Mardi 5 septembre 2023

« Garder la part d’humanité, d’humanisation de la relation d’une personne à une autre, et ne pas se laisser envahir par le numérique. »
Daniel Cohen

Aujourd’hui, je partage avec vous une courte vidéo que Daniel Cohen a réalisé en 2019 pour l’Obs : <Quand Daniel Cohen nous parlait de l’avenir du travail : « Il faut absolument garder la part d’humanité »>

Daniel Cohen fait la distinction entre « deux révolutions » successives.

La première, celle de l’ordinateur de bureau et d’internet, a permis de « réorganiser à l’échelle planétaire le fonctionnement des entreprises », transformant l’ensemble des travailleurs en « sous-traitants » qui se concurrencent à l’échelle mondiale.

Selon lui, cette révolution montre ses limites et arrive un peu à son terme.

La seconde révolution évoquée par l’économiste est celle de l’intelligence artificielle.

C’est cette seconde partie qui m’a marqué.

Je vous en livre la retranscription intégrale :

« La révolution qui commence aujourd’hui est d’une toute autre nature. C’est celle de l’intelligence artificielle.

Il est évidemment beaucoup trop tôt pour savoir exactement ce qu’elle va produire mais on peut essayer d’en définir la portée.

La portée, je crois tout simplement, c’est que nous sommes dans une société de services.

Dans laquelle ce qui compte c’est s’occuper des gens eux-mêmes, et non plus seulement comme dans la société industrielle de la matière.

S’occuper des gens, ça veut dire passer du temps avec eux, ça veut dire en réalité augmenter les coûts.

Ça veut dire « perdre son temps » à passer du temps avec les gens.

Cette idée est inconcevable dans un capitalisme comme celui que l’on connaît maintenant, qui cherche par définition à rentabiliser, réduire les coûts de fabrication.

La solution que le capitalisme contemporain est en train de trouver à cette société de service où les coûts sont trop élevés, c’est tout simplement celle qui consiste à numériser, dématérialiser tout ce qui peut l’être, de façon qu’un humain, une fois qu’il sera une immense banque de données qui pourra être traitée par un algorithme et redevienne un objet de croissance, c’est-à-dire de rentabilité.

Évidemment cette perspective est celle d’une extraordinaire déshumanisation de la relation d’une personne à une autre, d’un médecin avec son patient, d’un enseignant à son élève.

Une déshumanisation qui nous rappelle tout simplement ce que, dans « les Temps modernes », Charlie Chaplin avait parfaitement illustré pour la société industrielle.

Nous sommes en train, en réalité, d’industrialiser la société de services et c’est ça qui m’inquiète beaucoup.

Il faut absolument, comme on l’a rappelé au moment du travail à la chaîne, garder la part d’humanité, d’humanisation de la relation d’une personne à une autre, et ne pas se laisser envahir par le numérique. »

Ce que Daniel Cohen dit c’est que ce qui est en cause c’est la rentabilité, l’objet de croissance.

Il parle des services à la personne.

Cela remet complément en cause le modèle économique dominant.

Il me semble d’ailleurs qu’il en va de même pour freiner le réchauffement climatique, comme les atteintes à la biodiversité et la prise en compte des limites des ressources planétaires.

Quel modèle économique, pourra réaliser ces idées humanistes, voilà la question ?

<1760>

2 réflexions au sujet de « Mardi 5 septembre 2023 »

  • 6 septembre 2023 à 16 h 13 min
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    Salut Alain,
    Daniel COHEN, était intervenu à plusieurs occasions sur le sujet, il constatait que ce nouveau capitalisme reposant sur l’internet visait à économiser les relations en les réduisant au strict nécessaire dans une optique de rentabilité maximum. Sur ce point il illustrait son propos par un ouvrage récent de la sociologue Eva ILLOUZ “La Fin de l’amour”. La réflexion d’Eva ILLOUZ portait en particulier, pour faire bref, sur la transformation des relations amoureuses induites par l’utilisation massive des sites de rencontre où l’individu cherche en permanence à s’économiser tous les échanges tournant autour de cette relation en opérant un tri préalables entre les partenaires potentiels, et en croyant rationaliser ses choix sans la “perte de temps” résultant des approches, démarches,, invitations..etc en œuvre dans les rencontres et “dragues” classiques.

