Lundi 9 août 2021

« Demain nous n’aurons plus peur de voir se lever le jour. »
Georges Moustaki

C’était à la fin d’une émission de radio, il y a plus d’un an déjà, le présentateur a alors annoncé une chanson de Georges Moustaki : « Demain »

Moustaki né en 1934 à Alexandrie, en Egypte, et décédé en France en 2013, fut un des plus grands auteurs compositeurs de chansons françaises.

Il a écrit « Milord » pour Édith Piaf, « Ma liberté » ou « Sarah » pour Serge Reggiani, « La longue Dame Brune » pour Barbara qu’il chantera en duo avec elle.

Car il était aussi interprète, il a notamment composé et interprété personnellement « Le Métèque ». Chanson qu’il a écrite après que la mère d’une jeune fille dont il était l’amoureux ait interpellé sa fille devant Moustaki : « C’est qui ce métèque que tu me ramènes ? »

Tant d’œuvres inoubliables sont de sa main.

Mais cette chanson « Demain » est très méconnue, alors qu’il s’agit d’une œuvre d’une émotion et d’une puissance rare, peut être la plus belle.

J’ai immédiatement été saisi par le ton, la musique d’une subtilité et d’une finesse touchante, le texte d’abord apaisant puis d’une beauté tragique.

Dès cet instant, j’ai voulu la partager.

Mais quand et comment ?

L’évidence m’est apparue : il fallait la partager un 9 août à 11:08

Voici la chanson <Demain>

Et voici le texte :

« Demain nous n’aurons plus peur
De voir se lever le jour
Demain ce sera moins lourd
Mon amour si tu pleures
Au soleil de l’été je sécherai tes larmes
Demain nous n’aurons plus faim
La guerre sera finie
La terre offrira ses fruits
Nous ferons un festin
Pour oublier la fureur et le bruit des armes

Le ciel est sans nuage après la nuit d’orage
La cloche de l’église annonce un mariage
Un prisonnier confie son âme à son gardien
Oublié par l’histoire il meurt au quotidien
C’est un jour un jour du mois d’août
Pareil à tous les jours
Avec des cris joyeux et des chagrins d’amour
Et la guerre est ailleurs si proche et si lointaine
L’espérance est fragile elle existe quand même
Demain nous n’aurons plus faim
La guerre sera finie
La terre offrira ses fruits
Nous ferons un festin
Pour oublier la fureur et le bruit des armes

Demain nous n’aurons plus peur
De voir se lever le jour
Demain ce sera moins lourd
Mon amour pourquoi tu pleures ?

Nagasaki 9 août 1945 11 heures 08 »

C’est donc une chanson sur Nagasaki et la bombe qui explosa le 9 aout 1945 sur cette ville japonaise.

La chanson est de 1992 et parut sur le disque : « Méditerranéen ».

En 1972, il avait écrit une chanson « Hiroshima » dédiée à la première ville touchée par la bombe atomique. Pour le remercier Hiroshima fit Moustaki citoyen d’honneur de la ville.

Malgré de nombreuses recherches sur Internet et même à la bibliothèque je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations sur les conditions de création de la chanson « Demain » .

Ce que je sais c’est que Moustaki allait fréquemment en tournée au Japon.

Pour la chanson « Demain » les paroles sont de Georges Moustaki, mais la musique de Teizo Matsumura

Or il existe un film japonais « « Tomorrow-Ashita » de 1988 réalisé par Kazuo Kuroki qui raconte la vie d’habitants de Nagasaki pendant les 24 heures qui ont précédé l’explosion de la bombe.

Et j’ai trouvé <Cet extrait de la télévision japonaise> dans lequel dans un premier temps on voit des extraits de ce film japonais pendant qu’on entend la chanson « Demain » chantée par Moustaki. La fin de l’extrait est une interview en japonais de Moustaki à laquelle on ne comprend rien.

Je ne connais donc pas le rapport entre ce film et la chanson ni d’ailleurs s’il en existe un, hors le rapprochement fait par cette télévision japonaise.

Si un lecteur peut m’éclairer qu’il n’hésite pas à enrichir ma connaissance.

Un mot du jour n’est pas figé et si de mon coté je trouve plus d’explications, celui-ci sera enrichi et complété.

Il reste cette chanson à la beauté tragique qui ne peut que saisir l’auditeur.

Je pourrais m’arrêter là, sur l’émotion délivrée par cette chanson. Mais il est aussi possible de jeter un regard contemporain sur cette tragédie du 9 août 1945.

