Lundi 15 Novembre 2021

« La dernière chanson de Lhasa. »
Selon un récit de son ami Arthur H

J’avais commencé cette série par une question : Connaissez-vous Lhasa ?

Et puis, je vous ai renvoyé vers ce documentaire <La route de Lhasa (1972-2010)> qui me l’a fait découvrir.

Après, je vous ai invité à entreprendre avec moi la visite de la route de Lhasa. Je n’en ai découvert qu’une partie et j’en ai partagé moins encore.

Pourtant, j’ai la faiblesse de penser que si vous avez accepté de me suivre et que vous aviez répondu à la première question, « non », vous répondrez désormais : «Oui je connais Lhasa de Sela» et ce « Oui » contiendra quelque chose comme une lumière, une gratitude envers cette artiste incroyable. Mon exploration de la route de Lhasa s’achève aujourd’hui, par la découverte de la dernière chanson de Lhasa selon le fils de Jacques Higelin.

Je l’ai écrit vendredi, Lhasa au début de son cancer, n’a pas accepté de se soumettre aux traitements conventionnels proposés par la médecine occidentale.

Si les chansons du dernier album ont été écrits avant la révélation de la maladie, l’enregistrement et la confection du disque ont été réalisés alors que la maladie était très présente.

Les traitements conventionnels, enfin tentés, ont offert une accalmie, probablement de l’espoir, mais pas de rémission.

L’accalmie a permis de débuter la promotion de l’album ultime : deux fois à Paris, une fois à Londres et deux fois en Islande.

C’est en Islande qu’eurent lieu les deux derniers concerts. Le journal canadien<Le Devoir> raconte

« Aller jouer en Islande, est-ce que ça vous tente ? » C’est ainsi que Lhasa a lancé l’offre à ses musiciens, se souvient Joe Grass, le guitariste de la chanteuse à l’époque. « Et on a évidemment dit : « Euh… oui ! » », rigole-t-il.

Deux concerts ont eu lieu au Reykjavik Arts Festival, les 23 et 24 mai 2009, en amont de la tournée prévue après le lancement du disque Lhasa — tournée qui n’aura finalement pas lieu pour des raisons de santé. « C’était dans une salle sur le carré principal à Reykjavik, une belle place, une vieille bâtisse qui devait accueillir 800 personnes ou quelque chose comme ça », raconte Grass.

Lhasa et ses musiciens — Joe Grass, Sarah Pagé, Andrew Barr et Miles Perkins — ont passé deux semaines là-bas, une avant les concerts, l’autre après. « On était dans la campagne, à une heure de Reykjavik, dans une petite cabin, se remémore Joe Grass. On cuisinait le souper chaque soir, on écrivait, on jouait chaque jour pour préparer le show. C’était plein d’incertitudes, elle savait déjà qu’elle était malade, on parlait de ne pas continuer [la tournée] ou de la faire autrement. Mais c’était une belle expérience, tous ensemble. »

Un enregistrement live a été fait de ces derniers concerts. Il s’appelle « Live in Reykjavik », il est paru en 2017.

Voilà ce qu’on pouvait lire dans TELERAMA le 29/11/2017 de ce live de Reykjavik

« Ce live, inédit, a été capté à Reykjavik en 2009, six mois avant la mort de la chanteuse. Bouleversant.

C’est un chant d’outre-tombe, gorgé de douleurs et de joies, porteur d’une sagesse infinie. C’est l’ultime concert de Lhasa, capté à Reykjavik le 24 mai 2009, un peu plus de six mois avant qu’elle disparaisse, à seulement 37 ans. Il est d’une beauté renversante. Tous ceux qui ont aimé la jeune femme de son vivant seront emplis d’émotion à entendre ainsi sa voix qui chante, parle, rit — alors qu’elle pensait donner le coup d’envoi d’une tournée que la maladie lui aura finalement interdit. […] Et que ceux qui ignoreraient le pouvoir de Lhasa se précipitent ! Ils entendront ici un concert poignant, aux ombres crépusculaires mais dansantes, qui fut donné avec recueillement. C’est de la même façon qu’il convient de le recevoir. Sans autre support qu’une contrebasse, une harpe, une guitare et une batterie, la force quasi transcendantale du chant nous revient intacte, et saisissante. »
Valérie Lehoux

C’était les chansons du troisième album avec quelques chansons des albums précédents.

En Islande, Lhasa en collaboration avec Joe Grass initiera la composition d’une ultime chanson « Island Song ».

Fred Goodman écrit :

Trois jours à peine après être rentrée à Montréal, Lhasa s’est pointée à une répétition avec l’essentiel des paroles de « Island song », la pièce qu’elle avait ébauchée avec Joe en Islande. Plus tard, cette semaine-là, alors que Sarah (la harpiste) et le guitariste l’accompagnaient dans une émission de la CBC pour promouvoir l’album, elle a insisté pour inclure la nouvelle chanson au répertoire. Quelques jours plus tard , le trio en enregistrait une version définitive. Il s’agit de l’ultime enregistrement de Lhasa »
Goodman « Envoutante Lhasa » Page 164

Je n’ai pas trouvé trace de cet enregistrement.

J’ai trouvé sur internet <Cette interprétation audio>.

Formellement il s’agit de la dernière chanson de Lhasa. Mais ce n’est pas « Island Song » dont Arthur H parle quand il évoque la dernière chanson de Lhasa

Arthur H était devenu ami de Lhasa, après son premier concert parisien au Bataclan. Il disait d’elle :

« A ses côtés, on avait l’impression que le temps se dilatait. Sous son aura, on entrait facilement dans le rêve et la création »

Et il a composé une chanson à sa mémoire : <Sous les étoiles à Montréal> qui se trouve sur son album « Chien fou » :

Sous Les étoiles à Montréal

Musique hypnotique et le thé trop chaud
Princesse mexicaine au sourire de Mona Lisa
Je te respire et tu m’inspires
Sous les étoiles chez Lhasa

Jolie sorcière tu nous tirais les cartes
Le Fou, la Lune et l’Amoureux
Le destin était si audacieux
Sous les étoiles à Montréal

La luz de tu cuerpo était si belle
La luz de tu corazón aussi
Je n’ai pas voulu te voir mourir
Sous les étoiles à Montréal

Une nuit d’hiver par la fenêtre ouverte
S’envole un souffle au-dessus
De la ville blanche et mystique
Sous les étoiles de Lhasa

Et tu chantes avec le Roi Cohen
Sous les étoiles à Montréal
Et tu chantes avec le Roi Cohen
Sous les étoiles à Montréal

Grâce à cette chanson j’ai appris qu’elle avait des liens avec Leonard Cohen. Le livre de Goodman n’en parle pas.

<Ce site > nous apprend que le directeur musical de Leonard Cohen, l’a appelée pour lui demander d’auditionner au poste crucial de choriste pour la suite de la tournée de Leonard Cohen, l’un de ses maîtres :

« Elle hésite peu ; l’aventure promet d’être riche, la bienveillance du chanteur est réputée, et son disque à elle peut être décalé : elle auditionne donc et les répétitions commencent. Au bout de quelques jours néanmoins, elle va voir Cohen et lui annonce ce qu’elle vient d’apprendre : elle souffre d’un cancer du sein, à un stade avancé. Le chanteur l’encourage à « faire le nécessaire », elle quitte donc le navire à peine embarqué pour se consacrer à sa vie, à son disque »

Quand on cherche, on trouve. Il y a cette vidéo qui montre Lhasa au Festival International de Jazz de Montréal, en 2008, chanter la chanson de Leonard Cohen <Who by Fire>.

Mais revenons à la dernière chanson de Lhasa, selon la sensibilité d’Arthur H

C’est lui qui nous fait ce récit dans lequel, il raconte les circonstances dans lesquelles il a entendu la dernière chanson de Lhasa :

«Je vais vous raconter sa dernière musique, sa dernière chanson.
Nous étions à Montréal chez trois de ses sœurs. Lhasa vivait à Montréal au Québec, et Ayin, Sky et Miriam vivaient à Montréal en Bourgogne [dans l’Yonne] (elles étaient très connectées).
Alexandra Karam, leur mère avait rapporté les cendres de sa fille dans une urne sobre.
Le matin, nous nous sommes rassemblés dans une petite grange, il y avait tous les amis de France, beaucoup de circassiens, les amis de Marseille. C’était presque six mois après sa disparition et la douleur était encore tenace.
On a projeté un bout de film, écouté quelques interviews et la tristesse est tombée sur nous comme une montagne de plomb. […]

Une étoile était morte, l’avenir avait cessé d’être, rien ne semblait plus possible.
On pouvait dans notre corps, sentir quelque chose de dur, de solide, qui nous empêchait de respirer.
Puis nous avons dû monter dans quelques voitures : il fallait se rendre dans une petite chapelle du Moyen âge perdue dans les bois. Nous nous sommes garés, nous avons marché 5 minutes dans la forêt puis nous nous sommes installés à côté de l’église, chacun trouvant sa place. Le sous-bois était frais, les arbres immenses, laissaient à peine passer la lumière du soleil, pourtant nous étions au mois de juin et il était midi. Tout est devenu très doux […]
Un calme profond est apparu qui a presque fait disparaître la tristesse.
Puis l’urne, lentement, est passée de main en main, chacun l’a serrée contre son cœur, c’étaient les dernières traces physiques de Lhasa.
Chacun a murmuré des paroles de gratitude, des encouragements pour l’autre monde, chacun a mesuré la chance inouïe d’avoir croisé cet être. Les déclarations d’amour se suivaient et se ressemblaient. Une joie très ancienne, qui était unique pour chacun, s’est installée, une joie éphémère : le deuil ne faisait que commencer. Des enfants ont récité des poèmes, chanté des chansons et quand le tour a été fini, l’atmosphère était considérablement différente, dense et légère à la fois.
L’urne est revenue dans les bras d’Alexandra et nous l’avons suivie tandis qu’elle se dirigeait vers le gros ruisseau qui coulait en contrebas. Alexandra s’est agenouillée, a ouvert l’urne et très délicatement, a pris des poignées de cendre qu’elle a jetées dans l’eau.
Au début cela faisait de grandes tâches noires puis rapidement, le courant qui était vif, a fait tournoyer la cendre.
Stupéfaits, réellement abasourdis, nous avons vu les dernières traces de Lhasa s’éclaircir puis disparaître totalement dans l’onde, un retour très concret dans la matrice de l’univers.
C’était un rite mystique, essentiel, au-delà du temps, qui nous faisait comprendre de l’intérieur que nous aussi étions destinés à retourner dans cette matrice.
Un grand silence s’est fait qui nous a permis de mieux entendre la musique de l’eau vive, puissante et gracieuse.
C’était la dernière chanson de Lhasa.
La mémoire de son sourire, de sa voix souple et chaude, la force du courant, les scintillements du soleil qui illuminait le ruisseau, le son de l’eau, tout se mélangeait et tout disait : tout va bien, ne vous inquiétez pas, je suis bien où je suis.
C’était le son de l’âme de Lhasa […]»
Préface du livre « Envoutante Lhasa » Page 12 & 13

<1622>

Vendredi 12 Novembre 2021

« Lhasa de Sela qui remuait la vie de celles et ceux qui entendaient sa voix. »
Vincent Delerm

Le 3 janvier 2010 le site internet de l’artiste avait publié ce message :

«Lhasa de Sela est décédée à son domicile de Montréal pendant la soirée du 1er janvier 2010, un peu avant minuit. Un cancer du sein qu’elle a combattu avec courage et détermination pendant plus de 21 mois l’aura finalement emportée. Durant cette période difficile, elle a continué à toucher la vie des gens qui l’entouraient avec la grâce, la beauté, et l’humour qui la caractérisaient.
Il a neigé plus de 40 heures à Montréal depuis son départ. »

Le cancer qui l’a frappé l’a donc tué en moins de deux ans

Le cancer est une trahison ! Une trahison cellulaire.

Des cellules n’acceptent pas leur destinée : naitre, vivre et mourir pour l’intérêt supérieur du corps vivant qui les portent.

Elles n’acceptent pas de mourir et se multiplient créant des métastases et, finalement tuent le tout dont elles ne sont qu’une partie.