    Si je partage totalement sur ce point la réflexion de Daniel COHEN, elle nécessite d’intégrer une réflexion beaucoup plus large mais qui n’est pas nouvelle sur l’évolution socio-politique de nos sociétés.
    Gilles DELEUZE notamment avait pressenti (voir entre autres ses entretiens avec Claire PARNET) que nous allions passer progressivement du modèle disciplinaire identifié par Michel FOUCAULT et dont il situait l’émergence au tournant des XVII / XVIIIème siècle, à une société “d’auto-contrôle” où l’individu devient lui-même de par ses pratiques et dans sa vie quotidienne l’acteur essentiel de la société de contrôle.
    Et il est vrai que la société du numérique en est l’illustration éclatante et encore n’en n’avons-nous pas mesuré toutes les potentialités, ce qui relègue progressivement les modes institutionnels classiques de contrôle social à l’arrière-plan voire à un effacement progressif. Ces modes de contrôle social sont de moins en moins efficients et ne sont plus absolument nécessaires pour accomplir les missions qui leur étaient dévolues.
    Sur un plan éminemment politique au sens le plus large du terme, on doit légitimement craindre l’émergence rampante d’un nouveau totalitarisme à l’œuvre dans nos sociétés. II ne suffit pas de dénoncer les régimes dictatoriaux qui constituent à mes yeux des prisons de fer, en oubliant les prisons de verre. Le ver est souvent dans le fruit, et nos sociétés instituent progressivement des mécanismes de contrôle de l’individu qu’elles dénoncent chez les autres, alors mêmes qu’elles s’en inspirent largement et que les garde-fous institutionnels sont structurellement bien faibles par rapport à la toute-puissance de la technique et à sa dimension mondialisée.

    Il nous faudrait véritablement en prendre conscience, face en outre aux défis immenses auxquels nous sommes confrontés.
    Julien GRACQ a décrit ainsi le siècle des Lumières, “ce siècle qui a tout compris mais rien deviné” …
    Je souhaiterais qu’il en soit autrement pour nous….qui plus est avec toutes les connaissances dont nous disposons, mais ce que je crains le plus c’est qu’au final , il s’agisse d’une “..Connaissance Inutile” pour reprendre une formule de Jean-François REVEL mais s’appliquant à un tout autre sujet.

    Si l’avenir pouvait me donner tort, j’en serais plus qu’heureux non pas tant pour moi que pour les générations à venir.

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    • 6 septembre 2023 à 20 h 47 min
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      Tu élargis largement le propos de mon modeste mot du jour qui se contentait de dénoncer la déshumanisation qu’entraînera probablement l’intelligence artificielle s’ajoutant au numérique qui organise nos vies.
      Bien sûr qu’il y a une part de vérité dans la description de société d’auto-contrôle que décrit Gilles Deleuze et qui doit logiquement amener à une société de la pensée unique.
      Toutefois je vois aussi d’autres mécanismes à l’œuvre : celles de théories de plus en plus fumeuses que je synthétiserai par le terme de complotisme. Des théories qui de plus en plus séparent des sociétés en communautés irréconciliables, comme le décrit Douglas Kennedy dans le livre que j’ai évoqué lors du mot du jour du jeudi 24 août 2023.
      Il y aussi l’exacerbation de l’individualisme et de l’identitarisme autre poison de nos sociétés.
      Le numérique à travers les réseaux sociaux devient alors le support qui permet à chacun de trouver ses semblables et de ne plus s’entretenir qu’avec les personnes qui sont d’accord entre eux.
      Je ne peux que te rejoindre dans cette crainte de la connaissance inutile que constatait Jean-François Revel, car si la folie guerrière des hommes et des empires belliqueux ne met pas une fin prématurée à notre monde, notre humanité aura à affronter un défi insondable : une terre dévoilant des déserts et des espaces inhabitables de plus en plus immenses et cela même alors que l’énergie et les matières premières qui ont permis notre confort et notre façon de vivre incroyable (par rapport aux siècles et millénaires précédents ) se raréfie. L’avenir est sombre et inquiétant. Mais là il faut toujours revenir à cette prophétie d’Hölderlin qu’aime à citer Edgar Morin : « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ».

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