C’était la seconde et dernière fois, pour l’instant, et j’espère pour toujours, qu’homo sapiens a utilisé cette terrible arme que son génie et sa folie ont été capables d’imaginer et de réaliser. J’écrivais qu’en 1979 nous avions peur d’une guerre nucléaire alors que nous vivions la guerre froide entre bloc occidental et bloc soviétique.

Depuis la fin de la guerre froide j’ai le sentiment que cette crainte s’est dissipée. Mais, si on examine la situation de manière froide et rationnelle, ce soulagement ne semble pas sage. Depuis qu’il n’y a plus deux pouvoirs ennemis qui pouvaient se parler, en étant conscient de l’équilibre de la terreur, le risque a plutôt augmenté.

Il est vrai aussi que nous avons pris conscience que d’autres risques tout aussi graves et plus inéluctables se dressent devant nous. Demain et déjà aujourd’hui nous devons faire face :

  • A la chute de la biodiversité ;
  • A la diminution des ressources ;
  • Au réchauffement climatique ;
  • Aux tensions sur l’accès à l’eau ;
  • Aux aspirations de démiurge de plus en plus dément de certains humains ;
  • A la folie  totalitaire aidée par la technologie toujours plus invasive et plus capable de contrôler le moindre espace de liberté ;
  • Au fait que quelle que soit la manière dont on aborde le problème, l’espèce homo sapiens prend trop de place et trop de ressources de la biosphère qui constitue la fine couche miraculeuse autour de la terre qui a rendu la vie possible.

Le rapport du GIEC est annoncé pour cette journée du 9 août. Nous savons déjà que « Le nouveau Rapport [constitue] l’avertissement le plus sévère jamais lancé. »

Alors de quoi sera fait demain ?

Edgar Morin écrit  : « Nous n’avons pas la conscience lucide que nous marchons vers l’abîme »

« Moi, je pense que nous avons besoin, toujours, de nous mobiliser pour une chose commune, pour une communauté. On ne peut pas se réaliser en étant enfermé dans son propre égoïsme, dans sa propre carrière. On doit aussi participer à l’humanité et c’est une des raisons, je crois, qui m’ont maintenu alerte jusqu’à mon âge. […]

Surtout, il y a l’absence de conscience lucide que l’on marche vers l’abîme. Ce que je dis n’est pas fataliste. Je cite souvent la parole du poète Hölderlin qui dit que «là où croît le péril croît aussi ce qui sauve». Donc, je pense quand même qu’il y a encore espoir. […]
Ce qui me frappe beaucoup, c’est que nous sommes à un moment où nous avons, tous les humains, une communauté de destin – et la pandémie en est la preuve, on a tous subi la même chose de la Nouvelle-Zélande à la Chine et à l’Europe. On a subi les mêmes dangers physiques, personnels, sociaux, politiques. On a vécu des périodes sombres comme l’Occupation où pendant des années, il n’y avait pas d’espoir, jusqu’à ce qu’arrive le miracle de la défense de Moscou et de l’entrée en guerre des États-Unis. Donc l’improbable arrive dans l’histoire. Des évènements heureux arrivent. Parfois, ils n’ont qu’un sens limité, mais quand même important. […]

Dans le fond, il y a toujours la lutte entre ce qu’on peut appeler les forces d’union, d’association, d’amitié, Eros, et les forces contraires de destruction et de mort, Thanatos. C’est le conflit depuis l’origine de l’univers où les atomes s’associent et où les étoiles se détruisent, se font bouffer par les trous noirs. Vous avez partout l’union et la mort. Vous l’avez dans la nature physique, vous l’avez dans le monde humain. Moi, je dis aux gens, aux jeunes : prenez parti pour les forces positives, les forces d’union, d’association, d’amour, et luttez contre toutes les forces de destruction, de haine et de mépris. »

Demain nous n’aurons plus peur de voir se lever le jour.

<1605>

Lundi 27 avril 2020

«Les Hikikomori»
Phénomène japonais qui a tendance à s’étendre

France Culture a consacré deux émissions à la paresse. Grâce à la première j’ai appris l’existence des hikikomori : « Les Hikikomori, se retirer pour ne rien faire »

C’est un phénomène qui serait apparu au début des années 1990 au Japon et qui tendrait à s’étendre aux États-Unis et à l’Europe.

Les hikikomori décident soudain de se couper du monde pour une durée indéterminée, et de se murer dans leur chambre, avec l’objectif de suivre le modèle d’une vie idéale, passée à ne rien faire : aucune ambition, aucune préoccupation vis-à-vis de l’avenir, un désintérêt total pour le monde réel.

