Jeudi 24 janvier 2019

« La prééminence du temps linéaire correspond à une conception du monde eschatologique, où toute l’histoire humaine tend vers un jugement dernier. […] Il existe d’autres conceptions du temps »
Julian Baggini

Passé, présent puis futur, c’est une vision linéaire du temps. C’est celle que nous connaissons. C’est la vision occidentale.

Cette fois l’article traduit par courrier international est extrait du journal anglais : « The Guardian » et c’est le philosophe britannique Julian Baggini qui en est l’auteur.

Et il commence son article par une comparaison des philosophies du monde :

« Les premiers écrits philosophiques apparaissent à peu près en même temps à différents endroits du globe. Telle est l’une des grandes merveilles inexpliquées de l’histoire de l’humanité. Les origines des philosophies indienne, chinoise et grecque, ainsi que du bouddhisme, s’échelonnent sur une période d’environ trois cents ans, qui s’ouvre au VIIIe siècle avant J.-C.

Ces philosophies antiques ont déterminé les différentes formes de culte et les divers modes de vie, ainsi que la manière dont les hommes envisagent les grandes questions qui les concernent tous. La plupart d’entre nous ne formulent pas consciemment les principes philosophiques qu’ils ont intégrés, et souvent ils ne sont même pas conscients d’en avoir. Mais les idées concernant la nature du soi, l’éthique, les sources de la connaissance ou les buts de la vie sont profondément inscrites dans nos cultures et façonnent notre pensée sans que nous en soyons conscients.

Prenons par exemple le temps. Aujourd’hui, dans le monde entier, le temps est perçu comme étant linéaire, il s’échelonne en passé, présent et avenir. Nos journées sont organisées par la progression de l’horloge, à court et moyen terme nous nous appuyons sur des calendriers et des agendas, l’histoire court sur des fresques chronologiques embrassant les millénaires. Toutes les cultures ont leur propre conception du passé, du présent et de l’avenir, mais fondamentalement, pour une bonne part de l’histoire de l’humanité, on retrouve une constante, celle du temps cyclique. Le passé est aussi l’avenir, l’avenir est aussi le passé – le commencement est aussi la fin. »

Ainsi le monde des idées terriennes serait selon lui plutôt enclin à définir le temps par des cycles, un temps qui tourne en rond en quelque sorte.

Mais la révolution industrielle a donné la prééminence à l’Occident et c’est donc la conception occidentale qui l’a emporté, la vision linéaire.

Alors, d’où vient cette vision ?

Selon le philosophe britannique :

« La prééminence du temps linéaire correspond à une conception du monde eschatologique, où toute l’histoire humaine tend vers un jugement dernier. Sans doute est-ce la raison pour laquelle c’est devenu la manière la plus courante de concevoir le temps dans l’Occident chrétien. Quand Dieu a créé le monde, il a donné naissance à une histoire avec un début, un milieu et une fin. »

Mais il existe d’autres conceptions du temps.

De nombreuses écoles de pensée estiment que le commencement et la fin sont – et ont toujours été une seule et même chose dans une perspective de cercle qui revient vers son point de départ.

Le poème de Christian Bobin cité ce lundi disait d’ailleurs :

« car dans l’attente,
le commencement est comme la fin »

Et Julian Baggini de raisonner :

« Intuitivement, il s’agit de la manière la plus plausible de concevoir l’éternité. Quand on imagine le temps de façon linéaire, on finit par se demander, déconcerté : Que se passait-il avant le commencement du temps ? Comment une ligne peut-elle avancer sans fin ? Un cercle nous permet de visualiser un retour et un départ perpétuels, sans qu’il n’y ait jamais ni commencement ni fin. »

La vision linéaire permet de raconter des récits de création et de fin du monde, mais elle permet aussi de s’adapter au récit du progrès, récit d’abord occidental.

Avec le progrès on ne revient pas en arrière, il y a des innovations qui marquent une rupture : avant / après. Ce récit ou cette réalité a besoin d’une vision linéaire du temps :

  • Avant/ après la révolution agricole
  • Avant/ après l’invention de l’écriture
  • Avant / après l’invention de l’imprimerie

Le temps cyclique était dès lors présent dans des sociétés dans lesquels il n’y avait guère d’innovations d’une génération à l’autre.

Dans l’Inde ancienne, le livre des hymnes Rigveda parle ainsi du ciel et de la terre :

« Lequel est apparu en premier, lequel a suivi ?

