Lundi 25 mai 2020

«Au nom de la terre»
Film d’Edouard Bergeon

Depuis longtemps Annie voulait que nous regardions ce film qui lui avaient été chaudement recommandé par des agriculteurs. Nous n’avons pas pu le voir en salle, nous nous y sommes pris trop tard. Le film est sorti le 25 septembre 2019. Mais nous avons trouvé le DVD et ce week-end prolongé fut l’occasion de le voir.

C’est un choc, un moment d’émotion et de multiple questionnements.

Ce film a été réalisé par Edouard Bergeon. Il était journaliste à France 2, spécialisé dans le documentaire, quand il s’est lancé dans l’aventure de la réalisation d’un film, de ce film.

Il est né en 1982 et a grandi dans une ferme, près de Poitiers.

Le film « Au nom de la terre » est une fiction largement inspirée de faits réels qu’il a vécus avec son père, sa mère et sa sœur.

Son père a repris la ferme familiale.

Le contexte est celui d’une économie aux mains des industriels, de la grande distribution et du règne du prix bas.

Pour s’en sortir, il faut investir. Pour investir il faut s’endetter.

Quand la dette devient trop compliquée à rembourser, des coopératives, des banquiers ou des industriels viennent vous aider et vous envoie un commercial qui explique au paysan que pour s’en sortir, il faut encore industrialiser davantage, donc investir, donc s’endetter mais avec de beaux rendements qui rendront possible le remboursement de la nouvelle dette et des anciennes dettes.

Cette industrialisation conduit à produire une alimentation de plus en plus médiocre.

Il suffit d’un grain de sable, d’un accident et toute cette construction dévoile sa fragilité.

Dans le film, un violent incendie ravage une grande partie des installations productives dans la ferme. Edouard Bergeon explique que dans la vraie vie, celle de son père, il y eut plusieurs incendies.

C’est trop lourd pour le paysan, il n’a plus la force de continuer le combat.

La fin du film, comme la réalité est une longue déchéance, un état de désordre psychologique qui nécessite des soins psychiatriques et qui mènent finalement au suicide.

C’est une chose de lire dans un article de septembre 2019 que

« Ce serait plus de deux suicides par jour, selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole parus cet été. Elle évoque 605 suicides chez agriculteurs, exploitants et salariés. […] On parle bien de surmortalité. Le risque de se suicider est plus élevé de 12,6% chez les agriculteurs. Et ce chiffre explose chez les agriculteurs les plus pauvres. On atteint 57% chez les bénéficiaires de la CMU. Deux activités sont particulièrement touchées : les éleveurs bovins et les producteurs laitiers ».

C’est une autre chose que de le vivre dans l’émotion d’une œuvre de fiction dont on sait qu’elle montre la réalité de la vie, des contraintes et du piège dans lequel sont attirés grand nombre de paysans.

Avant ce film, Edouard Bergeon avait réalisé un documentaire <Les fils de la terre> dans lequel il racontait déjà l’histoire de son père avec en parallèle le récit contemporain d’un paysan et de son père confrontés aux mêmes difficultés de l’endettement et des prix bas dans le cadre d’une ferme de vaches laitières.

Le film est porté par des acteurs remarquables et notamment Guillaume Canet qui joue le rôle du père. Et lorsque Guillaume Canet, lui-même fils de paysan, découvre par hasard le documentaire « Les fils de la terre » en allumant sa télévision, il est immédiatement conquis et veut en faire une œuvre de fiction. Il est alors en tournage de « Mon garçon », produit par Christophe Rossignon. L’acteur dit alors à ce dernier qu’il aimerait adapter un long métrage de ce documentaire et qu’il souhaite le réaliser. Christophe Rossignon explique que ce projet est déjà en développement et qu’il va le produire et qu’Edouard Bergeon va le réaliser. Il accepte immédiatement de jouer le rôle du Père dans cette distribution.

