Mardi 12 juin 2018

«Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois… »
Citation attribuée à Albert Camus

La coupe du monde de football commence ce jeudi 14 juin 2018.

Je vais tenter de consacrer une série de mots du jour au football en étant conscient de la difficulté de la tâche.

Il est question de jeu (à rapprocher du <panem et circenses> des romains), il est question de passions, de violence, d’argent, de tricherie, de marchandisation d’êtres humains.

Il est question aussi d’équipes, d’entraînements, d’efforts, de discipline, de beauté du geste.

J’ai conscience que la quête d’intelligence, de critique, de mesure et d’équilibre risquent de mécontenter tout le monde.

  • Les passionnés du « beau jeu » qui ne souhaitent pas que l’on parle du côté obscur de ce sport qui depuis longtemps a attiré les cupides du monde.
  • Les indifférents et plus encore les « hostiles » à ce jeu qui est alors résumé par cette phrase cinglante : « un jeu financé par des gens modestes qui paient très chers pour aller regarder des millionnaires courir après un ballon » seront quant à eux exaspérés qu’on puisse consacrer du temps de cerveau et de réflexion à ce sport qui déclenchent tant de ferveur chez des millions de gens dans les stades et devant les écrans.

Je vais tenter pourtant de le faire, d’abord pour apprendre moi-même, ensuite pour essayer de mieux comprendre les aspects contradictoires : éclairer l’ombre par la lumière et percevoir l’ombre malgré la lumière.

Ce n’est pas la première fois que des mots du jour sont consacrés au football.

Et aussi lors du précédent mondial au Brésil :

Ces différents articles étaient « à charge » et mettait le projecteur sur les dérives actuelles..

Je ne suis pas ignare en matière de football. Dans ma famille il y avait deux passions : la musique classique et le football. Mon frère Gérard était violoniste et mon frère Roger était footballeur amateur.

Pendant de nombreuses années, je l’ai accompagné sur les terrains de Moselle et de Lorraine, dans des villes et villages dont j’ignorerais le nom si le football ne me les avait pas fait croiser. Je me souviens encore avec ravissement du club de l’US Froidcul, ainsi que tous les clubs en ange : Hayange, Hagondange, Talange etc. Ainsi que le club de Blénod qui était un quartier de Pont à Mousson et dont les habitants s’appelaient les Bélédoniens.

A partir de 1966, avec la coupe du monde en Angleterre je me suis aussi intéressé au football international. Ainsi sans effort et sans note je peux donner, depuis le début c’est-à-dire 1930, les années, les pays organisateurs, les vainqueurs et même les finalistes. Je ne me souviens pas toujours du score.

Comme point d’entrée dans cette série, c’est mon ami Jean-François de Dijon qui m’a donné la clé ou plutôt m’a posé une question lors de l’été 2017 :

« Est-ce que tu pourrais voir si Albert Camus a vraiment écrit « Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois… » ? ».

Et bien sûr en faire un mot du jour…

La citation est intéressante sur le fond, mais est-elle authentique ?

Beaucoup de sites internet répètent cette phrase et l’attribue à Albert Camus.

Dans mes recherches pour cette série, j’ai découvert un auteur essentiel qui est l’uruguayen Eduardo Galeano sur lequel je reviendrai, il cite cette phrase dans son livre qui fait référence : « Football, ombre et lumière ».

Mais le problème, c’est que nul ne donne la référence de la source permettant de vérifier.

<Le site sofoot> qui est la bible de celles et ceux qui intellectualisent le football rapporte aussi ce propos mais cite une version de 1959, plus complète, mais en ne citant toujours pas la source.

En revanche, ce site parle abondamment du lien qui unissait Albert Camus et le football :

Ah qu’elle a fait le bonheur des journalistes sportifs et autres ministres en manque d’alibis littéraires, la célèbre formule –« Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois »! Et pourtant, elle dit bien peu de choses sur le rapport véritable qu’entretenait Camus avec le football.