Selon cette émission le phénomène toucherait aujourd’hui, au Japon, près d’un adolescent sur cent.

L’origine du terme « hikikomori » (hiki vient de hiku (reculer), komori dérive de komoru qui signifie « entrer à l’intérieur ») traduit un repli sur soi.

Dans une société japonaise dans laquelle la réputation sociale et le culte de la performance sont très valorisées, ce phénomène met en présence un enfant qui entend se retirer de la pression sociale et des parents paralysés par la honte d’avoir à leur domicile un enfant qui n’assume pas son rôle social. C’est pourquoi souvent les parents cachent la réalité.

Si j’ai bien compris dans le lieu de résidence les interactions sociales entre les parents et l’enfant sont également très réduites.

Le jeune homme, car il s’agit essentiellement d’un phénomène masculin, reste reclus dans sa chambre et souvent s’enferme.

Mais depuis quelques années cette pathologie est reconnue au Japon, des médecins et psychologues analysent ces cas et tentent d’aider les jeunes reclus à sortir de leur condition.

Pour qu’on parle d’hikikomori il faut que la réclusion dure plusieurs mois. Selon ce que j’ai compris, on fixe la limite inférieure à 6 mois, mais la réclusion peut durer plusieurs années.

Une fois qu’on connait le mot hikikomori, on constate qu’il existe beaucoup d’articles et d’émissions qui ont été consacrés à ce phénomène.

Il y a aussi un livre : « HIkikomori, ces adolescents en retrait » chez Armand Colin.

C’est un ouvrage collectif dans lequel sociologues, anthropologues, psychiatres, psychologues et psychanalystes essayent de décrire, comprendre et prendre en charge ce phénomène qui émerge dans nos sociétés.

En 2015, un film « De l’autre côté de la porte » de Laurence Thrush a également été consacré à ce phénomène.

En 2018, une autre émission de France Culture : < Les hikikomoris ou le retrait du monde > expliquait :

« En 2016, c’était près de 600 000 personnes qui avaient fait le choix de renoncer au monde. Un chiffre qui pourrait rapidement atteindre le million, tant le phénomène prend de l’ampleur ces dernières années.

L’AFP a ainsi rencontré un de ces « retirants » -selon les termes de la sociologue Maïa Fansten, spécialiste du sujet en France- un certain M. Ikeida, nom d’emprunt donné au journaliste, âgé de 55 ans et qui vit reclus dans sa chambre depuis près de trente ans.

Et c’est surtout une grande souffrance qui transparaît de cet entretien. Une souffrance et une décision de rejeter les impératifs de conformité auxquels l’astreignent la société, son entourage, sa famille. Il explique ainsi la pression et les brimades de sa mère pour qu’il réussisse à l’école.

Il raconte aussi son parcours sans faute, des bancs de l’une des meilleures universités de Tokyo, aux offres d’emploi qu’il reçoit de la part de grandes entreprises prestigieuses. Il parle enfin du déclic, de sa terreur de passer une vie en costume, à exercer un métier dénué de sens, dans un système compétitif qu’il abhorre.

Au-delà de cette expérience personnelle, nombreux sont les témoignages de « retirants » qui expliquent leur choix comme un réflexe de défense, une réaction de survie face à l’intense pression du système scolaire et du marché du travail japonais.

Certains parlent ainsi d’une volonté de faire cesser le temps. De créer un abri, un repli face aux vicissitudes du monde. Une pause avant l’entrée définitive dans la vie adulte. C’est l’aboutissement paradoxal d’une société qui, en multipliant les injonctions à la vitesse, à la croissance et au progrès, finit par reléguer certains de ses membres dans un état de paralysie sociale et de retranchement hors du temps.

Cette faille creusée comme une grotte primaire, cette rupture temporaire pour se panser dans un monde mauvais, pourraient avoir quelque chose de poétique, si elles ne traduisaient pas dans le même temps, une profonde souffrance humaine, un sentiment d’inadéquation avec la société dans laquelle ils ont été projetés.

Une situation encore aggravée par les mutations de la famille japonaise. C’est en tout cas ce qu’explique le neuropsychiatre Takahiro Kato pour qui on est passé de la famille traditionnelle, qui comptait beaucoup d’enfants et de générations réunies sous le même toit, à une cellule familiale réduite : père, mère et enfant, réduisant d’autant les mécanismes de solidarité familiale.

