Vendredi 9 mars 2018

« Doudou et Zizi »
Deux maires de Lyon, ayant dirigé la ville pendant plus de 70 ans !

Il s’agit du dernier article consacré à Lyon et inspiré par les émissions que la Fabrique de l’Histoire a consacré à la capitale des Gaules.

Normalement ce mot devrait être consacré à la dernière émission : <1562, Lyon capitale protestante>

Quelques mots sur ce point d’histoire toutefois. Lyon est une ville catholique. Jamais la ville, ni la province qui l’entourait : le Lyonnais n’ont été dirigé par un Prince, un Duc, un Comte. Lyon était dirigé par l’Église et l’autorité était celui de l’Archevêque de Lyon. Mais en pleine guerre de religion, dans la nuit du 29 au 30 avril 1562, les protestants s’emparent militairement de Lyon. C’est notamment un chef de guerre protestant : le baron des Adrets qui imposa un pouvoir brutal jusqu’au 15 juin 1563. Tout ceci peut être approfondi en écoutant l’émission précitée.

Mais pour ce dernier article j’ai préféré, sur un mode plus léger, évoquer des maires de Lyon.

L’idée initiale est venue de la lecture d’un article de Slate consacré à la dernière campagne municipale où l’actuel Ministre de l’intérieur a conservé son mandat de maire de Lyon. C’était un article politique très sérieux qui essayait de démontrer que Lyon voulait être dirigé au centre pas forcément par un centriste.

Mais c’est un paragraphe qui a attiré mon attention et m’a révélé l’existence de Doudou et Zizi ! Slate donnait la parole à un historien Bruno Benoît qui disait à propos de Gérard Collomb :

« recueillant les fruits d’une popularité qui, remarque Bruno Benoît, lui vaut le rare privilège de se voir attribuer un surnom tout en finesse par les Lyonnais: après «Doudou» pour Edouard Herriot, puis «Zizi» pour Louis Pradel, c’est «Gégé» qui devrait être réélu fin mars pour un troisième mandat

Ma fréquentation des socialistes à partir de 2003, m’avait appris que certains d’entre eux disait « Gégé » en parlant du maire de Lyon, une impression de connivence était immédiatement perceptible avec l’édile, une sorte d’affection presque… quoique dans le monde politique les intérêts personnels ne laissent guère de place à l’affection toujours précaire et susceptible d’être révoquée.

Mais cet article m’apprenait que c’était un privilège des maires de Lyon au long cours d’avoir un « surnom ». Et je vais donc m’intéresser à « Doudou » et « Zizi ».

Pour ma part je trouve ces surnoms plutôt ridicules que « tout en finesse ».

Edouard Herriot a été maire de Lyon de 1905 jusqu’à sa mort en 1957. Pour être précis, il fut révoqué par le gouvernement de Vichy le 20 septembre 1940 et ne redevint maire qu’à la fin de la guerre le 18 mai 1945.

Louis Pradel lui succéda. Il fallait désigner un intérimaire à la mort de Doudou, il était l’adjoint aux sports et aux beaux-arts. On raconte que les principaux ténors politiques du conseil municipal n’arrivant pas à se mettre d’accord, il fut choisit car il ne faisait d’ombre à personne et qu’il pourrait être facilement manipulé. Tel ne fut pas le cas, il s’imposa et resta lui aussi maire jusqu’à sa mort.

A sa mort, Francisque Collomb.un de ses adjoints lui succède. Mais à partir de là ce fut plus compliqué : Francisque Collomb nomma Michel Noir comme 1er adjoint. Et Michel Noir se présenta contre lui et le battit aux élections de 1989. Michel Noir fut lui-même écarté pour des raisons d’affaires judiciaires. A contre cœur Raymond Barre vint lui succéder. Raymond Barre qui en affirmant que « Gérard Collomb serait un excellent maire de Lyon » saborda son camp politique. Et depuis grâce à « Gégé » la vie politique lyonnaise est redevenue stable et prévisible.

Mais mon sujet est Doudou et Zizi. L’amplitude de leur règne est donc de 1905 à 1976, soit 72 ans quasi ¾ du XXème siècle. C’est quelque chose 72 ans !

Les dernières années d’Edouard Herriot ont été des années de stagnation, le vieux maire n’entreprenant plus grand-chose.

Louis Pradel lui succédant engagea toute une série de travaux, pour les partisans il fut un bâtisseur, pour ses opposants il fut un « massacreur urbain » pour tous il était « Zizi le béton »

Il s’en moquait lui-même. : Aux municipales de 1965, les gaullistes présentèrent contre lui Maurice Herzog. Maurice Herzog était né à Lyon en 1919, il était le ministre de la Jeunesse et des Sports mais sa célébrité venait surtout de son exploit d’avoir été le premier européen à avoir vaincu l’Annapurna le 3 juin 1950. Cet exploit fut largement médiatisé, depuis plusieurs proches dont sa fille ont remis en cause sa légende. Mais en 1965, il était auréolé de la lumière de son exploit et du soutien de Gaulle. Mais il n’impressionna pas Pradel qui déclara : « On m’appelle « Zizi », c’est sympathique mais lui, c’est un « Zozo » qui n’a pas sa place ici ».

En 1965, Zizi créa son propre parti, le P.R.A.D.E.L. : « pour la réalisation active des espérances lyonnaises », et investit, sous cette étiquette, une liste dans chacun des arrondissements. Il gagna, dès le premier tour, la totalité des arrondissements. Zozo, dépité, s’en alla et devint maire de Chamonix en 1968 et le resta jusqu’en 1977. Il y avait donc de la place en Rhône Alpes pour Zizi et pour Zozo.

Donc Zizi est parti à New York, il fut émerveillé et revint à Lyon avec de belles idées : « il faut pouvoir traverser Lyon sans aucun feu rouge ». Il ordonna donc la traversée du centre de Lyon par l’autoroute Paris-Marseille, grâce au tunnel de Fourvière et au centre d’échange multimodal de Perrache, surnommé le plat de nouilles, en raison des nombreux tunnels (autoroute, métro, bus) qui s’y croisent. C’est aujourd’hui sa réalisation la plus contestée, qualifiée de connerie du siècle par Michel Noir, maire de Lyon de 1989 à 1995.

Je ne montre pas ce que lPerrache est devenu, mais une image de la Gare de Perrache telle qu’elle a été conçue. Lors du mot du jour précédent j’avais écrit qu’elle était inspirée de l’architecture du Palais impérial prévu pour Napoléon et jamais construit.

Par ailleurs et sans être exhaustif, Lyon doit à Zizi le béton :

  • Le développement du tout-à-l’égout et assainissement des vieux quartiers ;
  • En tant que Président des Hospices Civils de Lyon, les Hôpitaux de Neurologie et de Cardiologie ;
  • Installation à Lyon du Centre international de recherche sur le cancer
  • Un Palais des Congrès jouxtant la roseraie du Parc de la Tête d’Or, inaugurée avec la Princesse Grace de Monaco (Annie me fait justement remarquer que ce palais a été détruit lors de la construction de la Cité internationale par Renzo Piano. Elle le sait d’autant plus qu’à l’époque de sa démolition elle travaillait dans le cabinet Piano) ;
  • Le quartier de la Duchère ;
  • Le quartier de La Part-Dieu, sur les 35 ha d’une ancienne caserne de cavalerie, quartier destiné à attirer des centres de décision, incluant un centre commercial et la nouvelle Bibliothèque municipale de Lyon ;
  • Le développement du métro de Lyon et après les travaux de la ligne A, la rue de la République et la rue Victor Hugo ne furent pas rendues à la circulation automobile, pour devenir les premières rues piétonnes de Lyon, ce qui peut relativiser sa passion de la voiture.

Atteint d’un cancer, il meurt quelques mois avant la mise en service du métro.

Zizi est resté concentré sur son mandat local, affirmant et respectant sa parole de ne jamais prétendre à un poste de ministre ou des responsabilités nationales.

Tel ne fut pas le cas de Doudou, l’inoubliable inventeur de cette formule :

« La politique, c’est comme l’andouillette. Ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop. »

Après avoir été élu Maire de Lyon en 1905, il devient sénateur en 1912 et embrasse ainsi une carrière politique nationale qui fait de lui l’un des principaux représentants du parti Radical.

<Ce site parle de tous les maires de Lyon> (D’ailleurs vous trouverez une photo de Gérard Collomb jeune assez étonnante)

Et concernant Doudou, il dit les choses suivantes :

« Il s’engage dans l’affaire Dreyfus aux côtés d’Émile Zola et Anatole France, et fonde la section lyonnaise de la Ligue des droits de l’homme. Il s’affirme comme un orateur exceptionnel.

Le 12 décembre 1916, il obtient son premier poste ministériel comme Ministre des Travaux publics, des Transports et du Ravitaillement, […]

En 1924, Il est appelé [une première fois] à la présidence du Conseil […],.

Fervent défenseur de la laïcité, il veut alors introduire les lois laïques en Alsace-Lorraine et rompre les relations diplomatiques avec le Vatican mais il est désavoué par le Conseil d’État et la résistance populaire sur le premier point et se heurte à l’opposition du Sénat et au risque de velléités indépendantistes locales sur le second. »

Sous la IIIème République il est Président du Conseil des ministres à trois reprises, c’est une figure du Cartel des gauches, coalition gouvernementale et parlementaire des années 1920,  il présida aussi la Chambre des députés, sous la IIIe République, et même l’Assemblée nationale, sous la IVe République.