[…]

Illustration parfaite le 23 octobre 1957, au Parc des Princes. Le Racing Club de Paris reçoit Monaco sous les caméras des « actualités françaises ». Sur une descente d’un ailier monégasque, qui largue une grosse frappe lourdingue à la trajectoire mollement bondissante, le gardien parisien se troue et la balle finit au fond des filets. Le reporter se tourne alors vers un « spectateur parmi les 35 000 spectateurs », debout en imper-cravate: Albert Camus, 44 ans, tout juste auréolé de son prix Nobel. Les malheurs du goal du Racing reçoivent chez l’écrivain « l’indulgence d’un confrère », qui le défend d’une phrase toute compassionnelle: « Il ne faut pas l’accabler. C’est quand on est au milieu des bois que l’on s’aperçoit que c’est difficile« . La nouvelle gloire nationale sait de quoi elle parle: « j’étais goal au Racing Universitaire Algérois », cloute l’écrivain, comme pour donner plus de poids encore à son propos.

<Sur ce site vous verrez une vidéo de l’INA> qui montre cet échange entre le journaliste et Albert Camus pendant la finale de la coupe de France (0:59).

Le Racing Universitaire Algérois, voilà la grande affaire de Camus. « Je ne savais pas que vingt ans après, dans les rues de Paris ou de Buenos Aires (oui ça m’est arrivé) le mot RUA prononcé par un ami de rencontre me ferait battre le cœur le plus bêtement du monde », s’épanche-t-il un rien grandiloquent, contrairement à son habitude. S’il supporte le RC Paris, il n’y a d’ailleurs pas de hasard: « Je puis bien avouer que je vais voir les matchs du Racing Club de Paris, dont j’ai fait mon favori, uniquement parce qu’il porte le même maillot que le RUA, cerclé de bleu et de blanc. Il faut dire d’ailleurs que le Racing a un peu les mêmes manies que le RUA. Il joue ‘scientifique’, comme on dit, et scientifiquement, il perd les matchs qu’il devrait gagner », confie-t-il au journal du RUA, repris par France Football, à l’époque. Le mauvais sort de la ville lumière ne semble apparemment pas dater du PSG.

Albert Camus rejoint le RUA en 1929, après avoir débuté à l’AS Monpensier, bien qu’il loge alors au Belcourt où sa mère s’est installée en 1914 tandis que son père s’en allait défendre la patrie –voyage dont il ne reviendra pas. De ses années de gardien de but, Camus gardera d’abord une certaine frustration: ses rêves, pas complètement infondés, d’entamer une carrière sérieuse de goal sont fauchés nets par une tuberculose qui se manifeste dès ses 17 ans. Cette maladie sera sa malédiction, comme il le laisse entendre lorsque qu’il évoque ses tentatives ultérieures de renouer avec le jeu: « Lorsqu’en 1940, j’ai remis les crampons, je me suis aperçu que ce n’était pas hier. Avant la fin de la première mi-temps, je tirais aussi fort la langue que les chiens kabyles qu’on rencontre à deux heures de l’après-midi, au mois d’août, à Tizi-Ouzou. » Cela ne l’arrêtera pas complètement et il écrit encore en 1941 à Lucette Maeurer, qu’il est « avant-centre » dans une équipe de « grandes brutes ». Maigre consolation.

[…]

S’il ne deviendra jamais un grand gardien, Camus restera toute sa vie passionné de ce sport : quand avec l’argent du prix Nobel, il s’offre une propriété à Lourmarin dans le Lubéron, loin du tumulte dramatique algérois ou parisien, il occupe ses dimanches à traîner sur le bord du terrain en regardant les enfants du club local s’entraîner ou matcher contre le village voisin. Il ira même jusqu’à les sponsoriser et payer leur maillot. Le foot est, pour l’écrivain, un jardin secret au parfum d’enfance … celle passée dans le quartier de Belcourt, à Alger. Une madeleine de Proust pied-noir qu’il déclinera dans la bouche de Jean-Baptiste Clamence, le héros bovarien (moi c’est lui et vice et versa) de La Chute (récit qui signe en 1956 sa rupture avec les existentialistes et le milieu intellectuel parisien ): « Maintenant encore, les matchs du dimanche, dans un stade plein à craquer et le théâtre, que j’ai aimé avec une passion sans égale, sont les seuls endroits au monde où je me sente innocent

Voilà la passion simple et aussi l’indulgence de ce grand écrivain et intellectuel pour le football.