Quand cette trahison a lieu dans un corps jeune comme celui de Lhasa, le dynamisme de vie est utilisé par les cellules rebelles pour se répandre encore plus vite.

Lhasa quand elle a appris le diagnostic, a refusé de se soumettre aux traitements conventionnels que lui proposaient les médecins et que ses proches lui enjoignaient de prendre.

Elle voulait se soigner avec des méthodes naturelles.

Personne n’est en mesure de dire si l’utilisation immédiate des traitements conventionnels auraient pu la guérir ou lui accorder quelques années supplémentaires, ou simplement quelques mois.

Elle acceptera finalement ces traitements rejetés dans un premier temps.

Elle aura l’espoir de guérir, jusqu’en novembre 2009, après selon ce qu’écrit Fred Goodman le sentiment monte que c’est la fin.

Le cancer se généralisa, sa fin de vie sera très dure.

Sa demi-sœur Gabriela déclara :

« Je ne sais pas s’il est utile de voir quelqu’un souffrir aussi atrocement. Je pense que ça n’apporte rien. C’est ce que j’en retiens. J’aurais vraiment souhaité qu’elle décide elle-même de mettre fin à ses jours, plusieurs mois auparavant au lieu de vivre une telle épreuve. Je l’aurais souhaité »
« Envoutante Lhasa » Page 168

Elle passera le nouvel an, mais pas le premier jour de 2010.

La famille attendra le 3 janvier pour officialiser la nouvelle qui s’était répandu sur la toile.

Il y aura une pluie d’hommages.

Je m’arrêterai sur celui de Vincent Delerm que je trouve très beau et très juste.

Ils avaient chanté ensemble <L’échelle de Richter>

Elle avait cependant déclaré :

« J’ai grandi en me sentant hors du temps, sans télévision, ni électricité, ni eau courante… et j’aimais ça. Aujourd’hui, quand j’écris, j’ai tendance à davantage chercher des images de choses éternelles que transitoires. Je ne parle jamais de téléphones, de voitures ni de marques. Je suis le contraire de Vincent Delerm. J’aime plutôt chanter les vérités éternelles… »

Son contraire a donc écrit et c’est Vincent Josse qui l’a publié sur France Inter le 5 janvier 2010 : <C’était ça Lhasa>

« Trois fois comme si le sol avait tremblé. Trois fois la voix de Lhasa.

La première c’était chez elle, à Montréal, il y a six ans. Nous étions venus faire un concert là-bas avec Mathieu Boogaerts et le lendemain, dans sa maison, elle nous faisait écouter les maquettes de son deuxième album. Dehors, nuit et tempête de neige. Dedans, bougies, cadres minuscules avec photographies de proches sur un mur et cette chanson « J’arrive à la ville ». Sa voix sur cette chanson. La vie privée vacillait depuis quelques temps et cette musique, écoutée près d’elle qui souriait à côté de la chaîne hifi, m’a convaincu de tout changer en rentrant à Paris.

La deuxième, c’était lors de son concert au Rex l’année suivante. J’étais assis à côté d’une amie commune qui avait affronté une épreuve violente quelques semaines plus tôt. Nous étions au balcon et la minuscule silhouette de Lhasa sur scène en contrebas a dit, avec son accent étrange, quelque chose comme « parfois, la vie ne ressemble pas à ce qu’on voudrait. Cette chanson c’est pour toi, Ingrid ». Après le spectacle, dans sa loge, pas pu parler, lui dire que c’était un concert incroyable, juste fondu en larmes, à cause de sa voix qui avait tout remué pendant deux heures.

Sa voix comme tout le temps relié au sol. Sa voix de trois-mille ans.

La troisième fois c’était autour d’un projet initié par notre maison de disques, Tôt ou Tard, qui souhaitait faire un album entièrement composé, joué et interprété par les artistes du label.
Lhasa m’avait dit « j’aimerais bien que tu écrives une chanson pour nous deux, mais une chanson sans nom propre, sans références, parce que moi je ne vis pas en France et parfois, tes références, je ne les comprends pas ».
J’avais envoyé la chanson, sans référence. Le jour où nous l’avons enregistrée, nous avons décidé de chanter l’intégralité du titre à deux voix, elle a juste dit : « à l’hôtel, en écoutant la chanson, j’ai pensé faire ce petit contrechant-là », et bien sûr, ça changeait la mélodie en mille fois mieux.

C’était violent, une fois de plus, d’entendre sa voix, très fort dans le casque.
Entendre sa voix articuler les mots écrits pour elle et qui faisaient allusion à l’histoire que j’avais quittée dans ma tête en écoutant « J’arrive à la ville », quelques années plus tôt.
Je me souviens de ne pas avoir dormi la nuit qui a suivi.
C’était Lhasa.
Lhasa de Sela qui remuait la vie de celles et ceux qui entendaient sa voix. »

<1621>

Mercredi 10 Novembre 2021

« I’m going in. »
Lhasa

« I’m going  in » est la chanson la plus longue du dernier album de Lhasa.

Il n’y a qu’un piano qui avec quelques accords produit un accompagnement minimaliste.

La mélodie écrite par Lhasa soutient les paroles écrites par Lhasa , sa voix porte son message et fait vibrer au plus profond de l’être.

<Going In> est aussi un film documentaire tourné en avril 2009. Il dure moins de 30 minutes, juste avant la fin elle chante « I’m going  in » en s’accompagnant, elle-même, sur un piano désaccordé.

<La Métropole>, webmagazine de Montréal le présente ainsi :

« Le 16 janvier 2020, Going In : un film inespéré et contemplatif sur l’art de la chanteuse Lhasa de Sela, surgit discrètement sur des plateformes Web.*

À partir d’un instant précis d’avril 2009, ce fragment éblouissant de vie cristallisée — intemporel et infini — se déploie à l’écran… Tous ceux et celles qui ont été touchés par cette artiste ont sans nul doute ressenti, et viscéralement, le sens unique qui était le sien pour magnifier le 4eme art — une démarche d’une pureté et d’un absolu saisissant… […]

Peu de documents audiovisuels ont été réalisés sur Lhasa et sa carrière, provoquant ainsi une certaine forme d’aura mystérieuse autour de la chanteuse. Heureusement, avec cette caméra dans le sillage de cet être sublime, ce film expose un rare moment d’intimité — le privilège, en quelque sorte, d’évoluer avec cette artiste, dans son univers de création, dans sa propre vie.

Un judicieux plan de caméra sur l’extérieur (un traveling à bord d’un train) nous conduit de la campagne jusqu’au cœur de Montréal. Comme si, sur cette voie ferroviaire, on revivait l’arrivée en ville, à l’aube des années quatre-vingt-dix, de cette jeune chanteuse d’origine américano-mexicaine arrivant de San Francisco. C’était le début de sa carrière musicale…

[…] Sur ses mélodies en fond sonore, l’artiste livre des parcelles de son intériorité : ses peurs, son contact complexe avec l’industrie musicale et sa difficile émancipation.

[…] Dans un moment de recueillement artistique — quasi mystique — Lhasa, assise au piano, chante sa bouleversante pièce « I’m Going In ». Sur ce fond musical, un deuxième traveling s’engage, cette fois sur le béton austère de Montréal et s’échappe de ces lieux pour nous ramener vers des sites naturels en périphérie de la cité : analogie du grand départ, vers l’unique voyage nous ramenant au point fixe…

Cette ode cinématographique fut réalisée par Vincent Moon, cinéaste français indépendant à l’approche instinctive, dont les essais cinématographiques avant-gardistes sont chaque fois consacrés au monde de la musique. En collaboration avec la chanteuse, il organisa et filma un spectacle intimiste, dont certains extraits servirent à promouvoir quelques pièces dudit album. En plus d’avoir capté cette performance, Moon suivit Lhasa avec sa caméra pendant quelques jours… Pendant plus de dix ans, ces bobines ont dormi, jusqu’à ce que Moon se décide enfin à replonger son regard sur ce moment archivé pour se livrer à un savant montage — trame contemplative pour le moins aussi ensorcelante que Lhasa elle-même. Le metteur en scène a su explorer et saisir un moment très concis d’une vie, tout comme il a accompli une véritable plongée dans l’esprit artistique de Lhasa, un être d’exception, lisant Thoreau et en donnant une relecture bouleversante. Le regard de Lhasa, inoubliable, aussi fixe que fulgurant, sur un incandescent voyage existentiel… »

Comme toutes autres chansons du dernier album, Lhasa l’a écrite avant de recevoir son diagnostic.

Mais elle la chante après.

Les premières paroles :

« Alors que ma vie prenait fin
Et que ma mort venait à commencer
Je t’ai dit que je ne te quitterai jamais »

Comme un présage de mort.

Fred Goodman avance cette suggestion :

« Peut-être cela vient-il simplement de sa nature mélancolique : peut-être son intuition innée l’a-t-elle amenée à soupçonner que quelque chose ne tournait pas rond ; peut-être sa prédilection pour les archétypes universels rend-elle les chansons ouvertes à de multiples interprétations. »
« Envoutante Lhasa » Page 160

C’est la chanson préférée d’Alexandra Karam, sa mère : <Lhasa vue par sa mama> qui ajoute :

« Qui ne parle pas de la mort, contrairement à ce qu’on pourrait croire »

Et pourtant elle chante comme un adieu :

« Ne me demande pas de revenir à moi
Je suis maintenant prête à y aller »

Ou encore :

« Je pars, je m’en approche
Je peux soutenir la douleur
Et la chaleur aveuglante »

N’est-ce pas une description qui renvoie vers le récit des expériences de Mort Imminente telle que l’avait décrite, l’Américain Raymond Moody dans son livre « La vie après la vie » ?.

Et puis n’annonce t’elle pas la cérémonie de l’Adieu dans ces mots ?

« Vous me parlerez
Mais je ne pourrai vous comprendre
Je tomberai au bord du chemin
Vous me tendrez la main
[…]
Je n’ai pas creusé si loin
Pour revenir très vite à vous »

Fred Goodman qui parle du « tour de force » intitulé « I’m Going in » et de son côté « troublant. » se résout pourtant à conclure comme la mère de Lhasa :

« La chanson porte sur l’expérience de la naissance et du renouveau spirituel. Lhasa y affiche un optimisme profond, voire religieux, convaincue quelle ne pourra jamais vraiment disparaître »

Dans le documentaire précité, avant de chanter la chanson, elle parle d’un livre de Thoreau et d’expériences spirituelles qui s’apparentent à une renaissance, une nouvelle naissance. Elle chante d’ailleurs :

« Je me sens renaître
Comme si ce corps fut le premier que j’épuisais »

Les américains croyants ont cette expression « born again »

La fin est comme l’écrit Fred Goodman d’un optimisme profond :

« Même perdue et aveugle
J’ai réinventé l’amour »

Il n’est pas nécessaire d’adhérer à cette vision spirituelle, peut être religieuse, pour être subjuguée par la beauté et la sensibilité de ce que chante cette artiste, au seuil de la mort.

Si Lhasa n’avait écrit que cette seule chanson, elle serait déjà inoubliable.

Sublime !