Ainsi de nombreux hikikomoris résident chez leurs parents, faute de moyens financiers, mais aussi comme une manière de se construire un cocon, protecteur et familier, dans un espace connu. Mais cela n’améliore pas nécessairement la situation. Comme l’explique Rika Ueda, qui travaille pour une association de parents, « les familles éprouvent une grande honte. Elles préfèrent cacher leur situation et à leur tour s’enferment ».

Un isolement facilité selon les spécialistes par les nouvelles technologies. Ces dispositifs permettent de s’enfuir, de s’évader virtuellement, grâce à internet et aux jeux vidéos. Ces appareils permettent de maintenir des liens, aussi ténus soient-ils, par le biais de relations numériques. Une sorte d’évasion vers un monde alternatif, fait de sociabilités sans paroles, de présences sans rencontre. »

Un article plus ancien de la revue « Cerveau & Psycho » : <Hikikomori : ces jeunes enfermés chez eux> essaye d’analyser plus en profondeur le phénomène :

Il donne d’abord un exemple d’un jeune japonais de 23 ans, Tatsuya, qui vit enfermé chez soi :

«  Il n’est quasiment pas sorti de sa chambre depuis trois ans. Fils unique, il habite un deux-pièces qu’occupent ses parents dans la banlieue de Tokyo. Il passe sa journée à dormir. Il mange les repas préparés par sa mère qui les dépose sur le pas de la porte de sa chambre, toujours fermée. Il se réveille le soir pour passer la nuit à surfer sur Internet, à chatter sur des forums de discussion, lire des mangas et jouer à des jeux vidéo. Il refuse de s’inscrire dans une école de réinsertion professionnelle ou de chercher du travail, et même de partir en vacances. L’an dernier, ses parents se sont décidés à l’emmener consulter dans plusieurs hôpitaux de la région qui, tour à tour, ont évoqué une dépression ou une schizophrénie latente. La scolarité de Tatsuya à l’école élémentaire s’est déroulée normalement, mais il a commencé à manquer l’école quand il est entré au collège. Se mêlant peu à ses camarades, il se plaint d’être moqué et même humilié. Malgré ces brimades, ses résultats scolaires sont bons et il poursuit une formation universitaire d’ingénieur. Il y a trois ans, il a subitement tout arrêté et, depuis, vit cloîtré à domicile.

Tatsuya souffre d’hikikomori, c’est-à-dire en français de « retrait social ». […] Selon les critères diagnostiques réactualisés en 2010 par le ministère de la Santé japonais, le hikikomori est un phénomène qui se manifeste par un retrait des activités sociales et le fait de rester à la maison quasiment toute la journée durant plus de six mois. Il n’y a pas de limite d’âge inférieure. Bien que le hikikomori soit défini comme un état non psychotique, excluant donc la schizophrénie, les autorités sanitaires admettent qu’il est probable que certains cas correspondent en fait à des patients souffrant de schizophrénie, mais dont le diagnostic de psychose n’a pas encore été posé.

Qu’est-ce que le hikikomori ? En réalité, la situation peut se présenter sous plusieurs formes. S’il arrive que l’adolescent ou le jeune adulte puisse rester totalement reclus pendant des mois, voire des années, il peut aussi accepter de sortir, le temps de faire des courses dans le quartier, même s’il replonge dans son isolement en se barricadant dans sa chambre de retour dans l’appartement familial. Il peut aussi lui arriver de sortir la nuit ou au petit matin, lorsqu’il est le moins susceptible de rencontrer des gens, en particulier des camarades ou des voisins. Dans de rares cas, le sujet hikikomori dissimule son état en quittant son domicile chaque matin pour se promener ou prendre le train comme s’il se rendait à l’école, à l’université ou à son travail. »

La relation de cet état avec une addiction au numérique n’est pas avéré. Il semblerait plutôt que c’est la situation de réclusion qui entraîne une consommation du Web, pour occuper le temps :

« Dans 20 pour cent des cas, la pathologie commence entre 10 et 14 ans et, dans plus d’un tiers des cas, elle débute vers la fin de l’adolescence, entre 15 et 19 ans. Les premiers signes d’absentéisme scolaire ou d’isolement peuvent apparaître dès 12 à 14 ans. En 2003, on a constaté que certains élèves refusant d’aller à l’école devenaient par la suite des hikikomori. […]

