Mardi 27 novembre 2018

« Les espoirs déçus des pays colonisés après 1918 »
Comment les peuples colonisés furent galvanisés par le wilsonisme et puis déçus

Lorsque la première guerre mondiale éclate elle met aux prises des empires. Il y a les empires continentaux comme l’Autriche-Hongrie ou l’Empire Ottoman, mais il y a aussi les empires coloniaux Britanniques et Français. L’Empire allemand possédait aussi ses colonies. L’Allemagne s’était établi dans le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), mais aussi au Cameroun et au Togo et aussi en Afrique orientale allemande dans une partie de la Tanzanie actuelle et aussi du Rwanda. Toutes ces conquêtes ont eu lieu entre 1883 et 1885 en quelques mois, l’Allemagne se retrouva ainsi à la tête d’un empire colonial cinq fois plus grand que son territoire métropolitain, mais très peu peuplé.

Globalement, quand on regarde une carte des possessions européennes en 1914, on voit ceci :


A la fin de la guerre, ces colonies aspiraient à devenir pour beaucoup indépendantes ou au moins autonomes.

Ces aspirations avaient deux fondements :

  • Recueillir les fruits de leur participation à l’effort de guerre de la puissance coloniale ;
  • Répondre au Wilsonisme et à l’espoir qu’il avait suscité.

En effet, les peuples colonisés ont participé à l’effort de guerre.

L’historien Jean-François Klein explique :

« . Les Français ont mobilisé à peu près 650 000 hommes dans leurs colonies (y compris les coloniaux – civils, militaires et missionnaires), ce qui est peu au regard des 7 800 000 métropolitains mobilisés. Les troupes coloniales représentent ainsi à peu près 8 % des combattants. […]

Du côté des Britanniques, aux 5 700 000 métropolitains (dont 500 000 Ecossais et 200 000 Irlandais) engagés et mobilisés s’ajoutent 1 315 000 hommes venus des quatre dominions (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud), 1 400 000 Indiens et 57 000 Africains, sans compter le reste, au total près de 3 millions d’hommes issus de l’empire. Seulement 12 % des troupes indiennes sont stationnées en Europe, en particulier vers Dunkerque et Ypres, le reste étant employé en Afrique et au Moyen-Orient. En revanche, les troupes blanches des dominions sont surtout déployées en Europe occidentale. »

Après tous ces combats et ces morts, les peuples colonisés attendent un juste retour des puissances impériales.

<Car comme le précise un article du Monde> :

« L’armée et la guerre forment des combattants et des cadres. Les colonisés de retour du front n’ont pas perçu l’expérience combattante comme une humiliation raciale. Pas plus qu’ils n’ont servi de chair à canon ! Le nombre de morts n’est pas plus élevé chez les « colored » que chez les Blancs. Au contraire, ils ont souvent eu au sein de l’armée et en Europe une liberté qu’ils n’avaient pas dans les colonies, en dépit de tentatives pour limiter les contacts avec les autochtones, surtout avec les femmes blanches.

Mais aucune barrière socio-raciale n’est jamais étanche. En dépit des vexations, nombre de ces anciens combattants ont connu la fraternité des armes, le respect de leurs chefs, durement gagné. Les problèmes se posent surtout lors du retour dans les colonies, lorsque l’ancien combattant reçoit de plein fouet la morgue coloniale. […]. Ces hommes ont donné leur vie en se battant aux côtés des Blancs. Là commence la remise en question du « lien colonial ». »

D’autres « colonisés » font un autre choix celui d’entrer dans l’administration coloniale des dominants :

« Certains, auréolés de leur gloire combattante, participent en tant que cadres subalternes à l’administration coloniale et forgent leurs propres stratégies d’ascension sociale. Sont-ils des traîtres ? Certains indépendantistes le pensent. Le cas des quelques centaines de Cambodgiens mobilisés est intéressant. Après la guerre, un monument aux morts a été érigé en hommage aux victimes. Lors de la prise de Phnom Penh le 17 avril 1975 par les Khmers rouges, seulement deux bâtiments très symboliques sont dynamités : la cathédrale et le monument aux morts de la guerre de 1914-1918, car ce dernier célébrait la fraternité entre Français et Cambodgiens. »