Paroles de chanson et traduction Lhasa de Sela – I’m Going In trouvées sur le site : <http://paroles-traductions.com>

WHEN MY LIFETIME HAD JUST ENDED
Alors que ma vie prenait fin
AND MY DEATH HAD JUST BEGUN
Et que ma mort venait à commencer
I TOLD YOU I’D NEVER LEAVE YOU
Je t’ai dit que je ne te quitterai jamais
BUT I KNEW THIS DAY WOULD COME
Mais je savais que ce jour viendrait


GIVE ME BLOOD FOR MY BLOOD WEDDING
Donne-moi du sang pour mes noces de sang
I AM READY TO BE BORN
Je suis prête à advenir
I FEEL NEW
Je me sens renaître
AS IF THIS BODY WERE THE FIRST I’D EVER WORN
Comme si ce corps fut le premier que j’épuisais


I NEED STRAW FOR THE STRAW FIRE
Il me faut une paille, pour le feu de paille
I NEED HARD EARTH FOR THE PLOW
J’ai besoin de terre forte pour la charrue
DON’T ASK ME TO RECONSIDER
Ne me demande pas de revenir à moi
I AM READY TO GO NOW
Je suis maintenant prête à y aller


I’M GOING IN I’M GOING IN
Je pars, je m’en approche
THIS IS HOW IT STARTS
Et voici comment cela commence
I CAN SEE IN SO FAR
Je ne puis me projeter si loin
BUT AFTERWARDS WE ALWAYS FORGET
Mais après tout, nous oublions toujours
WHO WE ARE
Qui nous sommes


I’M GOING IN I’M GOING IN
Je pars, je m’en approche
I CAN STAND THE PAIN
Je peux soutenir la douleur
AND THE BLINDING HEAT
Et la chaleur aveuglante
‘CAUSE I WON’T REMEMBER YOU
« Puisse que je ne me souviendrai pas de toi
THE NEXT TIME WE MEET
A notre prochaine rencontre


YOU’LL BE MAKING THE ARRANGEMENTS
Vous saurez prendre les dispositions
YOU’LL BE TRYING TO SET ME FREE
Vous essaierez de me libérer
NOT A MOMENT FOR THE MEETING
Pas même le temps d’un rendez-vous
I’LL BE BUSY AS A BEE
Je serai aussi occupée qu’une abeille


YOU’LL BE TALKING TO ME
Vous me parlerez
BUT I JUST WON’T UNDERSTAND
Mais je ne pourrai vous comprendre
I’LL BE FALLING BY THE WAYSIDE
Je tomberai au bord du chemin
YOU’LL BE HOLDING OUT YOUR HAND
Vous me tendrez la main


DON’T YOU TEMPT ME WITH PERFECTION
Ne me tente pas par la perfection
I HAVE OTHER THINGS TO DO
J’ai bien d’autres choses à faire
I DIDN’T BURROW THIS FAR IN
Je n’ai pas creusé si loin
JUST TO COME RIGHT BACK TO YOU
Pour revenir très vite à vous


I’M GOING IN I’M GOING IN
Je pars, je m’en approche
I HAVE NEVER BEEN SO UGLY
Je n’ai jamais été aussi moche
I HAVE NEVER BEEN SO SLOW
Je n’ai jamais été si lente
THESE PRISON WALLS GET CLOSER NOW
Plus les murs de cette prison se rapprochent maintenant
THE FURTHER IN I GO
Au plus loin je m’y enfonce


I’M GOING IN I’M GOING IN
Je pars, je m’en approche
I LIKE TO SEE YOU FROM A DISTANCE
J’aime à vous voir au loin
AND JUST BARELY BELIEVE
Et avoir peine à croire
AND THINK THAT
Et songer que
EVEN LOST AND BLIND
Même perdue et aveugle
I STILL INVENTED LOVE
J’ai réinventé l’amour
Traduction par Corinne Tartary

<1620>

Mardi 9 Novembre 2021

« J’écris des chansons pour m’aider à avancer. Elles sont mes étoiles. Elles me guident dans la nuit. »
Lhasa

Le chant du cygne, son troisième et dernier album est paru en 2009. Il avait simplement pour titre : « Lhasa »

Il aura donc fallu à nouveau 6 ans entre le précédent album et celui-ci.

La maturation était lente chez cette artiste, c’est probablement pour cette raison que le résultat est si abouti.

Cette fois elle ne quittera pas Montréal. Après deux ans passés sur les scènes du monde entier pour présenter son deuxième album, elle se mettra tranquillement à composer les paroles et les mélodies pour son nouvel ouvrage.

Et comme précédemment elle va changer de musiciens.

Lhasa était selon la description qu’en fait Fred Goodman une personne sympathique, chaleureuse et fidèle en amitié. Mais pour sa trajectoire musicale, elle était sans concession : savait ce qu’elle voulait et n’hésitait pas à trancher dans le vif.

Rien ne l’illustre mieux que son attitude avec Mélanie Auclair, une violoncelliste qui a intégré son groupe de musicien pour l’album « Living Road » et qui va devenir son amie.

Fred Goodman raconte :

« L’arrivée de Mélanie était un changement bienvenu pour Lhasa. Au cours des tournées précédentes, elle s’était sentie isolée : presque chaque soir, les gars [que des hommes] faisaient la fête pendant qu’elle dormait et reposait sa voix. Cette fois, elle voulait que ça se passe autrement. Lhasa et Mélanie allaient prendre l’habitude de s’éclipser une heure avant le test de son.

Du magasinage éclair, se souvient Mélanie. Elle était du genre à m’acheter de nouvelles chaussures un jour où je me sentais triste. Ou à débarquer avec une soupe miso. Elle était comme une grande sœur bienveillante. Elle prenait soin de moi. »
« Envoutante Lhasa » Page 124

Mais pour le troisième album, Lhasa veut explorer d’autres pistes et cela se passe ainsi :

« Mélanie savait que Lhasa explorait la scène de Mile End. « Elle voulait trouver sa place là-dedans » indique t’elle. Mais quand elle a reçu un coup de fil de la chanteuse qui l’invitait à passer à la maison, elle n’était pas prête à encaisser l’inévitable. C’est autour d’un souper dans un restaurant du coin que Lhasa lui a appris la nouvelle.

« Il faut que je te le dise : je travaille avec d’autres musiciens, lui a-t-elle annoncé et je vais peut-être prendre un autre violoncelliste. »
« Non ! Non, non, non s’il te plait ! » Je l’ai pris très durement, se souvient Mélanie. J’avais le cœur brisé. Je la respectais, je respectais sa vision, mais c’était très difficile à avaler sur le plan personnel. Le plus dur, c’est que je savais que j’allais perdre la place de choix que j’occupais dans son cœur. Notre relation s’est poursuivie par la suite, nous sommes restées amies, mais ce n’était plus comme avant. »
« Envoutante Lhasa » Page 143

L’amitié et l’exigence musicale, par rapport aux évolutions de Lhasa étaient bien distinctes dans son esprit.

Après le premier album entièrement en espagnol, le second en trois langues, le troisième sera entièrement en anglais, la langue maternelle.

<TELERAMA> la cite

« Chanter dans ma langue maternelle a été comme un atterrissage, un ré-enracinement, après plusieurs années passées à flotter dans les airs… Une espèce de grounding, dirait-on en anglais. Ça me fait du bien, j’en avais besoin. »

Elle changera aussi de voix. Elle a eu un problème aux cordes vocales parce que précédemment, elle forçait sa voix la rendant plus grave et plus rocailleuse. Les médecins voulaient l’opérer mais une vieille chanteuse, sachant ce que chanter veut dire lui a simplement dit de chanter avec sa voix naturelle qui était plus haute et plus légère et que tout irait bien. C’est ce qu’elle a fait et sa voix s’en ait porté mieux.

Ses œuvres sont pourtant toujours aussi profondes et porteuses d’émotions.

Dans un article de « L HUMANITE » publié le 29 mai 2009 pour la sortie de son album  : <Lhasa : « Aller jusqu’au bout de ce que je ressens »> elle dit :

« Je ne me dis pas : je vais faire un album plus dense. C’est la beauté qui m’importe. Mais ce n’est pas mon affaire de dire si l’album est mélancolique, ou joyeux… Je cours après la beauté. Ce qui est très subjectif !

Ce troisième album compte 12 chansons. Son éditeur canadien, Audiogram, n’aime pas ce troisième album et trouve que les chansons se ressemblent trop, veut du tri. Lhasa répond alors :

« Je vous demande pardon, mais lequel de mes enfants voulez-vous que je tue ? »

L’album sera comme elle l’a décidé.

Les chansons ont été écrites avant qu’elle connaisse sa maladie, l’enregistrement et le début de la promotion ont eu lieu alors que la maladie était présente. La tournée qui s’annonçait a du rapidement s’interrompre.

Lhasa a cependant pu venir en France, en mai 2009 et faire deux concerts au Théâtre des Bouffes du Nord

La journaliste Valérie Lehoux était présente et raconte dans <TELERAMA>

« Ce jour-là, en mai dernier, il aura suffi d’une seconde pour qu’elle nous hypnotise. Elle est entrée d’un pas feutré, silhouette fine comme la lame d’un couteau, sourire léger et intrigant. Pas un soupçon d’artifice. Sa voix s’est élevée entre les murs décrépis du Théâtre des Bouffes du Nord, embrasant tout l’espace de sa gravité voilée et de sa rare intensité. Musique incantatoire et voyageuse, folk-blues gorgé de lumière et de douleur.

Lhasa n’a que trois disques à son actif […] Trois disques en onze ans, c’est très peu dans un univers musical où la course à la production est souvent la condition de l’existence artistique : « Je suis lente, j’attends la nécessité, je soigne mes disques jusque dans leurs moindres détails. J’ai envie d’en être fière, qu’ils durent longtemps. Les chansons, je les laisse venir à moi sans les brusquer. Quand j’en sens une se préciser, je la travaille bien sûr, mais je ne force jamais son écriture. Une chanson devient vraiment magique quand elle vous dépasse, qu’elle a une vie bien à elle. »
Article publié dans Télérama n°3110 le 22 août 2009

Un des concerts, celui du 11 mai 2009 a été organisé par la FNAC et on trouve les vidéos sur la chaine Youtube de la FNAC

Je vous propose d’écouter <Rising>

Pour la chanson Rising Lhasa a répondu dans l’article de L’humanité précité :

« Cette chanson est née d’une image que j’ai explorée. Pour moi, ce n’est pas très intéressant maintenant d’explorer cette chanson, c’est plus intéressant que les autres imaginent l’image. Les mots m’ont attirée parce que je sentais qu’ils véhiculaient une image puissante. Mon boulot est d’explorer cette image, d’aller jusqu’au bout de ce que je ressens. Ensuite, c’est aux autres de voir ce qu’elle veut dire. »

Voici les paroles avec une tentative de traduction

I got caught in a storm
And carried away
I got turned, turned around
I got caught in a storm
That’s what happened to me

J’ai été pris dans une tempête
Et emporté
Je me suis tourné, retourné
J’ai été pris dans une tempête
C’est ce qui m’est arrivé

So I didn’t call
And you didn’t see me for a while
I was rising up
Hitting the ground
And breaking and breaking

Alors je n’ai pas appelé
Et vous ne m’avez pas vu pendant un moment
Je m’élevais
Cognais le sol
Et me brisais et me brisais

I got caught in a storm
Things were flying around
And doors were slamming
And windows were breaking
And I couldn’t hear what you were saying
I couldn’t hear what you were saying
I couldn’t hear what you were saying

J’ai été pris dans une tempête
Des choses volaient alentour
Et les portes claquaient
Et les fenêtres se brisaient
Et je ne pouvais pas entendre ce que vous disiez
Je ne pouvais pas entendre ce que vous disiez
Je ne pouvais pas entendre ce que vous disiez

I was rising up
Hitting the ground
And breaking and breaking
Rising up
Rising up

Je m’élevais
Cognais le sol
Et me brisais, et me brisais
M’élevais
M’élevais

Il y a d’autres chansons sur la chaîne de la FNAC comme <Fool’s gold – Bouffes du Nord>

Le 3 décembre 2017, beaucoup de ses amis se sont réunis pour un concert hommage à Lhasa. Ils l’ont appelé « La route chante » Comme le livre qu’elle avait écrit et qui est paru en 2008.

<Cet article> sur le site de RFI raconte cet hommage ému de la part des musiciens qui ont participé à son aventure musicale. Et l’article se termine ainsi :

À la fin du concert à la Philharmonie, une dame apparaît, épaulée par tous les artistes de l’hommage : c’est Alexandra, sa maman. Sur la scène, elle lit les paroles de sa fille, tirées de son ouvrage « La Route chante » :
« J’écris des chansons pour m’aider à avancer. Elles sont mes étoiles. Elles me guident dans la nuit (…) ».
Sous les tonnerres d’applaudissement d’une salle debout, sous l’esprit de Lhasa, elle conclut l’hommage par ces mots de la chanteuse :
« Tu as fait grandir le cœur de ce monde. Tu as repoussé les murs. Merci. »

<1619>

Lundi 8 Novembre 2021

« Si elle ne se saignait pas à chaque représentation, elle croyait qu’elle trompait le public. »
Rick Haworth, guitariste sur le deuxième album de Lhasa

Le premier album, entièrement chanté en espagnol, est un succès. Lhasa va faire une tournée mondiale pour le présenter. En France elle sera très bien accueillie, la critique musicale qui fait autorité dans le domaine de la chanson, Anne-Marie Paquotte et qui écrit dans « TELERAMA », l’a entendue à Montréal et en fait l’éloge par un article laudatif. Elle la signale à Vincent Frèrebeau, patron de Tôt ou Tard, qui va devenir son distributeur en Europe. Elle viendra, auréolée de cette renommée au Printemps de Bourges 1997.