Lors de la sortie du film Guillaume Canet et Edouard Bergeon avaient été invités sur France Inter dans l’émission de Nicolas Demorand et Léa Salamé

Dans cette interview Edouard Bergeon a dit :

« Aujourd’hui, beaucoup d’agriculteurs souffrent, se battent : un tiers de nos paysans français gagnent moins de 350 euros par mois. Ce sont eux qui remplissent notre assiette, il ne faut pas l’oublier. Moi je me bats pour tous ces agriculteurs qui se battent pour survivre, pour nourrir la France, et pour tous ceux qui sont partis trop jeunes. Mon père est parti il y a 20 ans, il avait 45 ans, je crois que c’est un peu trop jeune. C’est pour cela que j’ai voulu réaliser ce film, qui n’est pas un documentaire, qui est un film de cinéma, où j’ai voulu filmer de beaux moments et magnifier la nature.

[…] J’ai voulu faire un film sur la transmission de la terre sur trois générations : le grand-père, le père, le fils. Moi je suis le fils. Le grand-père, c’est la génération des 30 glorieuses. Il faut produire, on travaille, on modernise et on gagne de l’argent. On créée des outils, on les transmet au fils… et là on arrive en 1992, l’économie de marché, le marché intérieur, la bourse de Chicago qui fixe tout, et on est obligé de se diversifier pour faire bouillir la marmite. C’est une catastrophe pour cette génération-là qui travaille toujours plus, qui perd son bon sens paysan.

Et puis il y a cette génération, la mienne. Moi je suis parti. Mon père m’avait dit : « Travaille bien à l’école et tu choisiras ton métier… » et « tu mérites d’avoir une vie meilleure que la mienne : ne sois pas paysan… »

J’avais des parents qui avaient compris qu’il fallait que l’école représente notre ascension sociale. Car eux n’avaient pas choisi leur métier”.

[…] Les agriculteurs français sont vraiment isolés, parce qu’ils sont très incompris aujourd’hui. Mon père souffrait de l’image qu’avait le grand public des agriculteurs.

disait qu’il en avait marre de ce métier, et il s’est isolé. Lui qui avait un caractère fort, il a plongé encore plus fort dans un mal-être. C’est pour cela qu’aujourd’hui nous soutenons une association qui s’appelle <Solidarité paysans>, qui fait un travail incroyable de veille et d’accompagnement des agriculteurs en détresse. »

Et Guillaume Canet a ajouté :

« On les traite d’empoisonneurs, aujourd’hui, alors que ce sont eux qui sont les premiers empoisonnés aussi.

[…] j’étais tombé sur le documentaire “Les fils de la Terre” qu’avait réalisé Edouard et qui m’avait bouleversé. Et parce que son histoire est bouleversante, celle de son père, de sa famille, mais ça allait au-delà de cela. J’ai lu aussi ce scénario comme un citoyen, comme un père de famille, et il est vrai que les causes environnementales me touchent et m’importent, mais là, on va au-delà de l’agriculture. Ce qui m’intéressait dans ce scénario, c’est qu’il n’oppose pas les agricultures, la traditionnelle à la biologique. Simplement, il y a un état de fait qui renvoie à des questions importantes où l’on est concerné nous, en tant que consommateur. On a tous une assiette devant nous. Et cette assiette, c’est notre santé. Il faut se poser la question de savoir si ce qu’on a dans notre assiette nous fait du bien. Une chose est évidente, c’est que tout le monde n’a pas le pouvoir d’achat et la possibilité d’acheter bio. Mais il y a aussi une autre agriculture plus raisonnée, plus courte et moins dangereuse pour la santé.”

[…] Et moi c’est ce qui m’a touché : le fait de me dire qu’il faut alerter la population, que des gens n’ont pas la possibilité de choisir ce qu’ils mangent, mais que beaucoup d’autres l’ont, ce choix-là. Qu’on peut consommer autre chose. Et surtout, qu’on arrête d’importer des produits de l’étranger qui sont souvent de la merde, alors qu’on produit en France des produits d’exception que l’on exporte. »

En février 2020, le site <Allo Ciné> annonçait que le film avait fait plus de 2 000 000 d’entrées. Mais on apprend aussi que ce succès est un succès en province, les parisiens ont plutôt boudé le film.

Il est donc possible de le voir en DVD ou sur une plate-forme qui permet de le télécharger ou de le regarder en ligne, ce qu’on appelle le VOD : vidéo à la demande.