Loin des idées reçues et des stéréotypes qui voudraient que cyberdépendance et hikikomori soient associés, il apparaît que si les reclus, au Japon comme en France, passent souvent beaucoup de temps sur le Web, ils ne témoignent pas d’une « addiction à Internet ». Selon Nicolas Tajan, doctorant en psychologie à l’Université Paris-Descartes et chercheur à l’Université de Kyoto, surfer sur Internet n’est qu’une de leurs activités dans la mesure où ils regardent aussi la télévision passivement pendant des heures, lisent ou écoutent de la musique. Certains ne se connectent d’ailleurs pas à Internet. Toutefois, note N. Tajan qui étudie depuis deux ans le hikikomori dans l’Archipel, une dépendance semble de plus en plus fréquente chez les hikikomori japonais, une tendance également observée en France. Surtout, il semble que l’apparition d’une utilisation intensive d’Internet soit plus le résultat de la claustration à domicile qu’une cause du retrait social. En fait, selon le psychiatre Takahiro Kato, de l’Université de Kyushu, Internet et les jeux vidéo contribuent à réduire le besoin de communication en tête-à-tête avec ses semblables et créent un sentiment de satisfaction sans qu’il soit nécessaire de passer par des échanges directs.

Internet et les jeux vidéo facilitent donc la vie du hikikomori, plutôt qu’ils n’en sont la cause. Dans de très rares cas, observés tant au Japon qu’en France, le hikikomori met à profit cette très longue période d’enfermement à domicile pour se former sur Internet et acquérir de façon autodidacte un nouveau savoir, parfois encyclopédique, sur un sujet technique ou artistique. »

Cet article souligne le lien de cette pathologie avec la culture japonaise :

« Plusieurs particularités socioculturelles et anthropologiques de la société nipponne pourraient intervenir dans « l’épidémie » d’hikikomori. Selon T. Kato, un facteur clé associé à ce phénomène tiendrait au concept d’Amae, défini par le fait de chercher à être gâté et choyé par son entourage. Cela peut parfois inciter le jeune à se comporter de façon égoïste vis-à-vis de ses parents avec le sentiment qu’ils lui pardonneront son comportement. Il existe dans la culture japonaise une tolérance, voire une complaisance, de l’entourage vis-à-vis du hikikomori, d’autant que les jeunes Japonais (comme en Corée du Sud ou à Taïwan) ont tendance à dépendre, plus encore qu’en Occident, de leurs parents sur le plan financier.

Par ailleurs, le Japon se trouve être une « société de la honte ». Le concept de Haji imprègne profondément la société : honte d’avoir échoué, de déshonorer son nom, de ne pas avoir tenu ses engagements, de mettre les autres dans l’embarras. De fait, les parents éprouvent une grande honte d’avoir un enfant hikikomori et tardent à consulter un médecin. Par ailleurs, fait remarquer Maki Umeda, chercheur en santé publique au Département de santé mentale de l’Université de Tokyo, certains parents préfèrent encore que leur enfant soit un hikikomori plutôt que d’apprendre qu’il souffre d’une maladie psychiatrique ou d’un trouble du développement, ce qui entraînerait une forte stigmatisation. […]

À tout cela s’ajoutent les brimades (Ijime) que subissent certains élèves à l’école (harcèlement, intimidation, persécution). Enfin, serait également en cause l’intense pression du système scolaire. Les lycées et les universités sont très hiérarchisés, en fonction de la difficulté du concours d’entrée obligatoire, ce qui susciterait chez une fraction des jeunes une peur de l’échec conduisant au retrait social définitif. »

Mais ce phénomène n’est pas que japonais.

Ainsi « le Monde » avait publié un article <Des cas d' »hikikomori » en France> et plus récemment, en février 2019, « L’Express » s’interrogeait : <Reclus et sans projet: qui sont les Hikikomori français ?>

Le phénomène est désormais mondial : <Hikikomoris : du Japon aux Etats-Unis, vers une jeunesse évaporée>

Un article de janvier 2020 de « Sciences et Avenir » évoque des études qui élargissent le phénomène hikikomori à d’autres populations que les jeunes hommes :

« Mais, selon des experts japonais et américains de l’équipe de l’Oregon Health and Science University (Portland, Oregon, États-Unis), ce phénomène qui a désormais dépassé les frontières de l’archipel, serait plus répandu qu’on ne le pense et mérite de fait une définition plus claire, dans le but d’un meilleur repérage et d’une prise en charge adaptée.