Seul les États-Unis seront insensibles à cette artiste née aux États-Unis et qui ne chante pas en anglais.

Son éditeur canadien, Audiogram, est comblé et attend avec impatience qu’elle continue sur cette voix et prépare rapidement un deuxième Album. Mais Lhasa n’est pas de cet avis, elle a besoin de faire une pause.

« J’étais rendue paranoïaque, j’avais l’impression de ne plus avoir d’espace pour vivre. Je perdais tout estime de moi-même ». Un jour, elle a stupéfait l’équipe d’Audiogram, Yves Desrosiers et ses autres musiciens en leur annonçant qu’elle quittait Montréal pour se joindre à la troupe de cirque de ses sœurs en France. Quand reviendrait-elle ? Qui sait, peut-être jamais. »
Fred Goodman : « Envoutante Lhasa » page 87

Elle dira plus tard :

« Avec le recul, je me suis dit que c’était assez extrême. Mais quand je suis partie pour la France, c’était presque comme si j’allais vers la mort. J’ai tout abandonné. J’ai tout essayé sauf me raser la tête et me faire moine. »
même référence.

Sa sœur Miriam explique que leurs parents leur ont transmis cette quête que la vie est recherche intérieure qu’il est important de poursuivre. Il fallait donc être à l’écoute de ses intuitions et faire confiance à la vie.

Et c’est ainsi que Lhasa va venir dans notre pays rejoindre ses sœurs. Elle restera en France 4 ans et s’installera à Marseille pendant deux ans et demi et fera des tournées avec le cirque de ses sœurs. Elle chantera pendant le spectacle de cirque dans des conditions simples et même précaires, bien loin des standards auxquels elle s’était habituée pendant la tournée avec Yves Desrosiers et les autres musiciens.

Mais le désir de recomposer de nouvelles chansons la reprendra à Marseille.

Cette fois les chansons seront toujours en espagnol mais aussi en français, langue de Marseille et de Montréal et en anglais, sa langue maternelle.

Elle dit : « Pour mon deuxième album, je voulais créer quelque chose d’intime, de personnel »
Elle commencera à Marseille, mais il lui faut des musiciens.

Arthur H, qu’elle connait depuis qu’elle a chanté au Bataclan, la met en contact avec un groupe de musiciens parisiens. Mais l’osmose ne se fait pas, elle ne retrouve pas la relation qu’elle avait avec Yves Desrosiers.

Alors cette nomade dans l’âme retourne vers la ville qui sera son port d’attache dans sa courte vie : Montréal.
Dès son retour, en 2002, Lhasa va retrouver Yves Desrosiers. Mais l’alchimie ne fonctionne plus. Ce site canadien cite le guitariste :

« Ça commençait à être difficile entre elle et moi. Avec du recul, je crois qu’elle était tannée qu’il y ait tout le temps quelqu’un derrière elle. Depuis le début, je symbolisais celui qui la parrainait et je crois qu’elle en avait son casse. Elle ne voulait pas qu’on se sépare, mais elle voulait prendre les rênes.»

Yves Desrosiers met donc un terme à son aventure artistique avec Lhasa de Sela : «J’me disais qu’il était temps qu’elle fasse ses choses toute seule, qu’elle contrôle entièrement son univers artistique. Je voyais que c’est ça qu’elle avait envie de faire. C’était écrit dans le ciel qu’un jour, ça allait arriver.» »

Quelques mois après sa mort, Yves Desrosiers confiera au même journal son regret :

« La raison pour laquelle on a décidé de se séparer musicalement, elle n’est plus importante… mais, dans ma tête, je me disais que, dans 10 ou 15 ans, j’allais rejouer avec elle sur scène. Pas nécessairement pour refaire un disque, mais pour renouer avec le plaisir que j’avais d’être à côté d’elle, de jouer pour elle», confie-t-il, encore sous le coup de l’émotion. « Malheureusement, c’est pas arrivé… et j’ai jamais été capable de lui dire avant qu’elle parte. »

Elle va se tourner vers François Lalonde (batteur) et Jean Massicotte (pianiste) qui avaient déjà participé au premier album.

S’y ajoutera le guitariste Rick Haworth qui jouera sur l’album et participera à la tournée qui a suivi. Il fera, à Fred Goodman cette confidence que je reprends, en partie, comme exergue de ce mot du jour :

« Si elle ne se saignait pas à chaque représentation, elle croyait qu’elle trompait le public. Elle creusait plus profondément dans une chanson que quiconque avec qui j’ai joué. C’était ça, son défi. J’ai dû changer la façon dont j’abordais les chansons, nous l’avons tous fait. Tu devais la suivre, sinon, tu ne faisais plus partie de la chanson. Il n’y avait pas de compromis. Tu devais toi aussi saigner. »

Ce deuxième album aura pour titre « Living road »

La pochette sera à nouveau réalisé graphiquement par Lhasa.

Il est encore question de route, la route vivante.

Cette expression se trouve dans la dernière chanson du disque

<Soon this space will be too small>

Bientôt cet espace sera trop petit
Et j’irais dehors
Sur l’immense flanc de colline
Où soufflent les vents sauvages
Et brillent les étoiles froides

Je poserai mon pied
Sur la route vivante
Et je serai portée
Jusqu’au cœur du monde
[…]

<Vous trouverez ici> une description et analyse de l’ensemble des chansons de cet album qui commence par « Con toda palabra » déjà citée lors du premier mot du jour de la série.

Elle chante donc cette fois aussi en français.

Je vous propose d’écouter « Marée Haute » dont <elle dit>

« Je travaille mes chansons d’une façon très visuelle, et vice versa: mes grandes peintures abstraites sont des partitions. Il m’arrive de dessiner un point rouge, juste pour le plaisir. Ce point, c’est comme un son, il crée un équilibre dans la toile. La peinture m’inspire des chansons. […] Et la chanson La Marée haute a été marquée par l’exposition sur les surréalistes à Beaubourg. Les influences sont souvent perçues comme quelque chose qui vient de l’extérieur. Je pense au contraire qu’on les digère et qu’il faut plonger à l’intérieur de soi pour les retrouver.»

Les paroles sont les suivantes :

La route chante
Quand je m’en vais
Je fais trois pas…
La route se tait

La route est noire
À perte de vue
Je fais trois pas…
La route n’est plus

Sur la marée haute
Je suis montée
La tête est pleine
Mais le coeur n’a
Pas assez

Et puis il y a cette chanson extraordinaire : La frontera » (la frontière).

Dans cette <interprétation au Grand Rex> déjà sa présentation est un moment d’émotion.

Les mots sont tous simples. Elles parlent de nuages qui s’affrontent, puis dansent, puis il ne se passe plus rien.

Mais quand Lhasa dit cela, on voit des migrants qui s’approchent de la frontière qui ont peur, mais qui espèrent aussi une vie meilleure et qui attendent.

C’est l’émotion dont parle Rick Haworth, c’est indescriptible.

Dans cette vidéo on entend aussi Lhasa expliquer son expérience sur scène.Et puis <ICI> elle répond plus longuement sur TV5 à une interview concernant cet album.

Living Road est sorti en novembre 2003, 6 ans après le premier album.

En 2004 et 2005, Lhasa entreprend une longue tournée et donne un total de plus de 180 représentations : elle parcourt l’Europe, puis elle chante aux États-Unis, au Canada et au Mexique. Cette tournée remporte un grand succès auprès du public et les salles sont bondées un peu partout.

<1618>

Jeudi 4 novembre 2021

« La LLorona »
Premier album de Lhassa en 1997

La vie de Lhasa commença dans un bus qui transportait sa famille de lieu en lieu, entre les Etats-Unis et le Mexique, en fonction du travail et des pérégrinations spirituelles de ses parents. Son prénom lui fut donné, en référence à la capitale du Tibet et du grand intérêt pour le bouddhisme manifesté par ses parents.

Fred Goodman en souligne toute l’importance dans le parcours ultérieur de Lhasa mais ne cache pas les limites de cette vie :

« En cherchant à vivre libre dans les marges de la société, Lhasa et sa famille menaient une existence certes exaltante, mais précaire sur le plan financier et émotionnel. Les de Sela étaient toujours en mouvement, toujours sur le fil du rasoir. Cela voulait dire un manque affligeant de stabilité, l’omniprésence du danger (gens inquiétants, environnement étranges, absence de filet de sécurité) et un sentiment persistant d’isolement et d’altérité. Combinée à un héritage familial chargé de souffrances, de conflits et de tragédies, cette expérience enchâssera pour de bon la tristesse et l’insécurité dans la personnalité de Lhasa. Et quand cette famille tissée serré (le seul univers qu’elle ait connu) se déchirera, la chanteuse éprouvera une colère et une douleur qui jamais ne s’apaiseront complètement »
Page 19

Le couple de ces blessés de la vie que sont les parents de Lhasa va donc se séparer au début des années 1980. Avant cela, ils se rendront avec leur bus en Californie parce que la Fondation nationale du tourisme cherchait des enseignants en espagnol pour former le personnel hôtelier de Los Cabos en Basse Californie et que le père était professeur d’espagnol. C’est en Californie qu’ils vont se séparer. Alexandra va alors habiter à San Francisco et Lhasa va vivre avec elle. Ses sœurs vont se passionner pour le cirque, ce qui n’est pas son cas.

Un jour, par hasard, elle voit un documentaire sur la chanteuse de jazz Billie Holiday. Elle est fascinée. A la fin de l’émission, elle pointe son doigt vers l’écran et dit :

« C’est ça que je vais faire. »
Page 52

En 1987, Lhasa demande à sa mère de l’inscrire à des cours de chant, ce qu’elle fait bien volontiers.

Lhasa était aussi une portraitiste douée, Goodman écrit :

« Elle créait des œuvres étonnamment pénétrantes et avait un sens aiguisé de la couleur, qu’elle devait en grande partie à une passion précoce pour Chagall et Van Gogh. »
Page53

C’est d’ailleurs une œuvre picturale de Lhasa qui ornera le premier album « La LLorona »

Mais avant cet album, elle va tenter sa chance en interprétant des standards de jazz et des chansons de Billie Holiday.

Elle chantait notamment dans un café grec en Californie.

Pendant quelques années, Lhasa se cherche, fait des petits boulots et chante quand elle trouve un lieu qui l’accueille.

Mais un concours de circonstance va décider de sa trajectoire et va lui permettre de rencontrer le musicien avec qui elle va devenir Lhasa, la chanteuse.

La première étape vient grâce à sa sœur Sky qui a réussi une audition d’admission à l’école nationale de cirque de Montréal. Elle va bien sûr s’y rendre et puis convaincre ses sœurs de venir la rejoindre.

Lhassa va se faire des relations, continuer à tenter de chanter. Elle pense toujours que sa voie est de chanter du jazz dans les pas de Billie Holiday.

La suite est racontée par Olivier Boisvert-Magnen qui a écrit, sur un site canadien en 2017, un article pour célébrer les 20 ans de La Llorona < Il y a 20 ans : Lhasa – La Llorona > :

« La Llorona est d’abord et avant tout le fruit d’une rencontre artistique exceptionnelle, aussi naturelle qu’inusitée. »

Cette rencontre va être celle avec le guitariste canadien Yves Desrosiers qui est connu à Montréal et qui a déjà une carrière de 10 ans. Ainsi, en juillet 1991, Yves Desrosiers se rend dans un café pour voir un spectacle avec l’une de ses amies. Desrosiers raconte ainsi cette rencontre :

«Mon amie était avec une jeune fille de 18 ans aux longs cheveux blonds, fraichement débarquée de San Francisco. Elle était venue voir ses sœurs qui travaillaient dans le milieu du cirque à Montréal. Elle me posait beaucoup de questions sur mon métier de musicien professionnel. Je me rappelle l’avoir trouvé rigolote.»