Comment sont-ils nés ? Ô sages, qui peut les discerner ? Ils contiennent eux-mêmes tout ce qui existe. Le jour et la nuit tournent comme sur une roue. »

La philosophie est-asiatique est profondément enracinée dans le cycle des saisons, lui-même intégré au cycle plus large de l’existence.

Mais il y a des conceptions du temps qui dépassent cette opposition linéaire/cyclique. Ainsi l’Islam qui selon cet article est fondé sur une vision cyclique, mais où chaque cycle fait avancer l’Humanité, chaque révélation s’appuie sur la précédente.

Et en Australie, l’anthropologue David Maybury-Lewis affirmait que le temps dans les cultures indigènes australiennes n’était ni cyclique ni linéaire : il ressemblerait plutôt à l’espace-temps de la physique moderne. Dans cette conception, le temps est intimement lié à l’espace, dans ce que le spécialiste appelle :

« Le temps rêvé du passé, du présent et de l’avenir, tous ici même »

C’est ainsi que dans cette tradition il semblerait que ce n’est pas la distinction entre temps linéaire et temps cyclique qui est fondamentale, mais si le temps est distinct de l’espace ou intimement lié à lui.

Nous sommes alors en pleine modernité dans un monde où le temps en tant que donnée intangible n’existe pas, c’est ce qu’affirment les physiciens modernes, mais nous y reviendrons.

Et Julian Baggini d’expliquer :

« Cette notion de lien est importante. Le temps et l’espace sont devenus des abstractions théoriques dans la physique moderne, mais dans la culture ce sont des réalités concrètes. Un point sur une carte ou un instant dans le temps n’ont pas d’existence propre, tous les phénomènes sont liés les uns aux autres. Donc pour comprendre le temps et l’espace dans les traditions philosophiques orales, il faut y voir moins des concepts abstraits que des réalités vivantes, au sein d’une conception du monde où tout est lié. »

Et il cite un autre chercheur australien Stephen Muecke :

« Pour ses amis indigènes […] la question fondamentale n’est pas « quand est-ce que ça s’est passé ? mais « en quoi est-ce lié à d’autres événements ? »

Et Julian Baggini de conclure

« Les différents conceptions du temps dans les traditions philosophiques s’avèrent être bien davantage que des curiosités métaphysiques. Elles déterminent à la fois la manière dont nous concevons notre place temporelle dans l’histoire et notre relation aux lieux physiques où nous vivons. Et elles montrent bien comment, en empruntant un autre système de pensée, nous pouvons voir notre monde d’un œil neuf. Parfois, il suffit d’un nouveau cadre pour modifier sa vision des choses. » :

Cet article est beaucoup plus riche d’idées que les quelques éléments que j’ai picorés pour partager cette ouverture et réflexion sur la notion de temps, dont la vision occidentale n’est qu’un aspect. Vision occidentale que la théorie de la relativité conteste d’ailleurs radicalement.

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3 réflexions au sujet de « Jeudi 24 janvier 2019 »

  • 24 janvier 2019 à 11 h 33 min
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    Toutes les conceptions du temps ont leur intérêt mais il me semble difficile de contester que les appréhensions cycliques sont plus culturelles que réalistes

    Répondre
    • 24 janvier 2019 à 11 h 52 min
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      Oui mais la version linéaire est limitée et fausse à grande échelle. En réalité le temps est une réalité locale, j’essayerai d’expliquer cela la semaine prochaine à l’aide d’un autre article de Courrier International.

      Répondre
      • 24 janvier 2019 à 23 h 10 min
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        “Oui mais la version linéaire est limitée et fausse à grande échelle. ”
        J’attends la démonstration : car toute l’histoire de la Terre est l’histoire d’une évolution. Certes, il y a des cycles : orogenèses suivies d’érosions, réchauffements et refroidissements. Mais la seule évolution des plantes et des animaux montre l’émergence constante d’organisations nouvelles. Pour les plantes, l’invention des tiges, des feuilles, des fleurs, des graines. Pour les animaux, un système nerveux, un appareil visuel, une ossature (interne chez les vertébrés, externe chez les arthropodes). Les sociétés, les modes de communication ; et chez une espèce, la capacité à la symbolisation et au langage, c’est-à-dire le pouvoir de discourir du temps… .

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