suites d’une crise cardiaque, le New York Times titrait : « Music’s Monarch, Dies » (Le seigneur de la musique est mort).

Il était surtout très éclectique et s’intéressait à toutes les musiques, le jazz, le rock.

Et <France Musique> nous apprend que dans une émission diffusée en 1967 sur CBS, Inside Pop – The Rock Revolution, Léonard Bernstein a osé cette comparaison :

« Les Beatles sont les Schubert de notre temps »

Je ne partage pas cette vision …

D’ailleurs je pense que les mélomanes spécialisés dans la musique classique auront plus de mal à entrer en résonance avec « Mass » que ceux qui se sentent plus proches du jazz et du rock. Il n’est pas rare que des musiciens de rock aient introduit dans leurs spectacles des morceaux de musique classique, le contraire est quasi inexistant. Léonard Bernstein l’a fait pour la première fois, à ma connaissance

Mais si les habitués de la musique classique auront du mal, il est aussi possible que les croyants catholiques aient du mal : car Mass n’est pas une messe, mais un « oratorio scénique » pour chanteurs, musiciens et danseurs qui se base sur le texte liturgique catholique mais pour en faire une chose très différente : une interrogation sur la spiritualité, une interpellation très vive de Dieu.

<Le site Qobuz> explique :

« Difficile de classer Mass de Bernstein, créée en 1971. Il ne s’agit pas vraiment d’une messe à proprement parler, […] et l’argument pourrait être celui d’une sorte de service divin qui tournerait au vinaigre avant de retrouver, finalement, la paix universelle. Au début, tout le monde semble d’accord, puis les « musiciens de rue » commencent à questionner la nécessité, voire même l’existence, d’un dieu. La cacophonie qui s’installe jusqu’à l’Élévation catastrophique est finalement apaisée après que le serviteur de la messe rassemble tous les esprits autour de la divinité et un dernier « allez en paix ». Bernstein a rassemblé dans sa partition tous les éléments possibles et imaginables de la musique du XXe siècle : jazz band, blues, ensemble de rock, Broadway, expressionnisme, dodécaphonisme, modernisme qui n’est pas sans rappeler Britten, musique de rue, fanfare, voix classiques mêlées aux voix de rock et de jazz et aux récitations du Gospel : une véritable Tour de Babel qu’il n’est pas nécessairement facile de rassembler autour d’un même souffle. »

Mais revenant au commencement. Léonard Bernstein, de nombreux signes le montrent est profondément ancré dans la tradition juive et hébraïque. Par exemple dans ses œuvres plus académiques : ses symphonies, la première est consacrée au grand prophète juif « Jérémie » et la troisième porte pour titre « Kaddish », la prière juive par excellence.

Donc cela peut sembler une incongruité que Jacqueline Kennedy demande à Léonard Bernstein de consacrer une œuvre « religieuse » en l’honneur du président assassiné, premier président et il me semble toujours seul président des États-Unis catholique. Car il faut quand même rappeler qu’au centre de cette liturgie catholique, plus précisément dans le « Credo » se trouve cet acte de Foi « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique.  » prompte à éloigner tous ceux qui ne partagent pas cette croyance

Et c’est ainsi que « Mass » est né et a été interprété pour la première fois au John F. Kennedy Center for the Performing Arts, le 8 septembre 1971

Il faut noter que Léonard Bernstein fut très ami avec la famille Kennedy.

Bernstein s’entoura d’un groupe de collaborateurs dont certains illustres pour créer cette pièce de théâtre pour chanteurs, comédiens et danseurs comme par exemple Alvin Ailey, Gordon Davidson, Roger LM. Stevens. Les textes complémentaires au texte liturgique furent écrits par Léonard Bernstein lui-même mais aussi en partie par Stephen Lawrence Schwartz.

MASS commence par un Kyrie sur le texte traditionnel dans une musique très moderne et assez chaotique mais très vite remplacé par un chant de l’officiant qui joue un rôle central dans cette pièce.

Le livret qui accompagne l’enregistrement de Bernstein écrit :

« Il existe pour accéder à cette œuvre une clé qui réside dans les toutes premières paroles chantées par le célébrant : « Chantez au Seigneur un chant simple ».

Vous pouvez entendre dans la version de Bernstein ce « Simple song »

« Mass était probablement « un chant simple » pour Léonard Bernstein, cet homme au génie créateur le plus complexe que l’Amérique ait jamais produit. Il voulait s’exprimer sur la nécessité pour chacun de nous de posséder et de cultiver une vie spirituelle au sein de notre vie de tous les jours. »

<Le site de la Cité de la Musique donne aussi des clés> :

« 1971 : les États-Unis sont en pleine guerre du Vietnam et Leonard Bernstein compose sa messe. Pour l’anecdote, le chef du FBI aux États-Unis, J. Edgar Hoover, envoya un message au procureur général du président Richard Nixon pour l’informer que cette œuvre, programmée pour l’ouverture du nouveau centre d’arts et concerts de Washington – le Centre Kennedy – pouvait contenir un texte subversif. Faisait-on allusion au texte « Dona Nobis Pacem » ? Toujours est-il que Richard Nixon n’est pas venu à la première.

Mass est une œuvre complètement liée à son époque. […] On sent, d’un côté, le désespoir de ceux dont les repères moraux et religieux ont été bousculés, mais aussi l’optimisme de ceux qui cherchent un nouveau chemin spirituel. […]

Les véritables intentions de Bernstein étaient d’une part d’ouvrir la messe catholique à un œcuménisme spirituel et musical, d’autre part de protester contre l’indifférence de Dieu face aux horreurs de la guerre en cours au Viêtnam.

