Tout à la fin de l’entretien (44:00), Emmanuelle Dancourt demande à Michel Serres :
« Pourquoi prenez-vous la nuit étoilée comme le modèle de notre savoir, alors que moi j’étais restée à la caverne de Platon. »
C’est, en effet, dans un ouvrage précédent « Yeux » que Michel Serres a développé cette contre-proposition à la Caverne de Platon
On se rappelle que selon cette allégorie, très importante dans la pensée occidentale, les humains sont enfermés dans une caverne et observent, sur une paroi, des ombres bouger. L’un d’eux s’échappe et découvre la vérité à la lumière du Soleil. Dans cette vision, « la vérité » se trouve en plein jour, le soleil est la vérité et il n’y en a qu’une.
Mais selon Michel Serres :
«La nuit est le modèle de notre savoir, pas le jour »
Alors quand Emmanuelle Dancourt repose sa question :
« Pourquoi vous faites-nous lever les yeux vers la nuit étoilée pour trouver la vérité ? ».
Michel Serres répond :
« Pour deux raisons :
1° Si on prend le soleil et la journée comme modèle de la vérité. Il n’y a qu’une vérité, c’est le soleil. Et ce n’est pas vrai ! Il n’y a pas qu’une vérité !
Il y a des milliards de vérité, et ces milliards de vérité sont représentés par le ciel étoilé, par la totalité des constellations.
2° Et d’autre part si vous prenez la journée et le soleil comme modèle de connaissance, il n’y a pas de non-connaissance. Donc il n’y a pas de progrès, la connaissance vous est donnée d’un coup !
Tandis ce que dans la nuit, tous ces milliards de vérité sont sur un fond noir. Et ce fond noir c’est ce vers quoi je vais, pour essayer de comprendre.
Donc il y a du non savoir qui me promet encore un savoir nouveau.
C’est pourquoi le vrai modèle de la connaissance, c’est vraiment la nuit étoilée et pas le jour.
Le jour s’appelle l’idéologie. Et l’idéologie peut être cruelle, elle peut-être affreuse.
Le fait qu’il y ait qu’une vérité est abominable. Cela s’appelle l’intégrisme !
Et au nom de l’intégrisme, on tue, on massacre ! Alors qu’il y a des milliards de vérité.
On ne comprend pas, on n’estime pas assez l’avantage qu’a eu la religion chrétienne, d’avoir eu à se battre, sans arrêt depuis des siècles contre Galilée, contre Giordano Bruno, contre Darwin.
Et peu à peu elle a dû reculer et a dû s’apercevoir que Oui le soleil est au centre du système solaire, oui il y a des fossiles etc…Elle a dû feuilleter sa vérité. Elle est arrivée à dire : Oui il y a des vérités. […] Il y a un feuilletage de la vérité, c’est-à-dire le ciel étoilé.
Il s’agit d’un progrès gigantesque.
Les religions qui n’ont pas eu à se battre contre la science, n’ont gardé qu’une seule vérité et c’est pour ça qu’elles tuent. »
Régis Debray avait eu ce mot qui m’a beaucoup marqué :
« »Les religions monothéistes ont lié la notion de croyance et la notion de vérité et ça c’est de la dynamite ! »
Vu à l’aune de ces réflexions le passage du polythéisme au monothéisme ne fut pas forcément un progrès pour l’homme !
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