Mais pour savoir répondre à Jean-François, j’ai trouvé cet article, du 15 janvier 2010, du philosophe Jean Montenot sur le site de l’express

Jean Montenot évoque d’abord ce qu’il appelle cette sentence :

« Ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au sport que je le dois »

Et ajoute, sentence parfois modifiée en :

« C’est au football que je le dois ! »

Et de préciser :

« Pourtant, ces propos, tirés d’un entretien donné en 1953 au bulletin du Racing universitaire d’Alger (pour lequel Camus avait joué comme gardien de but en junior), témoignent de l’importance qu’il accordait à ce sport, véritable école de la vie : « J’appris tout de suite qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la métropole où l’on n’est pas franc du collier. » C’est par leur passion commune pour le ballon rond que Rambert devient l’ami de Gonzalès dans La peste. »

Mais Jean Montenot cite surtout une autre référence indiscutable :

« Preuve enfin que cette passion n’est pas une toquade passagère, Camus y revient dans « Pourquoi je fais du théâtre ? », écrit en 1959. « Vraiment le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. » ( Bibliothèque de la Pléiade IV, p. 607.) »

Après tout cela, je crois que nous sommes en mesure de dire que l’exergue de ce mot du jour correspond bien à ce que Camus voulait exprimer.

Et je pense qu’il est possible d’abonder dans ce sens et de reconnaître que le football est aussi une école de la morale pour le bien de l’humain mais aussi pour le mal.

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4 réflexions au sujet de « Mardi 12 juin 2018 »

  • 12 juin 2018 à 10 h 19 min
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    J’attends avec impatience la suite et ne doute pas que tu sauras trouver dans tes propos un équilibre à l’image de ton mot du jour du vendredi 8 mai.

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  • 12 juin 2018 à 10 h 20 min
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    Il fallait bien sûr comprendre le vendredi 8 juin

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  • 12 juin 2018 à 14 h 13 min
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    En 1998, j’ai découvert ton interet pour le foot et j’en ai été très surprise. Comment toi, homme cultivé et raffiné, pouvais-tu t’interesser à ce sport ,ni cultivé ni raffiné.
    Tu avais dit avant le début de la compétition que la France serait championne du monde. L’équipe était alors surtout décriée et personne ne leur faisait ce crédit.J ‘y avais surtout vu l’envie du supporter. Maintenant j’en sais l’origine. Ca tombe bien, je partage cet engouement pour avoir accompagné moi même mon père sur les terrains ! Et supportrice je le suis tous les 4 ans.
    Alors Alain, cette année, qui sera le champion ? La Russie ?

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    • 12 juin 2018 à 17 h 31 min
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      Dans la suite de cette série, tu verras Chantal que des esprits plus cultivés et plus érudits que moi s’intéressent au football et aussi aiment ce sport simple qui ne demande presque aucun équipement pour jouer. Dans l’absolu, il n’est même pas nécessaire d’avoir un vrai ballon : une cannette ou tout autre objet que l’on peut faire bouger avec le pied suffit.
      Concernant la question des pronostics, cette série de mot n’est pas destiné à parler des résultats de la future coupe du monde. Toutefois pour répondre à ta question qui peux gagner ? Certainement pas la Russie. La France, cela m’étonnerait beaucoup. Pour l’instant, l’équipe qui fait la plus grosse impression et surtout qui fait équipe est le Brésil. Mais ce ne sont pas toujours et même rarement les équipes qui impressionnent pendant les matchs préparatoires qui gagnent

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