La vie de Lhasa commença dans un bus qui transportait sa famille de lieu en lieu, entre les Etats-Unis et le Mexique, en fonction du travail et des pérégrinations spirituelles de ses parents. Son prénom lui fut donné, en référence à la capitale du Tibet et du grand intérêt pour le bouddhisme manifesté par ses parents.
Fred Goodman en souligne toute l’importance dans le parcours ultérieur de Lhasa mais ne cache pas les limites de cette vie :
« En cherchant à vivre libre dans les marges de la société, Lhasa et sa famille menaient une existence certes exaltante, mais précaire sur le plan financier et émotionnel. Les de Sela étaient toujours en mouvement, toujours sur le fil du rasoir. Cela voulait dire un manque affligeant de stabilité, l’omniprésence du danger (gens inquiétants, environnement étranges, absence de filet de sécurité) et un sentiment persistant d’isolement et d’altérité. Combinée à un héritage familial chargé de souffrances, de conflits et de tragédies, cette expérience enchâssera pour de bon la tristesse et l’insécurité dans la personnalité de Lhasa. Et quand cette famille tissée serré (le seul univers qu’elle ait connu) se déchirera, la chanteuse éprouvera une colère et une douleur qui jamais ne s’apaiseront complètement »
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Le couple de ces blessés de la vie que sont les parents de Lhasa va donc se séparer au début des années 1980. Avant cela, ils se rendront avec leur bus en Californie parce que la Fondation nationale du tourisme cherchait des enseignants en espagnol pour former le personnel hôtelier de Los Cabos en Basse Californie et que le père était professeur d’espagnol. C’est en Californie qu’ils vont se séparer. Alexandra va alors habiter à San Francisco et Lhasa va vivre avec elle. Ses sœurs vont se passionner pour le cirque, ce qui n’est pas son cas.
Un jour, par hasard, elle voit un documentaire sur la chanteuse de jazz Billie Holiday. Elle est fascinée. A la fin de l’émission, elle pointe son doigt vers l’écran et dit :
« C’est ça que je vais faire. »
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En 1987, Lhasa demande à sa mère de l’inscrire à des cours de chant, ce qu’elle fait bien volontiers.
Lhasa était aussi une portraitiste douée, Goodman écrit :
« Elle créait des œuvres étonnamment pénétrantes et avait un sens aiguisé de la couleur, qu’elle devait en grande partie à une passion précoce pour Chagall et Van Gogh. »
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C’est d’ailleurs une œuvre picturale de Lhasa qui ornera le premier album « La LLorona »
Mais avant cet album, elle va tenter sa chance en interprétant des standards de jazz et des chansons de Billie Holiday.
Elle chantait notamment dans un café grec en Californie.
Pendant quelques années, Lhasa se cherche, fait des petits boulots et chante quand elle trouve un lieu qui l’accueille.
Mais un concours de circonstance va décider de sa trajectoire et va lui permettre de rencontrer le musicien avec qui elle va devenir Lhasa, la chanteuse.
La première étape vient grâce à sa sœur Sky qui a réussi une audition d’admission à l’école nationale de cirque de Montréal. Elle va bien sûr s’y rendre et puis convaincre ses sœurs de venir la rejoindre.
Lhassa va se faire des relations, continuer à tenter de chanter. Elle pense toujours que sa voie est de chanter du jazz dans les pas de Billie Holiday.
La suite est racontée par Olivier Boisvert-Magnen qui a écrit, sur un site canadien en 2017, un article pour célébrer les 20 ans de La Llorona < Il y a 20 ans : Lhasa – La Llorona > :
« La Llorona est d’abord et avant tout le fruit d’une rencontre artistique exceptionnelle, aussi naturelle qu’inusitée. »
Cette rencontre va être celle avec le guitariste canadien Yves Desrosiers qui est connu à Montréal et qui a déjà une carrière de 10 ans. Ainsi, en juillet 1991, Yves Desrosiers se rend dans un café pour voir un spectacle avec l’une de ses amies. Desrosiers raconte ainsi cette rencontre :
«Mon amie était avec une jeune fille de 18 ans aux longs cheveux blonds, fraichement débarquée de San Francisco. Elle était venue voir ses sœurs qui travaillaient dans le milieu du cirque à Montréal. Elle me posait beaucoup de questions sur mon métier de musicien professionnel. Je me rappelle l’avoir trouvé rigolote.»
