« Le moment Wilson »
Erez Manela
Woodrow Wilson, le président des Etats-Unis en 1918, a joué un rôle considérable dans l’après-guerre et même au-delà jusqu’à après la seconde guerre mondiale où ses successeurs Roosevelt puis Truman ont concrétisé son idée de créer une instance internationale chargée de gérer les conflits entre États et surtout éviter de nouvelles terribles déflagrations comme l’ont été les deux guerres mondiales.
Je dois avouer que pour synthétiser ce propos dans un exergue, j’ai beaucoup hésité.
J’aurais pu utiliser le titre d’un article d’André Fontaine, l’ancien directeur du journal « Le Monde », qu’il a publié dans celui-ci, il y a 20 ans : « Woodrow Wilson, l’idéaliste »
Cet article rappelle qu’il était fils d’un pasteur presbytérien qui avait été aumônier, pendant la guerre de Sécession, dans l’armée sudiste. Car, et nous y reviendrons, ce grand idéaliste était issue d’une famille de sudistes esclavagistes.
Il a été le premier, vingt-cinq ans avant Franklin Roosevelt, à jeter les bases d’un « ordre mondial » dont les Nations unies se veulent être aujourd’hui l’instrument.
Beaucoup pensent que son idéalisme l’a un peu aveuglé et éloigné du pragmatisme et de la rationalité nécessaire pour essayer de faire avancer de manière concrète « les affaires du monde »
Il avait été très marqué par son éducation religieuse, à tel point qu’aux yeux de Clemenceau il se prenait pour le Christ en personne.
<Freud lui a consacré un livre> dans lequel il a dressé un portrait impitoyable. Il prétend que pendant la plus grande partie de sa vie, le Président américain Wilson s’est senti en communication directe avec Dieu, « guidé par une puissance douée d’intelligence qui se trouvait en dehors de lui ». Selon lui, pendant huit ans, les Etats-Unis ont été dirigés par un malade mental, idéaliste pitoyable, menteur instable, dévot aliéné, pire : criminel fanatique
Cet article signale qu’Henry Kissinger condamnait aussi, dans un livre de la fin des années 1990, la vision passablement utopique ce président.
Un autre exergue aurait consisté à opposer « Woodrow Wilson et Lénine » ou encore « Le Wilsonisme et le Léninisme »
On trouve fréquemment mais aussi dans l’article d’André Fontaine cette affirmation de Trotski :
« Lénine et Wilson constituent les antipodes apocalyptiques de notre temps ».
Ce rapprochement parait assez judicieux, Wilson a fait entrer dans la guerre mondiale les États-Unis en 1917 ; alors que parallèlement cette même année Lénine a fait sortir la Russie de ce conflit.
Un autre signe du destin, ils sont tous les deux morts en 1924, à quelques jours d’intervalle le 21 janvier pour le russe et le 3 février pour l’américain.
Et surtout, ils ont été à l’origine de conceptions, de doctrines qui ont conduit leurs deux États respectifs l’Union Soviétique et les États-Unis à devenir hégémoniques, adversaires et s’affronter dans un long moment qu’on a appelé « la guerre froide ».
Jean-Claude Casanova, dans un article de 2004, « Il était une fois la guerre froide » rappelle un livre du même André Fontaine consacré à l’histoire de la guerre froide. Et il écrit :
« Le journaliste Walter Lippman a popularisé l’expression « guerre froide » en 1947. D’autres, comme Georges-Henri Soutou dans La Guerre de cinquante ans, partent de 1943 et de la conférence de Téhéran qui, selon Charles Bohlen, faisait de l’Union soviétique « la seule puissance militaire et politique significative sur le continent européen ».
« Si André Fontaine choisit, lui, pour point de départ, l’année 1917, c’est parce qu’elle voit s’opposer deux conceptions du monde. L’une exprimée par Woodrow Wilson, qui privilégie le libre-échange, le capitalisme, la démocratie et l’organisation internationale. L’autre par Lénine, qui prône la révolution, la terreur, le socialisme dans un seul pays. Wilson a triomphé en 1989 et le léninisme s’est effondré. »
Cyrus Leo Sulzberger, grand reporter au New York Times, avait écrit un livre en 1965 : « Les États-Unis et le Tiers Monde. Une révolution inachevée » dans lequel, il dénonçait le simplisme des conceptions sur lesquelles la politique international de son pays repose. Je ne résiste pas à partager ce constat, bien qu’il n’a rien à voir avec le sujet d’aujourd’hui, qu’il écrivait : « les chiens américains consomment chaque jour plus de protéines que la moitié de la population du globe. »
Mais il a surtout affirmé que le monde de la guerre froide et du tiers monde s’expliquait par la ;
« Triple révolution que symbolisent les noms de Woodrow Wilson pour la politique, Lénine pour l’idéologie et Marconi pour la technique. »
Et, il est sévère pour le premier nommé qui est selon lui « moitié intellectuel moitié charlatan », parce qu’il a fait
« Surgir avec le nationalisme une divinité » plus dangereuse que toutes celles que nous avons connues depuis Moloch ».
