Mardi 5 septembre 2023

« Garder la part d’humanité, d’humanisation de la relation d’une personne à une autre, et ne pas se laisser envahir par le numérique. »
Daniel Cohen

Aujourd’hui, je partage avec vous une courte vidéo que Daniel Cohen a réalisé en 2019 pour l’Obs : <Quand Daniel Cohen nous parlait de l’avenir du travail : « Il faut absolument garder la part d’humanité »>

Daniel Cohen fait la distinction entre « deux révolutions » successives.

La première, celle de l’ordinateur de bureau et d’internet, a permis de « réorganiser à l’échelle planétaire le fonctionnement des entreprises », transformant l’ensemble des travailleurs en « sous-traitants » qui se concurrencent à l’échelle mondiale.

Selon lui, cette révolution montre ses limites et arrive un peu à son terme.

La seconde révolution évoquée par l’économiste est celle de l’intelligence artificielle.

C’est cette seconde partie qui m’a marqué.

Je vous en livre la retranscription intégrale :

« La révolution qui commence aujourd’hui est d’une toute autre nature. C’est celle de l’intelligence artificielle.

Il est évidemment beaucoup trop tôt pour savoir exactement ce qu’elle va produire mais on peut essayer d’en définir la portée.

La portée, je crois tout simplement, c’est que nous sommes dans une société de services.

Dans laquelle ce qui compte c’est s’occuper des gens eux-mêmes, et non plus seulement comme dans la société industrielle de la matière.

S’occuper des gens, ça veut dire passer du temps avec eux, ça veut dire en réalité augmenter les coûts.

Ça veut dire « perdre son temps » à passer du temps avec les gens.

Cette idée est inconcevable dans un capitalisme comme celui que l’on connaît maintenant, qui cherche par définition à rentabiliser, réduire les coûts de fabrication.

La solution que le capitalisme contemporain est en train de trouver à cette société de service où les coûts sont trop élevés, c’est tout simplement celle qui consiste à numériser, dématérialiser tout ce qui peut l’être, de façon qu’un humain, une fois qu’il sera une immense banque de données qui pourra être traitée par un algorithme et redevienne un objet de croissance, c’est-à-dire de rentabilité.

Évidemment cette perspective est celle d’une extraordinaire déshumanisation de la relation d’une personne à une autre, d’un médecin avec son patient, d’un enseignant à son élève.

Une déshumanisation qui nous rappelle tout simplement ce que, dans « les Temps modernes », Charlie Chaplin avait parfaitement illustré pour la société industrielle.

Nous sommes en train, en réalité, d’industrialiser la société de services et c’est ça qui m’inquiète beaucoup.

Il faut absolument, comme on l’a rappelé au moment du travail à la chaîne, garder la part d’humanité, d’humanisation de la relation d’une personne à une autre, et ne pas se laisser envahir par le numérique. »

Ce que Daniel Cohen dit c’est que ce qui est en cause c’est la rentabilité, l’objet de croissance.

Il parle des services à la personne.

Cela remet complément en cause le modèle économique dominant.

Il me semble d’ailleurs qu’il en va de même pour freiner le réchauffement climatique, comme les atteintes à la biodiversité et la prise en compte des limites des ressources planétaires.

Quel modèle économique, pourra réaliser ces idées humanistes, voilà la question ?

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Lundi 11 mars 2019

«Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit.»
Proverbe igbo cité en conclusion de la lettre de Dominique Eddé à Alain Finkielkraut.

Sauf à refuser tout contact avec les médias, personne ne saurait ignorer qu’Alain Finkielkraut a fait l’objet, à Paris d’une agression verbale, lors d’un samedi de manifestation des gilets jaunes par un salafiste qui après l’avoir traité de « sale merde de sioniste » a eu cette imprécation : « Nous sommes le peuple, la France elle est à nous, retourne à Tel Aviv ».

Il faut une certaine audace, pour qu’un Salafiste puisse s’écrier, dans le pays de Voltaire, le pays de la séparation de l’Église et de l’État, que la France est à des personnes qui professent ses idées.

C’est aussi d’une grande stupidité, parce qu’étant donné l’idéologie d’où cet individu parle, il ne pourra qu’attiser la haine et la division dans notre pays et alimenter la rhétorique d’extrême droite contre les musulmans et la théorie du grand remplacement.

Quasi tous les intellectuels, tous les journalistes, même ceux qui sont très opposés à certaines idées d’Alain Finkielkraut ont pris fait et cause pour lui et ont dénoncé l’acte haineux et stupide du salafiste.

J’ai avoué ma faiblesse pour l’émission de Finkielkraut sur France Culture : « Répliques » qui est selon moi un exemple d’émission tolérante où des idées peuvent s’exprimer et se discuter dans le respect.

Les opinons d’Alain Finkielkraut sont quelquefois plus contestables.

J’ai lu un point de vue que j’ai trouvé intéressant et qui a d’autant plus attiré mon attention en raison d’une censure du journal « Le Monde ».

L’article a été écrit par Dominique Eddé qui est libanaise. Elle est romancière, essayiste, critique littéraire, traductrice et éditrice. Elle écrit aussi des articles politiques publiés dans Le Monde et Le Nouvel Observateur.

Son dernier ouvrage traite d’Edward Said, universitaire palestino-américain décédé en 2003 que j’ai déjà évoqué parce qu’il a créé avec Daniel Barenboim, l’orchestre comprenant des musiciens arabes et israéliens, le <West-Eastern Divan Orchestra>

Cet ouvrage a pour titre : « Edward Saïd, Le roman de sa pensée ».

Après l’agression elle a souhaité écrire une lettre à Alain Finkielkraut.

Elle raconte :

« Rédigée le 23 février dernier, cette lettre à Alain Finkielkraut a été acceptée par le journal Le Monde qui demandait qu’elle lui soit « réservée », puis elle a été recalée, sans préavis, 9 jours plus tard alors qu’elle était en route pour l’impression.

L’article qui, en revanche, sera publié sans contrepoids ce même jour, le 5 mars, était signé par le sociologue Pierre-André Taguieff. Survol historique de la question du sionisme, de l’antisionisme et de « la diabolisation de l’État juif », il accomplit le tour de force de vider le passé et le présent de toute référence à la Palestine et aux Palestiniens. N’existe à ses yeux qu’un État juif innocent mis en péril par le Hamas. Quelques mois plus tôt, un article du sociologue Dany Trom (publié dans la revue en ligne AOC) dressait, lui aussi, un long bilan des 70 ans d’Israël, sans qu’y soient cités une seule fois, pas même par erreur, les Palestiniens.

Cette nouvelle vague de négationnisme par omission ressemble étrangement à celle qui en 1948 installait le sionisme sur le principe d’une terre inhabitée. Derrière ce manque d’altérité ou cette manière de disposer, à sens unique, du passé et de la mémoire, se joue une partie très dangereuse. Elle est à l’origine de ma décision d’écrire cette lettre. Si j’ai choisi, après le curieux revirement du Monde, de solliciter L’Orient-Le Jour plutôt qu’un autre média français, c’est que le moment est sans doute venu pour moi de prendre la parole sur ces questions à partir du lieu qui est le mien et qui me permet de rappeler au passage que s’y trouvent par centaines de milliers les réfugiés palestiniens, victimes de 1948 et de 1967.

Alors que j’écris ces lignes, j’apprends qu’a eu lieu, cette semaine, un défilé antisémite en Belgique, dans le cadre d’un carnaval à Alost. On peine à croire que la haine et la bêtise puissent franchir de telles bornes. On peine aussi à trouver les mots qui tiennent tous les bouts. Je ne cesserai, pour ma part, d’essayer de me battre avec le peu de moyens dont je dispose contre la haine des Juifs et le négationnisme, contre le fanatisme islamiste et les dictatures, contre la politique coloniale israélienne. De tels efforts s’avèrent de plus en plus dérisoires tant la brutalité ou la surdité ont partout des longueurs d’avance. »

L’Orient-Le Jour est un quotidien francophone libanais. C’est un des principaux journaux libanais du Moyen-Orient. Et vous trouverez l’article derrière ce lien : < Cher Alain Finkielkraut>

Elle commence à condamner sans ambigüité l’agression :

« Cher Alain Finkielkraut,

Permettez-moi de commencer par vous dire « salamtak », le mot qui s’emploie en arabe pour souhaiter le meilleur à qui échappe à un accident ou, dans votre cas, une agression. La violence et la haine qui vous ont été infligées ne m’ont pas seulement indignée, elles m’ont fait mal. Parviendrais-je, dans cette situation, à trouver les mots qui vous diront simultanément ma solidarité et le fond de ma pensée ? Je vais essayer. Car, en m’adressant à vous, je m’adresse aussi, à travers vous, à ceux qui ont envie de paix. »

Le plus simple est de lire l’article dans lequel, elle critique Alain Finkielkraut sur son refus de l’altérité et je dirai son manque d’empathie à l’égard du plus grand nombre des musulmans qui ne sont pas salafistes.

Elle écrit ainsi :

«  Ainsi, l’islam salafiste, notre ennemi commun et, pour des raisons d’expérience, le mien avant d’être le vôtre, vous a-t-il fait plus d’une fois confondre deux milliards de musulmans et une culture millénaire avec un livre, un verset, un slogan. Pour vous, le temps s’est arrêté au moment où le nazisme a décapité l’humanité. Il n’y avait plus d’avenir et de chemin possible que dans l’antériorité. Dans le retour à une civilisation telle qu’un Européen pouvait la rêver avant la catastrophe. Cela, j’ai d’autant moins de mal à le comprendre que j’ai la même nostalgie que vous des chantiers intellectuels du début du siècle dernier. Mais vous vous êtes autorisé cette fusion de la nostalgie et de la pensée qui, au prix de la lucidité, met la seconde au service de la première. Plus inquiétant, vous avez renoncé dans ce « monde d’hier » à ce qu’il avait de plus réjouissant : son cosmopolitisme, son mélange. Les couleurs, les langues, les visages, les mémoires qui, venues d’ailleurs, polluent le monde que vous regrettez, sont assignées par vous à disparaître ou à se faire oublier. Vous dites que deux menaces pèsent sur la France : la judéophobie et la francophobie. Pourquoi refusez-vous obstinément d’inscrire l’islamophobie dans la liste de vos inquiétudes ? Ce n’est pas faire de la place à l’islamisme que d’en faire aux musulmans. C’est même le contraire. À ne vouloir, à ne pouvoir partager votre malaise avec celui d’un nombre considérable de musulmans français, vous faites ce que le sionisme a fait à ses débuts, lorsqu’il a prétendu que la terre d’Israël était « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Vous niez une partie de la réalité pour en faire exister une autre. Sans prendre la peine de vous représenter, au passage, la frustration, la rage muette de ceux qui, dans vos propos, passent à la trappe. »

Elle revient sur cette idée sotte de vouloir légiférer sur le mot « antisioniste » :

« Peut-être aurez-vous l’oreille du pouvoir en leur faisant savoir qu’ils ne cloueront pas le bec des opposants au régime israélien en clouant le bec des enragés. On a trop l’habitude en France de prendre les mots et les esprits en otage, de privilégier l’affect au mépris de la raison chaque fois qu’est évoquée la question d’Israël et de la Palestine. On nous demande à présent de reconnaître, sans broncher, que l’antisémitisme et l’antisionisme sont des synonymes.

