Le deuxième pire qu’on ne le pense ;
Le dernier meilleur qu’on ne le dit. »
Le 3ème temps de la philosophie de l’Histoire de Michel Serres parle du temps actuel et il rappelle que cela fait plus de 70 ans que l’Occident est en paix.
Mon frère Gérard va avoir 70 ans cette année et il n’a jamais connu la guerre.
Un jour Michel Serres est venu devant ses élèves et a montré cette photo de Bush, Blair et Aznar pris en 2003 aux Acores :
Et il a demandé qu’est-ce que cette photo a d’unique dans l’Histoire de l’Humanité ?
Les étudiants ne savaient pas quoi répondre !
Alors Michel Serres a dit :
« Ces 3 hommes vont déclarer la guerre [A l’Irak] et ils n’ont jamais connu la guerre personnellement.
Il n’est jamais arrivé dans l’Histoire de l’Humanité que des responsables d’Etat déclarent la guerre sans jamais l’avoir connue. »
Vous trouverez un article récent en espagnol sur cette rencontre et duquel j’ai tiré cette photo et un article de l’époque en français.
Vous direz, ce propos est paradoxal : ces 3 déclarent la guerre et Michel Serres dit que nous sommes en paix.
C’est à dire que le continent européen qui a produit les plus grands massacres de l’âge de la guerre est en paix et que s’il y a encore des zones de violence dans le monde elles sont sans mesure avec ce qui existait dans l’âge de la guerre.
Et puis surtout, il y a eu une évolution extraordinaire des mentalités. Et il cite cet exemple et échange avec des amis à Stanford :
« Après l’attentat du 11 septembre 2001, j’ai pris, pour San Francisco, le premier avion disponible. [en arrivant] je fus invité chez des amis de la Silicon Valley à un dîner où se trouvaient plusieurs personnes de langues, de religions et de cultures diverses. La conversation roula sur les kamikazes dont les avions venaient de détruire une tour de Manhattan ; alors que l’un d’entre nous s’étonnait qu’ils fissent la queue pour se sacrifier, je cite de mémoire :
« Mourir pour sa patrie est un si digne sort
Qu’on briguerait en foule une si belle mort. »
Mais qui a écrit ces horreurs ? m’interrogèrent de concert les invités – je récite simplement une tirade d’Horace, la plus belle tragédie de Corneille, répondis-je.
J’ajoutai aussitôt le refrain de notre célèbre chant du départ :
« La république nous appelle
Sachons vaincre ou sachons périr,
Un Français doit vivre pour elle,
Pour elle un Français doit mourir.
[..] Demander par sondage ce que la population de nos pays pense désormais de cet héroïsme. L’immense majorité répondra et je l’approuve qu’elle n’a plus d’ennemis et que c’est une pure folie d’appartenir à un groupe qui exige le sacrifice de la vie. Malgré tous ses défauts, l’Europe que, au sortir de la seconde guerre mondiale, la génération qui précède la mienne fonda est peut-être la première communauté humaine dans toute l’histoire si orientée vers la paix qu’elle ne demandera jamais la vie de ses enfants. » (page 52)
Lors d’une autre intervention, Michel Serres fit remarquer que si nous trouvons les décapitations de DAESH si horrible, si contraire à la civilisation, dans notre beau pays on a décapité jusqu’en <1977>. Et avant la seconde guerre mondiale, les décapitations étaient publiques, c’étaient des spectacles auxquels on amenait même les enfants. Nous le faisions et maintenant cela nous fait horreur. Quelle évolution !
C’est pourquoi, Michel Serres parle de l’«âge doux» pour traduire le mot anglais « soft ».
Pour l’«âge de la guerre» Michel Serres avait décrit trois raisons évoquées pour justifier le conflit :
- l’hégémonie territoriale,
- religieuse
- et économique.
Et l’âge du doux se décline aussi de trois manières, portant sur la vie et l’esprit :
- médicale,
- pacifique
- et numérique.
C’est le médecin qui est l’emblème de cette époque, c’est pourquoi il donne le nom de samaritain à cet âge. Cet homme qui selon la parabole s’est penchée sur un blessé pour lui venir en aide. Il décrit notre époque comme celle de la compassion où on soigne, où les progrès de la science ont permis de faire reculer les limites de la mort et de la douleur.
L’autre aspect de cet âge du doux est la paix, la création de l’ONU et surtout de l’Union européenne. Car comme le dit Michel Serres :
« En 1870, La France vaincue par la Prusse n’avait qu’une idée en tête : se venger. »
Je l’ai déjà écrit, et je partage ce destin avec d’autres personnes originaires de Moselle ou d’Alsace, mon arrière-grand-père : Jean-Pierre Klam avait 22 ans et était soldat français.
En 1918, l’Allemagne vaincue par la France et les alliés n’avait qu’une idée en tête : se venger. Mon grand-père Félix Klam né en 1874, était soldat allemand.
En 1940, mon père avait 21 ans, il fut incorporé dans l’armée française. Et au bout de l’horreur des morts, des génocides, d’Hiroshima, des hommes ont dit : il ne faut plus se venger, il faut construire ensemble.
Et c’est comme ça que mon frère, né 2 ans après la fin de la guerre n’a pas eu le même destin que ses ascendants : âge de la paix, âge doux.
Le numérique pour Michel Serres contribue aussi à l’âge doux, parce qu’il substitue à un monde hiérarchique un monde de réseau et qu’il met à disposition de beaucoup un savoir qui était limité à certains.
Il n’est pas dupe des défis du monde, sur les inégalités, les tensions économiques, la pression sur les ressources et surtout notre rapport au monde et au vivant que notre avidité peut souiller à un point tel que la vie humaine deviendra difficile ou même disparaîtra.
Mais il rappelle que contrairement à toute attente, les statistiques montrent que la majorité des humains pratiquent l’entraide plutôt que la concurrence et le destin du monde n’est pas écrit.
C’est une philosophie de l’optimisme et de la lucidité à laquelle nous invite Michel Serres.
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