Bref, il est une des personnalités principales de la IIIème république.

Georges Clemenceau aura sur lui ce trait ironique :

« Le Vésuve se borne souvent à fumer sa pipe comme Herriot, tout en ayant sur celui-ci l’avantage de se faire parfois oublier ».

Le site précité raconte aussi un épisode où Doudou manquera manifestement de jugement :

« À l’invitation de Staline, Édouard Herriot se rend en 1933 à Moscou. Ce voyage s’inscrit dans la tentative de rapprochement franco-soviétique qui débouchera sur le pacte franco-soviétique de 1935. À cette occasion, Herriot visite l’Ukraine où sévit alors une famine dramatique. Abusé par la propagande soviétique et les figurants se dressant sur son passage, Édouard Herriot ne se rend pas compte de la famine qui sévit dans le pays et déclare n’avoir vu que « des jardins potagers de kolkhozes admirablement irrigués et cultivés […]. Lorsque l’on soutient que l’Ukraine est dévastée par la famine, permettez-moi de hausser les épaules. », dans son récit de voyage publié l’année suivante, « Orient »

Après la guerre, il est même élu membre de l’Académie française le 5 décembre 1946.

En tant que maire de Lyon, il a marqué durablement la ville de Lyon. Beaucoup de son empreinte de bâtisseur est lié à sa relation avec l’architecte lyonnais : Tony Garnier. A eux deux, ils vont marquer le territoire de la ville par la réalisation de grands équipements : les abattoirs et le marché aux bestiaux de Gerland (1913-1928), l’hôpital de Grange-Blanche (1914-1933), le stade municipal de Gerland (1913-1926), la salle des fêtes de la Croix-Rousse (1934) et surtout la construction d’un nouveau quartier : les Etats-Unis (1920-1935).

Mais en 1935, il décide de la démolition de l’hôpital de la Charité pour y faire construire un grand Hôtel des postes, dans le plus pure style stalinien. Montrant une absence totale de souci de sauvegarde du patrimoine.

<L’hôpital de la Charité> est un hôpital historique construit à partir de 1617.

Ce fut un personnage considérable mais qui probablement resta trop longtemps sur le devant de la scène et ne sut pas se retirer à temps

Il avait aussi la magie de la formule . J’en citerai deux :

« C’est à Nice que j’ai lu à la devanture d’un restaurant du Vieux-Nice : Restaurant Ouvrier – Cuisine bourgeoise. C’est bien le programme de certains de mes amis socialistes ».

« Le Sénat est une assemblée d’hommes à idées fixes, heureusement corrigée par une abondante mortalité. »

Le lecteur curieux et attentif posera cependant la question mais pourquoi les a-t-on appelé Doudou et Zizi ?

Pour Doudou c’est simple, c’est la syllabe d’Edouard, répété deux fois.

Mais pour Zizi ?

Je compte sur vous pour trouver des hypothèses…

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Jeudi 1 mars 2018

« Tout se sait toujours »
Henry Alleg qui répond à son tortionnaire qui lui dit que jamais personne ne saura ce qui se passe dans les chambres de torture de l’armée française en Algérie.

Maurice Audin était un jeune mathématicien de l’université d’Alger. Il était aussi militant communiste et partisan de l’indépendance algérienne.

Il est arrêté le 11 juin 1957 par des militaires français, au cours de la bataille d’Alger et on n’a jamais retrouvé sa trace. Il avait 25 ans au moment de son arrestation.

La version officielle de l’armée était qu’il s’était évadé.

Au moment de son arrestation, la thèse de Maurice Audin était presque terminée et la soutenance était prévue pour le début de 1958. À la fin de 1956, Maurice Audin était venu quelques jours à Paris pour prendre contact avec les mathématiciens Gaston Julia, Henri Cartan et Laurent Schwartz.

Le 2 décembre 1957, à la demande de René de Possel, directeur de recherche, a lieu une soutenance in absentia, à la faculté des sciences de Paris et devant un public nombreux Maurice Audin est reçu docteur ès sciences, avec mention « très honorable ».

Très rapidement il y a une mobilisation pour soutenir Maurice Audin.

En mai 1958, l’historien Pierre Vidal-Naquet publie une enquête dans laquelle il affirme que l’évasion était impossible et que Maurice Audin est mort au cours d’une séance de torture, le 21 juin 1957, assassiné par des soldats du général Massu.

Jusqu’en 2012, l’Armée, la Justice et l’Etat français sont dans le déni ou l’évitement continuant à nier l’évidence.

En 2012, le président Hollande se rend devant la stèle élevée à la mémoire de Maurice Audin à Alger et fait lancer des recherches au Ministère de la Défense sur les circonstances de sa mort

Le 8 janvier 2014, un document est diffusé en exclusivité dans le Grand Soir 3 dans lequel le tristement célèbre général Aussaresses (mort le 3 décembre 2013) déclare au journaliste Jean-Charles Deniau qu’il a donné l’ordre de tuer Maurice Audin

Et enfin en juin 2014, le président Hollande, dans un message adressé à l’occasion du prix de mathématiques Maurice Audin, reconnaît officiellement pour la première fois au nom de l’État français que Maurice Audin ne s’est pas évadé, qu’il est mort en détention, comme, explique-t-il, les témoignages et documents disponibles l’établissent.

Mais il y a aujourd’hui un fait nouveau le 14 février 2018 le journal « L’Humanité » publie le témoignage d’un vieil homme. <Vous trouverez cet article derrière ce lien>

La communauté des mathématiciens s’était mobilisée pour que la vérité éclate. Cédric Villani, le célèbre député macroniste et médaille Fields 2010 est en première ligne. La fille de Maurice Audin, Michèle Audin est aussi une grande mathématicienne. Elle avait refusé, en 2009, la Légion d’honneur, en raison du refus du président de la République, Nicolas Sarkozy, de répondre à une lettre de sa mère à propos de la disparition de son père.

Le 12 janvier 2018, Cédric Villani a dit qu’après avoir parlé de l’affaire Audin avec le président de la République, Emmanuel Macron, il pouvait déclarer que : « Maurice Audin a été exécuté par l’Armée française », tout en affirmant qu’il n’y avait aucune trace de cette exécution dans les archives.

L’humanité révèle que c’est l’entretien publié dans ses colonnes, le 28 janvier, avec le mathématicien Cédric Villani qui a convaincu, cet homme de 82 ans qui habite Lyon de venir à Paris porter témoignage.

« Il a fait le voyage depuis Lyon pour soulager sa conscience et « se rendre utile pour la famille Audin », assure-t-il. Son histoire est d’abord celle du destin de toute une génération de jeunes appelés dont la vie a basculé du jour au lendemain. En 1955, après le vote « des pouvoirs spéciaux », le contingent est envoyé massivement en Algérie. Il n’a que 21 ans. Fils d’un ouvrier communiste, résistant sous l’occupation nazie en Isère, il est tourneur-aléseur dans un atelier d’entretien avant d’être incorporé, le 15 décembre 1955. Un mois plus tard, le jeune caporal prendra le bateau pour l’Algérie, afin d’assurer des « opérations de pacification », lui assure l’armée française. Sur l’autre rive de la Méditerranée, il découvre la guerre. Les patrouilles, les embuscades, les accrochages avec les « fels », la solitude, et surtout, la peur, permanente. Cette « guerre sans nom », il y participe en intégrant une section dans un camp perché sur les collines, sur les hauteurs de Fondouk, devenue aujourd’hui Khemis El Khechna, une petite ville située à 30 kilomètres à l’est d’Alger. […] »

Témoignage terrible, car au-delà de ce qu’il relate à propos de Maurice Audin, il décrit d’autres scènes du sale combat qu’a mené l’armée française en Algérie. Pour les mêmes raisons, risque d’attentat ou vengeance, une partie de l’armée française s’est comportée en Algérie, pays que la France occupait, de la même manière que la Gestapo en France que l’armée allemande occupait.

A priori, Maurice Audin n’a pas commis d’attentat.