Dans une publication récente dans la revue World psychiatry, ces scientifiques pointent un persistant manque de connaissance de ce tableau clinique par les psychiatres et souhaitent donc sensibiliser leurs pairs à sa détection, comme le précise l’auteur principal, le Dr Alan Teo. Ils estiment en effet que les adolescents et les jeunes adultes ne sont pas les seuls concernés et que le syndrome peut aussi démarrer bien après l’âge de 30 ans et concerner des personnes âgées ou aussi des femmes au foyer. »

J’ai trouvé un site français entièrement consacré à l’accompagnement des familles qui sont dans la situation d’héberger un hikikomori : <https://hikikomori.blog/>

Je finirai par ce conseil donné dans l’article de la revue « Cerveau & Psycho »

« Pour la psychiatre, le message essentiel à faire passer lors des visites à domicile auprès de ces jeunes qui vivent cette tragique situation d’enfermement est qu’« ils font toujours partie du monde des humains ». »

<1407>

Vendredi 28 juin 2019

«Au Japon la poterie, la complexité sociale et la sédentarité ont précédé l’agriculture»
Jean-Paul Demoule

Donc dix mille ans avant notre ère l’agriculture nait au Moyen-Orient. Puis dans d’autres régions du monde, très vite en Chine et en Nouvelle Guinée (-9000), puis en Amérique du Sud et en Amérique Centrale vers -5000.

Hier nous nous demandions si c’était une bonne idée d’inventer l’agriculture et si on pouvait s’en passer.

En tout cas, il y a une région du monde qui s’en est passée longtemps : le Japon.

Ainsi cet article de la revue « l’Histoire » : <Déroutante préhistoire du Japon…> nous apprend que c’est seulement vers 300 avant notre ère que l’agriculture a fait son apparition au Japon. Dix mille ans après les premiers villages ! :

« La préhistoire japonaise est peu connue en France : les publications, très nombreuses, sont rarement écrites dans des langues occidentales et presque jamais en français. Pourtant l’archéologie y connaît un essor sans précédent, grâce à des moyens accordés pour l’essentiel au sauvetage des quelque 10000 sites découverts chaque année lors d’opérations d’aménagement.

Les résultats sont spectaculaires : des sites préhistoriques entiers reconstitués avec leurs dizaines de bâtiments de bois et leurs musées dotés des derniers perfectionnements audiovisuels reçoivent chaque année des centaines de milliers de visiteurs. Ils posent aussi des problèmes passionnants.

Pour se limiter aux dix derniers millénaires avant notre ère, le Japon offre en effet une image qui s’oppose presque point par point à l’évolution du Bassin méditerranéen et de l’Europe pendant la même période. »

L’article a été écrit par l’historien Jean-Paul Demoule professeur de protohistoire européenne à l’université de Paris I. Il est l’auteur d’un livre sur l’époque qui m’occupe depuis le début de la semaine : « Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’Histoire » et qui a pour sous-titre « Quand on inventa l’agriculture, la guerre et les chefs ». Ce livre j’aurai bien aimé l’emprunter à la bibliothèque pour approfondir ma réflexion mais il était déjà prêté.

Jean-Paul Demoule rappelle comment les évènements se sont enchainés dans le Croissant fertile, en Chine et ailleurs :

Il y a eu dans nos régions, on le sait, une « révolution néolithique » : la sédentarisation, dans le Levant méditerranéen et, vers 10000 avant notre ère, de petits groupes de chasseurs-cueilleurs qui ont fini par domestiquer les céréales ainsi que les moutons, les chèvres, les bœufs et les porcs.

Deux à trois millénaires plus tard, la poterie est inventée. Cette stabilité des ressources alimentaires provoque un accroissement démographique continu. D’où une migration en auréole autour de cette région d’origine, aboutissant à la colonisation de l’ensemble de l’Europe à partir de 6500 avant notre ère. Et une complexité sociale croissante, favorisant, au moment où apparaît la métallurgie, l’émergence des premiers États, en Égypte et en Mésopotamie, vers 3000 avant notre ère.

Or, à cette succession si bien établie qu’elle nous paraît la seule voie qu’ait pu suivre l’humanité tout entière on la retrouve en Chine, au Mexique ou au Pérou, le Japon oppose un tout autre schéma. »

La séquence connue dans les pays de l’invention de l’agriculture peu de temps après 10 000 avant notre ère peut se synthétiser ainsi :


Alors qu’au Japon, selon Jean-Paul Demoule nous assistons à cet enchaînement :

Au Japon ce sont donc des chasseurs-cueilleurs qui commencent à fabriquer de la poterie. L’article de la revue « L’Histoire » parle de poterie grossière, à fond conique, parfois décorée sommairement d’impressions de doigts.