La crise de foi du jeune célébrant qui, après le « Dona nobis pacem », jette violemment par terre les sacrements et, vêtements liturgiques et linge de l’autel arrachés, saute sur l’autel et commence à danser, exprime l’inquiétude et la rage de la génération soixante-huitarde. Dans le contexte socio-politique de l’époque, il était évident que la contestation du jeune célébrant ne concernait pas seulement Dieu et le formalisme liturgique, mais aussi les responsables de la guerre du Viêtnam, le président Nixon en tête qui, à l’occasion de la création de Mass, laissa volontiers sa place à la veuve du président assassiné, Jacqueline, désormais épouse d’Onassis. »

Le Monde est très élogieux sur l’interprétation qui a été produite à la philharmonie de Paris : « « Mass », de Bernstein, une œuvre pop, classique et hippie »

Les deux acteurs principaux de cette réussite sont « Jubilant Sykes » qui incarne le « célébrant et le chef d’orchestre anglais « Wayne Marshall ».

Le replay d’ARTE n’est plus actif, mais vous pouvez trouver des extraits : <ICI> ou <ICI>

Et si vous avez besoin d’un aperçu plus court (2mn) écoutez cet extrait du Gloria dans une autre interprétation au Prom’s de Londres : « Mass – Gloria – BBC Proms 2012 ».

Je pense cependant que toutes ces versions, très bonnes du point de vue musicales, restent un peu statiques par rapport à la version initiale dont la chorégraphie était l’œuvre  d’Alvin Ailey. J’ai trouvé des extraits d’un spectacle sur un  site entièrement consacré à léonard Bernstein, je pense que l’organisation scénique est plus proche de ce qu’avait imaginé Bernstein et Ailey : <Trailer de Mass>

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Jeudi 16 mars 2017

Jeudi 16 mars 2017
« Il n’y a pas qu’une vérité. Il y a des milliards de vérité»
Michel Serres

Tout à la fin de l’entretien (44:00), Emmanuelle Dancourt demande à Michel Serres :

« Pourquoi prenez-vous la nuit étoilée comme le modèle de notre savoir, alors que moi j’étais restée à la caverne de Platon. »

C’est, en effet,  dans un ouvrage précédent «  Yeux » que Michel Serres a développé cette contre-proposition à la Caverne de Platon

On se rappelle que selon cette allégorie, très importante dans la pensée occidentale, les humains  sont enfermés dans une caverne et observent, sur une paroi, des ombres bouger. L’un d’eux s’échappe et découvre la vérité à la lumière du Soleil. Dans cette vision, « la vérité » se trouve en plein jour, le soleil est la vérité et il n’y en a qu’une.

Mais selon Michel Serres :

«La nuit est le modèle de notre savoir, pas le jour »

Alors quand Emmanuelle Dancourt repose sa question :

« Pourquoi vous faites-nous lever les yeux vers la nuit étoilée pour trouver la vérité ? ».

Michel Serres répond :

« Pour deux raisons :

1° Si on prend le soleil et la journée comme modèle de la vérité. Il n’y a qu’une vérité, c’est le soleil. Et ce n’est pas vrai ! Il n’y a pas qu’une vérité !

Il y a des milliards de vérité, et ces milliards de vérité sont représentés par le ciel étoilé, par la totalité des constellations.

2° Et d’autre part si vous prenez la journée et le soleil comme modèle de connaissance, il n’y a pas de non-connaissance. Donc il n’y a pas de progrès, la connaissance vous est donnée d’un coup !

Tandis ce que dans la nuit, tous ces milliards de vérité sont sur un fond noir. Et ce fond noir c’est ce vers quoi je vais, pour essayer de comprendre.

Donc il y a du non savoir qui me promet encore un savoir nouveau.

C’est pourquoi le vrai modèle de la connaissance, c’est vraiment la nuit étoilée et pas le jour.

Le jour s’appelle l’idéologie. Et l’idéologie peut être cruelle, elle peut-être affreuse.

Le fait qu’il y ait qu’une vérité est abominable. Cela s’appelle l’intégrisme !

Et au nom de l’intégrisme, on tue, on massacre ! Alors qu’il y a des milliards de vérité.

On ne comprend pas, on n’estime pas assez l’avantage qu’a eu la religion chrétienne, d’avoir eu à se battre, sans arrêt depuis des siècles contre Galilée, contre Giordano Bruno, contre Darwin.

Et peu à peu elle a dû reculer et a dû s’apercevoir que Oui le soleil est au centre du système solaire, oui il y a des fossiles etc…Elle a dû feuilleter sa vérité. Elle est arrivée à dire : Oui il y a des vérités. […] Il y a un feuilletage de la vérité, c’est-à-dire le ciel étoilé.

Il s’agit d’un progrès gigantesque.

Les religions qui n’ont pas eu à se battre contre la science, n’ont gardé qu’une seule vérité et c’est pour ça qu’elles tuent. »

Régis Debray avait eu ce mot qui m’a beaucoup marqué :

«”Les religions monothéistes ont lié la notion de croyance et la notion de vérité et ça c’est de la dynamite ! »

Vu à l’aune de ces réflexions le passage du polythéisme au monothéisme ne fut pas forcément un progrès pour l’homme !

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