Le vieil homme a gardé l’anonymat dans l’article de l’Humanité et il a dit :

« Je crois que c’est moi qui ai enterré le corps de Maurice Audin. »

Dans la ville de Fondouk […] un après-midi du mois d’août, un adjudant de la compagnie lui demande de bâcher un camion : « Un lieutenant va venir et tu te mettras à son service. Et tu feras TOUT ce qu’il te dira. » Le lendemain matin, le temps est brumeux et le ciel bas quand un homme « au physique athlétique » s’avance vers lui, habillé d’un pantalon de civil mais arborant un blouson militaire et un béret vissé sur la tête. C’était un parachutiste. « On va accomplir une mission secret-défense, me dit le gars. Il me demande si je suis habile pour faire des marches arrière. Puis, si j’ai déjà vu des morts. Puis, si j’en ai touché, etc. » « Malheureusement oui », relate l’ancien appelé. « C’est bien », lui répond le para, qui le guide pour sortir de Fondouk et lui demande de s’arrêter devant une ferme. « Est-ce que tu as des gants ? Tu en auras besoin… » Jacques s’arrête à sa demande devant l’immense portail d’une ferme assez cossue qui semble abandonnée. Il plisse les yeux pour en décrire le moindre détail qui permettrait aujourd’hui de l’identifier. « Descends et viens m’aider ! » lui lance le para, dont il apprendra l’identité bien plus tard : il s’agirait de Gérard Garcet (lire l’Humanité du 14 janvier 2014), choisi par le sinistre général Aussaresses pour recruter les parachutistes chargés des basses besognes. Le même qui fut, plus tard, désigné par ses supérieurs comme l’assassin de Maurice Audin…

Le tortionnaire ouvre une cabane fermée à clé, dans laquelle deux cadavres enroulés dans des draps sont cachés sous la paille. « J’ai d’abord l’impression de loin que ce sont des Africains. Ils sont tout noirs, comme du charbon », se souvient Jacques, à qui Gérard Garcet raconte, fièrement, les détails sordides : « On les a passés à la lampe à souder. On a insisté sur les pieds et les mains pour éviter qu’on puisse les identifier. Ces gars qu’on tient au chaud depuis un bout de temps, il faut maintenant qu’on s’en débarrasse. C’est une grosse prise. Il ne faut jamais que leurs corps soient retrouvés. » « C’est des gens importants ? » lui demande le jeune appelé. « Oui, c’est le frère de Ben Bella et l’autre, une saloperie de communiste. Il faut les faire disparaître. » Un sinistre dialogue que Jacques relate des sanglots dans la voix. C’est qu’il est aujourd’hui certain qu’il s’agissait bien de Maurice Audin. Quant à l’autre corps, il est impossible qu’il s’agisse d’un membre de la famille d’Ahmed Ben Bella, l’un des chefs historiques et initiateurs du Front de libération nationale (FLN). Sans doute un dirigeant du FLN, proche de Ben Bella[…]

Après vingt minutes de trajet environ, on s’est arrêtés devant un portail. Il n’était pas cadenassé, celui-là. Ça m’a étonné. Au milieu de la ferme, il y avait une sorte de cabane sans toit avec des paravents, comme un enclos entouré de bâches. Il m’a demandé d’attendre. Quand il a ouvert la bâche : quatre civils algériens avaient les yeux bandés et les mains attachées dans le dos. Ils leur avaient fait creuser un énorme trou, qui faisait au moins 4 mètres de profondeur. Dans le fond, j’ai aperçu des seaux, des pioches et une échelle. Il m’a demandé de recouvrir les deux cadavres. Ce que j’ai fait. D’abord il m’a félicité. Puis, me dit de n’en parler à personne, que j’aurais de gros ennuis si je parle. Et ma famille aussi. Il me menace. On est rentrés à Fondouk et il me demande de le déposer devant les halles du marché. »

Et puis, [celui que l’Humanité a appelé Jacques] a oublié, pour continuer à vivre. Comme toute une génération marquée à vie, murée dans le silence et la honte, il n’a pas parlé. Ni de cette nuit-là, ni du reste.

Dans la Question, Henri Alleg relate un dialogue avec ses bourreaux à qui il dit, épuisé par la torture : « On saura comment je suis mort. » Le tortionnaire lui réplique : « Non, personne n’en saura rien. »

« Si, répondit Henri Alleg, tout se sait toujours… »

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Mercredi 28 février 2018

« Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. »
Romain Gary «Éducation européenne»

Il faut des mots du jour plus courts à la fois pour les lecteurs, mais aussi pour le rédacteur.

J’ai glané lors d’une émission de radio cette phrase inspirante de Romain Gary que j’ai mis en exergue et que je partage aujourd’hui.

J’ai bien sûr vérifié.

Il s’agit bien d’une citation de Romain Gary qu’il a fait figurer dans son premier roman « Éducation européenne » écrit en 1943 et paru en 1945 (qu’on trouve en Folio, n° 203). Voici le passage en question (page 246, à la fin du chapitre 31) :

– J’aime tous les peuples, dit Dobranski, mais je n’aime aucune nation. Je suis patriote, je ne suis pas nationaliste.
– Quelle est la différence ?
– Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres. Les Russes, les Américains, tout ça… Il y a une grande fraternité qui se prépare dans le monde, les Allemands nous auront valu au moins ça…

Roman Kacew, devenu Romain Gary est né le 21 mai 1914 à Vilna dans l’Empire russe (actuelle Vilnius en Lituanie). Il se suicide le 2 décembre 1980 avec un revolver. C’était un aviateur, militaire, résistant, diplomate, romancier, scénariste et réalisateur français, de langues française et anglaise.

Il est le seul romancier à avoir reçu le prix Goncourt à deux reprises, sous deux pseudonymes : en 1956 « Les Racines du ciel » avec le pseudonyme Romain Gary et le 17 novembre 1975 « La Vie devant soi » sous les pseudonyme Émile Ajar.

Je m’arrête là sinon le mot ne serait pas court et je trahirai ma promesse.

En revanche, rien n’empêche celles et ceux qui le lise d’écrire ce que leur inspire cette phrase du grand écrivain.

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Mercredi 7 février 2018

« Réflexions sur la démocratie libérale »
Réflexions personnelles après des années de butinage.

Quand je suis né en 1958 : L’Espagne, le Portugal, la Grèce n’étaient pas des démocraties.

La Russie soviétique, bien qu’en pleine déstalinisation 2 ans après le rapport Khrouchtchev, restait un État totalitaire sans liberté, où les camps du goulag continuaient à être très actifs et ou des opposants pouvaient être enfermés dans des asiles psychiatriques dans lesquels ils étaient soumis à des tortures psychologiques. Car dans cet État, il n’y avait pas d’opposants mais uniquement des dissidents qui en contestant le régime pouvaient être considérés comme des fous.

Et que dire de la Chine ?

En 1958, Mao allait lancer ce qu’il a appelé le « grand bond en avant », un programme économique désastreux qui allait provoquer environ 45 millions de morts et ouvrir une crise de régime. Et c’est ainsi qu’allant toujours plus loin dans la terreur et la tyrannie Mao allait lancer la révolution culturelle en 1966.

Dire que la Chine n’est pas une démocratie constitue une litote.

Un des premiers mots du jour avait été consacré au premier article surréaliste de la constitution de la Chine.

« La République populaire de Chine est un État socialiste de dictature démocratique populaire dirigé par la classe ouvrière et fondé sur l’alliance entre ouvriers et paysans. Le système socialiste est le système fondamental de la République populaire de Chine. Il est interdit à toute organisation ou tout individu de porter atteinte au système socialiste. »

Mais mis à part la Chine, aujourd’hui tous ces pays sont devenus des démocraties après plusieurs étapes jusqu’à l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991.

C’est alors que le politologue américain Francis Fukuyama publie, en 1992, « The End of History and the Last Man », donc « La Fin de l’histoire et le Dernier Homme ». Dans cet essai, il affirme que la fin de la Guerre froide marque la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme (concept de démocratie libérale) sur les autres idéologies politiques. Pour lui, si des troubles pouvaient surgir de la dislocation du bloc de l’Est, la suprématie absolue et définitive de l’idéal de la démocratie libérale était certaine. Il était donc certain que la démocratie libérale s’imposerait effectivement dans tous les pays du monde.

Et la Chine ?

La Chine s’étant lancé dans l’économie de marché, il était inéluctable qu’elle évolue par étape vers la démocratie libérale.

En 2018, 26 ans après l’essai de Francis Fukuyama où en sommes-nous ?:

1° La chine n’a pas fait le moindre pas vers la démocratie libérale. Son système économique florissant, de plus en plus innovant, c’est en Chine qu’a été réussi le premier clonage de primate, évoqué lors d’un mot du jour récent, semble mener de manière inéluctable l’Empire du milieu vers la place de premier du classement économique du PIB mais sans passer par la case démocratie libérale.

Bien au contraire, j’ai évoqué à deux reprises ce système que le gouvernement appelle « Le Crédit social » et qui constitue un système national de réputation des citoyens. Chaque citoyen se voit attribuer une note, dite « crédit social », fondée sur les données dont dispose le gouvernement à propos de leur statut économique et social.. Le système repose sur un outil de surveillance de masse et utilise les technologies d’analyse du big data. Il est également utilisé pour noter les entreprises opérant sur le marché chinois. Ce que cela dit c’est que la République Populaire de Chine, prend exactement le sens inverse de la démocratie libérale et réalise pleinement le cauchemar de Big brother imaginé par George Orwell.

Un certain nombre d’États dont on pouvait penser qu’ils allaient évoluer vers la démocratie libérale ont inventé un nouveau concept : « la démocrature »

La démocrature est un néologisme qui associé le mot « démocratie » et le mot « dictature ». Il semble être apparu à travers le nom d’un ouvrage de Max Liniger-Goumaz, économiste et sociologue suisse: La démocrature, dictature camouflée, démocratie truquée   publié en 1992. Notons que la Chine avait déjà associé ces deux mots dans sa constitution cité en début d’article : « État socialiste de dictature démocratique »

Viktor Orban, le chef de l’exécutif hongrois, dont le régime est un exemple de démocrature avait utilisé un autre terme : « La démocratie illibérale ». <Un mot du jour de mars 2015> avait été consacré à ce concept et à Viktor Orban.