Il semble que ce soit avec celle de la Chine du Nord, à peu près contemporaine, la plus ancienne du monde. Cette tradition technique qui va peu à peu se développer aura pour nom : « La période jomon » qui s’étend de 11000 à 300 avant notre ère.

Les japonais n’ont pas été précurseurs en matière d’agriculture mais en matière de poterie ils l’ont été.

Sur ce site japonais en langue française : « La céramique japonaise à travers les âges » nous pouvons lire :

« La poterie commença dans l’Archipel nippon il y a treize mille ans, ce qui, à la lumière des plus récentes découvertes, semble être la précocité sur n’importe quel site du monde. Les plus communes étaient les grands pots profonds à bouillir l’eau. Les ustensiles étaient alors montés au colombin et simplement décorés en roulant ou en appliquant sur la surface encore humide des cordes tressées. C’est cette décoration « cordée » qui valut à la poterie de cet âge fort reculé l’appellation de jomon doki (jo = corde ; mon = motif, doki = poterie). Il y a quelque cinquante siècles donc, cette période Jomon produisait déjà des dessins d’un dynamisme fabuleux, dont cette décoration de vagues furieuses soulevant les bords de certains pots, et autres motifs fantasques ou extravagants décorant l’extérieur. »

Non seulement la poterie a précédé l’agriculture, mais même la complexité sociale. Alors que dans le récit que nous avons l’habitude d’entendre, seule l’agriculture permettait d’obtenir la complexité de l’organisation sociale :

« A partir de 10000 avant notre ère s’achève la dernière glaciation et commence l’actuelle période climatique. Cette amélioration de l’environnement permet aux premiers « Jomons » de se sédentariser en exploitant les ressources naturelles : chasse du sanglier, du cerf et du singe ; exploitation intensive des ressources lacustres et marines poissons, coquillages ; collecte des plantes sauvages, essentiellement des variétés de noix, de glands et de châtaignes, stockés dans des silos. Cette gestion du milieu naturel autorise une sédentarisation qui prend des formes spectaculaires. Les villages peuvent regrouper, à partir de 9000 avant notre ère, plusieurs dizaines de maisons, construites en bois et en terre, de forme circulaire puis quadrangulaire. Haches polies pour travailler le bois et meules pour fabriquer des farines sont alors en tous points identiques à celles qui, au Proche-Orient et en Europe, caractérisent les sociétés néolithiques.

Pourtant, ce terme de « néolithique », qui sert en Europe à désigner un mode de production fondé sur l’agriculture et l’élevage, ne convient pas au Japon. On n’y a trouvé aucune trace de domestication animale, hormis celle du chien, destiné à la chasse et non à l’alimentation. La culture du riz et du blé semble bien malgré quelques rares témoignages, ténus et discutés absente. En revanche, il n’est pas exclu que des arbres comme le châtaignier aient fait l’objet d’une exploitation contrôlée, une sorte d’arboriculture qui reste encore à préciser ; ce pourrait également être le cas de quelques autres plantes locales.

Enfin, à partir de 5000 avant notre ère, et plus encore de 3000 le « Jomon moyen », on constate une manifeste complexité sociale. La taille des villages croît encore, les bâtiments et les pratiques funéraires se différencient, des rituels apparaissent, avec des constructions spécialisées, des objets non utilitaires : poteries à décors en relief exubérants, masques d’argile, figurines fémi nines, grands phallus en pierre…

Mais toujours aucune trace d’agriculture ni d’élevage. »

Finalement l’agriculture va quand même arriver au Japon probablement en provenance de la Corée.

« C’est seulement avec la période suivante, celle de la civilisation dite de Yayoï du nom d’un site archéologique situé dans l’agglomération de Tokyo, entre 300 avant et 300 après notre ère, que la céréaliculture et la riziculture font brusquement leur apparition, en même temps que la métallurgie du bronze et du fer.

C’est la conséquence de fortes influences continentales, principalement coréennes. Cette brève civilisation de Yayoï débouche sur la formation du premier État japonais, avec ses tumulus monumentaux les kofuns , mais également l’adoption du bouddhisme et de l’écriture, phénomènes venus eux aussi tout droit du continent.

Cette évolution spécifique appelle au moins deux réflexions. La première est qu’on observe dès la préhistoire du Japon cette alternance de périodes d’ouverture et de fermeture qui sont caractéristiques de toute son histoire. La culture de Jomon commence ainsi en symbiose avec le continent, et se termine sous son influence. La seconde est qu’entre les deux se sont déroulés dix millénaires d’une expérience totalement originale.