Il n’est pas nécessaire de passer par les fourches caudines et américaines de Netflix mais un site indépendant français comme <Universciné> permet de faire la même chose.

D’ailleurs, les <Inrocks> proposent 8 plateformes dont celle-ci, alternatives à Netflix.

Vous pouvez aussi voir <La bande d’annonce> du film.

Il y a aussi cet article de Sud Ouest : « Au nom de la terre”, un film coup de poing qui a changé le regard sur l’agriculture » et qui permet de voir un court entretien d’Edouard Bergeon qui en quelque mots dit l’essentiel.

Et en plein confinement, le 29 avril Edouard Bergeon a pris une nouvelle initiative :

Il a créé une chaîne de télévision en ligne, <CultivonsNous.tv>.

Cette chaîne, créée en partenariat avec la plateforme numérique Alchimie se présente comme un « espèce de Netflix », explique Edouard Bergeon. C’est une « chaîne thématique de l’agriculture, du bien manger et de la transition écologique » qui ambitionne de « recoudre le lien entre la terre et les urbains. »

CultivonsNous.tv fonctionne sur la base de l’abonnement (4,99€ par mois), dont 1€ est reversé à des structures associatives. Pour le lancement du projet, l’association Solidarité Paysans, soutenue de longue date par Edouard Bergeon, est celle retenue.

La chaîne propose déjà une série de documentaires sur plusieurs thématiques : « Ceux qui nous nourrissent », « Ma vie de paysan 2.0 », « Dans quel monde vit-on ? », « Ce qu’on mange », « Ce qu’on boit »

Edouard Bergeon précise :

« Les documentaires racontent toute forme d’agriculture avec une envie d’être plus vertueux »

Je redonne le lien vers cette plate-forme : <https://www.cultivonsnous.tv/FR/home>

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Mercredi 18 septembre 2019

« Horreurs boréales en Bretagne »
Charlène Florès

Charlène Florès est bretonne et photographe.

Elle a fait son métier, elle a fait des photos.

Elle les a faites près de Rennes, à La Chapelle-des-Fougeretz.

C’est la revue de presse du jeudi 12 septembre 2019 de Claude Askolovitch qui a attiré mon attention sur l’article de l’Obs qui lui a été consacré.

Et j’ai constaté que LIBE en avait fait de même, avec plus de photos et moins de textes.

Charlène Florès précise :

« Mes photos n’ont fait l’objet d’aucune retouche couleur et aucune n’a de filtre. »

A la Chapelle-des-Fougeretz, il y a des serres. Dans ces serres, on produit des tomates toute l’année. Et pour ce faire, les maraîchers qui s’attellent à cette tâche ont recours aux éclairages LED pour faire pousser, plus vite et à moindre coût, leurs tomates cultivées sous serre.

Charlène Florès explique :

« Pour produire des tomates toute l’année, on les chauffe, on leur diffuse du CO2 et on offre un complément d’éclairage »

Le journaliste de l’Obs, Arnaud Gonzague décrit :

« Aux portes de Rennes, d’étranges dégradés fuchsia et or illuminent le ciel. Ils proviennent des éclairages artificiels émanant de grandes serres à tomates voisines. Une pollution lumineuse qui déboussole les campagnes alentour, comme le révèlent les photos de Charlène Florès. »

Vous avez donc compris qu’en plus de la pollution lumineuse des leds toute la nuit, on ajoute du CO2 !

Et l’article de Libération donne la parole à Vincent Truffault, chercheur au Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes

« Les plantes n’absorbent pas tout et on a donc d’importants rejets dans l’atmosphère.»

Mais revenons à la pollution lumineuse.

Une maraîchère dit :

« Certaines nuits d’hiver, on voit le halo rose des serres jusque chez moi, à 30 kilomètres. »

Les villages alentours sont baignés d’une lumière fuchsia toute la nuit

Les vaches, qui sont dans des étables non fermées, sont exposées à la pollution lumineuse toute la nuit.