Il se croise plusieurs fois jusqu’à l’été 1992 ou il se reparle plus longuement :
«J’avais décidé d’aller manger sur Saint-Denis avec ma même amie. Par hasard, on est tombés sur Lhasa, qui venait juste de se faire raser la tête. On s’est assis et on a commencé à jaser. C’est là qu’elle m’a dit qu’elle s’ennuyait un peu et qu’elle avait envie de chanter. Au fil de la conversation, j’apprends qu’elle chante des vieilles chansons de jazz pour ses amis, dans des cafés. Moi, à ce moment-là, mes affaires vont moins bien [..] Je suis donc à la recherche de nouveaux projets […] C’est un peu ça que j’ai en tête quand je prends un carton d’allumette et que je lui donne mon numéro de téléphone.»
Elle va lui chanter du jazz et des chansons de Billie Holiday, mais Yves Desrosiers ne va pas du tout être convaincu.
Elle lui montre alors d’autres chansons : «On est tombés dans le jazz brésilien, dans les chansons portugaises. Avec cette langue-là, sa voix m’apportait autre chose de plus unique et intéressant. »
Ils vont commencer à faire des duos guitare/chant dans des bars. Et cela plait. Alors ils creusent dans d’autres musiques qui avaient accompagné Lhasa dans son enfance : Lhasa fait découvrir à son nouvel ami des cassettes de ranchera et de classiques mexicains. Et Desrosiers de dire :
«J’ai tout de suite été emballé par ce qu’elle me faisait entendre. On était en 1992, et tranquillement, y a un vent de musiques du monde qui s’installait. Ça m’intéressait d’autant plus qu’on développe cette facette-là de son bagage musical. Pour la première fois, j’entendais du Chavela Vargas, du Mercedes Sosa, des valses chiliennes, plein de trucs que je ne connaissais pas en tant que guitariste rock’n’roll.»
Les deux musiciens apprennent à se connaitre sur scène en accumulant les spectacles dans les bars montréalais, voyant s’agglutiner une clientèle de curieux de plus en plus grande.
L’article d’Olivier Boisvert-Magnen est très détaillé et rejoint parfaitement le récit que fait Fred Goodman de ces années.
Cela prendra encore plusieurs années jusqu’en 1997 année où ayant trouvé un producteur, ils vont enregistrer ce qui deviendra le premier album de Lhassa.
Le journaliste précise :
« À ce moment, la chanteuse poursuit un long cheminement créatif, qui l’amène à remettre constamment en question la signification et la valeur de ses textes. «Elle avait beaucoup de questionnements existentiels. Pour elle, l’écriture, c’était un long processus», dit Yves Desrosiers, avouant ne pas avoir trop prêté attention au sens de ses paroles à l’époque.
À l’image de son parcours nomade, les textes de la chanteuse évoquent différentes cultures, référant autant au chanteur mexicain Cuco Sánchez (Por eso me quedo) et à la poésie aztèque (Floricanto) qu’à une pièce de théâtre espagnole de la fin du XVe siècle (La Celestina) et au désert de Sonora qu’elle a traversé quand elle habitait dans la Basse-Californie (El desierto). »
À travers ces différents repères culturels, Lhasa laisse une place importante à ses réflexions spirituelles. Sur De cara a la pared, par exemple, elle parle «de l’absence de l’autre, de la paralysie, de l’impuissance à réagir» et s’en remet désespérément à Dieu, «la face contre le mur». Elle reprend aussi les chansons traditionnelles El payande (une allégorie afro-péruvienne «à trois niveaux de lecture» qui sous-entend qu’on peut être l’esclave d’une religion) et Los peces (une relecture d’un style de musique espagnole très ancien qui «parle de la Vierge comme d’une femme normale»).