Il se croise plusieurs fois jusqu’à l’été 1992 ou il se reparle plus longuement :

«J’avais décidé d’aller manger sur Saint-Denis avec ma même amie. Par hasard, on est tombés sur Lhasa, qui venait juste de se faire raser la tête. On s’est assis et on a commencé à jaser. C’est là qu’elle m’a dit qu’elle s’ennuyait un peu et qu’elle avait envie de chanter. Au fil de la conversation, j’apprends qu’elle chante des vieilles chansons de jazz pour ses amis, dans des cafés. Moi, à ce moment-là, mes affaires vont moins bien [..] Je suis donc à la recherche de nouveaux projets […] C’est un peu ça que j’ai en tête quand je prends un carton d’allumette et que je lui donne mon numéro de téléphone.»

Elle va lui chanter du jazz et des chansons de Billie Holiday, mais Yves Desrosiers ne va pas du tout être convaincu.

Elle lui montre alors d’autres chansons : «On est tombés dans le jazz brésilien, dans les chansons portugaises. Avec cette langue-là, sa voix m’apportait autre chose de plus unique et intéressant. »

Ils vont commencer à faire des duos guitare/chant dans des bars. Et cela plait. Alors ils creusent dans d’autres musiques qui avaient accompagné Lhasa dans son enfance : Lhasa fait découvrir à son nouvel ami des cassettes de ranchera et de classiques mexicains. Et Desrosiers de dire :

«J’ai tout de suite été emballé par ce qu’elle me faisait entendre. On était en 1992, et tranquillement, y a un vent de musiques du monde qui s’installait. Ça m’intéressait d’autant plus qu’on développe cette facette-là de son bagage musical. Pour la première fois, j’entendais du Chavela Vargas, du Mercedes Sosa, des valses chiliennes, plein de trucs que je ne connaissais pas en tant que guitariste rock’n’roll.»

Les deux musiciens apprennent à se connaitre sur scène en accumulant les spectacles dans les bars montréalais, voyant s’agglutiner une clientèle de curieux de plus en plus grande.

L’article d’Olivier Boisvert-Magnen est très détaillé et rejoint parfaitement le récit que fait Fred Goodman de ces années.

Cela prendra encore plusieurs années jusqu’en 1997 année où ayant trouvé un producteur, ils vont enregistrer ce qui deviendra le premier album de Lhassa.

Le journaliste précise :

« À ce moment, la chanteuse poursuit un long cheminement créatif, qui l’amène à remettre constamment en question la signification et la valeur de ses textes. «Elle avait beaucoup de questionnements existentiels. Pour elle, l’écriture, c’était un long processus», dit Yves Desrosiers, avouant ne pas avoir trop prêté attention au sens de ses paroles à l’époque.

À l’image de son parcours nomade, les textes de la chanteuse évoquent différentes cultures, référant autant au chanteur mexicain Cuco Sánchez (Por eso me quedo) et à la poésie aztèque (Floricanto) qu’à une pièce de théâtre espagnole de la fin du XVe siècle (La Celestina) et au désert de Sonora qu’elle a traversé quand elle habitait dans la Basse-Californie (El desierto). »

À travers ces différents repères culturels, Lhasa laisse une place importante à ses réflexions spirituelles. Sur De cara a la pared, par exemple, elle parle «de l’absence de l’autre, de la paralysie, de l’impuissance à réagir» et s’en remet désespérément à Dieu, «la face contre le mur». Elle reprend aussi les chansons traditionnelles El payande (une allégorie afro-péruvienne «à trois niveaux de lecture» qui sous-entend qu’on peut être l’esclave d’une religion) et Los peces (une relecture d’un style de musique espagnole très ancien qui «parle de la Vierge comme d’une femme normale»).

Il cite aussi Lhassa qui dira en 2008 :

«La religion, la spiritualité, la foi : toutes ces choses-là sont très présentes dans ma vie. J’ai vécu deux ans en autarcie dans une communauté catholique, communiste et anarchiste, dans l’état de New York. Mes parents pratiquaient le bouddhisme, mon père voulait devenir prêtre… Il y avait une profonde recherche spirituelle dans sa vie. Il ne supportait pas l’hypocrisie ni tout ce qui était dogmatique. Il y avait une vraie soif de réponses, de conversations, de communication spirituelle… Personnellement, il y a des choses dans la religion catholique que j’aime beaucoup et d’autres que j’estime surtout être de la politique. Et c’est un peu pareil avec les autres religions. Alors, j’ai construit mon propre chemin. Je crois beaucoup aux signes, je crois que la vie nous parle. Je ne pense pas que les choses nous arrivent inopinément.»

Le succès sera rapidement au rendez-vous. Le duo sera invité au Printemps de Bourges en 1997 et pourra signer un contrat de disques avec l’étiquette française Tôt ou tard, sous laquelle sortira l’album quelques mois plus tard.

Le disque commence par le bruit de gouttes qui tombent, puis un violon qui chante la tristesse suivi d’une guitare et de percussions qui présentent un écrin à la voix remplie d’émotion de Lhassa qui souffle :

« Llorando / De cara a la pared / Se araga la ciudad [ Je pleure / La face contre le mur / la ville s’éteint] ».

La Llorona signifie «La Pleureuse» en espagnol et fait référence au fantôme d’une femme qui a perdu ses enfants et désire les retrouver dans la rivière. C’est une histoire qui vient de la mythologie hispano-américaine, et le talent, la spiritualité et l’émotion de Lhasa conduisent à un univers musical unique et pénétrant.

S’il faut choisir un titre au milieu de ces merveilles, je choisirai « El desierto »

<Voici l’enregistrement de 1997> et <Dans un live 2004>

Voici le texte de cette chanson « Le désert »

He venido al desierto pa’ reirme de tu amor
Que el desierto es más tierno y la espina besa mejor

Je suis venue dans ce désert, pour rire de ton amour
Car le désert est plus doux et l’épine m’embrasse mieux

He venido a este centro de la nada pa’ gritar
Que tú nunca mereciste lo que tanto quise dar

Je suis venue dans ce centre du néant pour hurler
que tu n’as jamais mérité ce que j’ai tant voulu donner.

He venido yo corriendo, olvidándome de ti
Dame un beso pajarillo, no te asustes colibrí

Je suis venue en courant…en t’oubliant
Embrasse-moi oiseau, n’aie pas peur colibri.

He venido encendida al desierto pa’ quemar
Porque el alma prende fuego cuando deja de amar

Je suis venue enflammée dans ce désert pour brûler.
Car l’âme prend feu quand elle cesse d’aimer

Bertrand Dicale disait sur <France musique >:

« Mais chez Lhasa de Sela, il y avait de toute évidence quelque chose d’absolument vital dans ses chansons. Quelque chose qui tient de la profondeur autant que de l’altitude – une manière d’explorer tout à la fois les tréfonds et les sommets, d’être tout ensemble tsigane et poétesse, chanteuse de danses et jongleuse de blues.
Peu d’artistes n’ont donné autant qu’elle l’impression de voir un funambule en même temps qu’on entend un philosophe, ni l’impression d’être perdu quelque part dans le temps et l’espace – est-ce une minuscule taverne du désert ou une immense arène, le temps des tribus nomades ou le très moderne aujourd’hui… »

<1617>

 

Mercredi 3 novembre 2021

« La route de Lhasa (1972-2010)»
Documentaire d’Élise Andrieu consacré à la chanteuse Lhasa de Sela

Connaissez-vous Lhasa ?

Clara Ysé la désigne comme une de ses inspiratrices

Je ne la connaissais pas et puis j’ai entendu, sur France Culture, en août, dans une émission du samedi « Toute une vie », ce documentaire : <La route de Lhasa (1972-2010)> et j’ai appris à la connaître.

Alors, j’ai acquis les trois albums qu’elle a réalisés au cours de sa vie.

Puis, J’ai acheté le livre de Fred Goodman « Envoûtante Lhasa » et je l’ai lu pendant notre séjour dans le massif de la chartreuse, en écoutant les chansons de cette artiste incomparable qui exprime une émotion qui touche et fait vibrer dans les profondeurs de l’être.

Annie partage ma fascination pour cette chanteuse dont la parenthèse enchantée d’existence a été si courte.

Heureusement que nous sommes d’accord, parce que la voix enregistrée de Lhasa a rempli beaucoup l’espace sonore de notre gite.

Le livre de Fred Goodman a été édité d’abord au Canada fin 2020 et a été publié en France en mars 2021, c’est donc tout récent.

Ce livre s’ouvre ainsi :

« New York, 9 janvier 2010

Voici Lhasa qui vient tout juste de mourir, ce jour de l’an à Montréal. C’est ainsi que Delphine Blue m’a révélé l’existence de Lhasa de Sela. […]

Après cette présentation, je ne savais pas trop à quoi m’attendre, mais jamais je n’aurais pu anticiper ceci : un froid carillon se détachait d’un bourdonnement grave et cadencé évoquant la voix de la Terre que je n’avais entendu que dans la musique des moines tibétains de Gyuto. Au-dessus flottait, tel un vent sec du désert un solo de trompette à la Don Cherry. J’étais transporté en une contrée inhospitalière, un lieu très lointain où je foulais à la merci des éléments, un rude sentier millénaire sous un vaste ciel nocturne.[…]
Une musique envoutante, ambitieuse et raffinée, un propos d’une grande maturité émotionnelle. […] Comment pouvais-je n’avoir jamais entendu parler d’elle ? »

Et c’est ainsi qu’a commencé la quête de Fred Goodman, journaliste spécialisé dans la musique, écrivant dans le magazine Rolling Stone et dans Le New York Times pour rédiger la première biographie de Lhasa en allant notamment à la rencontre de celles et de ceux qui ont connu cette artiste née le 27 septembre 1972 à Big Indian, New York.

Goodman a d’ailleurs dédié son livre à Alexandra la mère de Lhasa.

Alexandra Karam est américaine, elle est d’origine mixte russo-polonaise par sa mère et libanaise par son père (Karam).

Alexandra est la fille d’Elena Karam qui a fait la rencontre d’Elia Kazan et décroché son rôle le plus important au cinéma, soit celui de la mère dans America, America. Le père d’Alexandra était un brillant avocat new-yorkais qui a épousé la mère d’Alexandra pour légitimer la naissance de leur fille. Ils ont ensuite rapidement divorcé, sans jamais vivre sous le même toit. Puis cela devint difficile pour Alexandra qui détestait le nouveau mari de sa mère, autre new-yorkais riche et influent. Elle deviendra une enfant très indocile.

Son beau-père exige de sa mère :

« Je ne peux plus tolérer ça. Tu dois te débarrasser d’elle »

C’est ainsi qu’Alexandra se trouvera enfermé dans un hôpital psychiatrique du Maryland. Et elle comprendra que le projet est qu’elle y reste !

Je ne vais pas raconter toute l’histoire d’Alexandra telle que Goodman la déroule dans son livre. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que la mère de Lhasa était une enfant rebelle dans une famille très aisée de New York qui voulait s’en débarrasser en l’enfermant. Elle va s’en sortir par une vie d’errance, de drogue, de mariages successifs. Elle sera photographe.

Et le père ? Alejandro de Sela ?

Lui aussi sera « un mouton noir » selon l’expression de Goodman d’une famille aisée mexicaine. Il est né à San Francisco et a passé les premières années de sa vie dans un va et vient incessant entre le Mexique et les États-Unis. Sa mère Carmen de Obarrio, était une pianiste de concert panaméenne qui avait enregistré chez RCA Victor dans les années 1920. Le grand père maternel d’Alejandro était ambassadeur du Panama aux États-Unis. Le père d’Alejandro était un homme d’affaires mexicain qui devint prospère.

Mais Alejandro était très inspiré par la contre-culture et va se lancer dans une quête spirituelle incessante. Miriam de Sela, sœur cadette de Lhasa raconte :

« Mon père a essayé pratiquement toutes les religions qui existent sur la planète. Et il n’éprouvait aucun scrupule de passer de l’une à l’autre : pour lui ce n’était pas contradictoire. »

Et c’est donc ces « deux moutons noirs » qui vont se rencontrer et donner naissance à Lhasa de Sela ainsi qu’à trois autres filles. Le couple durera 12 ans.