Tout ceci n’est évidemment pas sans conséquence. Charlène Florès rapporte :

« Un astrophysicien m’a expliqué que ces serres ont, à elles seules, une radiance [« brillance », NDLR] soixante fois plus intense que celle de la ville de Rennes, toute proche, qui compte pourtant 250 000 habitants ! »

C’est évidemment délétère pour l’horloge biologique de la flore et de la faune.

Et pour les humains ce n’est pas mieux :

« Et des travaux scientifiques démontrent que chez l’humain, la pollution lumineuse est suspectée de contribuer à l’augmentation des cancers hormono-dépendants [seins et prostate, NDLR. Mais aussi de la dépression et du diabète. »

Le journaliste de l’Obs s’offusque :

« Des tomates en hiver : le concept a déjà de quoi énerver les citoyens qui n’ont pas perdu tout bon sens.  […] Difficile de ne pas faire de ces aurores boréales « façon LED » une parfaite métaphore de notre société de consommation : chatoyante, scintillante, séduisante… mais criminelle pour la planète.»

Dans l’article de Libération, avec d’autres mots, la même réalité est énoncée

« La recherche scientifique indique que cette pollution lumineuse a de sérieuses conséquences sur l’écosystème local exposé à ce rayonnement qui fait imploser le rythme des saisons, du jour et de la nuit : animaux désorientés, oiseaux chantant toute la nuit, baisse de la pollinisation nocturne, dormance des végétaux inhibée et exposition accrue aux pollutions et stress hydriques… »

Mes chers amis, il faut vraiment arrêter de consommer des tomates en hiver.

Car pour qu’on ne les produise plus, il suffit simplement de ne plus les acheter !


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Vendredi 28 juin 2019

«Au Japon la poterie, la complexité sociale et la sédentarité ont précédé l’agriculture»
Jean-Paul Demoule

Donc dix mille ans avant notre ère l’agriculture nait au Moyen-Orient. Puis dans d’autres régions du monde, très vite en Chine et en Nouvelle Guinée (-9000), puis en Amérique du Sud et en Amérique Centrale vers -5000.

Hier nous nous demandions si c’était une bonne idée d’inventer l’agriculture et si on pouvait s’en passer.

En tout cas, il y a une région du monde qui s’en est passée longtemps : le Japon.

Ainsi cet article de la revue « l’Histoire » : <Déroutante préhistoire du Japon…> nous apprend que c’est seulement vers 300 avant notre ère que l’agriculture a fait son apparition au Japon. Dix mille ans après les premiers villages ! :

« La préhistoire japonaise est peu connue en France : les publications, très nombreuses, sont rarement écrites dans des langues occidentales et presque jamais en français. Pourtant l’archéologie y connaît un essor sans précédent, grâce à des moyens accordés pour l’essentiel au sauvetage des quelque 10000 sites découverts chaque année lors d’opérations d’aménagement.

Les résultats sont spectaculaires : des sites préhistoriques entiers reconstitués avec leurs dizaines de bâtiments de bois et leurs musées dotés des derniers perfectionnements audiovisuels reçoivent chaque année des centaines de milliers de visiteurs. Ils posent aussi des problèmes passionnants.

Pour se limiter aux dix derniers millénaires avant notre ère, le Japon offre en effet une image qui s’oppose presque point par point à l’évolution du Bassin méditerranéen et de l’Europe pendant la même période. »

L’article a été écrit par l’historien Jean-Paul Demoule professeur de protohistoire européenne à l’université de Paris I. Il est l’auteur d’un livre sur l’époque qui m’occupe depuis le début de la semaine : « Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’Histoire » et qui a pour sous-titre « Quand on inventa l’agriculture, la guerre et les chefs ». Ce livre j’aurai bien aimé l’emprunter à la bibliothèque pour approfondir ma réflexion mais il était déjà prêté.

Jean-Paul Demoule rappelle comment les évènements se sont enchainés dans le Croissant fertile, en Chine et ailleurs :

Il y a eu dans nos régions, on le sait, une « révolution néolithique » : la sédentarisation, dans le Levant méditerranéen et, vers 10000 avant notre ère, de petits groupes de chasseurs-cueilleurs qui ont fini par domestiquer les céréales ainsi que les moutons, les chèvres, les bœufs et les porcs.