Cet article débutait ainsi :

« La Hongrie est depuis 4 ans gouvernée par un Premier ministre, Viktor Orbán, et son parti le Fidesz. […] Le 26 juillet 2014 lors de l’université d’été de son parti il a inventé ce concept d’un Etat« illibéral » qu’on peut aussi traduire par « non libéral ». Viktor Orban n’a pas dit ce qu’il entend par « Etat non libéral («illiberális») », mais il a cité ses modèles :  la Russie, la Chine et la Turquie. »

Ce mot est plus juste que démocrature, il dit clairement que ce régime entend être démocrate, c’est-à-dire continuer à convoquer des élections pour que le Peuple désigne ou semble désigner ses gouvernants.

Mais pour le reste, il n’est pas libéral. Ce qui signifie que les contre pouvoirs sont neutralisés (Cour constitutionnelle, Justice, Journaux) et que l’opposition ne trouve pas de place pour s’exprimer et n’est tout simplement pas respectée.

La démocratie libérale constitue un régime agréable à vivre, parce la liberté de penser est assurée, que des contre pouvoirs empêchent le pouvoir exécutif et l’administration d’agir sans contrôle contemporain et que l’opposition, c’est-à-dire les représentants de la minorité qui a été battue aux élections sont respectés et trouvent leur place dans l’organisation du pouvoir.

Les conséquences :

En Turquie <Reporter sans Frontière> explique ce que cela signifie :

« Avec 72 professionnels des médias actuellement emprisonnés, dont au moins 42 journalistes et 4 collaborateurs le sont en lien avec leur activité professionnelle, la Turquie est la plus grande prison du monde pour les journalistes. »

La Turquie qui était une démocratie dont on avait salué la dynamique et la remarquable évolution, notamment en permettant à l’opposition représentée par Erdogan d’arriver au pouvoir en 2003 contre le parti des kémalistes.

En Russie, Le régime de Poutine interdit de manière fallacieuse aux principaux opposants de se présenter aux élections contre lui, ne laissant que des faire-valoir se présenter. C’est aussi en Russie que des journalistes faisant trop d’investigations sont assassinés. Ainsi de Anna Politkovskaïa auquel j’ai consacré un mot du jour : « Qu’ai-je fait ?…J’ai seulement écrit ce dont j’étais témoin.»

Poutine, Erdogan, Orban sont rejoints maintenant par le gouvernement polonais qui prend le même chemin.

L’économie pour la Chine, l’ordre pour les autres constituent en interne un ferment d’adhésion fort et même dans certaines fractions de nos démocraties qui restent libérales quelque chose comme une envie de régime fort…

Et même nos gouvernements, notamment pour « lutter contre le terrorisme » commence à attaquer la liberté de penser et à mettre des « coins » dans la séparation des pouvoirs.

C’est ce qui a fait dire à François Sureau devant le Conseil Constitutionnel

« La liberté de penser, la liberté d’opinion, […] n’existent pas seulement pour satisfaire le désir de la connaissance individuelle, le bien-être intellectuel de chaque citoyen. […] Elles [existent]  aussi parce que ces libertés sont consubstantielles à l’existence d’une société démocratique »

C’est très inquiétant.

Les peuples de l’Union européenne semblent toujours en démocratie libérale, mais une démocratie dévitalisée

Quand j’évoque l’Union européenne, le paragraphe précédent limite tout de suite ce propos pour en écarter les régimes hongrois et polonais et même tchèques qui prennent aussi une voie problématique.

Nous sommes face à un dilemme dans l’économie de la mondialisation, chacun des États européens ne pèsent plus grand-chose, seule l’Union européenne peut jouer un rôle déterminant devant la puissance des Etats-Unis, de la Chine et des GAFA.

Mais l’Union européenne n’est pas une démocratie.

C’est Philippe Séguin dans son discours du 5 mai 1992 sur la ratification du traité de Maastricht qui l’a dit de la manière la plus tranchée :

« Pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe
un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité !  »

Nous votons dans la circonscription nationale mais les décisions structurantes ont été prises auparavant non par « L’Europe » mais par les exécutifs nationaux dans le cadre de négociation européenne, et ont été figés dans des traités.

Dès lors, le vote national ne peut plus guère avoir de conséquences et la population semblent se résoudre qu’une même politique économique se poursuivent malgré les alternances.

Quelquefois, les technocrates européens se trahissent et dévoilent cette réalité :

  • «Ne vous inquiétez pas, en Europe nous avons le système qui permet de ne pas tenir compte des élections.» a dit un fonctionnaire européen à Raphael Glucksmann <mot du jour du 25 mars 2015>
  • « Doit-on déterminer notre politique économique en fonction de considérations électorales ? » avait questionné Manuel Barroso et dans son esprit la manière de poser la question manifestement conduisait vers une réponse négative. Notre politique économique ne doit pas tenir compte des élections <mot du jour du 5 mars 2013>
  • «Je voudrais également savoir comment la France prévoit de se conformer à ses obligations de politique budgétaire en 2015, conformément au pacte de stabilité et de croissance. » a exigé Jyrki Katainen, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires du gouvernement désigné suite à des élections en France <mot du jour du 27 octobre 2014 >

Croire que cette situation n’abime pas la démocratie libérale me semble particulièrement naïf.

Les conséquences sont simples : une augmentation de l’abstention et une montée des partis extrémistes.

Et nous arrivons à la quatrième menace contre la démocratie libérale qui devait triompher selon Fukuyama : les GAFA et les entreprises numériques.

Je vous renvoie vers tous ces mots du jour :

18 mai 2016 : « Une course à mort est engagée entre la technologie et la politique. » Peter Thiel un des fondateurs de Paypal, cité par Marc Dugain et Christophe Labbé dans leur livre « L’Homme nu »

10 mai 2016 « Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique, et l’affronter en tant que tel. » Evgeny Morozov

2 mars 2016 « Le pouvoir des GAFA c’est d’être la porte d’entrée du monde vers vous, « individu » et la porte d’entrée de l’individu sur le monde » Olivier Babeau

Et bien sur ce que Yuval Nopah Harari dit sur ce sujet : <Sapiens>

Et pour finir, cette analyse du sociologue Zygmunt Bauman :

3 mars 2016 : « S’enfermer dans […] une zone de confort, où le seul bruit qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage.».

Cette zone de confort qui nous interdit de plus en plus le débat, beaucoup n’écoutent plus que celles et ceux avec qui ils sont d’accord.

Les matins de France Culture sont allés à Chicago, un an après la victoire de Trump. Une femme politique américaine, adversaire de Trump, faisait ce constat :

« Nous n’avons plus rien de commun avec ce peuple qui vote Trump, nous ne nous parlons plus, nous ne nous écoutons plus, nous ne regardons pas les mêmes sources d’information, quand l’un parle l’autre croit qu’il s’agit de fake news »

Ma certitude que la démocratie libérale s’imposerait forcément sur la planète a beaucoup régressé.

Ma compréhension et ma connaissance des éléments qui mettent en danger la démocratie libérale ont progressé.

Mais mon souhait de continuer à vivre dans une démocratie libérale reste intact.

<1013>


Lundi 22 janvier 2018

« Le poly-gourouisme »
Concept inventé par Annie et moi pour signifier qu’il faut savoir diversifier ses référents

Reprenons donc le cours des mots du jour, celui-ci étant donc dans une numérotation en base 10 (pour comprendre cette incise il faut aller lire le commentaire de Jean-Philippe), le 1001ème.

Il se peut que dans la suite de cette « aventure », il m’arrive de ne pas trouver l’énergie ou le temps de rédiger un article pour un jour, dans ce cas je suivrai le conseil de Daniel et je renverrai un simple lien vers un mot ancien, en expliquant qu’en ce jour je ne suis pas arrivé à écrire un mot nouveau.

Mais tel ne fut pas le cas la semaine dernière, contrairement à ce que certains d’entre vous m’ont fait remonter selon divers canaux.

J’ai voulu, en insistant, rappeler qu’il y a 1000 mots du jour sur le blog et que probablement certains méritent relecture.

D’ailleurs, dans les semaines qui suivent, tout en écrivant des mots du jour nouveau, je continuerai à puiser, à rappeler et à approfondir des articles déjà écrits.

Je commence aujourd’hui par un mot, certes peu élégant, mais qui a du sens : le polygourouisme.

Wikipedia nous donne les définitions d’un « Gourou », mot qui vient du sanskrit guru qui signifie « enseignant », « précepteur », « maître ».

Ce terme peut prendre des définitions positives : maître spirituel qui se réclame d’une tradition religieuse orientale ou un expert dans un domaine particulier notamment en informatique ou en management.

Il peut aussi avoir une connotation négative et désigner un manipulateur ou le chef d’un groupe religieux sectaire.

Vous comprendrez que ce terme de polygourouisme s’inspire de la dichotomie entre polythéisme et monothéisme. Les peuples polythéistes adorent plusieurs dieux, cela ne leur posent donc pas de problème que d’autres peuples adorent d’autres dieux, ils peuvent même les faire entrer dans leur propre panthéon s’ils y trouvent un intérêt. Rien de tel pour les monothéistes qui selon les termes de Régis Debray, un de « mes gourous », ont fait la confusion entre « la croyance » et « la vérité » et il ajoute et « cela c’est de la dynamite !».