Que l’on commence par nous dire ce que l’on entend par sionisme et donc par antisionisme. Si antisioniste signifie être contre l’existence d’Israël, je ne suis pas antisioniste. Si cela signifie, en revanche, être contre un État d’Israël, strictement juif, tel que le veulent Netanyahu et bien d’autres, alors oui, je le suis. Tout comme je suis contre toute purification ethnique.

Mandela était-il antisémite au prétexte qu’il défendait des droits égaux pour les Palestiniens et les Israéliens ?

L’antisémitisme et le négationnisme sont des plaies contre lesquelles je n’ai cessé de me battre comme bien d’autres intellectuels arabes. Que l’on ne nous demande pas à présent d’entériner un autre négationnisme – celui qui liquide notre mémoire – du seul fait que nous sommes défaits. Oui, le monde arabe est mort. Oui, tous les pays de la région, où je vis, sont morcelés, en miettes. Oui, la résistance palestinienne a échoué. Oui, la plupart desdites révolutions arabes ont été confisquées. Mais le souvenir n’appartient pas que je sache au seul camp du pouvoir, du vainqueur. Il n’est pas encore interdit de penser quand on est à genoux. »

L’article est beaucoup plus riche que ce que j’en cite. Elle finit par un proverbe igbo :

« Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit. »

L’igbo aussi appelé ibo est une langue parlée au Nigéria, dans la région qui avait abritée la révolte du Biafra.

Ce proverbe igbo ressemble un peu à l’expression que j’ai parfois utilisé de tourner autour du pot, afin de voir le pot sous tous ses aspects.

J’ai avoué mon incapacité actuellement de rédiger un mot du jour équilibré sur Israël, mais je crois qu’il faut lire cette intellectuelle arabe modérée et qui dit une autre partie de la réalité de ce qui se joue dans cet orient complexe.

Je ne comprends pas la censure du Monde.

Je redonne le lien vers son article : « Cher Alain Finkielkraut »

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Mardi 27 novembre 2018

« Les espoirs déçus des pays colonisés après 1918 »
Comment les peuples colonisés furent galvanisés par le wilsonisme et puis déçus

Lorsque la première guerre mondiale éclate elle met aux prises des empires. Il y a les empires continentaux comme l’Autriche-Hongrie ou l’Empire Ottoman, mais il y a aussi les empires coloniaux Britanniques et Français. L’Empire allemand possédait aussi ses colonies. L’Allemagne s’était établi dans le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), mais aussi au Cameroun et au Togo et aussi en Afrique orientale allemande dans une partie de la Tanzanie actuelle et aussi du Rwanda. Toutes ces conquêtes ont eu lieu entre 1883 et 1885 en quelques mois, l’Allemagne se retrouva ainsi à la tête d’un empire colonial cinq fois plus grand que son territoire métropolitain, mais très peu peuplé.

Globalement, quand on regarde une carte des possessions européennes en 1914, on voit ceci :


A la fin de la guerre, ces colonies aspiraient à devenir pour beaucoup indépendantes ou au moins autonomes.

Ces aspirations avaient deux fondements :

  • Recueillir les fruits de leur participation à l’effort de guerre de la puissance coloniale ;
  • Répondre au Wilsonisme et à l’espoir qu’il avait suscité.

En effet, les peuples colonisés ont participé à l’effort de guerre.

L’historien Jean-François Klein explique :

« . Les Français ont mobilisé à peu près 650 000 hommes dans leurs colonies (y compris les coloniaux – civils, militaires et missionnaires), ce qui est peu au regard des 7 800 000 métropolitains mobilisés. Les troupes coloniales représentent ainsi à peu près 8 % des combattants. […]

Du côté des Britanniques, aux 5 700 000 métropolitains (dont 500 000 Ecossais et 200 000 Irlandais) engagés et mobilisés s’ajoutent 1 315 000 hommes venus des quatre dominions (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud), 1 400 000 Indiens et 57 000 Africains, sans compter le reste, au total près de 3 millions d’hommes issus de l’empire. Seulement 12 % des troupes indiennes sont stationnées en Europe, en particulier vers Dunkerque et Ypres, le reste étant employé en Afrique et au Moyen-Orient. En revanche, les troupes blanches des dominions sont surtout déployées en Europe occidentale. »

Après tous ces combats et ces morts, les peuples colonisés attendent un juste retour des puissances impériales.

<Car comme le précise un article du Monde> :

« L’armée et la guerre forment des combattants et des cadres. Les colonisés de retour du front n’ont pas perçu l’expérience combattante comme une humiliation raciale. Pas plus qu’ils n’ont servi de chair à canon ! Le nombre de morts n’est pas plus élevé chez les « colored » que chez les Blancs. Au contraire, ils ont souvent eu au sein de l’armée et en Europe une liberté qu’ils n’avaient pas dans les colonies, en dépit de tentatives pour limiter les contacts avec les autochtones, surtout avec les femmes blanches.

Mais aucune barrière socio-raciale n’est jamais étanche. En dépit des vexations, nombre de ces anciens combattants ont connu la fraternité des armes, le respect de leurs chefs, durement gagné. Les problèmes se posent surtout lors du retour dans les colonies, lorsque l’ancien combattant reçoit de plein fouet la morgue coloniale. […]. Ces hommes ont donné leur vie en se battant aux côtés des Blancs. Là commence la remise en question du « lien colonial ». »

D’autres « colonisés » font un autre choix celui d’entrer dans l’administration coloniale des dominants :

« Certains, auréolés de leur gloire combattante, participent en tant que cadres subalternes à l’administration coloniale et forgent leurs propres stratégies d’ascension sociale. Sont-ils des traîtres ? Certains indépendantistes le pensent. Le cas des quelques centaines de Cambodgiens mobilisés est intéressant. Après la guerre, un monument aux morts a été érigé en hommage aux victimes. Lors de la prise de Phnom Penh le 17 avril 1975 par les Khmers rouges, seulement deux bâtiments très symboliques sont dynamités : la cathédrale et le monument aux morts de la guerre de 1914-1918, car ce dernier célébrait la fraternité entre Français et Cambodgiens. »

Mais le ressort fondamental de ce désir d’accéder à l’indépendance trouve ses racines dans l’appel de la liberté et trouve comme support le message du Président américain Woodrow Wilson qui à travers ses « quatorze points » développés lors de son discours du 8 janvier 1918, devant le Congrès américain évoque une « association générale des nations », clé de voûte d’un nouvel ordre international reposant sur une diplomatie ouverte et « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. »

Julie Clarini dans un article paru dans le Monde le 2 novembre 2018 : <Les militants anticolonialistes s’invitent à la conférence de paix à Paris> explique le climat intellectuel :

« Conçu pour remettre en ordre une Europe morcelée après l’éclatement des empires, le droit à l’autodétermination des peuples, contenu dans le programme de paix proposé par Woodrow Wilson en janvier 1918, soulève d’immenses espoirs en Asie et en Afrique. Chez beaucoup ­d’intellectuels issus des colonies et de chefs de mouvements ­anti-impérialistes, le discours du président américain électrise les aspirations à se débarrasser de la tutelle coloniale.

On rêve alors d’un ordre mondial post-impérial, avant que la restriction du principe wilsonien à la seule Europe n’y mette fin. Et même après cette première déconvenue, on continue de croire que les Etats-Unis vont aider à l’avènement d’une nouvelle ère de relations internationales qui sera marquée par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Une prolifération de pétitions et de requêtes empruntant la rhétorique du président Wilson atteste de cet espoir.

[…] Les nombreux délégués qui se rencontrent à Paris partagent en effet cette même sensibilité à la dignité et à l’autonomie. Leurs arguments portent d’autant plus que l’Europe s’est décrédibilisée : après leurs dix millions de morts et un déchaînement de brutalité, les pays occidentaux peinent à convaincre encore de leur supériorité en termes de « civilisation ».

Signe de l’importance qu’ils accordent aux débats parisiens, les mouvements, les cercles, les réseaux anticolonialistes cherchent partout et à tout prix à envoyer des émissaires à Paris, même si très peu sont en effet admis à la table des négociations […]

Les miracles attendus à Paris n’ont pas eu lieu. Tout au contraire, les empires français et britannique s’agrandissent au terme de la conférence. Une profonde amertume saisit les militants ­anti-impérialistes. »

Des figures émergent dès 1919, l’article de la Revue « L’Histoire » : « Tumulte dans les colonies » raconte :

« En juin 1919, un jeune Indochinois qui travaille dans un restaurant à Paris essaie de présenter « Les demandes du peuple d’Annam » au président Woodrow Wilson alors que ce dernier participe à la conférence de la paix. Il n’y parvient pas. Mais l’homme que le monde connaîtra sous le nom de Ho Chi Minh est loin d’être le seul en 1919 qui demande que les principes wilsoniens soient appliqués aux colonies. Ces principes, surtout le droit national à l’autodétermination, avaient été conçus pour réordonner une Europe ravagée par quatre ans de guerre et dont les vieux empires multiethniques (russe, austro-hongrois et ottoman) avaient disparu. Pour bien des nationalistes coloniaux, ils sonnent comme un clairon anti-impérialiste. »

Seulement, le monde colonial n’est pas au centre des préoccupations des puissances rassemblées à Paris en 1919. « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », est un principe qui mérite de s’appliquer aux « peuples européens ». Nous avons déjà vu que ce principe n’avait pas vocation à s’appliquer aux nations du moyen orient issues du démantèlement de l’Empire Ottoman et encore moins aux peuples de l’Inde et aux peuples africains.

Les pays vainqueurs sont plutôt préoccuper de s’attribuer les colonies de l’Allemagne sous l’égide de la Société des nations et selon le nouveau statut du « mandat ». Et bien sûr les provinces arabes de l’Empire ottoman – Syrie, Palestine et Mésopotamie, mais cela le mot du jour du 19 novembre «La commission King Crane» l’a déjà évoqué […]

Pourtant des mouvements voient le jour un peu partout. En Egypte :

«  Le dirigeant nationaliste Saad Zaghloul cherche à plaider la cause d’une Égypte indépendante de la tutelle britannique (établie en 1882) au nom des principes wilsoniens. Son arrestation et sa déportation à Malte en mars 1919 déclenchent une vague de protestations qui, selon les autorités britanniques, recueillent « la sympathie des gens de toutes classes et de toutes croyances » et qui, dans l’historiographie arabe, deviendra « la révolution égyptienne. » Plus de 800 Égyptiens et 60 Britanniques y perdront la vie avant que l’armée britannique ne restaure l’ordre à l’automne de la même année. »

Et bien sûr l’Inde de Gandhi qui est rentré dans son pays de naissance en 1914 et qui va devenir un fervent Wilsoniste :

« En Inde, où les élites indigènes avaient au début de la guerre déclaré leur « loyauté » au Raj (l’Empire britannique des Indes) et où plus de 1 million de soldats s’étaient portés volontaires (dont la majorité se bat et travaille pour l’effort britannique au Moyen-Orient) […]. En décembre 1918, la formation la plus influente, le Congrès national indien, évoque le président américain ainsi que le Premier ministre libéral britannique Lloyd George pour réclamer un régime démocratique et autonome.