Mais pas totalement isolée : çà et là, autour de la Baltique, au Portugal, en Ukraine ou sur la côte nord-ouest américaine, des groupes de chasseurs-cueilleurs, vivant en général de ressources aquatiques, ont pu également développer des sociétés sédentaires, parfois même hiérarchisées. »

Et l’article de conclure :

« Si les agriculteurs l’ont finalement emporté partout grâce à leur supériorité démographique, ils n’étaient peut-être pas le seul avenir de l’humanité. »

Réflexion qui relance donc les débats d’hier sur cette idée, quand même saugrenue, de remettre en cause le caractère inéluctable du passage par l’agriculture.

<1259>

Mercredi 28 novembre 2018

« Et la proposition japonaise d’inscrire dans la charte de la SDN l’égalité des races et des nationalités fut repoussée ! »
Une autre péripétie oubliée de l’après-guerre 14-18

C’est dans l’une des émissions de France Inter déjà citées <1918, un monde en révolutions> que l’historien Nicolas Offenstadt, m’a appris l’existence de cette proposition rejetée par les vainqueurs de la guerre 14-18.

En 14-18, les japonais étaient contre les allemands et donc du côté des vainqueurs, mais ils étaient asiatiques au milieu de nations européennes et de « blancs ».

<Le numéro spécial de l’Histoire de juillet/août 2018> évoque cet épisode dans un petit encart qui a pour titre : « Saionji : le Japonais qui voulait l’égalité des races » :

« Engagé dans le conflit dès 1914, le Japon, qui n’a joué qu’un rôle secondaire dans la Grande Guerre (il s’est contenté de s’emparer des possessions allemandes en Chine et dans le Pacifique), siège pourtant aux côtés des vainqueurs à Versailles avec les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie. La délégation japonaise est menée par Saionji Kinmochi, un ami personnel de Clemenceau. Malade, Saionji est secondé par l’un de ses proches, le diplomate Makino Nobuaki.

Issu d’une grande famille de l’aristocratie japonaise, toute-puissante au XIIIe siècle, Saionji Kinmochi est un libéral francophone qui a séjourné une dizaine d’années en France à partir de 1871. Il s’est alors lié avec les frères Goncourt, Gambetta et Clemenceau, à qui il transmet l’amour des choses japonaises. De retour au Japon, alors traversé par l’agitation démocratique, il fonde un journal d’opinion, La Liberté de l’Orient, dont il doit cesser la publication sur ordre impérial. Un jeune aristocrate ne doit pas s’encanailler avec des partisans de la liberté et des droits du peuple !

Contraint de se ranger, Saionji fait dès lors une carrière diplomatique et politique plus classique, accédant à plusieurs reprises au poste de Premier ministre à partir de 1906. Libéral dans l’âme, avec Makino, son second, il pousse à Versailles les Alliés à adopter une résolution de principe pour le pacte de la SDN en faveur de l’égalité des races et des nationalités. C’est, en ce temps-là, une mesure quasiment révolutionnaire. Souvent victimes de la condescendance raciste des Occidentaux, les Japonais tiennent à cette clause. Le texte vise aussi à contrer les mesures adoptées en Californie et en Australie contre l’immigration asiatique en général, et japonaise en particulier (en 1913, une loi californienne interdit ainsi aux Japonais d’acheter de la terre).

Le texte est critiqué, notamment par les Britanniques, mais adopté par 11 voix sur 17. Le président Wilson, qui avait voté pour, proclame néanmoins, sous la pression, que l’unanimité étant nécessaire pour l’adoption de ce principe, ce dernier est donc rejeté. Stupeur dans l’opinion japonaise qui vit très mal cette rebuffade occidentale. Du coup, pour éviter que le Japon ne torpille la future SDN, Wilson cède aux revendications japonaises sur le Shandong, s’aliénant l’appui du gouvernement chinois et sa propre opinion publique, inquiète devant la montée en puissance du Japon en Extrême-Orient. »

Un assez long article sur cette proposition japonaise et les débats qui ont suivi se trouve dans Wikipedia : « Principe de l’égalité des races ».

Et comme je veux faire court, pour une fois dans cette série de mots consacrés à 14-18, je vous laisse lire cet article si le sujet vous intéresse.

Il faudra attendre 1948, 30 ans plus tard et une barbarie européenne encore plus extrême pour que le principe de l’égalité de « tous les êtres humains » soit inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.

<1156>