Annie et moi avons conçu ce concept dans le cadre de l’évolution de nos habitudes alimentaires. Mes soucis de santé, notre santé générale à tous deux dans un corps de plus en plus expérimenté mais toutefois vieillissant ; dans un contexte de suspicion par rapport aux aliments qu’on nous propose, nous ont conduit à consulter des médecins, des spécialistes certains même de culture non occidentale et aussi de lire des articles et des ouvrages. Nous n’avons pas trouvé de référent, mais des conseils très diversifiés voire contradictoires. Dans ce domaine nous cherchions un référent, un gourou donc. Nous y avons renoncé, toutefois nous suivons des conseils et des réflexions de plusieurs dans une logique de polygourouisme.

Revenons maintenant au monde de l’esprit et de la réflexion, tout en n’oubliant pas l’intelligence du cœur.

Récemment, le 12 janvier 2018, un historien des idées, Daniel Lindenberg est mort. En 2002, il avait publié un essai intitulé « Le Rappel à l’ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires ». Dans cet ouvrage, il attaquait des personnalités intellectuelles qui venaient comme lui des milieux de gauche et qu’il accusait d’être devenues réactionnaires. Son propos conduisait à vouloir ostraciser ces personnes, faire une sorte de liste noire d’intellectuels à qui il ne fallait plus accorder aucune confiance, ne plus lire, et même s’opposer qu’il puisse disposer de tribunes pour s’exprimer.

Parmi ces intellectuels, il y avait Marcel Gauchet. Et vous pouvez lire par exemple dans cet article de slate, comment certains ont tenté d’empêcher Marcel Gauchet de s’exprimer au Rendez-vous de l’Histoire de Blois en 2014.

Il faut bien comprendre ce que cela signifie.

Ce n’est pas un débat où on laisse Marcel Gauchet exprimer ses idées et dans lequel on argumente pour critiquer ou nuancer celles avec lesquelles on n’est pas d’accord. On refuse le débat ! On intime l’ordre de ne pas laisser « ce renégat » s’exprimer. Parce qu’on est contre certaines de ses idées, on rejette globalement la personne, on refuse de l’écouter.

Ceci m’est absolument insupportable !

En outre, je trouve que Marcel Gauchet est un homme d’une très grande consistance et très intéressant. Il a d’ailleurs inspiré plusieurs de mes mots du jour, par exemple celui du 14 juin 2016 :

«En haut on parle technique et en bas on ressent le changement du monde et on ressent l’absence de perspective à l’égard de ce changement.»

Est-ce que je suis d’accord avec toutes les réflexions, toutes les propositions de Marcel Gauchet ? Bien sûr que non. Mais je l’écoute avec attention et cette écoute m’apporte beaucoup de connaissances et, ce qui est plus important encore, de questionnements.

Alain Finkielkraut fait aussi partie des intellectuels que Lindenberg voue aux gémonies. Je suis beaucoup plus réticent devant les idées et les peurs développées par Alain Finkielkraut que devant les réflexions de Marcel Gauchet, mais cela signifie-t-il que l’auteur de « la Défaite de la pensée » ne dit que des choses inintéressantes, qu’il ne peut rien m’apporter, qu’il ne mérite même pas que je l’écoute ?

Bien sûr que non. J’irai plus loin, son émission « Répliques » constitue un exemple de lieu de débat sans concession dans l’honneur et le respect des idées. J’y reviendrai d’ailleurs.

Emmanuel Todd est également un intellectuel qui m’intéresse et m’inspire, mais il n’est pas question d’être d’accord avec tout ce qu’il dit, il est raisonnable de ne pas le suivre dans certains de ces excès, pour autant je continue à l’écouter.

Ecouter les idées avec lesquelles on est d’accord, mais aussi les autres. Accepter d’être bousculé, remis en question. Mais pour ce faire il faut écouter et lire des personnalités et des intellectuels qui ont des idées différentes, l’essentiel étant qu’ils argumentent, qu’ils fondent leurs réflexions sur des sources, des faits, un raisonnement.

Voici comment je définirai le polygourouisme.

Mais faut-il parler de gourous ?

Cela peut se discuter, mais je trouve ce terme amusant et aussi pertinent.

Souvent on l’utilise plutôt pour le dénigrement.

Personne qui lit régulièrement ce mot du jour ne peut ignorer que Yuval Noah Harari l’auteur de « Sapiens » et de « Homo Deus » fait partie des intellectuels qui m’inspirent et m’aident à poursuivre cette quête d’essayer de comprendre le monde.

Or <Valeurs actuelles traite explicitement Yuval Noah Harari de gourou>

Et cela me va, il fait partie de mon panthéon polygourouiste, comme Edgar Morin, Michel Serres et bien d’autres.

La disposition d’esprit d’accepter d’examiner et de se nourrir de réflexions différenciées voire antinomiques constitue d’ailleurs le meilleur moyen d’approcher la complexité du monde.

Pour finir et donner un exemple, accepter la complexité de l’union européenne, c’est faire appel à Jacques Delors :

« Notre union repose, selon l’inspiration de l’Acte Unique, sur trois principes :
la compétition qui stimule,
la coopération qui renforce,
la solidarité qui unit.
11 février 2013

Mais aussi à Philippe Seguin

« Pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe
un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité !  »
8 juillet 2015

Et même à Philippe de Villiers,

« Avec le recul, je pense que nous [les anti maastrichtiens de droite] nous sommes trompés, trompés de cible et d’argumentaire : nous combattions le « Super État » [Européen].
La construction européenne n’est qu’un affichage.
En réalité, elle est une déconstruction. Le but n’est pas de faire émerger une nouvelle entité politique, mais d’en finir avec la politique. »
5 avril 2016

J’avais cité le 4 septembre 2013, Georges Bidault qui parlant des résistants et des trotskystes décrivait très bien le comportement des Lindenberg et consorts

« Les résistants c’est comme les trotskystes
Avec un, tu fais un Parti
avec deux, tu fais un congrès
avec 3, tu fais une scission »

<1001>

Jeudi 21 décembre 2017

« Donald Trump est toujours président des Etats-Unis »
Constatation de la réalité alors que son biographe nous avait donné l’espoir qu’il démissionnerait à l’automne.

Aujourd’hui j’exerce un droit de suite.

Le mot du jour du 28 août 2017 donnait cette prédiction :

« Mais si on peut croire le biographe de Trump, nous serons bientôt débarrassés de cet <histrion>, car comme <Le Point> le relate l’écrivain américain Tony Schwartz qui est l’auteur des mémoires du milliardaire, The Art of the Deal (1987) est persuadé que l’affaire russe aura raison de la présidence du 45e président des États-Unis et que ce dernier démissionnera dès l’automne. Le 21 décembre, nous serons à la fin de l’automne et nous examinerons si cette prédiction hardie s’est révélée exacte. »

Nous sommes le 21 décembre, jour du solstice d’hiver, donc fin de l’automne. Force est de constater que Donald Trump est toujours président des Etats-Unis. C’était donc encore une fake news !

Donald Trump, récemment, pour garder le soutien des évangélistes, a accepté que l’ambassade des Etats-Unis soit transférée de Tel-Aviv à Jérusalem.

Mais ce n’est que l’écume des choses.

En profondeur et en plein accord avec la majorité républicaine, il a fait passer une baisse énorme des impôts.

Vous pouvez lire cet article de « Nouriel Roubini »

Parallèlement un groupe d’économistes dont Thomas Picketty ont publié un nouveau rapport sur les inégalités mondiales, dont vous trouverez une synthèse : <ICI>.

Les inégalités croissent au niveau des revenus, comme au niveau des patrimoines.

Elles ne croissent pas dans les mêmes proportions dans toutes les régions du monde, elles croissent davantage aux Etats-Unis qu’en France et en Europe.

Résumons la situation en quelques mots :

Trump a été élu par les blancs et même les blanches qui ont oublié le machisme de cet homme. C’étaient les blancs de la classe moyenne qui ont constaté que leurs revenus stagnaient depuis 30 ans.

Dans le rapport sur les inégalités on comprend que les Etats-Unis sont toujours en croissance mais que cette croissance profite à un très petit nombre d’individus.

Les Etats-Unis, par les brevets, la recherche et le développement, la créativité continuent à dominer largement le monde. Mais des entrepreneurs avisés ont compris que pour faire davantage de profits il faut délocaliser la partie matérielle et industrieuse de l’activité.

Le problème essentiel est donc, pour les classes moyennes blanches américaines, un problème de répartition des richesses entre américains, en amont sur les revenus, en aval de redistribution par les impôts.

Non seulement Donald Trump ne règle pas le problème, mais il l’aggrave. Mais je rappelle qu’il n’est pas seul, sur ce point le Parti Républicain le soutient pleinement.

Le pire c’est que je suis persuadé qu’à terme ce processus est aussi délétère pour les plus riches.