[…] en avril 1919, dans la ville d’Amritsar (au Pendjab), le général Dyer commande à ses troupes (indigènes) d’ouvrir le feu sur une manifestation contre la déportation de deux dirigeants nationalistes ; au moins 400 civils non armés sont tués.

Il est vrai qu’en Inde comme en Égypte les Britanniques adoptent, par la suite, une attitude plus conciliante : en 1922, l’Égypte devient « indépendante » tout en restant sous la tutelle britannique ; dans le Raj, certains droits politiques sont octroyés aux Indiens. Mais, dans un cas comme dans l’autre, cet adoucissement relatif ne peut faire oublier la répression : l’intransigeance des nationalistes anticoloniaux en sort renforcée. C’est à partir de ce moment que Mohandas Gandhi prend la direction du Congrès national en opposant une résistance non violente aux Britanniques ; Woodrow Wilson fait désormais partie de ses références. »

La Chine mène aussi un combat singulier :

« Le défi était tout autre pour une Chine qui en théorie était souveraine malgré les « concessions » territoriales accordées aux puissances étrangères au cours du XIXe siècle. En 1915, le Japon impose un traité à la Chine qui devait lui permettre de soumettre entièrement son grand voisin. D’où l’entrée en guerre de la Chine aux côtés des Alliés en 1917, car elle comptait sur une place à la conférence de la paix pour réaffirmer sa souveraineté surtout aux dépens du Japon – espoir conforté par les principes wilsoniens. Or la Chine ne se voit octroyer que le statut de « puissance mineure » à la conférence de la paix à Paris (avec seulement deux représentants contre cinq pour le Japon). […] C’est alors que le 4 mai éclate à Pékin un vaste mouvement nationaliste. […]. Le mouvement du 4 mai restera un épisode clé dans la résistance chinoise à l’ingérence étrangère. C’est à partir de ce moment que de nombreux Chinois s’approprient des idées occidentales, provoquant un débat culturel entre tradition et modernité dont sortira (entre autres choses) le communisme chinois. »

Les Etats-Unis possèdent aussi des colonies : les Philippines et « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » se retourne aussi contre eux quand Manuel L. Quezon (1878-1944), député élu de l’Assemblée des Philippines en 1907 et représentant démocrate des Philippines au Congrès des Etats-Unis depuis 1909, rappelle à M. Wilson que « les Philippins aussi veulent l’indépendance».

Et les pays colonisés vont aussi à la sortie de la guerre disposer d’un allié militaire et d’un appui spirituel prudent. Ainsi en 1919, le Komintern clame depuis Moscou que toutes les nations colonisées sont des nations prolétarisées qu’il faut libérer, tandis que le Saint-Siège amorce la marche vers les décolonisations en demandant aux cadres missionnaires de ne plus se mêler aux affaires coloniales: il faut que l’Eglise puisse rester après la dissolution des empires…

La sortie de la première guerre mondiale ne suffira pas pour donner la liberté aux peuples colonisés, il faudra attendre la seconde guerre mondiale où l’Europe s’abimera une nouvelle fois et perdra toute crédibilité pour donner des leçons de civilisation aux autres peuples : Le moment des indépendances était arrivé.

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Lundi 26 novembre 2018

« Le moment Wilson »
Erez Manela

Woodrow Wilson, le président des Etats-Unis en 1918, a joué un rôle considérable dans l’après-guerre et même au-delà jusqu’à après la seconde guerre mondiale où ses successeurs Roosevelt puis Truman ont concrétisé son idée de créer une instance internationale chargée de gérer les conflits entre États et surtout éviter de nouvelles terribles déflagrations comme l’ont été les deux guerres mondiales.

Je dois avouer que pour synthétiser ce propos dans un exergue, j’ai beaucoup hésité.

J’aurais pu utiliser le titre d’un article d’André Fontaine, l’ancien directeur du journal « Le Monde », qu’il a publié dans celui-ci, il y a 20 ans : « Woodrow Wilson, l’idéaliste »

Cet article rappelle qu’il était fils d’un pasteur presbytérien qui avait été aumônier, pendant la guerre de Sécession, dans l’armée sudiste. Car, et nous y reviendrons, ce grand idéaliste était issue d’une famille de sudistes esclavagistes.

Il a été le premier, vingt-cinq ans avant Franklin Roosevelt, à jeter les bases d’un « ordre mondial » dont les Nations unies se veulent être aujourd’hui l’instrument.

Beaucoup pensent que son idéalisme l’a un peu aveuglé et éloigné du pragmatisme et de la rationalité nécessaire pour essayer de faire avancer de manière concrète « les affaires du monde »

Il avait été très marqué par son éducation religieuse, à tel point qu’aux yeux de Clemenceau il se prenait pour le Christ en personne.

<Freud lui a consacré un livre> dans lequel il a dressé un portrait impitoyable. Il prétend que pendant la plus grande partie de sa vie, le Président américain Wilson s’est senti en communication directe avec Dieu, « guidé par une puissance douée d’intelligence qui se trouvait en dehors de lui ». Selon lui, pendant huit ans, les Etats-Unis ont été dirigés par un malade mental, idéaliste pitoyable, menteur instable, dévot aliéné, pire : criminel fanatique

Cet article signale qu’Henry Kissinger condamnait aussi, dans un livre de la fin des années 1990, la vision passablement utopique ce président.

Un autre exergue aurait consisté à opposer « Woodrow Wilson et Lénine » ou encore « Le Wilsonisme et le Léninisme »

On trouve fréquemment mais aussi dans l’article d’André Fontaine cette affirmation de Trotski :

« Lénine et Wilson constituent les antipodes apocalyptiques de notre temps ».

Ce rapprochement parait assez judicieux, Wilson a fait entrer dans la guerre mondiale les États-Unis en 1917 ; alors que parallèlement cette même année Lénine a fait sortir la Russie de ce  conflit.

Un autre signe du destin, ils sont tous les deux morts en 1924, à quelques jours d’intervalle le 21 janvier pour le russe et le 3 février pour l’américain.

Et surtout, ils ont été à l’origine de conceptions, de doctrines qui ont conduit leurs deux États respectifs l’Union Soviétique et les États-Unis à devenir hégémoniques, adversaires et s’affronter dans un long moment qu’on a appelé « la guerre froide ».

Jean-Claude Casanova, dans un article de 2004, « Il était une fois la guerre froide » rappelle un livre du même André Fontaine consacré à l’histoire de la guerre froide. Et il écrit :

« Le journaliste Walter Lippman a popularisé l’expression « guerre froide » en 1947. D’autres, comme Georges-Henri Soutou dans La Guerre de cinquante ans, partent de 1943 et de la conférence de Téhéran qui, selon Charles Bohlen, faisait de l’Union soviétique « la seule puissance militaire et politique significative sur le continent européen ».

« Si André Fontaine choisit, lui, pour point de départ, l’année 1917, c’est parce qu’elle voit s’opposer deux conceptions du monde. L’une exprimée par Woodrow Wilson, qui privilégie le libre-échange, le capitalisme, la démocratie et l’organisation internationale. L’autre par Lénine, qui prône la révolution, la terreur, le socialisme dans un seul pays. Wilson a triomphé en 1989 et le léninisme s’est effondré. »

Cyrus Leo Sulzberger, grand reporter au New York Times, avait écrit un livre en 1965 : « Les États-Unis et le Tiers Monde. Une révolution inachevée » dans lequel, il dénonçait le simplisme des conceptions sur lesquelles la politique international de son pays repose. Je ne résiste pas à partager ce constat, bien qu’il n’a rien à voir avec le sujet d’aujourd’hui, qu’il écrivait : « les chiens américains consomment chaque jour plus de protéines que la moitié de la population du globe. »

Mais il a surtout affirmé que le monde de la guerre froide et du tiers monde s’expliquait par la ;

« Triple révolution que symbolisent les noms de Woodrow Wilson pour la politique, Lénine pour l’idéologie et Marconi pour la technique. »

Et, il est sévère pour le premier nommé qui est selon lui «  moitié intellectuel moitié charlatan », parce qu’il a fait

« Surgir avec le nationalisme une divinité  » plus dangereuse que toutes celles que nous avons connues depuis Moloch ».

Et Lénine, lui-même s’est exprimé sur cette rivalité lors de la présentation de son rapport à l’Internationale Communiste le 19 juillet 1920 :

« Il arrive ainsi que l’Amérique elle-même, le pays le plus riche, auquel sont soumis tous les autres, ne peut ni acheter ni vendre.

Et ce même Keynes, qui a connu les tours et détours des négociations de Versailles, est contraint de reconnaître cette impossibilité, en dépit de sa décision bien arrêtée de défendre le capitalisme et malgré toute sa haine du bolchévisme. Soit dit en passant, je ne pense pas qu’aucun manifeste communiste ou, d’une façon générale, révolutionnaire, puisse jamais égaler, quant à sa vigueur, les pages où Keynes dépeint Wilson et le « wilsonisme » en action. Wilson fut l’idole des petits bourgeois et des pacifistes genre Keynes et certains héros de la II° Internationale (et même de l’Internationale « deux et demie ») qui ont exalté ses « 14 points » et écrit des livres « savants » sur les « racines » de la politique wilsonienne, espérant que Wilson sauverait la « paix sociale », réconcilierait les exploiteurs et les exploités, et réaliserait des réformes sociales.

Keynes a montré avec force comment Wilson a été joué comme un niais, et comment toutes ces illusions s’en sont allées en fumée au premier contact avec la politique pratique, mercantile et affairiste du capital incarné par MM. Clemenceau et LloydGeorge. Les masses ouvrières voient maintenant de plus en plus clairement par leur expérience vécue, et les pédants savants pourraient le voir à la seule lecture de l’ouvrage de Keynes, que les « racines » de la politique de Wilson plongeaient dans l’obscurantisme clérical, la phraséologie petitebourgeoise et l’incompréhension totale de la lutte des classes. »

Mais j’ai préféré utilisé le titre du livre d’un historien américain Erez Manela, qui a parlé de « moment ­wilsonien » – thèse développée dans son ouvrage The Wilsonian Moment (Oxford University Press, 2007, non traduit).