Mais la famille d’Alexandra et d’Alejandro est beaucoup plus étendue que cela.

Ainsi Lhasa en plus de ses trois sœurs directes a aussi trois demi-sœurs et trois demi-frères

Cette famille vivra d’amour, de culture et de livres comme cela est précisé dans le documentaire. Du point de vue des ressources financières, elle fera comme elle peut.

Le père trouvera pertinent d’acquérir un autobus qui constituera à la fois le logis et le moyen de transport de toute la famille. Le titre «La route de Lhasa» se comprend aussi par cette vie nomade dans les premières années de vie.

TELERAMA écrira en 2009, pour parler du dernier album :

« Jamais cette femme de 37 ans n’a suivi les chemins balisés, ni dans sa musique ni dans sa vie. Existence d’emblée marquée par le sceau de la singularité : fille d’un Mexicain, ex-ouvrier devenu prof de philo, et d’une Américaine photographe et joueuse de harpe, elle aura passé son enfance à sillonner le sud des États-Unis et le Mexique à bord d’un… autobus familial : « Un jour, il est tombé en panne, raconte-t-elle . Le moteur avait cassé. Nous n’avions pas d’argent et avons logé dans une station-service. Mon père travaillait comme saisonnier et cueillait les légumes et les fruits. Parfois, nous allions dans les champs avec lui pour cueillir les tomates, toute la journée. Après des mois, on a réussi à accumuler l’argent nécessaire pour acheter un nouveau moteur et repartir. » Trois décennies plus tard, l’errance revient en écho dans nombre de ses chansons, dont la langueur mélancolique évoque les grands espaces. »

J’ai aussi trouvé cette description qui est proche de ce qu’écrit Goodman sur ce site consacré à la pop moderne <Section26.fr> :

« Alexandra Karam et Alejandro de Sela vivent alors et vivront encore des années durant sur la route, dans un ancien car scolaire, l’un de ces school bus jaunes iconiques, reconverti en camping car, en foyer roulant.

[…] Alexandra a choisi la bohème, la liberté, a assisté aux sessions qui ont donné naissance au free jazz, a connu Charlie Haden dont elle s’est éloignée pour s’éloigner, aussi, de l’héroïne. Sa rencontre avec Alejandro Sela, sous les apparences brinquebalantes que donne leur vie commune sans domicile fixe, est ainsi une pause, propice à l’édifice. Car la quête d’Alejandro, d’origine mexicaine, est tout aussi tranquillement intranquille : il arpente les pratiques mystiques dans un questionnement spirituel constant, que rejoint Alexandra, tout en s’éprouvant ouvrier le plus souvent agricole, lui qui a renoncé à un confortable héritage en marxiste du temps. Ces deux êtres n’éprouvent guère le souci du qu’en-dira-t-on, s’accordent sur l’éducation des filles – menée pour la partie scolaire par Alexandra –, déplacent la famille selon les emplois trouvés par le père, les communautés rencontrées, les quêtes et les enseignements. La vie est engagée, précaire, entre les États-Unis et le Mexique, le monde est syncrétique : Alejandro récite des « Je vous salue Marie », chante des sutras bouddhistes, lit la Bible et Rumi, médite. Et de même, Alejandro et Alexandra lisent sans exclusive, ouverts à l’Orient et à la magie, versés dans les contes, ils écoutent des musiques de toutes les origines et de toutes les époques – Maria Callas, des field recordings, des rancheras, Victor Jara, Violetta Parra – les cultures plutôt que la culture.

Et ils font don de ça, de ces trésors et de cette curiosité à leurs filles, de même que de leur exigence : il s’agit chaque jour d’être, de faire, de créer, de donner.

Ils ne leur font pas don de la société, et entre deux pauses sédentaires le vase reste souvent clos, une bulle réduite au bus et aux arpents où il stoppe.

Si l’on doit alors imaginer, on entrevoit beaucoup d’amour et beaucoup de poids sur les épaules des enfants qui, peu à peu, découvrent que le monde n’est pas que ce que leurs parents leur offrent, que ce que leurs parents leur offrent est souvent résumé, majoritairement nié, parfois ri, et que l’exigence peut rencontrer le vide. Les hiatus ainsi sont des gouffres à enjamber ; nous avons tous le souvenir de semblables événements : pour elles, ils sont le quotidien.

Il s’agit donc de faire, d’apprendre, de créer.

S’amuser sans doute, aussi, parce que c’est sacré. Mais la paresse, non.

Lhasa est la plus rêveuse, et ne suit pas ses sœurs dans la voie circassienne qu’elles se trouvent, passe pour indisciplinée, moins travailleuse, est surtout la tête aux histoires, aux vertiges de l’être. Elle n’a simplement pas trouvé encore comment raconter ça, ses histoires, le monde. Mais elle chante, déjà, du matin au soir, agace les autres à ne jamais cesser de chanter, fredonne ou siffle pour donner le change. »

Dans le documentaire « La route de Lhasa », les sœurs racontent aussi que Lhasa fredonnait tout le temps et que cela énervait les autres dans cet espace restreint qu’était ce bus.

Au début du documentaire, une sœur de Lhasa la décrit à peu près ainsi : « Il y a un livre qui est parfait pour décrire Lhasa. C’est un livre qui parle d’un troupeau de petite souris. Et toutes les souris sont très travailleuses. Elles préparent l’hiver et elles mettent les graines de côté. Sauf une qui ne fait rien et toutes les autres qui disent : « Mais qu’est-ce que tu fais ?  pourquoi tu ne participes pas ? » La petite souris dit : « moi je collectionne les couleurs et les mots. Parce que quand ce sera le creux de l’hiver on en aura besoin ».
Alors le début de l’hiver est facile avec les provisions. Mais après cela devient dur, de plus en plus dur. C’est alors que la petite souris puise dans les couleurs et les mots qu’elle a collectionnés et leur parle, leur offre les mots qui réchauffent le cœur et leur permettent de percevoir, au fond d’eux, l’image et la pensée du soleil qu’elles ne voient pas. C’est ça Lhasa. »

Et puis il faut bien finir par une chanson : Voici « Con toda palabra » chantée en 2004, lors de son passage sur la scène parisienne du Grand Rex. Voilà les mots collectionnés par Lhasa:

Con toda palabra Avec tous les mots
Con toda sonrisa Avec tous les sourires
Con toda mirada Avec tous les regards
Con toda caricia Avec chaque caresse
Me acerco al agua Je m’approche de l’eau
Bebiendo tu beso En buvant ton baiser
La luz de tu cara La lumière de ton visage
La luz de tu cuerpo La lumière de ton corps
Es ruego el quererte C’est une prière t’aimer
Es canto de mudo C’est un chant de muet
Mirada de ciego Un regard d’aveugle
Secreto desnudo Un secret nu
Me entrego a tus brazos Je me rends à tes bras
Con miedo y con calma Avec peur et calme
Y un ruego en la boca Une prière dans la bouche
Y un ruego en el alma Et une prière dans l’âme
Con toda palabra Avec tous les mots
Con toda sonrisa Avec tous les sourires
Con toda mirada Avec tous les regards
Con toda caricia Avec chaque caresse
Me acerco al fuego Je m’approche du feu
Que todo lo quema Que tout brûle
La luz de tu cara La lumière de ton visage
La luz de tu cuerpo La lumière de ton corps
Es ruego el quererte C’est une prière t’aimer
Es canto de mudo C’est un chant de muet
Mirada de ciego Un regard d’aveugle
Secreto desnudo Un secret nu
Me entrego a tus brazos Je me rends à tes bras
Con miedo y con calma Avec peur et calme
Y un ruego en la boca Une prière dans la bouche
Y un ruego en el alma Et une prière dans l’âme

<1616>

Lundi 25 octobre 2021

« J’aime la chanson, j’aime les mots, j’aime les notes, je gratte sur une guitare, je raconte des histoires à des amis. »
Georges Brassens

Il y a cent ans le 25 octobre 1921, Georges Brassens était âgé de quatre jours, puisqu’il était né à Sète, le samedi 22 octobre 1921.

Il est né la même année qu’Edgar Morin qui, lui, vit toujours.

Mon enfance a été bercée par les chansons de cet artiste qui avait pourtant eu énormément de difficultés à s’imposer sur la scène française avant d’en devenir un des piliers.

Cent ans, c’est une invitation à un hommage à ce poète, ce mélodiste, ce chanteur qui savait être paillard, ironique, tendre et profond.

En juin, me promenant sur les bords de Saône, lieu où se trouve les bouquinistes à Lyon, mon regard c’est arrêté sur un livre « Brassens, toute une vie pour la chanson ». Je l’ai acheté et je viens de le lire.

C’est ainsi que j’ai appris qu’il n’a pas achevé ses études au collège Paul-Valéry à Sète. Influencé par une bande de petits casseurs qui cherchaient à bon compte de l’argent de poche, il est compromis dans des vols de bijoux auxquels il n’a d’ailleurs pas participé, flirtant seulement avec la bande et avec le risque. Il se retrouve au commissariat où son père se hâte d’aller le voir.

Brassens a tiré de cet épisode une de ses plus belles chansons : <Les Quatre bacheliers>

« Nous étions quatre bacheliers
Sans vergogne,
La vraie crème des écoliers,
Des ecoliers.

Pour offrir aux filles des fleurs,
Sans vergogne,
Nous nous fîmes un peu voleurs,
Un peu voleurs. »

<suite>

Chanson dans laquelle il rend hommage à son père bienveillant :

« Mais je sais qu’un enfant perdu, […]
A de la chance quand il a,
Sans vergogne,
Un père de ce tonneau-là »

Ce livre a été écrit par un de ses amis : André Sève, son aîné de 8 ans puisqu’il est né en 1913 à Crest (Drôme) mais qui lui a survécu de 20 ans.

Brassens l’appelait « Frère André » parce qu’il était un religieux assomptionniste. Il a surtout écrit des livres spirituels et religieux mais il voulait écrire un livre d’interview de ce chanteur dont il aimait tant les chansons … sauf quelques-unes…

Car évidemment la Foi et la religion les conduisaient à des disputes fréquentes. Et quelquefois des chansons pouvaient être des objets de dispute.

Ainsi <La religieuse> qui commence ainsi :

« Tous les cœurs se rallient à sa blanche cornette
Si le chrétien succombe à son charme insidieux
Le païen le plus sûr, l’athée le plus honnête
Se laisseraient aller parfois à croire en Dieu
Et les enfants de chœur font tinter leur sonnette

Il paraît que, dessous sa cornette fatale
Qu’elle arbore à la messe avec tant de rigueur
Cette petite sœur cache, c’est un scandale
Une queu’ de cheval et des accroche-cœurs
Et les enfants de chœur s’agitent dans les stalles

Il paraît que, dessous son gros habit de bure
Elle porte coquettement des bas de soie
Festons, frivolités, fanfreluches, guipures
Enfin tout ce qu’il faut pour que le diable y soit
Et les enfants de chœur ont des pensées impures »
Brassens par André Sève page 50

Mais cet épisode permet à Brassens de donner cette leçon de vie :

« Quand tu fais quelque chose qui m’agace, par exemple quand tu as écouté la religieuse ça t’a contrarié et tu ne voulais plus me voir, ça m’a refroidi à ton égard, tu comprends, mais j’ai fait un effort, j’ai essayé de me dire : « C’est normal que cette chanson ne plaise pas à Frère André, ce n’est pas une raison pour lui en vouloir à ce point. » Quand on fait cet effort, on s’aperçoit souvent que les raisons de se refroidir ne sont jamais de vraiment bonnes raisons, c’est dû au caractère, à l’égoïsme du moment. Parce que je ne trouvais pas dans mon Frère André, à ce moment-là, ce que j’espérais y trouver je me refroidissais, mais dans l’amitié il ne faut pas penser uniquement à ce que l’autre, d’après nous, doit nous apporter. Il ne faut pas prendre, prendre. Il faut donner, et dans ces moments-là, ce qu’on peut donner de mieux, c’est d’être très intelligent, pas puéril. »
Brassens par André Sève page 98

Ce livre a été écrit alors que Brassens avait 54 ans, il lui restait 6 ans à vivre.