<993>

Mardi 19 décembre 2017

« Et de nos jours encore, c’est dans une plus large extension de l’entraide que nous voyons la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce. »
Pierre Kropotkine dans « L’entraide, un facteur de l’évolution »

Pablo Servigne a expliqué que le titre du livre qu’il a écrit avec Gauthier Chapelle : « L’entraide, l’autre loi de la jungle » doit beaucoup à Pierre Kropotkine que j’ai découvert à cette occasion.

Dans l’émission la Grande Table dont il était question hier, Pablo Servigne présente cet homme de la manière suivante :

« Kropotkine était un prince russe et quand il était jeune il a aimé la lecture de Darwin. Il a refusé un poste dans l’armée à Moscou et a préféré  partir en scientifique en Sibérie, pour vérifier les idées de Darwin. Darwin était parti dans un pays d’abondance, alors que Kropoktine est parti en milieu hostile où régnait la pénurie. Et ce que Kropotkine a observé pendant des années, c’est plutôt que les êtres vivants s’entraident.

Et mieux, ceux qui survivent ne sont pas forcément les plus forts, ce sont ceux qui s’entraident. Et il en a écrit un livre qui s’appelle « l’entraide un facteur d’évolution.[…] Il a été oublié, mais aujourd’hui les scientifiques recommencent à le citer, depuis les années 2000, on va dire, parce qu’il avait apporté cette idée majeure : l’entraide n’a pas pour cause la génétique [on est dans l’entraide parce qu’on est proche génétiquement] l’altruisme et l’entraide émergent dans la nature par les conditions du milieu hostile Et c’est le fait qu’on s’associe qui permet la survie. Et c’est pour cela qu’on recommence à citer Kropotkine. »

Pablo Servigne explique aussi qu’il avait été oublié par les milieux politiques parce qu’il était anarchiste. Les marxistes n’aimaient pas les anarchistes et n’aimaient pas non plus les arguments biologiques. L’idée de Kropotkine était incroyable, il faut plutôt lutter contre l’Etat, car c’est en détruisant l’Etat qu’on pourra faire sortir les capacités altruistes de l’être humain. Les marxistes quant à eux pensaient pouvoir créer un homme nouveau sur une page blanche à partir de l’idéologie.

Cette introduction m’a conduit à essayer d’en savoir un peu plus sur cet homme qui a été confronté à la fin du régime tsariste, les révolutions russes et le début du régime Bolchevique.

Quand on s’intéresse à Pierre Kropotkine, sa dimension d’anarchiste apparaît en premier. Il est très présent sur des sites libertaires et anarchistes.

Pierre Alexeïevitch Kropotkine est né le 26 novembre 1842 à Moscou (Russie) et il est descendant de la famille du grand-prince de Kiev. Il embrasse donc la carrière militaire et ayant conquis ses galons d’officier, demanda, comme nous l’a appris Pablo Servigne à être affecté à un régiment de Cosaques en Sibérie. Il peut ainsi explorer le bassin du fleuve Amour et la Sibérie orientale.  Un évènement marquant va décider de son avenir et probablement de certaines de ses idées politique : l’insurrection polonaise de 1863 et la terrible répression qui s’en suit. Cet évènement provoque sa démission de l’armée impériale russe. Il s’installe à Saint-Pétersbourg où il suit des études de mathématiques et de géographie. Au début des années 1870, il voyage en Extrême-Orient puis en France et en Suisse. C’est au cours d’un ces voyages à l’étranger qu’il se rapproche des milieux anarchistes et surtout des Nihilistes. En 1872, il adhère à la Fédération jurassienne de la Première Internationale et se rallie au groupe révolutionnaire de Mikhaïl Bakounine, qui s’oppose alors à Karl Marx.

Wikipedia nous apprend en outre :

« Qu’en raison de son activité d’anarchiste, il est arrêté à Lyon en 1883 et puis condamné à 5 ans de prison. Une pétition pour sa remise en liberté est signée par Victor Hugo et il est amnistié en 1886.
Après des années d’exil, il retourne en Russie en 1917, après la révolution de Février. Fidèle à ses convictions anarchistes, il refuse un poste de ministre proposé par Aleksandr Kerenski, même s’il soutient son gouvernement.
Après la révolution d’Octobre, il critique ouvertement le nouveau gouvernement bolchévique, la personnalité de Lénine et la dérive dictatoriale du pouvoir.

Le 8 février 1921, Kropotkine meurt à l’âge de 78 ans, à Dmitrov, près de Moscou. Sa famille et ses amis refusent au gouvernement bolchevique des funérailles nationales, celles-ci sont organisées par une commission composée de militants anarchistes. Le 10 février, le cercueil est transféré à Moscou dans un train orné de drapeaux noirs et de banderoles arborant des slogans comme « Là où il y a autorité, il ne peut y avoir de liberté », « Les anarchistes demandent à être libérés de la prison du socialisme » ou « La libération de la classe ouvrière, c’est la tâche des travailleurs eux-mêmes ». Le cercueil est exposé durant deux jours dans la salle des colonnes de la Maison des syndicats, au fronton de laquelle est accroché un énorme calicot portant une inscription dénonçant le gouvernement bolchevique et sa répression.

L’enterrement a lieu le 13 février. Bravant le froid, 20 000 Moscovites suivent le cortège qui s’arrête une première fois au musée Léon Tolstoï où est jouée la Marche funèbre de Frédéric Chopin, puis une seconde fois au niveau de la prison de la Boutyrka où s’entassent nombre de prisonniers politiques qui manifestent en frappant sur les barreaux. Kropotkine avait demandé que ne soit pas chantée L’Internationale lors de ses funérailles, tant elle ressemblait déjà « à des hurlements de chiens faméliques ».

L’enterrement de Kropotkine est la dernière manifestation libertaire de masse sous un gouvernement bolchevique. Dès le mois de mars, toutes les organisations anarchistes sont interdites, leurs militants persécutés. »

Mais ce qui m’intéresse précisément chez cet homme c’est son étude qui nuance la théorie de Darwin sans la contredire. Il a donc écrit ce livre dont parle avec admiration Pablo Servigne : « L’entraide, un facteur de l’évolution »

Un article de Mediapart revient sur cet ouvrage en éclairant le nouveau livre de Servigne et Chapelle :

[..] un récit différent du passé, initié par la figure géniale de Pierre Kropotkine, prince de famille royale, géographe et scientifique, qui préféra, à un destin familial tout tracé, partir en Sibérie, l’année même où Darwin publie De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859). Il « y observe surtout de l’entraide – des espèces animales, comme les loups, et des petites sociétés sans État, qui s’associent pour survivre dans des conditions climatiques difficiles, voire hostiles ». Kropotkine est ainsi le premier « à mettre en évidence le rôle fondamental des conditions environnementales dans l’évolution de l’entraide ». Il est d’ailleurs, jugent les chercheurs, « intéressant de constater que Darwin a effectué ses observations principalement sous les tropiques, un milieu de relative abondance et de confort thermique comparé à la Sibérie de Kropotkine ».

Toutefois, « une deuxième raison pour laquelle Kropotkine a plus facilement observé l’entraide que Darwin tient probablement à sa culture. Éduqué dans les valeurs humanistes des Lumières, il a ensuite beaucoup voyagé en Europe occidentale au contact de la classe ouvrière, qui développait une culture de la solidarité et de l’association ». En outre, sa vision « d’une nature coopérative ne collait pas avec celle de la biologie évolutive moderne, très majoritairement anglophone, imprégnée d’anti-communisme et travaillant de plus en plus sur les gènes et les individus ».

Mais l’originalité de Kropotkine tient surtout « au fait qu’il entre dans le débat politique avec des arguments naturalistes. Partant à la recherche des fondements biologiques de l’entraide, il prend à contre-pied la majorité de la gauche de son époque (dont les partisans de Marx), qui adopte au contraire une conception anti-déterministe de la nature humaine – une vision qui considère que l’être humain n’est pas soumis aux lois de la nature ». Une discordance qui vaudra à Kropotkine des décennies d’oubli de sa pensée et de ses écrits […]

Un des points forts de l’ouvrage est de montrer que, […] c’est dans les conditions les plus difficiles que l’entraide se développe le mieux. Ainsi de la cohabitation entre pins et sapins, « des arbres qui entrent en compétition lorsque les conditions de vie sont bonnes, mais s’entraident lorsqu’elles se durcissent (froid, vent, pauvreté des sols…). Jusqu’à ce qu’une équipe américaine s’intéresse à cela dans les années 1990, on n’avait vu que la moitié du tableau ».

Quand on connaît le titre de l’ouvrage et l’auteur, il est possible de trouver beaucoup de références sur internet.

Mais encore mieux, l’ouvrage intégral est publié sur ce site : <https://fr.wikisource.org/wiki/L’Entraide, un facteur de l’évolution>

Je peux donc vous livrer une partie de la conclusion :

Attribuer le progrès industriel de notre siècle à cette lutte de chacun contre tous qu’il a proclamée, c’est raisonner comme un homme qui, ne sachant pas les causes de la pluie, l’attribue à la victime qu’il a immolée devant son idole d’argile. Pour le progrès industriel comme pour toute autre conquête sur la nature, l’entr’aide et les bons rapports entre les hommes sont certainement, comme ils l’ont toujours été, beaucoup plus avantageux que la lutte réciproque.