Deux à trois millénaires plus tard, la poterie est inventée. Cette stabilité des ressources alimentaires provoque un accroissement démographique continu. D’où une migration en auréole autour de cette région d’origine, aboutissant à la colonisation de l’ensemble de l’Europe à partir de 6500 avant notre ère. Et une complexité sociale croissante, favorisant, au moment où apparaît la métallurgie, l’émergence des premiers États, en Égypte et en Mésopotamie, vers 3000 avant notre ère.

Or, à cette succession si bien établie qu’elle nous paraît la seule voie qu’ait pu suivre l’humanité tout entière on la retrouve en Chine, au Mexique ou au Pérou, le Japon oppose un tout autre schéma. »

La séquence connue dans les pays de l’invention de l’agriculture peu de temps après 10 000 avant notre ère peut se synthétiser ainsi :


Alors qu’au Japon, selon Jean-Paul Demoule nous assistons à cet enchaînement :

Au Japon ce sont donc des chasseurs-cueilleurs qui commencent à fabriquer de la poterie. L’article de la revue « L’Histoire » parle de poterie grossière, à fond conique, parfois décorée sommairement d’impressions de doigts.

Il semble que ce soit avec celle de la Chine du Nord, à peu près contemporaine, la plus ancienne du monde. Cette tradition technique qui va peu à peu se développer aura pour nom : « La période jomon » qui s’étend de 11000 à 300 avant notre ère.

Les japonais n’ont pas été précurseurs en matière d’agriculture mais en matière de poterie ils l’ont été.

Sur ce site japonais en langue française : « La céramique japonaise à travers les âges » nous pouvons lire :

« La poterie commença dans l’Archipel nippon il y a treize mille ans, ce qui, à la lumière des plus récentes découvertes, semble être la précocité sur n’importe quel site du monde. Les plus communes étaient les grands pots profonds à bouillir l’eau. Les ustensiles étaient alors montés au colombin et simplement décorés en roulant ou en appliquant sur la surface encore humide des cordes tressées. C’est cette décoration “cordée” qui valut à la poterie de cet âge fort reculé l’appellation de jomon doki (jo = corde ; mon = motif, doki = poterie). Il y a quelque cinquante siècles donc, cette période Jomon produisait déjà des dessins d’un dynamisme fabuleux, dont cette décoration de vagues furieuses soulevant les bords de certains pots, et autres motifs fantasques ou extravagants décorant l’extérieur. »

Non seulement la poterie a précédé l’agriculture, mais même la complexité sociale. Alors que dans le récit que nous avons l’habitude d’entendre, seule l’agriculture permettait d’obtenir la complexité de l’organisation sociale :

« A partir de 10000 avant notre ère s’achève la dernière glaciation et commence l’actuelle période climatique. Cette amélioration de l’environnement permet aux premiers « Jomons » de se sédentariser en exploitant les ressources naturelles : chasse du sanglier, du cerf et du singe ; exploitation intensive des ressources lacustres et marines poissons, coquillages ; collecte des plantes sauvages, essentiellement des variétés de noix, de glands et de châtaignes, stockés dans des silos. Cette gestion du milieu naturel autorise une sédentarisation qui prend des formes spectaculaires. Les villages peuvent regrouper, à partir de 9000 avant notre ère, plusieurs dizaines de maisons, construites en bois et en terre, de forme circulaire puis quadrangulaire. Haches polies pour travailler le bois et meules pour fabriquer des farines sont alors en tous points identiques à celles qui, au Proche-Orient et en Europe, caractérisent les sociétés néolithiques.

Pourtant, ce terme de « néolithique », qui sert en Europe à désigner un mode de production fondé sur l’agriculture et l’élevage, ne convient pas au Japon. On n’y a trouvé aucune trace de domestication animale, hormis celle du chien, destiné à la chasse et non à l’alimentation. La culture du riz et du blé semble bien malgré quelques rares témoignages, ténus et discutés absente. En revanche, il n’est pas exclu que des arbres comme le châtaignier aient fait l’objet d’une exploitation contrôlée, une sorte d’arboriculture qui reste encore à préciser ; ce pourrait également être le cas de quelques autres plantes locales.