Mais le ressort fondamental de ce désir d’accéder à l’indépendance trouve ses racines dans l’appel de la liberté et trouve comme support le message du Président américain Woodrow Wilson qui à travers ses « quatorze points » développés lors de son discours du 8 janvier 1918, devant le Congrès américain évoque une « association générale des nations », clé de voûte d’un nouvel ordre international reposant sur une diplomatie ouverte et « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. »

Julie Clarini dans un article paru dans le Monde le 2 novembre 2018 : <Les militants anticolonialistes s’invitent à la conférence de paix à Paris> explique le climat intellectuel :

« Conçu pour remettre en ordre une Europe morcelée après l’éclatement des empires, le droit à l’autodétermination des peuples, contenu dans le programme de paix proposé par Woodrow Wilson en janvier 1918, soulève d’immenses espoirs en Asie et en Afrique. Chez beaucoup ­d’intellectuels issus des colonies et de chefs de mouvements ­anti-impérialistes, le discours du président américain électrise les aspirations à se débarrasser de la tutelle coloniale.

On rêve alors d’un ordre mondial post-impérial, avant que la restriction du principe wilsonien à la seule Europe n’y mette fin. Et même après cette première déconvenue, on continue de croire que les Etats-Unis vont aider à l’avènement d’une nouvelle ère de relations internationales qui sera marquée par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Une prolifération de pétitions et de requêtes empruntant la rhétorique du président Wilson atteste de cet espoir.

[…] Les nombreux délégués qui se rencontrent à Paris partagent en effet cette même sensibilité à la dignité et à l’autonomie. Leurs arguments portent d’autant plus que l’Europe s’est décrédibilisée : après leurs dix millions de morts et un déchaînement de brutalité, les pays occidentaux peinent à convaincre encore de leur supériorité en termes de « civilisation ».

Signe de l’importance qu’ils accordent aux débats parisiens, les mouvements, les cercles, les réseaux anticolonialistes cherchent partout et à tout prix à envoyer des émissaires à Paris, même si très peu sont en effet admis à la table des négociations […]

Les miracles attendus à Paris n’ont pas eu lieu. Tout au contraire, les empires français et britannique s’agrandissent au terme de la conférence. Une profonde amertume saisit les militants ­anti-impérialistes. »

Des figures émergent dès 1919, l’article de la Revue « L’Histoire » : « Tumulte dans les colonies » raconte :

« En juin 1919, un jeune Indochinois qui travaille dans un restaurant à Paris essaie de présenter « Les demandes du peuple d’Annam » au président Woodrow Wilson alors que ce dernier participe à la conférence de la paix. Il n’y parvient pas. Mais l’homme que le monde connaîtra sous le nom de Ho Chi Minh est loin d’être le seul en 1919 qui demande que les principes wilsoniens soient appliqués aux colonies. Ces principes, surtout le droit national à l’autodétermination, avaient été conçus pour réordonner une Europe ravagée par quatre ans de guerre et dont les vieux empires multiethniques (russe, austro-hongrois et ottoman) avaient disparu. Pour bien des nationalistes coloniaux, ils sonnent comme un clairon anti-impérialiste. »

Seulement, le monde colonial n’est pas au centre des préoccupations des puissances rassemblées à Paris en 1919. « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », est un principe qui mérite de s’appliquer aux « peuples européens ». Nous avons déjà vu que ce principe n’avait pas vocation à s’appliquer aux nations du moyen orient issues du démantèlement de l’Empire Ottoman et encore moins aux peuples de l’Inde et aux peuples africains.

Les pays vainqueurs sont plutôt préoccuper de s’attribuer les colonies de l’Allemagne sous l’égide de la Société des nations et selon le nouveau statut du « mandat ». Et bien sûr les provinces arabes de l’Empire ottoman – Syrie, Palestine et Mésopotamie, mais cela le mot du jour du 19 novembre «La commission King Crane» l’a déjà évoqué […]

Pourtant des mouvements voient le jour un peu partout. En Egypte :