Mais c’est surtout dans le domaine de l’éthique, que l’importance dominante du principe de l’entr’aide apparaît en pleine lumière. Que l’entr’aide est le véritable fondement de nos conceptions éthiques, ceci semble suffisamment évident. Quelles que soient nos opinions sur l’origine première du sentiment ou de l’instinct de l’entr’aide — qu’on lui assigne une cause biologique ou une cause surnaturelle — force est d’en reconnaître l’existence jusque dans les plus bas échelons du monde animal ; et de là nous pouvons suivre son évolution ininterrompue, malgré l’opposition d’un grand nombre de forces contraires, à travers tous les degrés du développement humain, jusqu’à l’époque actuelle. Même les nouvelles religions qui apparurent de temps à autre — et toujours à des époques où le principe de l’entr’aide tombait en décadence, dans les théocraties et dans les États despotiques de l’Orient ou au déclin de l’Empire romain — même les nouvelles religions n’ont fait qu’affirmer à nouveau ce même principe. Elles trouvèrent leurs premiers partisans parmi les humbles, dans les couches les plus basses et les plus opprimées de la société, où le principe de l’entr’aide était le fondement nécessaire de la vie de chaque jour et les nouvelles formes d’union qui furent introduites dans les communautés primitives des bouddhistes et des chrétiens, dans les confréries moraves, etc., prirent le caractère d’un retour aux meilleures formes de l’entr’aide dans la vie de la tribu primitive.

Mais chaque fois qu’un retour à ce vieux principe fut tenté, l’idée fondamentale allait s’élargissant. Du clan l’entr’aide s’étendit aux tribus, à la fédération de tribus, à la nation, et enfin — au moins comme idéal — à l’humanité entière. En même temps, le principe se perfectionnait. Dans le bouddhisme primitif, chez les premiers chrétiens, dans les écrits de quelques-uns des docteurs musulmans, aux premiers temps de la Réforme, et particulièrement dans les tendances morales et philosophiques du XVIIIe siècle et de notre propre époque, le complet abandon de l’idée de vengeance, ou de « juste rétribution » — de bien pour le bien et de mal pour le mal — est affirmé de plus en plus vigoureusement. La conception plus élevée qui nous dit : « point de vengeance pour les injures » et qui nous conseille de donner plus que l’on n’attend recevoir de ses voisins, est proclamée comme le vrai principe de la morale, — principe supérieur à la simple notion d’équivalence, d’équité ou de justice, et conduisant à plus de bonheur. Un appel est fait ainsi à l’homme de se guider, non seulement par l’amour, qui est toujours personnel ou s’étend tout au plus à la tribu, mais par la conscience de ne faire qu’un avec tous les êtres humains. Dans la pratique de l’entr’aide, qui remonte jusqu’aux plus lointains débuts de l’évolution, nous trouvons ainsi la source positive et certaine de nos conceptions éthiques ; et nous pouvons affirmer que pour le progrès moral de l’homme, le grand facteur fut l’entr’aide, et non pas la lutte. Et de nos jours encore, c’est dans une plus large extension de l’entr’aide que nous voyons la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce.

Il me semble que cette réflexion et notamment cette dernière phrase est encore plus juste de notre temps.

<991>

Mercredi 15 novembre 2017

« « Paradise Papers » : y croire ou pas… »
Marie Viennot

Le samedi de 12h41 à 12h45, Marie Viennot fait une chronique appelée « La bulle économique »

Dans sa chronique du 11 novembre elle posait la question :

« Que peut-on attendre des nouvelles révélations de lICIJ [Consortium international pour le journalisme d’investigation] sur la déloyauté fiscale des grands de ce monde ? Les « Paradise Papers » sont-ils un scandale de plus ? Est-ce qu’on avance ? »

Elle a commencé par faire un détour par l’Histoire, à une époque où le Maire de Lyon était Président du Conseil : Edouard Herriot :

« Avant que les îles paradisiaques ne se spécialisent dans la domiciliation de comptes cachées dans les années 20, il était une île bien plus proche, et sans accès à la mer : la SUISSE.
La Suisse est devenue une planque pour les grandes fortunes françaises au début du 20e siècle, parce qu’en 1902 a été créé en France un impôt sur les successions. Ainsi a commencé l’exode des grandes fortunes, et de leur capitaux dans l’indifférence relative des pouvoirs politique, jusqu’en 1932.
Le 27 octobre 1932, sur demande du ministère des finances, un commissaire perquisitionne un appartement loué à Paris par la Banque Commerciale de Bale, l’une des plus grandes banques suisses. Il saisit de très nombreux papiers, mais surtout un carnet, qui met en regard des numéros de compte et le nom et adresse de leurs bénéficiaires. Ce sont les Paradise Papers avant l’heure. On y trouve pas Bernard Arnault, Total, Apple, Madonna et Philippe Starck, mais tout le bottin mondain français : députés, sénateurs, anciens ministres, évêques, généraux, la famille Peugeot, la famille Coty propriétaire du journal le Matin etc..
A l’époque, on ne compte pas l’ampleur des fuites en kilo octet, mais 1 000 personnes sont dans ce carnet. L’affaire mettra 10 jours à s’ébruiter, mais elle arrive finalement au Parlement, et ce qu’on y entend alors ce n’est pas « honte à eux », mais plutôt :Il est normal que chacun prenne des mesures pour protéger le bien diminué qui lui reste, car la fiscalité est trop lourde.

Le Parlement refusera même de lever l’immunité des parlementaires impliqués et quelques semaines plus tard, il renversera le gouvernement Herriot pour que le scandale retombe dans l’oubli…
Côté politique, les mentalités ont donc légèrement évolué, en 1932, Jérome Cahuzac serait peut être resté ministre ! »

Et elle poursuit sur des affaires plus récentes, où il apparaît que celles et ceux qui se sont attaqués ont toujours eu beaucoup de problèmes, dépensé beaucoup d’énergie, d’argent. Il arrive même encore aujourd’hui que des journalistes soient assassinés dans des pays de l’Union européenne.

Elle évoque ainsi Denis Robert qui a mis à jour le rôle obscur de la société luxembourgeoise « Clearstream », chambre de compensation internationale située au Luxembourg, spécialisée dans l’échange de titres. Denis Robert pour ce faire a subi 10 ans de procédures et de harcèlement de la part de cette société et des avocats qu’elle avait lancé contre Le journaliste. Finalement, en février 2011, après 10 ans de procédures, Clearstream avait quand même perdu tous les procès contre Denis Robert. Se fondant sur l’article 10 de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la Cour de Cassation a explicitement reconnu « l’intérêt général du sujet» et le « sérieux de l’enquête » de Denis Robert

En revanche, l’enquête qui avait été ouverte par la justice luxembourgeoise pour blanchiment d’argent et escroquerie fiscale à l’encontre de Clearstream a abouti en 2004 à un non-lieu en raison de l’insuffisance des preuves sur le blanchiment, de la non rétroactivité des lois (le Luxembourg n’ayant adopté une législation contre le blanchiment qu’à la fin des années 1990), de la double comptabilité et de la prescription de certains délits mineurs. En novembre 2004, le parquet grand-ducal a clôturé l’enquête principale portant sur le blanchiment de capitaux.

En 1997 Denis Robert avec Philippe Harrel ont réalisé un documentaire « Journal intime des affaires en cours  »

Marie Viennot décrit ce documentaire de la manière suivante :

« C’est l’histoire d’un voyage de l’autre côté du miroir des « affaires », dans le monde de l’entremise et de l’argent occulte

Juges impuissants, intermédiaires qui font leur beurre de leur intelligence mise au service du contournement des règles, sociétés écrans, politiques qui utilisent l’opacité pour enfreindre les règles, tout y est, tout est dit. 20 ans plus tard, les noms ont changé, les pratiques se sont sophistiquées, mais quoi de neuf finalement ?

La différence de taille, c’est que cette fois, les révélations sont mondiales, or c’est à cet échelon que le problème se pose. C’est déjà un bon point. Aucun gouvernement ne peut étouffer durablement les affaires qui sortent. […]

La différence, c’est aussi que les journalistes qui ont travaillé sur les « Paradise Papers » sont plusieurs centaines, et qu’il sera plus difficile de les harceler judiciairement. Contrairement à Denis Robert, sorti blanchi par la justice après 10 ans de procès, et 150 000 euros de frais de procédure pour les procès intentés par CLEARSTREAM dont il avait dénoncé les pratiques occultes dans plusieurs livres et documentaires. Souvenons-nous aussi que Denis Robert n’avait pas eu reçu beaucoup de soutien. Cela a complètement changé.

Et puis elle rappelle qu’une journaliste a été assassinée récemment à Malte : Daphne Caruana Galizia qui enquêtait sur les comptes cachés de la classe politique de son pays en s’appuyant sur les « Panama Papers ». Le premier ministre de Malte, Joseph Muscat l’avait appelée « sa plus grande adversaire ». Après son assassinat, il a expliqué que : « Tout le monde sait que Daphne Caruana Galizia me critiquait violemment, sur le plan politique et personnel. Mais personne ne peut justifier cet acte barbare de quelque manière qui soit ». Prenons acte de cette déclaration de ce gouvernant dont le pays appartient à l’Union européenne. D’ailleurs, la Commission Européenne s’est dite « horrifiée » et a réclamé une enquête indépendance.