Car il y eut un vrai moment Wilsonien à la sortie de la guerre.

Woodrow Wilson fut élu une première fois Président des États-Unis en 1912, grâce à un concours de circonstance assez exceptionnel. Le président sortant républicain William Howard Taft et qui a obtenu l’investiture du Parti Républicain doit faire face à une dissidence de son propre parti, Théodore Roosevelt qui avait été Président des États-Unis juste avant Taft, n’accepte pas cette investiture et fonde son propre Parti progressiste. Woodrow Wilson est élu grâce à la division au sein du Parti républicain ; le total des votes de Taft et de Roosevelt est en effet supérieur à celui obtenu par Wilson.

Et en 1916, il est réélu sur un programme pacifiste et un slogan:

« Grâce à moi, l’Amérique est restée en dehors du conflit européen ».

Mais le 19 mars 1917, un nouveau torpillage d’un sous-marin allemand du paquebot Vigilentia (après celui en 1915 du Lusitania contre lequel les États-Unis avaient vigoureusement protesté), le pousse à changer de stratégie et de demander au Congrès d’accepter une déclaration de guerre des États-Unis contre l’Allemagne. Et le 6 avril 1917, le pays s’engage dans la Première Guerre mondiale.

Sur ces bases et probablement en raison de son « coté idéaliste » déjà souligné, le 8 janvier 1918, Wilson prononce son célèbre discours au Congrès dans lequel, il développe la liste des 14 points nécessaires à l’obtention de la paix. « The world must be made safe for democracy » (La paix dans le monde pour l’établissement de la démocratie). Il réclame notamment la création d’une « League of Nations » (SDN). Les autres points serviront de base au traité de Versailles de 1919. La première partie du traité de Versailles crée d’ailleurs la SDN.

C’est encore Georges Clemenceau qui en prenant connaissance de ce programme en quatorze points aurait dit :

« Le bon Dieu n’en avait que dix ! »

L’article de la revue « L’Histoire » : La SDN : Un immense désir de paix raconte l’accueil triomphal de Woodrow Wilson en Europe. Et c’est une première ! Lorsque le 4 décembre 1918, Wilson embarque pour la France afin d’assister à la Conférence de paix de Paris, c’est la première fois qu’un président américain en exercice se rend dans un pays étranger durant son mandat :

« L’accueil triomphal qu’il reçoit sur le continent, notamment cet « immense cri d’amour », pour reprendre la formule du Petit Parisien, que lui adresse la foule des Parisiens venue l’acclamer le 14 décembre, conforte sa volonté de « toucher les peuples d’Europe par-dessus la tête de leurs chefs » et de vaincre les réticences que ses projets inspirent aux dirigeants européens. […]

Le président américain cristallise alors autour de sa figure quasi messianique de libérateur et d’apôtre de la paix une aspiration générale à la paix durable, que l’opinion attend fébrilement comme la rançon de cette « guerre pour tuer la guerre ». Comme l’écrit le 14 décembre 1918 L’Homme Libre, le journal fondé par Clemenceau, « la guerre, pour [Wilson] comme pour les démocraties de l’Entente, n’est point un but. Pas même la victoire. Le but, c’est la Paix. Le but, c’est la sécurité de l’avenir du monde. […]. Paix juste. Paix humaine. Paix durable. Paix des peuples. Voilà ce que le monde attend des victorieux ». Nul doute que, dans l’esprit des contemporains, cette paix ne résulte d’abord d’un traitement sévère de l’Allemagne. Toutefois, pour une bonne partie de l’opinion, du centre à la gauche de l’échiquier politique, elle doit aussi passer par la création d’institutions multilatérales garantissant la stabilité du système international sur le long terme. »

L’idée de créer une organisation internationale des nations était antérieure à Wilson mais c’est bien lui qui força les vainqueurs a accepté ce point de vue :

« Toutefois, sous l’influence déterminante de Wilson, la question de la SDN a constitué le premier sujet débattu par la conférence de la paix à Versailles. Il prit d’ailleurs personnellement en charge la présidence de la Commission de la Société des nations, secondé par son fidèle conseiller, le colonel House, alors que les chefs des gouvernements britannique et français refusèrent de s’y impliquer directement, Clemenceau préférant y déléguer Léon Bourgeois et le professeur Larnaude, doyen de la faculté de droit de Paris.

Ainsi, la Commission se réunit quasi quotidiennement dans la suite du Colonel House à l’hôtel Crillon et elle avança très rapidement, les Britanniques et les Américains ayant combiné leurs points de vue dans un texte qui servit de base aux discussions. En une dizaine de jours seulement, on aboutit à un premier projet de pacte de la Société des nations, que Wilson présenta le 14 février 1919 au cours d’une séance plénière de la conférence de la paix. « Le rêve magnifique devient réalité », titra dès le lendemain Le Petit Parisien. »

Mais la Société des nations, inventée par Wilson et à laquelle Clemenceau ne croyait guère, sera rapidement sans moyen d’action. Dès mars 1920, le Sénat américain a refusé la ratification du traité, et donc les Etats-Unis ne siègent pas à la Société des Nations .

Le Japon, membre permanent du Conseil, se retira en 1933 après que la SDN eut exprimé son opposition à la conquête de la Mandchourie par le Japon. L’Italie, également membre permanent du Conseil, s’est retirée en 1937. La Société avait accepté l’Allemagne en 1926, la considérant pays « ami de la paix », mais Adolf Hitler l’en fit sortir quand il arriva au pouvoir en 1933.

L’Union soviétique fut exclue de la Société le 14 décembre 1939, cinq ans après son adhésion le 18 septembre 1934.

Une Organisation sans les Etats-Unis, l’Union Soviétique, l’Allemagne, le Japon, l’Italie n’a plus les moyens d’organiser la paix dans le monde

« L’effondrement du wilsonisme est presque contemporain au projet lui-même » estime Bruno Cabanes, « c’est ce qu’avait montré le livre de Erez Manela, The Wilsonian moment (Oxford University, 2007) qui montre l’extraordinaire fascination que le président des États-Unis n’exerce pas seulement en Europe mais aussi un peu partout dans le monde, en Égypte, en Chine ». « Ce rêve s’écroule très vite avec la conférence de Paris et la non-ratification de la Société des Nations par les États-Unis, ajoute-t-il, l’échec du wilsonisme est l’échec d’une tentative de recomposition internationale, mais aussi l’échec d’une vision presque religieuse de la politique, au-delà de la mission qui incomberait aux États-Unis

Et aujourd’hui il n’existe plus guère de défenseur de Woodrow Wilson, surtout aux Etats-Unis.

Dans un article du Monde de 2015 « L’Amérique déboulonne ses symboles », on apprend même que le passé esclavagiste de Woodrow Wilson le rattrape aujourd’hui :

« Jusqu’à présent, les livres d’histoire associaient surtout le vingt-huitième président des Etats-Unis, Woodrow Wilson, à la création de la Société des nations, suggérée dans les quatorze points de son discours mémorable tenu en janvier 1918 devant le Congrès américain. C’est pourtant ce personnage, lauréat du prix Nobel de la paix en 1919, qu’un groupe d’étudiants de la prestigieuse université de Princeton (New Jersey) veut faire sortir de ses murs. Outrés par le racisme avéré de celui qui fut aussi président du campus au début du XXe siècle, ces étudiants demandent que son nom soit effacé des mémoires et que le ­département des affaires internationales, nommé en son honneur, soit débaptisé.

L’affaire ne relève pas d’un simple caprice, frappé d’idéalisme ou de « politiquement correct ». Un récent éditorial du New York Times est venu soutenir cette démarche. Le journal demandait doctement que l’administration de l’université reconnaisse « l’héritage toxique du président » en matière de ségrégation et de discriminations envers les Afro-Américains et fasse droit aux étudiants. »

Pourtant personne ne peut nier que si l’ONU existe aujourd’hui, Woodrow Wilson n’y est pas pour peu.

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Mercredi 31 octobre 2018

« Bolsonaro : la fulgurante ascension du capitaine de la haine »
Titre d’un article de Libération consacré à l’élection brésilienne Chantal Rayes et François-Xavier Gomez

Jair Bolsonaro, a été élu Président du Brésil.

Il a des idées étonnantes, ainsi il veut
« Donner l’accès au port d’arme aux gens biens ».

Mais qui sont selon lui les gens biens, les gens bons ?

En 2003, il avait fait scandale en prenant violemment à partie une parlementaire de gauche Maria do Rosario, et lui a lancé cette insulte innommable :
« Jamais je n’irai vous violer, vous ne méritez même pas ça !».

Il n’aime pas le droit du travail, d’ailleurs il a promis de quasi l’abolir :
« C’est une disgrâce d’être patron dans notre pays, avec toutes ces lois du travail. »

Sa misogynie va jusqu’à ses propres enfants
« J’ai quatre garçons. Pour le cinquième, j’ai eu un coup de mou et ça a été une fille ».

Dans une interview accordée au magazine Playboy en 2011, Jair Bolsonaro assure qu’il serait incapable d’aimer un fils homosexuel :
« Je préférerais qu’il meure dans un accident de voiture plutôt que de le voir avec un moustachu »

Quand en 2011, une animatrice brésilienne lui demande lors d’une interview télévisée quelle serait sa réaction si l’un de ses fils tombait amoureux d’une femme noire.
« Je ne discuterais pas de la promiscuité avec qui que ce soit. Il n’y a aucune chance que ça arrive. Mes enfants sont bien éduqués. Ils n’habitent pas dans les mêmes endroits que vous ».

En 2017, il part à la rencontre d’une communauté quilombola, composée de descendants d’esclaves en fuite. A la fin de cette visite, il résume:
« Ils ne font rien ! Ils ne servent même pas à la reproduction ! ».

Il ne fait pas mystère de ses préférences sur les méthodes de gouvernement. Ainsi il vote en faveur de la destitution de la présidente Dilma Rousseff et il dédie, très officiellement son vote à
« la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra ».

Ce militaire est accusé de plusieurs assassinats, et il aurait torturé Dilma Rousseff elle-même pendant la dictature, alors qu’elle était une jeune résistante.

Et il précise :« L’erreur de la dictature a été de torturer sans tuer ».

Car une dictature militaire avait gouverné le Brésil entre 1964 et 1985.

En août dernier, alors qu’il est en pleine campagne pour la présidentielle, il explique comment il va remettre de l’ordre dans son pays : en donnant l’impunité aux policiers :
« S’ils tuent 10, 20 ou 30 personnes, avec 10, 20 ou 30 balles dans la tête chacun, ils doivent être décorés, pas poursuivis ».

Voici un florilège que j’ai trouvé sur plusieurs sites. C’est cet homme, misogyne, homophobe, raciste et partisan de la dictature militaire que le suffrage universel a mis, sans fraude, à la tête du Brésil, 5ème pays mondial par la taille, 6ème par la population et 7ème par le PIB.