Il cite aussi Lhassa qui dira en 2008 :
«La religion, la spiritualité, la foi : toutes ces choses-là sont très présentes dans ma vie. J’ai vécu deux ans en autarcie dans une communauté catholique, communiste et anarchiste, dans l’état de New York. Mes parents pratiquaient le bouddhisme, mon père voulait devenir prêtre… Il y avait une profonde recherche spirituelle dans sa vie. Il ne supportait pas l’hypocrisie ni tout ce qui était dogmatique. Il y avait une vraie soif de réponses, de conversations, de communication spirituelle… Personnellement, il y a des choses dans la religion catholique que j’aime beaucoup et d’autres que j’estime surtout être de la politique. Et c’est un peu pareil avec les autres religions. Alors, j’ai construit mon propre chemin. Je crois beaucoup aux signes, je crois que la vie nous parle. Je ne pense pas que les choses nous arrivent inopinément.»
Le succès sera rapidement au rendez-vous. Le duo sera invité au Printemps de Bourges en 1997 et pourra signer un contrat de disques avec l’étiquette française Tôt ou tard, sous laquelle sortira l’album quelques mois plus tard.
Le disque commence par le bruit de gouttes qui tombent, puis un violon qui chante la tristesse suivi d’une guitare et de percussions qui présentent un écrin à la voix remplie d’émotion de Lhassa qui souffle :
« Llorando / De cara a la pared / Se araga la ciudad [ Je pleure / La face contre le mur / la ville s’éteint] ».
La Llorona signifie «La Pleureuse» en espagnol et fait référence au fantôme d’une femme qui a perdu ses enfants et désire les retrouver dans la rivière. C’est une histoire qui vient de la mythologie hispano-américaine, et le talent, la spiritualité et l’émotion de Lhasa conduisent à un univers musical unique et pénétrant.
S’il faut choisir un titre au milieu de ces merveilles, je choisirai « El desierto »
<Voici l’enregistrement de 1997> et <Dans un live 2004>
Voici le texte de cette chanson « Le désert »
He venido al desierto pa’ reirme de tu amor
Que el desierto es más tierno y la espina besa mejor
Je suis venue dans ce désert, pour rire de ton amour
Car le désert est plus doux et l’épine m’embrasse mieux
He venido a este centro de la nada pa’ gritar
Que tú nunca mereciste lo que tanto quise dar
Je suis venue dans ce centre du néant pour hurler
que tu n’as jamais mérité ce que j’ai tant voulu donner.
He venido yo corriendo, olvidándome de ti
Dame un beso pajarillo, no te asustes colibrí
Je suis venue en courant…en t’oubliant
Embrasse-moi oiseau, n’aie pas peur colibri.
He venido encendida al desierto pa’ quemar
Porque el alma prende fuego cuando deja de amar
Je suis venue enflammée dans ce désert pour brûler.
Car l’âme prend feu quand elle cesse d’aimer
Bertrand Dicale disait sur <France musique >:
« Mais chez Lhasa de Sela, il y avait de toute évidence quelque chose d’absolument vital dans ses chansons. Quelque chose qui tient de la profondeur autant que de l’altitude – une manière d’explorer tout à la fois les tréfonds et les sommets, d’être tout ensemble tsigane et poétesse, chanteuse de danses et jongleuse de blues.
Peu d’artistes n’ont donné autant qu’elle l’impression de voir un funambule en même temps qu’on entend un philosophe, ni l’impression d’être perdu quelque part dans le temps et l’espace – est-ce une minuscule taverne du désert ou une immense arène, le temps des tribus nomades ou le très moderne aujourd’hui… »
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