Enfin, à partir de 5000 avant notre ère, et plus encore de 3000 le « Jomon moyen », on constate une manifeste complexité sociale. La taille des villages croît encore, les bâtiments et les pratiques funéraires se différencient, des rituels apparaissent, avec des constructions spécialisées, des objets non utilitaires : poteries à décors en relief exubérants, masques d’argile, figurines fémi nines, grands phallus en pierre…

Mais toujours aucune trace d’agriculture ni d’élevage. »

Finalement l’agriculture va quand même arriver au Japon probablement en provenance de la Corée.

« C’est seulement avec la période suivante, celle de la civilisation dite de Yayoï du nom d’un site archéologique situé dans l’agglomération de Tokyo, entre 300 avant et 300 après notre ère, que la céréaliculture et la riziculture font brusquement leur apparition, en même temps que la métallurgie du bronze et du fer.

C’est la conséquence de fortes influences continentales, principalement coréennes. Cette brève civilisation de Yayoï débouche sur la formation du premier État japonais, avec ses tumulus monumentaux les kofuns , mais également l’adoption du bouddhisme et de l’écriture, phénomènes venus eux aussi tout droit du continent.

Cette évolution spécifique appelle au moins deux réflexions. La première est qu’on observe dès la préhistoire du Japon cette alternance de périodes d’ouverture et de fermeture qui sont caractéristiques de toute son histoire. La culture de Jomon commence ainsi en symbiose avec le continent, et se termine sous son influence. La seconde est qu’entre les deux se sont déroulés dix millénaires d’une expérience totalement originale.

Mais pas totalement isolée : çà et là, autour de la Baltique, au Portugal, en Ukraine ou sur la côte nord-ouest américaine, des groupes de chasseurs-cueilleurs, vivant en général de ressources aquatiques, ont pu également développer des sociétés sédentaires, parfois même hiérarchisées. »

Et l’article de conclure :

« Si les agriculteurs l’ont finalement emporté partout grâce à leur supériorité démographique, ils n’étaient peut-être pas le seul avenir de l’humanité. »

Réflexion qui relance donc les débats d’hier sur cette idée, quand même saugrenue, de remettre en cause le caractère inéluctable du passage par l’agriculture.

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Mercredi 26 juin 2019

« Je ne crois pas que l’on puisse imaginer un monde sans agriculture. »
Michel Serres

Hier nous avons vu les laboureurs l’emporter sur les chasseurs-cueilleurs dans la révolution du néolithique. Les sédentaires ont remplacé les nomades.

Bien sûr ce n’était pas aussi simple que cela, l’Histoire et la vie sont complexités.

Mais restons sur cette simplification.

Aujourd’hui on parle aussi des nomades et des sédentaires.

Les nomades sont les élites mondialisées qui partout sont chez eux. Enfin, ils sont davantage chez eux dans les métropoles que dans les territoires périphériques

Raphael Glucksmann reconnaissait dans <cette interview> se sentir culturellement plus chez lui à New York et à Berlin qu’en Picardie. Il faut être juste, il le regrettait et trouvait cela anormal.

Les sédentaires sont plutôt les perdants de la mondialisation.

Beaucoup d’agriculteurs qui sont les sédentaires par excellence, sont les perdants de l’économie moderne.

Dans son livre «The Road to Somewhere» le britannique David Goodhart estime que la division gauche/droite a perdu beaucoup de sa pertinence. Il propose un nouveau clivage entre ceux qu’il appelle « les Gens de Partout » (anywhere) et « le Peuple de Quelque Part » (Somewhere). Les premiers, les Gens de Partout ont bénéficié à plein de la démocratisation de l’enseignement supérieur. Ils sont bien dotés en capital culturel et disposent d’identités portables. Ils sont à l’aise partout, très mobiles et de plain-pied avec toutes les nouveautés.