Avant le second tour de l’élection présidentielle, l’émission « Affaires Etrangères » a été consacrée au Brésil et à l’Amérique du Sud.

Dans cette émission, il était surtout question des relations entre Etats d’Amérique du Sud, avec le Chili et la Colombie à droite et le Venezuela de Maduro qui sert de repoussoir aux électeurs de Bolsonaro qui a déclaré :

« Les gens bien au Brésil veulent se débarrasser du socialisme, ils ne veulent pas d’un régime comme celui du Venezuela. Nous ne voulons pas que le Brésil soit demain ce que le Venezuela est aujourd’hui. »

Des tensions avec le Venezuela sont à craindre.

Christobal Rovira Kaltwasser, un professeur de sciences politiques à Santiago du Chili  pense que:

« Ce phénomène Bolsonaro n’est pas représentatif du paysage politique d’Amérique latine, qui a effectivement viré à droite, mais reste modéré ».

Et un uruguayen, Andres Malamud, auquel l’émission donne la parole affirme :

« Je ne vois pas de schéma uniforme se dégager dans la région, explique-t-il : le Mexique vire à gauche la même année où le Brésil risque fort de virer à droite. En fait, s’il y a un schéma quelconque, c’est celui de l’hétérogénéité, avec certains pays (le Nicaragua et le Venezuela) où la démocratie s’est effondrée, et d’autres (la Colombie et l’Équateur) où elle s’est consolidée. » »

Au lendemain des élections, <les matins de France Culture> y ont été consacrés avec deux invités Olivier Dabène, professeur à sciences Po et président de l’OPALC (Observatoire Politique de l’Amérique latine et des Caraïbes) et une journaliste franco-brésilienne, Dani Legras.

Olivier Dabène explique qu’après le premier tour l’élection du candidat d’extrême droite n’était pas une surprise. Mais

« Si on remonte à quelques mois, c’est une immense surprise. Il y a un an tout le monde riait de cette candidature, personne ne l’a prenait au sérieux. Et finalement elle a enflé et rallié beaucoup de supporters à gauche et surtout à droite. Finalement à l’issue du premier tour cela devenait mission impossible de [l’empêcher de gagner]. […]

C’est un jour bien triste de voir revenir un nostalgique de la dictature au pouvoir, légalement, sans aucune fraude. Le suffrage universel a parlé.

Pendant 28 ans, il a été [un parlementaire] ignoré, méprisé. Il n’était pas corrompu parce qu’aucune entreprise ne s’intéressait à lui, parce qu’il était totalement insignifiant..

Pendant la campagne c’est moins évident, car lors de celle-ci des campagnes massives de « fausses nouvelles » émanant de son camp ont envahi les réseaux sociaux et au-delà. Ces campagnes très couteuses ont probablement fait l’objet de financement illégaux et de liens pervers avec certaines puissances économiques

<Ce site analyse la campagne brésilienne sous l’aspect des fake news> On apprend qu’un tweet a circulé accusant le Parti de Travailleurs (PT) d’avoir distribué un biberon avec une tétine en forme de pénis dans des écoles maternelles.

Rappelons d’où on vient : Lula, ouvrier métallurgiste de profession est élu président de la République en 2002, après avoir fondé le Parti des travailleurs (PT), mouvement d’inspiration socialiste, il sera président du 1er janvier 2003 au 1er janvier 2011. Dilma Rousseff son bras droit lui succéda en 2011et fut réélu. Le Parti des travailleurs permit à des millions de brésiliens à sortir de la misère grâce à une solide politique de redistribution et à un boom économique qui fit du Brésil un des grands acteurs économiques du monde.

Mais cela, c’était avant.

La crise économique a rudement touché le Brésil dont l’endettement a grimpé, les brésiliens ont vu leur pouvoir d’achat stagner et les difficultés économiques au quotidien se développer.

Parallèlement, l’insécurité, les violences font du Brésil un des pays les plus violents de la planète, créant chez les citoyens un besoin de sécurité, d’autorité et de protection auquel visiblement Bolsonaro a fait croire qu’il saurait répondre.  Olivier Dabène a indiqué qu’il y avait actuellement un homicide tous les 8 minutes et a précisé que cela représentait plus de morts par an (60 000) que tout le conflit israélo-palestinien. Et enfin, il y a la corruption endémique. Lula et le Parti des travailleurs n’ont pas su lutter contre elle et au contraire s’y sont enfoncés. Lula est d’ailleurs en prison pour de tels faits et Dilma Roussef a été destituée.

Beaucoup disent que le Parti des travailleurs étaient moins corrompus que les Partis de Droite. La moitié des députés brésiliens font l’objet de poursuites judiciaires pour corruption.

Il faut remarquer que dans les urnes si le Parti des Travailleurs a été battu il a au moins été au second tour, ce qui n’est pas le cas de la droite traditionnelle qui a disparu encore davantage que le PT.

Mais il y a eu un rejet du PT de la majorité des électeurs brésiliens qui se sont exprimés.

La journaliste Dani Legras a reconnu avec tristesse que même sa mère a voté Bolsonaro, bien que dans sa jeunesse et en tant qu’étudiante elle a eu à souffrir de la dictature militaire. Mais la mère de la journaliste minimise le danger d’une dictature militaire et affirme que ce dont le Brésil a besoin c’est d’un régime autoritaire sachant lutter contre la violence, l’autre raison étant de se débarrasser du Parti des travailleurs.

Olivier Dabène précise cependant :

« Il y a aussi 31 millions de Brésiliens qui n’ont pas voté. C’est un taux d’abstention record. Bolsonaro, ce n’est pas le raz-de-marée qu’on décrit. Il y a des Brésiliens qui ont choisi de ne pas trancher. Il y a énormément de votes blancs et nuls, et cela traduit un malaise. »

Toutefois s’ils n’ont pas voté c’est qu’ils acceptaient que cet homme peu recommandable arrive au pouvoir.

Homme qui a aussi été soutenu et porté par les mouvements évangélistes qui soutiennent son programme conservateur.

Ce politique qui avoue ne rien y comprendre à l’économie et prétend donner les clés à un économiste ultra libéral admirateur de l’école de de Chicago. Cette initiative et tendance lui ont permis d’obtenir l’appui des milieux économiques vers la fin de la campagne.

Evidemment l’écologie n’est pas sa préoccupation et la forêt amazonienne va encore davantage être exploitée et la déforestation va progresser.

J’ai choisi pour exergue pour ce mot du jour le titre d’un article de Libération consacré à cette élection « Bolsonaro : la fulgurante ascension du capitaine de la haine »

Ce qui me préoccupe c’est cette évolution étonnante des démocraties qui fait basculer les Etats-Unis d’Obama à Trump, le Brésil de Lula à Bolsonaro et à un degré moindre de Renzi (qui est une personne beaucoup moins lumineuse et intéressante que Lula ou Obama) à Salvani.

On pensait être dans une dynamique de progrès et on retombe plus bas qu’on n’était avant.

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Mardi 15 mai 2018

« Ce qui s’est passé en 1968 dans le monde, en dehors de mai 68 »
Poursuite du butinage et des réflexions autour de mai 1968

Le mot du jour d’hier avait vocation à montrer que le mai 1968 des étudiants et de la jeunesse, n’étaient pas que français. Il était aussi allemand, italien, espagnol, brésilien, tchécoslovaque, brésilien, mexicain.

Mais que se passait-il d’autres en 1968 qui n’était pas le mouvement de mai 68 ?

Il y avait la guerre du Viet-Nam, mais j’y reviendrai par un article spécifique.

En 1968, au Stanford Research Institue de Californie, dans le cadre de la première vidéo conférence de l’histoire, L’ingénieur Douglas C Engelbart exhibe un petit cube en bois. Le public, médusé, découvre un boitier capable de déplacer un pointeur sur l’écran de l’ordinateur. L’aïeul de la souris allait révolutionner l’usage de l’informatique.

Grâce à cette photo, vous voyez à quoi cela ressemblait. <Le mot du jour du 5 juillet 2013>, célébrait cette invention car 2 jours avant Douglas Engelbart était mort à l’âge de 88 ans

En février 1968, Grenoble accueillait les jeux Olympiques d’hiver, car à cette époque les jeux olympiques d’Hiver et d’été avaient lieu la même année Olympique. La fin de l’année 1968 verrait les jeux olympiques d’été de Mexico.

Lors de ces jeux Jean-Claude Killy gagna les trois médailles d’or en descente, slalom spécial et slalom géant. Mais ces jeux comptaient 10 disciplines et 35 épreuves. Lors des derniers jeux d’hiver, ceux de 2018 à Pyeongchang en Corée du Sud, il y eut 15 disciplines et 102 épreuves. Constatant une certaine inflation permettant probablement un meilleur business.

Pour les esprits curieux vous saurez que la dernière année olympique qui rassembla les jeux d’hiver et d’été fut 1992 où les jeux d’hiver eurent lieu à Albertville et les jeux d’été à Barcelone.

C’est aussi en 1968, en plein pendant les évènements, le 12 mai 1968 que le Père Boulogne 57 ans, religieux, se voit greffer le cœur d’un jeune douanier décédé. C’est la première transplantation de cœur en France. La première dans le monde fut réalisée par le professeur Christian Barnard en décembre 1967 en Afrique du Sud. Le 6 janvier ce sera au tour du Professeur Norman Shumway à Stanford en Californie de pratiquer la première greffe du cœur aux Etats-Unis.

L’opération en France avait été dirigée par le Professeur Charles Dubost et le cœur greffé du Père Boulogne battra pendant dix-sept mois et 5 jours.

Comment ne pas parler du « Concorde ». L’avion est présenté officiellement, le 11 décembre 1967. Il est ensuite présenté à la population toulousaine le 28 janvier 1968. Le premier vol d’essai de Concorde 001 eut lieu au-dessus de Toulouse, le 2 mars 1969

Et puis peu avant Noël 1968, la NASA envoie Apollo 8 faire le tour de la lune. Six mois plus tard, Neil Armstrong posera le premier pied humain sur le satellite de la terre, lors de la mission Apollo 11. Elle avait été précédé par Apollo 7 (11 octobre 1968 – 22 octobre 1968) qui fut la première mission habitée du programme Apollo. Ce fut également la première mission américaine à envoyer une équipe de trois hommes dans l’espace et la première mission à diffuser des images pour la télévision.

Nous étions, en effet, en pleine conquête spatiale. Mon butinage d’aujourd’hui nous rappelle à quel rythme très soutenu cette mission avançait, car avant Apollo 11, il y eut encore deux autres fusées qui seront lancées, en quelques mois.