Et Lénine, lui-même s’est exprimé sur cette rivalité lors de la présentation de son rapport à l’Internationale Communiste le 19 juillet 1920 :
« Il arrive ainsi que l’Amérique elle-même, le pays le plus riche, auquel sont soumis tous les autres, ne peut ni acheter ni vendre.
Et ce même Keynes, qui a connu les tours et détours des négociations de Versailles, est contraint de reconnaître cette impossibilité, en dépit de sa décision bien arrêtée de défendre le capitalisme et malgré toute sa haine du bolchévisme. Soit dit en passant, je ne pense pas qu’aucun manifeste communiste ou, d’une façon générale, révolutionnaire, puisse jamais égaler, quant à sa vigueur, les pages où Keynes dépeint Wilson et le « wilsonisme » en action. Wilson fut l’idole des petits bourgeois et des pacifistes genre Keynes et certains héros de la II° Internationale (et même de l’Internationale « deux et demie ») qui ont exalté ses « 14 points » et écrit des livres « savants » sur les « racines » de la politique wilsonienne, espérant que Wilson sauverait la « paix sociale », réconcilierait les exploiteurs et les exploités, et réaliserait des réformes sociales.
Keynes a montré avec force comment Wilson a été joué comme un niais, et comment toutes ces illusions s’en sont allées en fumée au premier contact avec la politique pratique, mercantile et affairiste du capital incarné par MM. Clemenceau et Lloyd‑George. Les masses ouvrières voient maintenant de plus en plus clairement par leur expérience vécue, et les pédants savants pourraient le voir à la seule lecture de l’ouvrage de Keynes, que les « racines » de la politique de Wilson plongeaient dans l’obscurantisme clérical, la phraséologie petite‑bourgeoise et l’incompréhension totale de la lutte des classes. »
Mais j’ai préféré utilisé le titre du livre d’un historien américain Erez Manela, qui a parlé de « moment wilsonien » – thèse développée dans son ouvrage The Wilsonian Moment (Oxford University Press, 2007, non traduit).
Car il y eut un vrai moment Wilsonien à la sortie de la guerre.
Woodrow Wilson fut élu une première fois Président des États-Unis en 1912, grâce à un concours de circonstance assez exceptionnel. Le président sortant républicain William Howard Taft et qui a obtenu l’investiture du Parti Républicain doit faire face à une dissidence de son propre parti, Théodore Roosevelt qui avait été Président des États-Unis juste avant Taft, n’accepte pas cette investiture et fonde son propre Parti progressiste. Woodrow Wilson est élu grâce à la division au sein du Parti républicain ; le total des votes de Taft et de Roosevelt est en effet supérieur à celui obtenu par Wilson.
Et en 1916, il est réélu sur un programme pacifiste et un slogan:
« Grâce à moi, l’Amérique est restée en dehors du conflit européen ».
Mais le 19 mars 1917, un nouveau torpillage d’un sous-marin allemand du paquebot Vigilentia (après celui en 1915 du Lusitania contre lequel les États-Unis avaient vigoureusement protesté), le pousse à changer de stratégie et de demander au Congrès d’accepter une déclaration de guerre des États-Unis contre l’Allemagne. Et le 6 avril 1917, le pays s’engage dans la Première Guerre mondiale.
Sur ces bases et probablement en raison de son « coté idéaliste » déjà souligné, le 8 janvier 1918, Wilson prononce son célèbre discours au Congrès dans lequel, il développe la liste des 14 points nécessaires à l’obtention de la paix. « The world must be made safe for democracy » (La paix dans le monde pour l’établissement de la démocratie). Il réclame notamment la création d’une « League of Nations » (SDN). Les autres points serviront de base au traité de Versailles de 1919. La première partie du traité de Versailles crée d’ailleurs la SDN.