«  Le dirigeant nationaliste Saad Zaghloul cherche à plaider la cause d’une Égypte indépendante de la tutelle britannique (établie en 1882) au nom des principes wilsoniens. Son arrestation et sa déportation à Malte en mars 1919 déclenchent une vague de protestations qui, selon les autorités britanniques, recueillent « la sympathie des gens de toutes classes et de toutes croyances » et qui, dans l’historiographie arabe, deviendra « la révolution égyptienne. » Plus de 800 Égyptiens et 60 Britanniques y perdront la vie avant que l’armée britannique ne restaure l’ordre à l’automne de la même année. »

Et bien sûr l’Inde de Gandhi qui est rentré dans son pays de naissance en 1914 et qui va devenir un fervent Wilsoniste :

« En Inde, où les élites indigènes avaient au début de la guerre déclaré leur « loyauté » au Raj (l’Empire britannique des Indes) et où plus de 1 million de soldats s’étaient portés volontaires (dont la majorité se bat et travaille pour l’effort britannique au Moyen-Orient) […]. En décembre 1918, la formation la plus influente, le Congrès national indien, évoque le président américain ainsi que le Premier ministre libéral britannique Lloyd George pour réclamer un régime démocratique et autonome.

[…] en avril 1919, dans la ville d’Amritsar (au Pendjab), le général Dyer commande à ses troupes (indigènes) d’ouvrir le feu sur une manifestation contre la déportation de deux dirigeants nationalistes ; au moins 400 civils non armés sont tués.

Il est vrai qu’en Inde comme en Égypte les Britanniques adoptent, par la suite, une attitude plus conciliante : en 1922, l’Égypte devient « indépendante » tout en restant sous la tutelle britannique ; dans le Raj, certains droits politiques sont octroyés aux Indiens. Mais, dans un cas comme dans l’autre, cet adoucissement relatif ne peut faire oublier la répression : l’intransigeance des nationalistes anticoloniaux en sort renforcée. C’est à partir de ce moment que Mohandas Gandhi prend la direction du Congrès national en opposant une résistance non violente aux Britanniques ; Woodrow Wilson fait désormais partie de ses références. »

La Chine mène aussi un combat singulier :

« Le défi était tout autre pour une Chine qui en théorie était souveraine malgré les « concessions » territoriales accordées aux puissances étrangères au cours du XIXe siècle. En 1915, le Japon impose un traité à la Chine qui devait lui permettre de soumettre entièrement son grand voisin. D’où l’entrée en guerre de la Chine aux côtés des Alliés en 1917, car elle comptait sur une place à la conférence de la paix pour réaffirmer sa souveraineté surtout aux dépens du Japon – espoir conforté par les principes wilsoniens. Or la Chine ne se voit octroyer que le statut de « puissance mineure » à la conférence de la paix à Paris (avec seulement deux représentants contre cinq pour le Japon). […] C’est alors que le 4 mai éclate à Pékin un vaste mouvement nationaliste. […]. Le mouvement du 4 mai restera un épisode clé dans la résistance chinoise à l’ingérence étrangère. C’est à partir de ce moment que de nombreux Chinois s’approprient des idées occidentales, provoquant un débat culturel entre tradition et modernité dont sortira (entre autres choses) le communisme chinois. »

Les Etats-Unis possèdent aussi des colonies : les Philippines et « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » se retourne aussi contre eux quand Manuel L. Quezon (1878-1944), député élu de l’Assemblée des Philippines en 1907 et représentant démocrate des Philippines au Congrès des Etats-Unis depuis 1909, rappelle à M. Wilson que « les Philippins aussi veulent l’indépendance».

Et les pays colonisés vont aussi à la sortie de la guerre disposer d’un allié militaire et d’un appui spirituel prudent. Ainsi en 1919, le Komintern clame depuis Moscou que toutes les nations colonisées sont des nations prolétarisées qu’il faut libérer, tandis que le Saint-Siège amorce la marche vers les décolonisations en demandant aux cadres missionnaires de ne plus se mêler aux affaires coloniales: il faut que l’Eglise puisse rester après la dissolution des empires…

La sortie de la première guerre mondiale ne suffira pas pour donner la liberté aux peuples colonisés, il faudra attendre la seconde guerre mondiale où l’Europe s’abimera une nouvelle fois et perdra toute crédibilité pour donner des leçons de civilisation aux autres peuples : Le moment des indépendances était arrivé.

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