Si maintenant on s’intéresse aux œuvres de l’esprit :

Le 8 mai 1968, Marguerite Yourcenar publie « L’Œuvre au Noir » livre dans lequel elle crée un personnage fictif du XVIème siècle : Zénon auquel, selon l’express du 10 juin 1968 qui présente cet ouvrage, l’écrivaine a prêté les traits d’Erasme, de Léonard, de Paracelse, de Michel Servet, Campanella. Comme eux, il lutte contre la bêtise, la routine et les préjugés.

L’express du 22 juillet 1968 nous apprend que le grand écrivain Albert Cohen publie le troisième volet de sa trilogie consacrée aux Solal : « Belle du Seigneur »

L’express du 16 décembre 1968 annonce la traduction et la parution en français de « Sexus » d’Henry Miller, censuré neuf ans durant. L’article de l’Express donne la parole à Henry Miller : « Le sujet de mes livres, ce n’est pas le sexe, c’est la libération de soi » mais le journal de Servan Schreiber et Françoise Giroud ajoute : « Sexus contient les pages les plus scabreuses d’un auteur qui a franchi depuis longtemps le mur de la pornographie.

Au cinéma on trouve les sorties suivantes :

  • 8 mars 1968 : Le bon, la brute et le truand de Sergio Leone ;
  • 17 mars 1968 : La mariée était en noir de François Truffaut avec Jeanne Moreau
  • 1er avril 1968, le bal des vampires de Roman Polanski avec dans le rôle principal son épouse Sharon Tate qui sera assassinée l’année suivante
  • 4 septembre 1968, le Lauréat qui révèle Dustin Hoffman et célèbre les amours post-adolescents (L’express du 9 septembre 1968)

Et surtout

  • Le 27 septembre 1968 : 2001 Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick dans lequel l’intelligence artificielle du robot qui avait pour nom « Hal » tentait de ne pas se faire débrancher par l’homme qui venait de constater qu’il était en train de prendre des décisions contraires aux intérêts des humains.

Et puis il y a d’autres choses qui se passent dans le monde qui sont moins réjouissantes :

D’abord la révolution culturelle en Chine.

Le 8 août 1966, le comité central du parti communiste chinois avait émis un projet de loi (sans doute rédigé par Mao) concernant les « décisions sur la grande révolution culturelle prolétarienne ». Ce texte constitue une forme de charte de la Révolution culturelle. La révolution culturelle, un moment d’une violence inouïe, chaotique atteindra son apogée en 1968.

Parmi ceux ont fait mai 1968 en France, il y avait un nombre important de maoïstes ou du moins des gens qui exprimaient une grande sympathie pour Mao. La Gauche Prolétarienne était une des structures qui regroupaient ces militants : Benny Lévy, Alain Geismar, Serge July, Gérard Miller, Marin Karmitz, André Glucksmann, Daniel Rondeau, Olivier Roy etc.

<Dans cet article : L’enfant et les gardes rouges> il est question de Xu Xing qui vit cette période à 12 ans, séparé des siens et qui est devenu écrivain et réalisateur. Il raconte la violence dont il a été témoin :

« La violence était partout Surtout entre 1966 et 1968. Tous les jours, des maisons étaient mises à sac. Lui est trop petit pour être visé par les Gardes rouges. Et sa famille, envoyée à la campagne, échappe à l’acharnement des petits soldats de Mao. Mais ma voisine a été battue à mort ou presque se souvient-il. Elle était propriétaire, dans ma ruelle d’une grande cour. La porte était toujours fermée et elle ne se mélait pas aux voisins. Un jour, un groupe de gardes rouges est entré. Tout à coup, on a entendu un cri terrifiant et ils ont fait sortir cette vieille femme, à laquelle ils avaient coupé les cheveux n’importe comment. Ils l’ont jetée dans un triporteur et, debout, les gardes rouges la frappaient avec une ceinture en cuir. Son corps était couvert de sang…Ses cris je m’en souviens encore ».

L’autre drame, outre le Viet Nam, dans le monde en 1968 était la famine au Biafra

Il s’agit d’une guerre civile entre ethnies au Nigeria dont l’origine plonge à la fois dans les frontières artificielles et les antagonismes qui ont été provoqués par les colonisateurs européens. L’ethnie des ibos, catholiques avaient longtemps été privilégiés par les blancs. Au début de l’indépendance du Nigéria, cette ethnie tenait plutôt les leviers du pouvoir, mais minoritaire elle va bientôt être rejetée et faire l’objet de massacres par les populations du nord, musulmanes, les Haoussas et les Fulanis. La population Ibos se retranche alors dans sa région d’origine qui va devenir le Biafra et va tenter par les armes d’obtenir son indépendance. Mais le Biafra dirigé par un chef intransigeant et rigide : le colonel Ojukwu lâché par les occidentaux et les autres pays africains qui ne veulent pas remettre en cause les frontières de l’Afrique, encerclé et soumis à un blocus par les troupes nigérianes fédérales beaucoup plus nombreuses, va d’abord mourir de faim avant que la rébellion ne s’écroule. Un article d’un journal suisse essaye d’expliquer la complexité de ce conflit et l’utilisation de la famine comme ultime arme de communication du colonel Ojukwu pour essayer d’obtenir l’indépendance.

Les images sont insoutenables. Il suffit de chercher sur un moteur de recherche « famine Biafra » pour en trouver de nombreuses.

C’est lors de ce conflit que les premières organisations humanitaires vont naître, des médecins dont Bernard Kouchner le plus médiatique d’entre eux vont d’abord sous l’égide de la Croix Rouge se rendre sur ce territoire où agonise un peuple et en réaction créer « médecins sans frontières » puis d’autres ONG analogues.

Voilà ce qui se passait dans le monde en 1968 pendant que les étudiants français écrivaient des slogans sur les murs comme : « Sous les pavés, la plage ». Il est vrai que Romain Goupil avec Daniel Cohn-Bendit, invité par France Inter, hier le 14 mai,  pour leur film, présenté à Cannes, «la traversée» et présentant la France d’aujourd’hui, a transformé ce slogan au cours de l’émission en disant : « Sous les pavés, les sages ». Car il reconnaissait qu’en 1968 il était sectaire, bolchevique et gauchiste. Ce documentaire sera diffusé le 21 mai à 20h50 sur France 5.

 

 

A Paris, le 15 mai 1968, le Théâtre de l’Odéon est occupé.

 

 

 

 

 

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Mardi 13 mars 2018

« Les démocraties détruisent tous les leaderships. C’est un grand sujet, ce n’est pas un sujet anecdotique ! »
Nicolas Sarkozy lors d’une conférence à Abu Dhabi

Hier, j’opposais la démocratie allemande à ce que nous vivions en France.

Soyons juste, au regard de l’Histoire l’apport à la démocratie libérale de l’Allemagne n’est pas déterminante.

Le pays qui est à la source de la démocratie libérale moderne est indiscutablement la Grande Bretagne, puis les Etats-Unis ont aussi fait leur part.

La France a également joué son rôle mais beaucoup plus par la parole, les concepts, les déclarations, les idées que par la froide réalité des faits.

Si on remonte à 1780, jamais ni aux Etats-Unis, ni en Grande Bretagne, il n’y a eu le régime de terreur de la Convention, ni un Napoléon Ier, ni un Napoléon III, ni un Charles X, ni bien sûr un Pétain. Et aujourd’hui encore notre système démocratique est largement inachevé : manquant de contre-pouvoir, beaucoup trop centré sur le Président et sa cour de l’Elysée.

Mais si on parle de L’Allemagne : Avant 1945, la démocratie est inexistante et, lors de la petite période de la République de Weimar, vacillante et surtout conduisant au mal absolu.

La démocratie allemande actuelle a été imposée par les alliés et notamment les Etats-Unis. Mais depuis, ayant appris de leur terrible Histoire, les allemands ont peu à peu construit un système démocratique assez exemplaire, en tout cas beaucoup plus que le système français où il y en a encore qui discute de l’intérêt du non cumul des mandats ou de la limitation du nombre de mandats successifs…

Mais pour toujours parler de la démocratie, j’ai lu des articles qui relataient des propos de l’ancien Président de la République, qui puisant dans son expérience accepte des emplois de conférencier dans le monde.

Il a donc été invité par les Émirats arabes unis il y a une semaine pour tenir une conférence dans laquelle il était question des différents leaders politiques mondiaux actuels et de la…fragilité ? des démocraties.

Vous trouverez derrière <ce lien un article du Point sur la conférence tenue par le président Nicolas Sarkozy à Abu Dhabi> :

L’ancien président de la République participait donc à la conférence « Abu Dhabi Ideas Week-End », samedi 3 mars 2018, et a tenu un discours de près d’une heure devant environ 150 personnes.

Des journalistes notamment du Monde se sont procurés l’enregistrement audio de son intervention, axée sur les grandes problématiques du monde.

La vision de Nicolas Sarkozy met en avant le rôle prépondérant de la Russie et de la Chine. Il développe aussi son point de vue sur les démocraties, menacées, selon lui par manque de grands leaders.

Pour Nicolas Sarkozy, les grands leaders du monde actuel ne sont pas les dirigeants des démocraties.

« Quels sont les grands leaders du monde aujourd’hui ?

Le président Xi, le président Poutine – on peut être d’accord ou pas, mais c’est un leader –, le grand prince Mohammed Ben Salman [d’Arabie saoudite].
Et que seraient aujourd’hui les Emirats sans le leadership de MBZ [Mohammed Ben Zayed] ? »

Il donne les raisons pour lesquelles, selon lui, les démocraties ne parviennent plus à dégager des grands leaders :

« Quel est le problème des démocraties ? demande l’ancien président. C’est que les démocraties ont pu devenir des démocraties avec de grands leaders : de Gaulle, Churchill…

Mais les démocraties détruisent tous les leaderships. C’est un grand sujet, ce n’est pas un sujet anecdotique ! […]
Les démocraties sont devenues un champ de bataille, où chaque heure est utilisée par tout le monde, réseaux sociaux et autres, pour détruire celui qui est en place. Comment voulez-vous avoir une vision de long terme pour un pays ?
C’est ce qui fait que, aujourd’hui, les grands leaders du monde sont issus de pays qui ne sont pas de grandes démocraties. »

Puis il oppose le grand leader et le leader populiste. Il m’étonne un peu quand il prétend que le dirigeant actuel de la Hongrie n’est pas populiste. Voilà ce qu’il dit :

« D’abord pour moi, M. Orban en Hongrie [le premier ministre], c’est pas un populiste. Mais là où il y a un grand leader, il n’y a pas de populisme !

Où est le populisme en Chine ? Où est le populisme ici ? Où est le populisme en Russie ? Où est le populisme en Arabie saoudite ?

