C’était un immense cadeau que nous nous offrions l’un à l’autre : du temps.
Deux fois par an, l’été et l’hiver, Fabien et moi convenions d’un jour : un vendredi, d’un lieu : un restaurant pour nous offrir ce qu’un être humain a de plus précieux : du temps de vie.
La dernière fois où nous avons eu cet échange à deux, ce fut au restaurant Bulle qui est situé juste à côté de la basilique de Fourvière.
La qualité du repas était importante, mais n’était pas principale.
Le cadre, l’écrin du dialogue, était plus essentiel.
A la fin du repas, comme nous avions prélevé 1/2 journée sur notre portefeuille de congé, nous nous accordions encore le reste de l’après-midi, pour continuer la discussion en marchant et en finissant par nous asseoir à la terrasse d’un café.
Nous parlions de tout, de politique, d’économie, d’Histoire, des relations humaines, de la santé, des idées et de la vie.
Et puis nous parlions aussi de notre finitude, la mort s’invitait à notre dialogue.
Surtout depuis un épisode qu’il avait vécu.
Le 30 novembre 2018, notre rendez-vous avait eu lieu au Restaurant « Les téléphones » situé rue Radisson dans le 5ème arrondissement de Lyon, près des ruines romaines.
Quelques semaines plus tard, en plein déjeuner, lors de la pause méridienne professionnelle, Fabien s’est écroulé victime d’un arrêt cardiaque.
Un collègue, initié dans cette technique, a immédiatement pratiqué des massages cardiaques pendant que d’autres appelaient le SAMU.
Il fut sauvé !
Lors de notre rencontre suivante, il eut ce mot :
« Je suis mort, mais j’ai ressuscité ! »
Il faut croire qu’on ne peut ressusciter qu’une fois.
Fabien a quitté définitivement la communauté des vivants le 20 juillet 2024, il avait 62 ans.
« Ressusciter » est un verbe particulier, il se conjugue à la fois avec l’auxiliaire être et avec l’auxiliaire avoir et il est surtout l’apanage d’une grande communauté de croyants qui racontent une histoire dans laquelle un homme, mais qui dans ce récit était aussi un dieu, est ressuscité, le 3ème jour après sa mort.
Christian Bobin a écrit un ouvrage en 2001 qui a pour titre « Ressusciter », on peut y lire ces mots dont j’ai extrait l’exergue du mot du jour.
« Il y a ce matin sur les arbres, les murs et dans le ciel, une lumière si tendre
qu’elle semble s’adresser aux morts plus qu’à nous.
à moins que ce ne soient les morts qui nous l’envoient,
comme on écrit une lettre rassurante à des parents un peu inquiets. »
« Ressusciter » Page 79 dans la version Folio
La dernière fois que nous nous sommes vus c’était le 17 mai, Pierre s’était joint à nous. Fabien se plaignait bien de quelques douleurs mais il ignorait alors qu’un cancer terriblement agressif était à l’œuvre. La médecine s’est révélée impuissante à stopper le mal.
Nos agapes et nos causeries fécondes nous éloignaient parfois de Lyon comme ce vendredi de juin 2020, au milieu de deux confinements, où notre lieu de rencontre se situait à Ville-sur-Jarnioux, dans la petite région appelée « Pierres dorées ».
Il venait de découvrir ce petit restaurant plein de charme : « L’Auberge de la place » situé 7 route de Theizé.
Cette fois-là, après le restaurant, nos pas nous ont amené à Chasselay.
7 jours auparavant, j’avais écrit un mot du jour sur «Le Tata sénégalais de Chasselay» parce que 80 ans plus tôt, le 20 juin 1940, des soldats allemands de la Wehrmacht et non des SS comme on l’a cru pendant longtemps, ont assassiné des soldats français parce qu’ils avaient la peau noire et qu’ils avaient résisté avec force et courage à l’armée blanche des bons aryens
Dans ce mot du jour j’expliquais que « Tata » signifie enceinte fortifiée en Afrique. L’édifice, entièrement ocre rouge, est constitué de pierres tombales entourées d’une enceinte rectangulaire de 2,8 mètres de hauteur. Son porche et ses quatre angles sont surmontés de pyramides bardées de pieux. Le portail en claire-voie, en chêne massif, est orné de huit masques africains.
On a fait venir de la terre de Dakar par avion, pour la mélanger à la terre française.
188 tirailleurs « sénégalais » ainsi que six tirailleurs nord-africains et deux légionnaires (un Albanais et un Russe) y sont inhumés. Nous nous sommes rendus, plein d’émotion, dans ce lieu de mémoire.