Les membres du Peuple de Quelque Part sont plus enracinés. Ils habitent souvent à une faible distance de leurs parents, sur lesquels ils comptent pour garder leurs enfants. Ils sont assignés à une identité prescrite et à un lieu précis. Ils ont le sentiment que le changement qu’on leur vante ne cesse de les marginaliser, qu’il menace la stabilité de leur environnement social. Ils sont exaspérés qu’on leur ait présenté la mondialisation et l’immigration de masse comme des phénomènes naturels, alors qu’ils estiment que ce furent des choix politiques, effectués par des politiques et des responsables économiques appartenant aux Gens de Partout.

Brice Couturier a développé ces réflexions dans sa chronique du <15 mai 2017> et je l’avais évoqué lors du mot du jour consacré à « Die Heimat »

Le Mensuel « Philosophie Magazine », publié le 28/04/2016, a consacré un dossier sur le même sujet : « Nomades contre sédentaires, la nouvelle lutte des classes

Et un des articles de ce dossier a donné la parole au philosophe malicieux : Michel Serres.

Et je ne peux m’empêcher de partager cet article dans lequel Michel Serres, dans une de ses itinérances spéculatives dont il avait le secret convoque le mythe de Caïn et Abel pour parler des nomades et des sédentaires, des chasseurs-cueilleurs et des agriculteurs. Et bien sûr, il prend le parti de celui qui n’a pas le beau rôle : Caïn, l’agriculteur.

Michel Serres narre d’abord l’histoire :

« Au départ, l’histoire est simple : Abel, le berger, offre à Jéhovah des agneaux, son frère Caïn, le cultivateur, des fruits et des légumes issus de son travail de la terre. Jéhovah accepte les offrandes du premier mais pas celles du second, qui jalouse cette préférence.

Cependant, oublions Dieu et parlons d’histoire : Caïn est né au Néolithique avec l’agriculture ; Abel, tout éleveur qu’il est, est demeuré chasseur-cueilleur, errant au gré des nécessités de sa subsistance. Abel est l’homme ancien, né au Paléolithique supérieur. Abel et Caïn rejouent en effet le conflit anthropologique entre le chasseur-cueilleur et l’agriculteur, le nomade et le sédentaire. »

Conflit qui se termine par le meurtre :

« Le meurtre montre combien l’équilibre est difficile à trouver. Abel cherche l’herbe tendre pour ses bêtes, les fruits mûrs et le gibier pour se nourrir. Ses troupeaux traversent l’emblavure préparée à la sueur de son front par Caïn, forcé de vivre sédentaire pour semer ou récolter. Le premier qui, « ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi » fut, non pas le fondateur de la société civile, comme l’écrit Rousseau, mais celui de l’agriculture. Poussé à ce geste par les nécessités de la culture, il déclencha la guerre. Caïn, c’était donc lui, ferme son lopin et le défend, bec et ongles, de toute incursion. Mais Abel, comme Rémus, défiant plus tard Romulus, saute la limite et trouve la mort au fond d’un sillon. La querelle est inéluctable… et sans fin.  »

Le journaliste pose la question : « Pourquoi sans fin ? » et Michel Serres évoque ce conflit des nomades et des sédentaires à travers l’Histoire.

« Parce qu’Abel le nomade est le préféré de Dieu, traduisez le préféré de l’histoire. Depuis la Bible, le peuple élu est un peuple de pasteurs, et le Moyen-Orient, région où s’inventent l’agriculture et la tradition pastorale, est le théâtre de cet affrontement.

Mais dans l’histoire, malgré le meurtre originel d’Abel, ce sont toujours les nomades qui gagnent.

Les lointains descendants des chasseurs-cueilleurs sont les conquérants à cheval, nomades et pasteurs guerriers comme Attila qui défia l’Empire romain au V siècle, ou Gengis Khan, venu de Mongolie au XII siècle pour envahir la Chine, l’Asie centrale, et construire le plus grand empire de tous les temps en ravageant en Eurasie l’équivalent de 25 % de la population mondiale, essentiellement paysanne en ces régions. Gengis Khan, Attila, c’est la vengeance d’Abel.

Vient ensuite la féodalité où le noble asservit le cultivateur.

La noblesse ne cultive pas ; elle chasse. Abel est le seigneur qui chasse sur les terres exploitées par des Caïn serfs.