Si le grand leader quitte la table, les leaders populistes prennent la place. Parce que la polémique ne détruit pas le leader populiste, la polémique détruit le leader démocratique. »

Et enfin, encore plus surprenant il défend l’idée du mandat prolongé du président chinois Xi Jinping, certains disent « mandat à vie ». C’est d’autant plus étonnant que c’est lui qui a œuvré, en France, pour que le Président de la République ne puisse être réélu qu’une seule fois pour une présidence donc limitée à 10 ans :

« Le président Xi considère que deux mandats de cinq ans, dix ans, c’est pas assez. Il a raison ! Le mandat du président américain, en vérité c’est pas quatre ans, c’est deux ans : un an pour apprendre le job, un an pour préparer la réélection. Donc vous comparez le président chinois qui a une vision pour son pays et qui dit : « Dix ans, c’est pas assez », au président américain qui a en vérité deux ans. Mais qui parierait beaucoup sur la réélection de Trump ?

Ce matin, j’ai rencontré le prince héritier MBZ. Est-ce que vous croyez qu’on construit un pays comme ça, en deux ans ? Ici, en cinquante ans, vous avez construit un des pays les plus modernes qui soient. La question du leadership est centrale. La réussite du modèle émirien est sans doute l’exemple le plus important pour nous, pour l’ensemble du monde.

J’ai été le chef de l’Etat qui a signé le contrat du Louvre à Abou Dhabi. J’y ai mis toute mon énergie. MBZ y a mis toute sa vision. On a mis dix ans ! En allant vite ! Sauf que MBZ est toujours là… Et moi ça fait six ans que je suis parti. »

Le concept du mandat à vie fait aussi rêver Donald Trump comme le raconte le journal « Les Echos ». « Il est président à vie, président à vie. Il est formidable », a lancé Donald Trump face à ses partisans lors d’une levée de fonds en Floride.

Le président américain faisait référence à l’annonce dimanche dernier, de la fin de la limitation du nombre de mandats présidentiels en Chine et il a ajouté :

« Vous voyez, il a été capable de le faire. Je pense que c’est super. Peut-être que nous devrions tenter le coup, un de ces jours ».

Quelle horrible perspective : Donald Trump, président à vie !

Mais pour revenir au propos de Nicolas Sarkozy …

On ne peut qu’être d’accord avec son constat que pour faire bouger un pays, il faut une vision à long terme.
Je pense que sur ce point il n’y a pas débat.

Evidemment que dans les pays non démocratiques, avec donc des dictateurs (je trouve, dans ce cas, le terme de leader inapproprié) une vision à long terme est plus facile à mettre en œuvre.

Mais est-ce que le sort des citoyens de ces pays non démocratiques est enviable ? Y a-t-il moins de corruption ? Moins d’inégalité ? Plus de bonheur et de joie ? Plus de vie ?

Alors le problème est-il celui du leadership qu’on « dézingue » sans cesse dans les pays démocratiques ?

Je vais reprendre l’exemple de l’Allemagne depuis 1945. Il y a eu des chanceliers sérieux et respectables, mais était-ce des leaders dans le sens évoqué par Nicolas Sarkozy ?

Je ne pense pas, je pense qu’il y avait une classe politique de qualité et même s’il y avait des alternances, un parti ne passait pas son temps à détruire ce qu’avait fait son prédécesseur, surtout pour des motifs idéologiques. Il y avait une certaine continuité sur les problèmes fondamentaux, rendant ainsi possible une vision à long terme.

Plus que jamais je ne crois pas un seul instant, surtout dans le monde aujourd’hui, au besoin d’un chef omnipotent qui sait tout ou presque et qui décide de tout.

Je crois dans le besoin d’un travail en équipe, dans l’écoute et l’enrichissement mutuel. Bien sûr il faut à un moment qu’une femme ou qu’un homme (à dessein je l’écris dans ce sens) qui porte le programme, le travail de l’équipe. Mais ce rôle doit être précaire, l’intelligence du projet et de l’organisation se trouve justement dans la capacité de pouvoir remplacer assez facilement le leader par un autre membre de l’équipe. Et c’est excessivement dangereux pour l’équilibre des pouvoirs et même la santé mentale du leader précaire de se croire indispensable et irremplaçable.

Le fait qu’on a du mal à remplacer le leader ou même qu’on ne voit pas qui pourrait remplacer le leader est révélateur, selon moi, d’un grave problème.

La continuité se trouve dans l’équipe pas dans le leader à qui il peut arriver tant de choses, la mort par exemple.

Par ailleurs, l’idée que le leader puisse être remplacé par sa fille, son fils ou son épouse est elle aussi totalement incongrue, vestige d’une époque monarchique ou féodale qui n’a plus aucune pertinence aujourd’hui. L’idée que dans une équipe, la personne la plus appropriée pour succéder au leader est un de ses enfants n’a jamais pu être prouvée par la génétique et constituent certainement une insulte aux probabilités sur la répartition des compétences entre les gens.

Voici donc ce que m’inspirent ces propos de l’ancien président dont je partage le diagnostic, mais dont je récuse absolument la thérapie.

Je m’inscris tout simplement dans l’héritage de Mendès-France. Je vous renvoie à l’un des mots du jour consacré à ce grand visionnaire : <Celui du 1er octobre 2015>

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Jeudi 21 décembre 2017

« Donald Trump est toujours président des Etats-Unis »
Constatation de la réalité alors que son biographe nous avait donné l’espoir qu’il démissionnerait à l’automne.

Aujourd’hui j’exerce un droit de suite.

Le mot du jour du 28 août 2017 donnait cette prédiction :

« Mais si on peut croire le biographe de Trump, nous serons bientôt débarrassés de cet <histrion>, car comme <Le Point> le relate l’écrivain américain Tony Schwartz qui est l’auteur des mémoires du milliardaire, The Art of the Deal (1987) est persuadé que l’affaire russe aura raison de la présidence du 45e président des États-Unis et que ce dernier démissionnera dès l’automne. Le 21 décembre, nous serons à la fin de l’automne et nous examinerons si cette prédiction hardie s’est révélée exacte. »

Nous sommes le 21 décembre, jour du solstice d’hiver, donc fin de l’automne. Force est de constater que Donald Trump est toujours président des Etats-Unis. C’était donc encore une fake news !

Donald Trump, récemment, pour garder le soutien des évangélistes, a accepté que l’ambassade des Etats-Unis soit transférée de Tel-Aviv à Jérusalem.

Mais ce n’est que l’écume des choses.

En profondeur et en plein accord avec la majorité républicaine, il a fait passer une baisse énorme des impôts.

Vous pouvez lire cet article de « Nouriel Roubini »

Parallèlement un groupe d’économistes dont Thomas Picketty ont publié un nouveau rapport sur les inégalités mondiales, dont vous trouverez une synthèse : <ICI>.

Les inégalités croissent au niveau des revenus, comme au niveau des patrimoines.

Elles ne croissent pas dans les mêmes proportions dans toutes les régions du monde, elles croissent davantage aux Etats-Unis qu’en France et en Europe.

Résumons la situation en quelques mots :

Trump a été élu par les blancs et même les blanches qui ont oublié le machisme de cet homme. C’étaient les blancs de la classe moyenne qui ont constaté que leurs revenus stagnaient depuis 30 ans.

Dans le rapport sur les inégalités on comprend que les Etats-Unis sont toujours en croissance mais que cette croissance profite à un très petit nombre d’individus.

Les Etats-Unis, par les brevets, la recherche et le développement, la créativité continuent à dominer largement le monde. Mais des entrepreneurs avisés ont compris que pour faire davantage de profits il faut délocaliser la partie matérielle et industrieuse de l’activité.

Le problème essentiel est donc, pour les classes moyennes blanches américaines, un problème de répartition des richesses entre américains, en amont sur les revenus, en aval de redistribution par les impôts.

Non seulement Donald Trump ne règle pas le problème, mais il l’aggrave. Mais je rappelle qu’il n’est pas seul, sur ce point le Parti Républicain le soutient pleinement.

Le pire c’est que je suis persuadé qu’à terme ce processus est aussi délétère pour les plus riches.

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Mercredi 15 novembre 2017

« « Paradise Papers » : y croire ou pas… »
Marie Viennot

Le samedi de 12h41 à 12h45, Marie Viennot fait une chronique appelée « La bulle économique »

Dans sa chronique du 11 novembre elle posait la question :

« Que peut-on attendre des nouvelles révélations de lICIJ [Consortium international pour le journalisme d’investigation] sur la déloyauté fiscale des grands de ce monde ? Les « Paradise Papers » sont-ils un scandale de plus ? Est-ce qu’on avance ? »

Elle a commencé par faire un détour par l’Histoire, à une époque où le Maire de Lyon était Président du Conseil : Edouard Herriot :

« Avant que les îles paradisiaques ne se spécialisent dans la domiciliation de comptes cachées dans les années 20, il était une île bien plus proche, et sans accès à la mer : la SUISSE.
La Suisse est devenue une planque pour les grandes fortunes françaises au début du 20e siècle, parce qu’en 1902 a été créé en France un impôt sur les successions. Ainsi a commencé l’exode des grandes fortunes, et de leur capitaux dans l’indifférence relative des pouvoirs politique, jusqu’en 1932.
Le 27 octobre 1932, sur demande du ministère des finances, un commissaire perquisitionne un appartement loué à Paris par la Banque Commerciale de Bale, l’une des plus grandes banques suisses. Il saisit de très nombreux papiers, mais surtout un carnet, qui met en regard des numéros de compte et le nom et adresse de leurs bénéficiaires. Ce sont les Paradise Papers avant l’heure. On y trouve pas Bernard Arnault, Total, Apple, Madonna et Philippe Starck, mais tout le bottin mondain français : députés, sénateurs, anciens ministres, évêques, généraux, la famille Peugeot, la famille Coty propriétaire du journal le Matin etc..
A l’époque, on ne compte pas l’ampleur des fuites en kilo octet, mais 1 000 personnes sont dans ce carnet. L’affaire mettra 10 jours à s’ébruiter, mais elle arrive finalement au Parlement, et ce qu’on y entend alors ce n’est pas « honte à eux », mais plutôt :Il est normal que chacun prenne des mesures pour protéger le bien diminué qui lui reste, car la fiscalité est trop lourde.

Le Parlement refusera même de lever l’immunité des parlementaires impliqués et quelques semaines plus tard, il renversera le gouvernement Herriot pour que le scandale retombe dans l’oubli…
Côté politique, les mentalités ont donc légèrement évolué, en 1932, Jérome Cahuzac serait peut être resté ministre ! »

Et elle poursuit sur des affaires plus récentes, où il apparaît que celles et ceux qui se sont attaqués ont toujours eu beaucoup de problèmes, dépensé beaucoup d’énergie, d’argent. Il arrive même encore aujourd’hui que des journalistes soient assassinés dans des pays de l’Union européenne.