L’Histoire était un de nos sujets de discussion préférés. Fabien lisait énormément, c’était un puits de culture.
Au début de notre rencontre, lors des pauses méridiennes de notre service, Fabien m’étonnait par l’étendue de son savoir qu’il présentait avec assurance mais sans aucune arrogance.
J’étais tellement interpellé qu’après la pause j’allais vérifier ses dires, c’était quasi toujours parfaitement exact. Quand il y avait quelques imprécisions, il pouvait s’expliquer facilement par de petites confusions jamais essentielles. Il reconnaissait d’ailleurs facilement ces quelques erreurs minimes.
Un collègue Louis B. avait eu cette description, finalement assez juste :
« Fabien, c’est ce collègue qui, alors que tu lui demandes l’heure, te narre l’histoire de l’horlogerie »
Mais Fabien était bien plus que cela.Il était d’une profonde humanité et ce que nous échangions ce n’était pas essentiellement nos savoirs mais bien davantage ce que nous avions appris et continuions d’apprendre de la vie.
Après le mot du jour, dans lequel je laissais entrevoir une aggravation de mon état de santé, je lui envoyais un message pour l’inciter à rapidement fixer une date de rencontre car je lui disais que nous ne savions pas combien de rencontres nous pourrions encore nous offrir.
Il m’a alors répondu par ce message :
« Comme tu l’as exprimé dans ton mot du jour du 21 janvier sur « l’attente », la solitude et le silence peuvent être habités.
J’ai ressenti ce mot du jour dans toute sa profondeur comme tu l’auras sans doute deviné, une profondeur qui s’inscrit certes dans mais aussi au-delà de nos histoires et trajectoires personnelles et nous renvoie à l’humaine condition, c’est à dire à l’essentiel.
Si « La solitude et le silence peuvent être habités » c’est aussi en partie parce que les mots ne permettent pas toujours d’exprimer avec exactitude la complexité de ce que nous ressentons …
Cher Alain, nous n’allons pas pour autant sacrifier au culte de la vitesse et tu comprendras que je me refuse tout particulièrement à évaluer le nombre de repas qu’il nous resterait à partager faisons comme nous le ressentons.
Comme d’habitude, pour le choix du lieu de nos agapes, je m’en remets lâchement et pleinement à ton choix, ..aussi propose moi ( et c’est un ordre ! ) une prochaine date de rencontre. Il n’appartient qu’à nous de faire de ces moments de vrais moments d’amitié et de liberté. »
Tous ceux qui l’ont connu, ont apprécié sa bonhomie, sa bienveillance, sa rectitude. Il était de ceux à qui on pouvait toujours faire confiance, on savait que cette confiance était entre de bonnes mains.
Il savait écouter avant de parler.
Nous n’étions pas toujours d’accord, mais nous savions accepter nos désaccords et aussi évoluer à cause de l’argumentation de l’autre.
Fabien était mon collègue.
Il est devenu mon ami, un ami précieux, un ami qui fait progresser.
Nous n’irons plus ensemble dans tous ces restaurants comme « l’Étage » place des terreaux auquel on accède après avoir monté un escalier d’un autre temps.
Le serveur à l’humour « pince sans rire » nous révélait qu’il était encore plus difficile à descendre qu’à monter et que parfois après des repas arrosés, des convives descendaient très vite en roulant plutôt qu’en marchant.
Ou encore « l’Artichaut » qui se situe à côté de la merveilleuse Basilique d’Ainay, endroit qui incite au recueillement, à la méditation.
C’est lors de ce repas que Fabien m’a parlé de Jules Supervielle et comme un moment, hors du temps, m’a récité, d’un trait, ce poème :
« Encore frissonnant
Sous la peau des ténèbres
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir.
Me voici tout entier,
Je vais vers la fenêtre.
Lumière de ce jour,
Je viens du fond des temps,
Respecte avec douceur
Mes minutes obscures,
Épargne encore un peu
Ce que j’ai de nocturne,
D’étoilé en dedans
Et de prêt à mourir
Sous le soleil montant
Qui ne sait que grandir. »
J’en avais fait l’objet du mot du jour du 23 décembre 2021.
Il reste la richesse de tout ce que nous avons échangé, des souvenirs à jamais dans mon cœur de vivant.
« J’écris pour me quitter,
aussi pour inventer une maison pour les vivants,
avec une chambre d’amis pour les morts »
Christian Bobin, « Ressusciter » Page 83 dans la version Folio