Marie Viennot donne une note d’espoir :

« En 2017, en Europe on tue donc encore pour des enquêtes mal venues, mais en 2017, les journalistes sont de plus en plus nombreux à s’intéresser aux pratiques déloyales des élites économiques et ceux qui trichent savent qu’ils ne sont plus totalement à l’abri des regards. »

Mais les faits sont têtus et il existe un cercle vicieux de la fraude, de l’affaiblissement des états et de la lutte contre la fraude.

Car cet argent qui échappe à l’impôt conduit les Etats et notamment la France à être plus impécunieux. Et quand l’Etat a moins de ressources financières, il a aussi moins de moyens d’action. Marie Viennot cite un article de Marianne où Eva Joly a fait le compte : « 27 juges d’instruction au pôle financier de Paris en 2001, 13 en 2007, 8 en 2012″… ». Marie Viennot rappelle cependant qu’il y a eu la création du Parquet National Financier après l’affaire Cahuzac.

Une chose reste certaine, cette lutte dépasse les limites de la seule France, le combat est mondial. Déjà au niveau européen, le consensus est très compliqué à réaliser en raison de l’intérêt de certains États et du bénéfice qu’ils tirent de la situation actuelle.

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Mardi 14 novembre 2017

« Pour une entreprise, l’impôt est un coût comme un autre, qu’il faut réduire par tous les moyens légaux. »
Bruno Bonnell député République en marche de la circonscription de Villeurbanne

Bruno Bonnell est un chef d’entreprise important de la région lyonnaise. Il a été notamment patron d’Infogrames. Dans une compréhension des intérêts réciproques, il était proche du maire de Lyon, Gérard Collomb. Ce fait a dû jouer un rôle important dans sa désignation comme candidat du parti présidentiel contre Najat Vallaud Belkacem dans la circonscription législative de Villeurbanne qui était un fief historique du Parti socialiste. Il a gagné et il est donc maintenant député et représentant de la nation.

Vous savez que la semaine dernière, 95 médias réunis dans un partenariat ont exhumé 13,5 millions de documents surnommés Paradise papers sur les pratiques d’optimisation fiscale de multinationales et de particuliers dans le monde.

C’est dans ce contexte que  Bruno Bonnell était invité de RTL mercredi dernier.

Il trouve le terme « optimisation » positif, par voie de conséquence l’optimisation fiscale l’est aussi. Plus précisément il a dit :

« Le mot optimisation est intéressant parce qu’il est positif. Quand on optimise son énergie, on est quelqu’un de bien. Mais quand on y ajoute le mot fiscal, on est quelqu’un de mal. On mélange tout. L’optimisation n’est pas la fraude fiscale. Aux USA on demande à un chef d’entreprise d’optimiser les taxes qu’il doit payer. C’est une philosophie. »

La plupart des personnes mises en cause répondent par cet argument : « Tout ce que j’ai fait est légal ».

Bruno Bonnell est sur cette ligne : il fait une distinction nette entre la légalité de l’optimisation et l’illégalité de la fraude :

« Pour une entreprise, l’impôt est un coût comme un autre, qu’il faut réduire par tous les moyens légaux. Dans un État de droit, il y a des règles. Quand on est chef d’entreprise, il y a des règles et il faut jouer avec. On n’est pas dans la morale. Parce qu’au nom de la morale on a fait beaucoup de bêtises. »

Accordons lui qu’il souhaite promouvoir « une harmonie fiscale en Europe » :

« En tant que politique, on doit continuer de façon obsessionnelle à faire de l’Europe un bloc fiscal cohérent. On ne peut pas continuer de laisser des trous dans la raquette en Europe, avec une diversité fiscale portée par certains pays comme l’Irlande, les Pays-Bas, Malte, qui sont des pays microscopiques par rapport à l’Allemagne, la France, l’Espagne ou l’Italie. Aujourd’hui, de nombreuses multinationales viennent en Europe parce que le marché repart et font leur marché en demandant à chaque pays : « Que proposez-vous comme taxes ? » Ça, c’est une erreur. »

Sur ce point, je ne peux être que d’accord.

Mais avant d’interroger la notion d’optimisation fiscale et de légalité, <Vous trouverez sur le site lelab.europe1.fr, l’information suivante concernant Bruno Bonnell> : Mediacités s’est aperçu que Bruno Bonnell possède une société au Delaware, aux Etats-Unis, un État qui présente les caractéristiques d’un paradis fiscal – sans être reconnu comme tel par l’OCDE. On apprend également que l’homme d’affaires a restructuré son patrimoine pour échapper à l’impôt sur la fortune (ISF) et l’impôt sur le revenu pendant deux ans.

Sur le fond !

<Cash investigation d’Elise Lucet a consacré son dernier opus aux Paradise Papers et vous pourrez trouver le replay ici si vous n’avez pas vu cette émission en direct>

L’émission <L’esprit public de France Culture de ce dimanche> a consacré sa première partie à ce sujet.

Gérard Courtois, Directeur éditorial du journal « Le Monde » a clairement posé le problème, en balayant d’un revers de main, la distinction entre légalité et moral, pour affirmer :

« C’est un problème fondamentalement politique qui ébranle les piliers de notre contrat démocratique »

Un problème politique !

Dans le mot du jour d’hier il était également question d’un sujet dans lequel la Loi actuel heurtait notre raison, notre connaissance : « un enfant de 11 ans ne saurait consentir, en pleine conscience, à une relation sexuelle avec un adulte » Et nous en étions arrivé à cette conclusion qu’il fallait changer la Loi.

Dans le sujet de l’optimisation fiscale, le sujet est politique.

Le premier pilier de notre société qui est ébranlé est celui de l’égalité devant la Loi et donc par voie de conséquence devant l’impôt. Pourquoi chacun de nous accepterait-il à consentir à l’impôt, si les plus riches peuvent y échapper, grâce à l’optimisation ?

Cela constitue une fracture dans la société.

Mais le second pilier est encore plus important. Et il récuse totalement l’argument de Bruno Bonnell : « L’impôt est un coût comme un autre ». Affirmer cela comme chef d’entreprise est une erreur, le dire comme élu de la Nation est une faute.

Pour le comprendre et l’expliciter, quoi de mieux que de citer l’article 13 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 :

« Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. »

C’est la juste part à donner pour faire société, pour permettre à la société d’assurer pour l’ensemble de ses membres la sécurité publique, les services communs et la solidarité.

Ne pas donner sa part, c’est vouloir faire sécession, ne plus faire partie de la même société.

La mondialisation telle qu’elle s’est développée a surinvesti sur la compétition et n’a pas assez pris en compte la coopération pourtant indispensable devant les grands défis de l’humanité : le défi écologique, le défi de l’alimentation de l’humanité, de sa santé, de la paix entre les Etats et à l’intérieur des Etats.

Un des premiers mots du jour (c’était le n° 78) avait cité le secrétaire au Trésor du président Roosevelt qui disait : «Les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée, trop de citoyens veulent la civilisation au rabais»

Cet homme s’appelait Henry Morgenthau, ses propos datent de 1937.

A l’époque les taux d’imposition à l’impôt sur le revenu étaient beaucoup plus élevés, notamment aux Etats-Unis qu’aujourd’hui.

Lors de cette même émission, Gilles Finkelstein rapporte le chiffre suivant : « 40% des profits des grands groupes internationaux seraient localisés dans des lieux offshore dans lesquels ils ont une adresse mais pas de salariés »

Le schéma joint à cet article présente le palmarès délétère des pays les plus touchés par l’évasion fiscale selon une estimation réalisée par des organisations spécialisées dans la lutte contre l’évasion fiscale. La France est sixième et dans ce domaine dépasse l’Allemagne !

Ce qui est légal, n’est pas forcément juste.

Ce n’est pas juste si la conséquence en est une civilisation au rabais !

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Vendredi 10 novembre 2017

« [Macron] est quelqu’un qui a beaucoup de confiance en lui-même.Mais ce poste nécessite de l’humilité. »
David Axelrod, ancien conseiller principal de Barack Obama.

On dit que David Axelrod a joué un rôle essentiel dans l’élection de Barack Obama. Il l’a ensuite suivi et a été son principal conseiller à la Maison Blanche.

Les matins de France Culture s’étaient délocalisés à Chicago, le 6 novembre, pour interroger l’Amérique après un an de présidence Trump.

Un des invités fut David Axelrod.

A la fin de l’entretien, Guillaume Erner lui a demandé ce qu’il pensait de Macron.

David Axelrod :

« Je pense que c’est une des personnes les plus surprenantes sur la scène mondiale.
Le monde manque de leadership. Il essaie de le remplir.
Angela Merkel a ses propres difficultés en Allemagne.
Nous avons ce jeune leader dynamique qui veut jouer un rôle
La question qui se pose est : comment va-t-il faire arriver le changement ?
Comment est-ce que cela sera reçu.
C’est quelqu’un qui a beaucoup de confiance en lui-même.
Mais ce poste nécessite de l’humilité. »

Voilà ce que le conseiller d’Obama dit à propos de Macron : il faut de l’humilité.

En manquerait-il, selon lui ?

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