Elle évoque ainsi Denis Robert qui a mis à jour le rôle obscur de la société luxembourgeoise « Clearstream », chambre de compensation internationale située au Luxembourg, spécialisée dans l’échange de titres. Denis Robert pour ce faire a subi 10 ans de procédures et de harcèlement de la part de cette société et des avocats qu’elle avait lancé contre Le journaliste. Finalement, en février 2011, après 10 ans de procédures, Clearstream avait quand même perdu tous les procès contre Denis Robert. Se fondant sur l’article 10 de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la Cour de Cassation a explicitement reconnu « l’intérêt général du sujet» et le « sérieux de l’enquête » de Denis Robert

En revanche, l’enquête qui avait été ouverte par la justice luxembourgeoise pour blanchiment d’argent et escroquerie fiscale à l’encontre de Clearstream a abouti en 2004 à un non-lieu en raison de l’insuffisance des preuves sur le blanchiment, de la non rétroactivité des lois (le Luxembourg n’ayant adopté une législation contre le blanchiment qu’à la fin des années 1990), de la double comptabilité et de la prescription de certains délits mineurs. En novembre 2004, le parquet grand-ducal a clôturé l’enquête principale portant sur le blanchiment de capitaux.

En 1997 Denis Robert avec Philippe Harrel ont réalisé un documentaire « Journal intime des affaires en cours  »

Marie Viennot décrit ce documentaire de la manière suivante :

« C’est l’histoire d’un voyage de l’autre côté du miroir des « affaires », dans le monde de l’entremise et de l’argent occulte

Juges impuissants, intermédiaires qui font leur beurre de leur intelligence mise au service du contournement des règles, sociétés écrans, politiques qui utilisent l’opacité pour enfreindre les règles, tout y est, tout est dit. 20 ans plus tard, les noms ont changé, les pratiques se sont sophistiquées, mais quoi de neuf finalement ?

La différence de taille, c’est que cette fois, les révélations sont mondiales, or c’est à cet échelon que le problème se pose. C’est déjà un bon point. Aucun gouvernement ne peut étouffer durablement les affaires qui sortent. […]

La différence, c’est aussi que les journalistes qui ont travaillé sur les « Paradise Papers » sont plusieurs centaines, et qu’il sera plus difficile de les harceler judiciairement. Contrairement à Denis Robert, sorti blanchi par la justice après 10 ans de procès, et 150 000 euros de frais de procédure pour les procès intentés par CLEARSTREAM dont il avait dénoncé les pratiques occultes dans plusieurs livres et documentaires. Souvenons-nous aussi que Denis Robert n’avait pas eu reçu beaucoup de soutien. Cela a complètement changé.

Et puis elle rappelle qu’une journaliste a été assassinée récemment à Malte : Daphne Caruana Galizia qui enquêtait sur les comptes cachés de la classe politique de son pays en s’appuyant sur les « Panama Papers ». Le premier ministre de Malte, Joseph Muscat l’avait appelée « sa plus grande adversaire ». Après son assassinat, il a expliqué que : « Tout le monde sait que Daphne Caruana Galizia me critiquait violemment, sur le plan politique et personnel. Mais personne ne peut justifier cet acte barbare de quelque manière qui soit ». Prenons acte de cette déclaration de ce gouvernant dont le pays appartient à l’Union européenne. D’ailleurs, la Commission Européenne s’est dite « horrifiée » et a réclamé une enquête indépendance.

Marie Viennot donne une note d’espoir :

« En 2017, en Europe on tue donc encore pour des enquêtes mal venues, mais en 2017, les journalistes sont de plus en plus nombreux à s’intéresser aux pratiques déloyales des élites économiques et ceux qui trichent savent qu’ils ne sont plus totalement à l’abri des regards. »

Mais les faits sont têtus et il existe un cercle vicieux de la fraude, de l’affaiblissement des états et de la lutte contre la fraude.

Car cet argent qui échappe à l’impôt conduit les Etats et notamment la France à être plus impécunieux. Et quand l’Etat a moins de ressources financières, il a aussi moins de moyens d’action. Marie Viennot cite un article de Marianne où Eva Joly a fait le compte : « 27 juges d’instruction au pôle financier de Paris en 2001, 13 en 2007, 8 en 2012″… ». Marie Viennot rappelle cependant qu’il y a eu la création du Parquet National Financier après l’affaire Cahuzac.

Une chose reste certaine, cette lutte dépasse les limites de la seule France, le combat est mondial. Déjà au niveau européen, le consensus est très compliqué à réaliser en raison de l’intérêt de certains États et du bénéfice qu’ils tirent de la situation actuelle.

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Mardi 14 novembre 2017

« Pour une entreprise, l’impôt est un coût comme un autre, qu’il faut réduire par tous les moyens légaux. »
Bruno Bonnell député République en marche de la circonscription de Villeurbanne

Bruno Bonnell est un chef d’entreprise important de la région lyonnaise. Il a été notamment patron d’Infogrames. Dans une compréhension des intérêts réciproques, il était proche du maire de Lyon, Gérard Collomb. Ce fait a dû jouer un rôle important dans sa désignation comme candidat du parti présidentiel contre Najat Vallaud Belkacem dans la circonscription législative de Villeurbanne qui était un fief historique du Parti socialiste. Il a gagné et il est donc maintenant député et représentant de la nation.

Vous savez que la semaine dernière, 95 médias réunis dans un partenariat ont exhumé 13,5 millions de documents surnommés Paradise papers sur les pratiques d’optimisation fiscale de multinationales et de particuliers dans le monde.

C’est dans ce contexte que  Bruno Bonnell était invité de RTL mercredi dernier.

Il trouve le terme « optimisation » positif, par voie de conséquence l’optimisation fiscale l’est aussi. Plus précisément il a dit :

« Le mot optimisation est intéressant parce qu’il est positif. Quand on optimise son énergie, on est quelqu’un de bien. Mais quand on y ajoute le mot fiscal, on est quelqu’un de mal. On mélange tout. L’optimisation n’est pas la fraude fiscale. Aux USA on demande à un chef d’entreprise d’optimiser les taxes qu’il doit payer. C’est une philosophie. »

La plupart des personnes mises en cause répondent par cet argument : « Tout ce que j’ai fait est légal ».

Bruno Bonnell est sur cette ligne : il fait une distinction nette entre la légalité de l’optimisation et l’illégalité de la fraude :

« Pour une entreprise, l’impôt est un coût comme un autre, qu’il faut réduire par tous les moyens légaux. Dans un État de droit, il y a des règles. Quand on est chef d’entreprise, il y a des règles et il faut jouer avec. On n’est pas dans la morale. Parce qu’au nom de la morale on a fait beaucoup de bêtises. »

Accordons lui qu’il souhaite promouvoir « une harmonie fiscale en Europe » :

« En tant que politique, on doit continuer de façon obsessionnelle à faire de l’Europe un bloc fiscal cohérent. On ne peut pas continuer de laisser des trous dans la raquette en Europe, avec une diversité fiscale portée par certains pays comme l’Irlande, les Pays-Bas, Malte, qui sont des pays microscopiques par rapport à l’Allemagne, la France, l’Espagne ou l’Italie. Aujourd’hui, de nombreuses multinationales viennent en Europe parce que le marché repart et font leur marché en demandant à chaque pays : « Que proposez-vous comme taxes ? » Ça, c’est une erreur. »

Sur ce point, je ne peux être que d’accord.

Mais avant d’interroger la notion d’optimisation fiscale et de légalité, <Vous trouverez sur le site lelab.europe1.fr, l’information suivante concernant Bruno Bonnell> : Mediacités s’est aperçu que Bruno Bonnell possède une société au Delaware, aux Etats-Unis, un État qui présente les caractéristiques d’un paradis fiscal – sans être reconnu comme tel par l’OCDE. On apprend également que l’homme d’affaires a restructuré son patrimoine pour échapper à l’impôt sur la fortune (ISF) et l’impôt sur le revenu pendant deux ans.

Sur le fond !

<Cash investigation d’Elise Lucet a consacré son dernier opus aux Paradise Papers et vous pourrez trouver le replay ici si vous n’avez pas vu cette émission en direct>

L’émission <L’esprit public de France Culture de ce dimanche> a consacré sa première partie à ce sujet.

Gérard Courtois, Directeur éditorial du journal « Le Monde » a clairement posé le problème, en balayant d’un revers de main, la distinction entre légalité et moral, pour affirmer :

« C’est un problème fondamentalement politique qui ébranle les piliers de notre contrat démocratique »

Un problème politique !

Dans le mot du jour d’hier il était également question d’un sujet dans lequel la Loi actuel heurtait notre raison, notre connaissance : « un enfant de 11 ans ne saurait consentir, en pleine conscience, à une relation sexuelle avec un adulte » Et nous en étions arrivé à cette conclusion qu’il fallait changer la Loi.

Dans le sujet de l’optimisation fiscale, le sujet est politique.

Le premier pilier de notre société qui est ébranlé est celui de l’égalité devant la Loi et donc par voie de conséquence devant l’impôt. Pourquoi chacun de nous accepterait-il à consentir à l’impôt, si les plus riches peuvent y échapper, grâce à l’optimisation ?

Cela constitue une fracture dans la société.

Mais le second pilier est encore plus important. Et il récuse totalement l’argument de Bruno Bonnell : « L’impôt est un coût comme un autre ». Affirmer cela comme chef d’entreprise est une erreur, le dire comme élu de la Nation est une faute.

Pour le comprendre et l’expliciter, quoi de mieux que de citer l’article 13 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 :

« Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. »

C’est la juste part à donner pour faire société, pour permettre à la société d’assurer pour l’ensemble de ses membres la sécurité publique, les services communs et la solidarité.

Ne pas donner sa part, c’est vouloir faire sécession, ne plus faire partie de la même société.

La mondialisation telle qu’elle s’est développée a surinvesti sur la compétition et n’a pas assez pris en compte la coopération pourtant indispensable devant les grands défis de l’humanité : le défi écologique, le défi de l’alimentation de l’humanité, de sa santé, de la paix entre les Etats et à l’intérieur des Etats.

Un des premiers mots du jour (c’était le n° 78) avait cité le secrétaire au Trésor du président Roosevelt qui disait : «Les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée, trop de citoyens veulent la civilisation au rabais»

Cet homme s’appelait Henry Morgenthau, ses propos datent de 1937.

A l’époque les taux d’imposition à l’impôt sur le revenu étaient beaucoup plus élevés, notamment aux Etats-Unis qu’aujourd’hui.

Lors de cette même émission, Gilles Finkelstein rapporte le chiffre suivant : « 40% des profits des grands groupes internationaux seraient localisés dans des lieux offshore dans lesquels ils ont une adresse mais pas de salariés »

Le schéma joint à cet article présente le palmarès délétère des pays les plus touchés par l’évasion fiscale selon une estimation réalisée par des organisations spécialisées dans la lutte contre l’évasion fiscale. La France est sixième et dans ce domaine dépasse l’Allemagne !

Ce qui est légal, n’est pas forcément juste.

Ce n’est pas juste si la conséquence en est une civilisation au rabais !

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