Ce livre ne fut pas simple, Brassens bourru passa son temps à rabrouer son ami. Il l’obligea d’abord à abandonner la liste de questions qu’il avait patiemment préparées pour laisser le dialogue plus naturel et moins formaté. Après il lui reprocha de ne pas le laisser aller au bout de sa pensée et de l’interrompre pour enfin lui reprocher qu’il ne le comprenait pas ou qu’il ne l’écoutait pas.

Frère André a scrupuleusement rapporté ces rebuffades, comme celle lorsqu’il n’était pas convaincu que Brassens, qui avait écrit de si beaux textes, puisse prétendre que dans ses chansons le plus important était la mélodie :

« Est-ce que tu me suis bien ? Est-ce que j’arriverai à te faire comprendre que j’attache plus d’importance à la musique qu’aux paroles
Brassens par André Sève page 30
[…]
« C’est pour cela qu’en disant que tu aimes mes chansons sans tenir compte des musiques, tu fais preuve d’une incompétence rare en matière de chanson, et ça me fait de la peine. […]
Puisque tu les aimes, mes chansons, la musique te pénètre et te plaît sans que tu te rendes bien compte. »
Brassens par André Sève page 30

Et quand André Sève veut donner la liste de des 10 chansons préférées, il lui rétorque :

« Dis-les donc tes préférences. Mais si tu aimais la chanson et si tu aimais Brassens, tu n’aurais pas de préférences. »
Brassens par André Sève page 51

André Sève parvient cependant à lui faire avouer son amour des mots :

« Oui, j’aime bien me faire une petite fête avec les mots. Il y en a qui servent admirablement une pensée, une image. « Ventripotent…le regard oblique…Elle viendra faire sa niche entre mes bras… Le parti des myosotis… Au bois de mon cœur…Des grâces roturières… » Certains mots sont beaux par eux-mêmes, d’autres jouent bien entre eux : « Un grain de sel dans tes cheveux » »
Brassens par André Sève page 50

Il galéra pour être reconnu. Il proclame : je dois tout à Patachou :

« Je me suis fait trois amis qui m’ont dit : « On va te présenter à Patachou » Un soir on m’a amené à son cabaret-restaurant à Montmartre et après le spectacle j’ai chanté mes chansons. Je pensais n’en donner qu’une ou deux, mais Patachou m’a tout fait chanter. Elle m’a pris immédiatement plusieurs chansons et m’a demandé de revenir pour les lui apprendre. »
Brassens par André Sève page 39

La première fois qu’on a entendu en public une chanson de Brassens, c’était par Patachou.

Patachou chante <Les amoureux des bancs publics>

Mais elle ne voudra pas chanter certaines chansons comme « le Gorille », « la Mauvaise réputation » et elle le convainquit de les chanter lui-même. Elle le laissa chanter après son spectacle en le lançant ainsi :

« Je vous ai chanté la Prière, Bancs publics. Je vous ai dit que c’était d’un nommé Brassens. Il est là, Brassens. Il ne sait pas tellement bien chanter, il ne sait pas tellement bien jouer de la guitare, il ne sait pas tellement bien se tenir en public, visiblement il n’aime pas ça, mais si vous voulez passer un moment agréable, restez. »
Brassens par André Sève page 40

Et les gens sont restés.

« Tout ensuite, est allé très vite, et je le dois à Patachou, je ne cesserai jamais de le dire. Parce que tu sais à ce moment-là, j’étais un peu perdu, j’avais 31 ans et j’étais un peu désespéré, je commençais à penser que ça ne marcherait jamais. »
Brassens par André Sève page 40

<Mini interview de Patachou, très vieille, qui parle de sa rencontre avec Brassens>

La vie de Brassens décrite dans le livre : il écrivait des chansons, recevait des amis et lisait beaucoup surtout les poètes. Il se levait très tôt vers 2, 3 ou 4 heures du matin après 6 heures de sommeil.

C’était un bosseur !

« Je vis selon les chansons que j’écris, si j’en ai vraiment entrain je ne m’occupe que de ça. Je reste parfois deux heures assis à chercher un mot, un accord. Je peux travailler jusqu’à douze heures dans la journée. »
Brassens par André Sève page 79

Il écoutait parfois de la musique classique :

« Oui mais je préfère le jazz […] J’aime ce rythme »
Brassens par André Sève page 79

Et quand André s’étonne que lui homme de la ville ait pu écrire une merveille comme <Bonhomme> il répond :

« Eh bien, j’avais peut être lu quelque chose qui m’a fait vibrer. Et ce qui m’est d’abord venu, c’est « mort naturelle ». J’ai vu un vieil homme qui mourait, sa vieille femme qui allait pour chauffer Bonhomme « qui va mourir de mort naturelle ». J’ai réussi cette chanson, que j’aime beaucoup, c’est une de mes préférées, parce que j’avais dû être fortement ému/ […] c’est la mort du grand-père d’un ami qui m’avait frappé. »
Brassens par André Sève page 50

Les paroles qui débute cette chanson :

« Malgré la bise qui mord
La pauvre vieille de somme
Va ramasser du bois mort
Pour chauffer Bonhomme
Bonhomme qui va mourir
De mort naturelle

Mélancolique, elle va
À travers la forêt blême
Où jadis elle rêva
De celui qu’elle aime
Qu’elle aime et qui va mourir
De mort naturelle »
Brassens par André Sève page 50

Il aimait les chats :

« Dans ma vie, il me faut des chats. De toute façon, je respecte les animaux, je ne suis ni chasseur ni pêcheur à cause de ça. Je dois aimer les chats parce qu’ils sont très indépendants. Je respecte leur indépendance, je ne les caresse que lorsqu’ils ont envie, je ne les habille pas, je ne les mets pas dans une boîte. Je les regarde vivre. »
Brassens par André Sève page 69

J’ai lu sur le web que l’anarchiste qu’il était, aurait dit qu’il préférait les chats aux chiens parce qu’il n’y avait pas de chat policier.

Et il va encore se révolter quand Frère André veut lui faire dire qu’il y a un message, une morale, des valeurs dans ses chansons :

« Mais prends-moi comme je suis : j’aime la chanson, j’aime les mots, j’aime les notes, je gratte sur une guitare, je raconte des histoires à des amis. Il se trouve que j’ai beaucoup lu, que j’ai rencontré certaines idées, que j’ai vu des choses qui m’ont plu, d’autres qui m’ont déplu, tout ça est entré en moi et ça ressort un jour dans une chanson. Comme une vache qui se met à paître de l’herbe et ça devient du lait. Ne lui demande pas d’expliquer son lait, bois-le »
Brassens par André Sève page 49

Voilà comment était Brassens qui est né à Sète, il y a 100 ans.

<1611>

 

Lundi 9 août 2021

« Demain nous n’aurons plus peur de voir se lever le jour. »
Georges Moustaki

C’était à la fin d’une émission de radio, il y a plus d’un an déjà, le présentateur a alors annoncé une chanson de Georges Moustaki : « Demain »

Moustaki né en 1934 à Alexandrie, en Egypte, et décédé en France en 2013, fut un des plus grands auteurs compositeurs de chansons françaises.

Il a écrit « Milord » pour Édith Piaf, « Ma liberté » ou « Sarah » pour Serge Reggiani, « La longue Dame Brune » pour Barbara qu’il chantera en duo avec elle.

Car il était aussi interprète, il a notamment composé et interprété personnellement « Le Métèque ». Chanson qu’il a écrite après que la mère d’une jeune fille dont il était l’amoureux ait interpellé sa fille devant Moustaki : « C’est qui ce métèque que tu me ramènes ? »

Tant d’œuvres inoubliables sont de sa main.

Mais cette chanson « Demain » est très méconnue, alors qu’il s’agit d’une œuvre d’une émotion et d’une puissance rare, peut être la plus belle.

J’ai immédiatement été saisi par le ton, la musique d’une subtilité et d’une finesse touchante, le texte d’abord apaisant puis d’une beauté tragique.

Dès cet instant, j’ai voulu la partager.

Mais quand et comment ?

L’évidence m’est apparue : il fallait la partager un 9 août à 11:08

Voici la chanson <Demain>

Et voici le texte :

« Demain nous n’aurons plus peur
De voir se lever le jour
Demain ce sera moins lourd
Mon amour si tu pleures
Au soleil de l’été je sécherai tes larmes
Demain nous n’aurons plus faim
La guerre sera finie
La terre offrira ses fruits
Nous ferons un festin
Pour oublier la fureur et le bruit des armes

Le ciel est sans nuage après la nuit d’orage
La cloche de l’église annonce un mariage
Un prisonnier confie son âme à son gardien
Oublié par l’histoire il meurt au quotidien
C’est un jour un jour du mois d’août
Pareil à tous les jours
Avec des cris joyeux et des chagrins d’amour
Et la guerre est ailleurs si proche et si lointaine
L’espérance est fragile elle existe quand même
Demain nous n’aurons plus faim
La guerre sera finie
La terre offrira ses fruits
Nous ferons un festin
Pour oublier la fureur et le bruit des armes

Demain nous n’aurons plus peur
De voir se lever le jour
Demain ce sera moins lourd
Mon amour pourquoi tu pleures ?

Nagasaki 9 août 1945 11 heures 08 »

C’est donc une chanson sur Nagasaki et la bombe qui explosa le 9 aout 1945 sur cette ville japonaise.

La chanson est de 1992 et parut sur le disque : « Méditerranéen ».

En 1972, il avait écrit une chanson « Hiroshima » dédiée à la première ville touchée par la bombe atomique. Pour le remercier Hiroshima fit Moustaki citoyen d’honneur de la ville.

Malgré de nombreuses recherches sur Internet et même à la bibliothèque je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations sur les conditions de création de la chanson « Demain » .

Ce que je sais c’est que Moustaki allait fréquemment en tournée au Japon.

Pour la chanson « Demain » les paroles sont de Georges Moustaki, mais la musique de Teizo Matsumura

Or il existe un film japonais « « Tomorrow-Ashita » de 1988 réalisé par Kazuo Kuroki qui raconte la vie d’habitants de Nagasaki pendant les 24 heures qui ont précédé l’explosion de la bombe.

Et j’ai trouvé <Cet extrait de la télévision japonaise> dans lequel dans un premier temps on voit des extraits de ce film japonais pendant qu’on entend la chanson « Demain » chantée par Moustaki. La fin de l’extrait est une interview en japonais de Moustaki à laquelle on ne comprend rien.

Je ne connais donc pas le rapport entre ce film et la chanson ni d’ailleurs s’il en existe un, hors le rapprochement fait par cette télévision japonaise.

Si un lecteur peut m’éclairer qu’il n’hésite pas à enrichir ma connaissance.

Un mot du jour n’est pas figé et si de mon coté je trouve plus d’explications, celui-ci sera enrichi et complété.

Il reste cette chanson à la beauté tragique qui ne peut que saisir l’auditeur.

Je pourrais m’arrêter là, sur l’émotion délivrée par cette chanson. Mais il est aussi possible de jeter un regard contemporain sur cette tragédie du 9 août 1945.

C’était la seconde et dernière fois, pour l’instant, et j’espère pour toujours, qu’homo sapiens a utilisé cette terrible arme que son génie et sa folie ont été capables d’imaginer et de réaliser. J’écrivais qu’en 1979 nous avions peur d’une guerre nucléaire alors que nous vivions la guerre froide entre bloc occidental et bloc soviétique.

Depuis la fin de la guerre froide j’ai le sentiment que cette crainte s’est dissipée. Mais, si on examine la situation de manière froide et rationnelle, ce soulagement ne semble pas sage. Depuis qu’il n’y a plus deux pouvoirs ennemis qui pouvaient se parler, en étant conscient de l’équilibre de la terreur, le risque a plutôt augmenté.

Il est vrai aussi que nous avons pris conscience que d’autres risques tout aussi graves et plus inéluctables se dressent devant nous. Demain et déjà aujourd’hui nous devons faire face :

  • A la chute de la biodiversité ;
  • A la diminution des ressources ;
  • Au réchauffement climatique ;
  • Aux tensions sur l’accès à l’eau ;
  • Aux aspirations de démiurge de plus en plus dément de certains humains ;
  • A la folie  totalitaire aidée par la technologie toujours plus invasive et plus capable de contrôler le moindre espace de liberté ;
  • Au fait que quelle que soit la manière dont on aborde le problème, l’espèce homo sapiens prend trop de place et trop de ressources de la biosphère qui constitue la fine couche miraculeuse autour de la terre qui a rendu la vie possible.