L’image de nos livres d’histoire est bien connue : les nobles passent au grand galop, comme un orage, sur le travail des manants et saccagent leurs fruits.

Ce n’est pas un hasard si la tradition cardinale de l’aristocratie fut la chasse à courre.

La noblesse venge Abel le nomade, qui réduit alors Caïn le sédentaire à l’esclavage et, souvent, le tue. Inversement, on raconte qu’une partie de la Révolution française a été faite par des paysans qui voulaient chasser, droit réservé aux nobles… […] »

Et Michel Serres parle d’aujourd’hui, des bourgeois qui font l’éloge de l’errance et des traders qui spéculent sur les aliments.

« […] l’aristocratie errante d’aujourd’hui est en réalité la bourgeoisie possédante qui tient le commerce et l’industrie – il n’y a que les bourgeois pour faire l’éloge de l’errance !

Ces Abel ont pressuré à mort l’agriculture des Caïn et sont en train ainsi de détruire le monde. […]

La punition de Caïn se perpétue. La tradition relate qu’après avoir tué son frère Abel, Caïn erra sur la Terre, poursuivi par l’ire divine et surveillé par son oeil ubiquiste.

Le casanier fut condamné à devenir un émigré, à devenir nomade à son tour. Par les études, en effet, par le travail, pour les uns par les vacances, pour les autres forcés par la famine ou la guerre, nous sommes tous, riches ou misérables, devenus des nomades ; rares sont ceux qui ont l’heur de ne pas errer sur la Terre. Nous sommes des Caïn maudits devenus petits-fils d’Abel qui assassinons tous les jours les sédentaires qui demeurent […] les autoroutes, la croissance des faubourgs, les rails du TGV et les aéroports, engorgés d’errants, saccagent les champs fertiles et, parfois, des vignobles sacrés. Les plus grands nomades contemporains, ce sont les traders, affranchis de tout territoire, qui spéculent sur les produits alimentaires, ce qui est pour moi le crime absolu des Abel contre les Caïn modernes.

Cette spéculation est probablement responsable de la plupart des famines dans le monde, alors que les révolutions vertes ont peu ou prou résolu les questions alimentaires au niveau de la production.

Caïn, paysan sédentaire et producteur d’aliments, est le personnage le plus persécuté de la planète. »

Et puis il finit par le besoin de courir et pourtant d’habiter et de la nécessité des agriculteurs pour nous nourrir.

« […] Qu’est-ce qu’un animal ? Par définition, un vivant qui court.

Il court pour quoi ? Pour attraper son gibier, pour échapper à ses prédateurs et pour mettre la plus grande distance entre lui et ses excréments.

L’animal court, mais il faut aussi qu’il mange, qu’il dorme, qu’il s’accouple, que la femelle allaite, qu’il protège ses enfants qui ne savent pas encore marcher ou voler, donc il doit aussi s’arrêter. Les oiseaux créent alors des nids, les renards des terriers et nous, les humains, des huttes, des tentes, des maisons… La tension archaïque qui précède la lutte entre bergers et agriculteurs se trouve au sein même de la faune, déchirée entre l’obligation de courir et celle d’habiter, de se déplacer le plus possible et de rester le plus possible. En tant que vivants, nous devons donc être à la fois nomades et sédentaires.

Y aura-t-il un jour la paix ?

On commence à voir des retournements de situation. Je ne crois pas que l’on puisse imaginer un monde sans agriculture, et toute l’écologie actuelle est un sauvetage de Caïn. Nous autres, errants féroces, oublions dangereusement que nous dépendons de Caïn le casanier pour boire et manger, c’est-à-dire survivre. Va-t-il se venger ? Je me souviens des disettes durant la dernière guerre. Les habitants des villes allaient crier famine dans les fermes voisines, priant le paysan de leur donner quelque grain pour subsister. Mon père et moi nous y rendions à bicyclette, pour échanger des heures de travail contre du lait, des œufs, un quart de cochon. J’ai vécu naguère le retournement à venir de cette tension fratricide entre Caïn et Abel. »

C’est beau, intelligent et déroutant comme du Michel Serres

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