C’est encore Georges Clemenceau qui en prenant connaissance de ce programme en quatorze points aurait dit :
« Le bon Dieu n’en avait que dix ! »
L’article de la revue « L’Histoire » : La SDN : Un immense désir de paix raconte l’accueil triomphal de Woodrow Wilson en Europe. Et c’est une première ! Lorsque le 4 décembre 1918, Wilson embarque pour la France afin d’assister à la Conférence de paix de Paris, c’est la première fois qu’un président américain en exercice se rend dans un pays étranger durant son mandat :
« L’accueil triomphal qu’il reçoit sur le continent, notamment cet « immense cri d’amour », pour reprendre la formule du Petit Parisien, que lui adresse la foule des Parisiens venue l’acclamer le 14 décembre, conforte sa volonté de « toucher les peuples d’Europe par-dessus la tête de leurs chefs » et de vaincre les réticences que ses projets inspirent aux dirigeants européens. […]
Le président américain cristallise alors autour de sa figure quasi messianique de libérateur et d’apôtre de la paix une aspiration générale à la paix durable, que l’opinion attend fébrilement comme la rançon de cette « guerre pour tuer la guerre ». Comme l’écrit le 14 décembre 1918 L’Homme Libre, le journal fondé par Clemenceau, « la guerre, pour [Wilson] comme pour les démocraties de l’Entente, n’est point un but. Pas même la victoire. Le but, c’est la Paix. Le but, c’est la sécurité de l’avenir du monde. […]. Paix juste. Paix humaine. Paix durable. Paix des peuples. Voilà ce que le monde attend des victorieux ». Nul doute que, dans l’esprit des contemporains, cette paix ne résulte d’abord d’un traitement sévère de l’Allemagne. Toutefois, pour une bonne partie de l’opinion, du centre à la gauche de l’échiquier politique, elle doit aussi passer par la création d’institutions multilatérales garantissant la stabilité du système international sur le long terme. »
L’idée de créer une organisation internationale des nations était antérieure à Wilson mais c’est bien lui qui força les vainqueurs a accepté ce point de vue :
« Toutefois, sous l’influence déterminante de Wilson, la question de la SDN a constitué le premier sujet débattu par la conférence de la paix à Versailles. Il prit d’ailleurs personnellement en charge la présidence de la Commission de la Société des nations, secondé par son fidèle conseiller, le colonel House, alors que les chefs des gouvernements britannique et français refusèrent de s’y impliquer directement, Clemenceau préférant y déléguer Léon Bourgeois et le professeur Larnaude, doyen de la faculté de droit de Paris.
Ainsi, la Commission se réunit quasi quotidiennement dans la suite du Colonel House à l’hôtel Crillon et elle avança très rapidement, les Britanniques et les Américains ayant combiné leurs points de vue dans un texte qui servit de base aux discussions. En une dizaine de jours seulement, on aboutit à un premier projet de pacte de la Société des nations, que Wilson présenta le 14 février 1919 au cours d’une séance plénière de la conférence de la paix. « Le rêve magnifique devient réalité », titra dès le lendemain Le Petit Parisien. »
Mais la Société des nations, inventée par Wilson et à laquelle Clemenceau ne croyait guère, sera rapidement sans moyen d’action. Dès mars 1920, le Sénat américain a refusé la ratification du traité, et donc les Etats-Unis ne siègent pas à la Société des Nations .
Le Japon, membre permanent du Conseil, se retira en 1933 après que la SDN eut exprimé son opposition à la conquête de la Mandchourie par le Japon. L’Italie, également membre permanent du Conseil, s’est retirée en 1937. La Société avait accepté l’Allemagne en 1926, la considérant pays « ami de la paix », mais Adolf Hitler l’en fit sortir quand il arriva au pouvoir en 1933.
L’Union soviétique fut exclue de la Société le 14 décembre 1939, cinq ans après son adhésion le 18 septembre 1934.
Une Organisation sans les Etats-Unis, l’Union Soviétique, l’Allemagne, le Japon, l’Italie n’a plus les moyens d’organiser la paix dans le monde
« L’effondrement du wilsonisme est presque contemporain au projet lui-même » estime Bruno Cabanes, « c’est ce qu’avait montré le livre de Erez Manela, The Wilsonian moment (Oxford University, 2007) qui montre l’extraordinaire fascination que le président des États-Unis n’exerce pas seulement en Europe mais aussi un peu partout dans le monde, en Égypte, en Chine ». « Ce rêve s’écroule très vite avec la conférence de Paris et la non-ratification de la Société des Nations par les États-Unis, ajoute-t-il, l’échec du wilsonisme est l’échec d’une tentative de recomposition internationale, mais aussi l’échec d’une vision presque religieuse de la politique, au-delà de la mission qui incomberait aux États-Unis
Et aujourd’hui il n’existe plus guère de défenseur de Woodrow Wilson, surtout aux Etats-Unis.
Dans un article du Monde de 2015 « L’Amérique déboulonne ses symboles », on apprend même que le passé esclavagiste de Woodrow Wilson le rattrape aujourd’hui :
« Jusqu’à présent, les livres d’histoire associaient surtout le vingt-huitième président des Etats-Unis, Woodrow Wilson, à la création de la Société des nations, suggérée dans les quatorze points de son discours mémorable tenu en janvier 1918 devant le Congrès américain. C’est pourtant ce personnage, lauréat du prix Nobel de la paix en 1919, qu’un groupe d’étudiants de la prestigieuse université de Princeton (New Jersey) veut faire sortir de ses murs. Outrés par le racisme avéré de celui qui fut aussi président du campus au début du XXe siècle, ces étudiants demandent que son nom soit effacé des mémoires et que le département des affaires internationales, nommé en son honneur, soit débaptisé.
L’affaire ne relève pas d’un simple caprice, frappé d’idéalisme ou de « politiquement correct ». Un récent éditorial du New York Times est venu soutenir cette démarche. Le journal demandait doctement que l’administration de l’université reconnaisse « l’héritage toxique du président » en matière de ségrégation et de discriminations envers les Afro-Américains et fasse droit aux étudiants. »
Pourtant personne ne peut nier que si l’ONU existe aujourd’hui, Woodrow Wilson n’y est pas pour peu.
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