Le rapport du GIEC est annoncé pour cette journée du 9 août. Nous savons déjà que « Le nouveau Rapport [constitue] l’avertissement le plus sévère jamais lancé. »

Alors de quoi sera fait demain ?

Edgar Morin écrit  : « Nous n’avons pas la conscience lucide que nous marchons vers l’abîme »

« Moi, je pense que nous avons besoin, toujours, de nous mobiliser pour une chose commune, pour une communauté. On ne peut pas se réaliser en étant enfermé dans son propre égoïsme, dans sa propre carrière. On doit aussi participer à l’humanité et c’est une des raisons, je crois, qui m’ont maintenu alerte jusqu’à mon âge. […]

Surtout, il y a l’absence de conscience lucide que l’on marche vers l’abîme. Ce que je dis n’est pas fataliste. Je cite souvent la parole du poète Hölderlin qui dit que «là où croît le péril croît aussi ce qui sauve». Donc, je pense quand même qu’il y a encore espoir. […]
Ce qui me frappe beaucoup, c’est que nous sommes à un moment où nous avons, tous les humains, une communauté de destin – et la pandémie en est la preuve, on a tous subi la même chose de la Nouvelle-Zélande à la Chine et à l’Europe. On a subi les mêmes dangers physiques, personnels, sociaux, politiques. On a vécu des périodes sombres comme l’Occupation où pendant des années, il n’y avait pas d’espoir, jusqu’à ce qu’arrive le miracle de la défense de Moscou et de l’entrée en guerre des États-Unis. Donc l’improbable arrive dans l’histoire. Des évènements heureux arrivent. Parfois, ils n’ont qu’un sens limité, mais quand même important. […]

Dans le fond, il y a toujours la lutte entre ce qu’on peut appeler les forces d’union, d’association, d’amitié, Eros, et les forces contraires de destruction et de mort, Thanatos. C’est le conflit depuis l’origine de l’univers où les atomes s’associent et où les étoiles se détruisent, se font bouffer par les trous noirs. Vous avez partout l’union et la mort. Vous l’avez dans la nature physique, vous l’avez dans le monde humain. Moi, je dis aux gens, aux jeunes : prenez parti pour les forces positives, les forces d’union, d’association, d’amour, et luttez contre toutes les forces de destruction, de haine et de mépris. »

Demain nous n’aurons plus peur de voir se lever le jour.

<1605>

Vendredi 06 août 2021

« La dignité […] est ce qui nous permet de traverser la vie en se sentant digne de cette petite parenthèse qui est l’existence. »
Gael Faye

Gaël Faye est tutsi. Enfin, sa mère est rwandaise et tutsi. Son père est français et natif de Lyon.

Il est né en 1982 à Bujumbura au Burundi, l’état voisin du Rwanda.

Il avait 12 ans, en 1994 quand le génocide et les massacres des tutsis par l’ethnie majoritaire des hutus se sont réalisés.

Il fuit son pays natal pour la France, à l’âge de treize ans.

Il a raconté son histoire partiellement dans un roman autobiographique « Petit Pays »

Ce roman publié en août 2016, reçoit de nombreux prix :

  • Le prix Goncourt des lycéens
  • Le Prix du roman Fnac
  • Le Prix du premier roman français,
  • Le prix du roman des étudiants France Culture-Télérama

Ce livre va permettre à Gaël Faye de gagner en notoriété.

Mais sa première passion est la musique. Il est y entré par le rap.

Le rap est un moyen d’expression assez éloigné de ma sensibilité.

Mais Gael Faye a dans son dernier album « Lundi méchant » fait beaucoup de chemin vers ma sensibilité.

Je l’ai entendu dans les matins de France Culture du 15 juillet 2021 invité par Chloë Cambreling <Les mots ont toujours été mes petites armes dérisoires pour résister>

J’ai aimé sa voix douce et l’intelligence de ce qu’il disait.

La profondeur et la beauté des textes qu’il chante m’ont touché.

Et pour la musique, il a expliqué pour cet album qui est son deuxième, qu’il a d’abord commencé par la musique avant de poser des paroles, le contraire de ce qu’il faisait jusqu’alors. Et il a ajouté :

« Cela a apporté plus de musicalité que j’avais l’habitude de faire. Cela a apporté plus de respiration. J’ai eu moins peur des silences. Il y a un travail avec le temps pour apprivoiser le silence. Je viens d’une musique qui est une transe de mots. Le rap c’est une transe de mots. Plus le temps passe, plus je me rapproche d’une façon de composer qui ressemble à ce qu’on peut faire quand on écrit une chanson. J’ai l’impression de me renouveler. De redonner un souffle à mon envie de fabriquer des chansons. […] On peut dire autant de chose en creux que de façon frontale. Et les silences qui peuvent exister, les instruments qui peuvent s’exprimer cela peut raconter une histoire. […] Il y a quelques années, j’aurais pris les quatre temps pour mettre des mots, et ça c’est un travail qui m’intéresse de plus en plus. [ne pas saturer le temps par des mots] »

Ne pas saturer l’espace et le temps par des mots.

Laisser la place au silence, car le silence est aussi musique.

Schubert et Beethoven ne disaient pas autre chose.

Il a donc présenté pendant cette émission son album paru le 6 novembre 2020, mais qu’il n’a pu commencer à chanter en public que récemment,  pour les motifs que vous connaissez.

J’ai d’abord été séduit par cette chanson « Respire »

Le texte stimulant qui exprime toutes les agressions et aussi les défis auxquels nous sommes soumis et cet appel à la sérénité qui passe par le souffle, la respiration.

« Respire, respire, respire, espère…

Encore l’insomnie, sonnerie du matin
Le corps engourdi, toujours endormi, miroir, salle de bain
Triste face-à-face, angoisse du réveil
Reflet dans la glace, les années qui passent ternissent le soleil (OK)

Aux flashs d’infos : les crises, le chômage
La fonte des glaces, les particules fines…

Courir après l’heure, les rames bondées
Les bastons d’regards, la vie c’est l’usine
Hamster dans sa roue
P’tit chef, grand bourreau
Faire la queue partout, font la gueule partout
La vie c’est robot

T’as le souffle court (respire)
Quand rien n’est facile (respire)
Même si tu te perds (respire)
Et si tout empire (espère) »

Il dit que son album est un album tendre :

« La tendresse c’est pour l’idée d’un amour qui est ancré dans le quotidien. Qui ne s’use pas. Qui se renouvelle tous les jours, avec de petits gestes. Et chalouper c’est tout à fait la chanson qui résume cet album. Parce qu’on veut reprendre du plaisir et pas oublier la fugacité des instants et leur importance. D’ailleurs j’aime terminer les concerts par la chanson chalouper »

Cette chanson qui évoque la vieillesse, la tendresse et ce besoin jamais rassasié d’être ensemble de se toucher, de bouger ensemble :

«Un jour viendra le corps tassé
Les parchemins sur nos visages
Ceux qui racontent la vie passée
Tous les succès et les naufrages
Et nos mains qui tremblent au vent
Comme des biguines au pas léger
Continueront de battre le temps
Sous des soleils endimanchés
Un jour viendra on f’ra vieux os
Des bégonias sur le balcon
Un petit air de calypso
Photo sépia dans le salon
Malgré la vie, le temps passé
Malgré la jeunesse fatiguée
Personne ne pourra empêcher
Nos corps usés de chalouper

Chalouper, chalouper
Chalouper, chalouper
Chalouper, chalouper
…»

J’ai été séduit par la musique, mais ce qui frappe d’abord c’est la qualité des textes.

Il avait aussi été l’invité le 19 novembre de Tewfik Hakem dans son émission « le Réveil culturel » : Parler de choses graves avec des musiques douces> vient de la culture de la retenue dans laquelle j’ai grandi au Rwanda »

Sur la page du site, il est cité :

« J’écris pour garder une trace. Tout disparaît à une vitesse incroyable, la mémoire efface tout. Ma famille a connu des génocides, on a disparu en masse. Des pans entiers d’histoires humaines ont été anéantis. Mon père est français, ma mère est rwandaise mais j’ai grandi avec mon père dans un petit pays d’Afrique Centrale, où être métis n’a pas de réalité : j’étais un petit Blanc. Puis subitement en France je suis devenu Noir. C’est sans doute à cause de ce sentiment de me sentir perpétuellement à la marge que je me suis bâti sur l’écriture. »
Gaël Faye

S’il y a de la tendresse, il y aussi de la révolte. Et s’il écrit ses textes il accepte aussi de prendre des textes écrits par d’autres, notamment ce poème de Christiane Taubira  : « Seuls et vaincus ». Il explique que la révolte est aussi indispensable que la tendresse

« Je cite souvent un professeur d’espérance, René Depestre, qui m’a appris cet équilibre important chez l’être humain entre la révolte et la tendresse. Je pense qu’il ne peut pas y avoir de la tendresse, s’il n’y a pas aussi de la révolte en face du monde tel qu’il ne va pas.

On peut déployer son amour que si on est aussi révolté par les injustices, dans ce monde qui nous met en position de dominé. Il faut ce balancier. C’est pourquoi je voulais collaborer avec des gens qui ont œuvré toute leur vie entre ces deux positions comme Harry Belafonte et Christiane Taubira. »

L’ancienne ministre dans son texte fustige les xénophobes et tous ceux qui mènent selon elle un combat d’arrière-garde.

«Vous finirez seuls et vaincus
Sourds aux palpitations du monde
À ses hoquets, ses hauts, ses bas
Ses haussements d’épaules veules
Au recensement des ossements
Qui tapissent le fond des eaux

Vous finirez seuls et vaincus
Aveugles aux débris tenaces
De ces vies qui têtues s’enlacent
De ces amours qui ne se lassent
Même lacérées de se hisser
À la cime des songeries
[…]
Et vos enfants joyeux et vifs
Feront rondes et farandoles
Avec nos enfants et leurs chants
Et s’aimant sans y prendre garde
Vous puniront en vous offrant
Des petits-enfants chatoyants

Vous finirez seuls et vaincus
Car invincible est notre ardeur
Et si ardent notre présent
Incandescent notre avenir
Grâce à la tendresse qui survit
À ce passé simple et composé »

A la fin de l’émission il donne ce chemin :

« La dignité c’est une valeur qui m’importe beaucoup, c’est ce qui nous permet de traverser la vie en se sentant digne de cette petite parenthèse qui est l’existence. La fête permet de transcender la rage en une énergie plus grande. »

Et il finit son album par cette sublime chanson dans laquelle le texte est d’une finesse et d’une poésie à se pâmer :

C’est une chanson en mémoire du Rwanda, de son Rwanda :

« Au-dessus d’ces collines s’élève ma voix à jamais
Ô mon petit pays, ô Rwanda bien-aimé
Un million de gouttes d’eau qui tombent de terre en ciel
Un million de nos tombes en trombes torrentielles

De nos fosses profondes à nos points culminants
Nous sommes debout maintenant les cheveux dans le vent
À conjurer le sort qu’un désastre engloutit
À se dire qu’on est fort, qu’on vient de l’infini

Je rêve de vous (kwibuka)
I’m dreamin’ of you (kwibuka)

Je rêve de vous, chanson d’un soir d’ivoire
Je rêve de vous, mes mots sont dérisoires
Je rêve de vous quand l’Histoire nous égare
Je rêve debout au jardin des mémoires
Et vu que je renais déjà de nos abysses
Je fais de nos sourires d’éternelles cicatrices

[…]

Je rêve de vous
Vous mes lumières invaincues
Mon souvenir
Mes silences nus
Je rêve de vous
Dissipe les ténèbres
Je n’oublie pas
Je m’habille de vos rêves »

C’est un moment de grâce.

J’ai bien sûr acheté cet album de cet artiste, de ce poète, de cet humaniste qui a pour nom Gael Faye et qui nous vient du Rwanda.


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