Vendredi 16 juin 2017

«Il faut qu’une parole politisée fasse retour pour que le charme des mythologies économiques soit enfin rompu.»
Éloi Laurent

La troisième et dernière partie du livre d’Éloi Laurent que nous examinons cette semaine concerne la mythologie écolo-sceptique. Il exprime d’abord la constatation du recul de l’écologie politique en Europe et en France. Il ne pense pas que ce recul s’explique parce que tout le monde serait devenu écologiste. Il inscrit plutôt ce repli dans une régression sous l’effet de la crise sociale qui n’en finit plus et d’une idéologie du dénigrement dans laquelle les mythologies économiques jouent un grand rôle.

Il parle d’une échelle graduée de mauvaise foi.

« On commence généralement par prétendre que les crises écologiques sont exagérées à des fins idéologiques, puis on affirme que, quand bien même leur gravité seraient avérées, elles trouveront leur résolution naturelle au moyen des marchés et par la grâce de la croissance, avant de soutenir que, si tel n’était pas le cas, le coût économique et politique de leur atténuation serait de toute façon prohibitif.

Cette stratégie rhétorique n’est pas sans rappeler la parabole du chaudron percé imaginé par Freud dans « le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient » : soit un individu qui a emprunté à un autre un chaudron et le restitue percé d’un grand trou qui rend l’objet hors d’usage. L’emprunteur se défend par ces arguments successifs :

  1. « je n’ai jamais emprunté de chaudron » (les crises écologiques n’existent pas) ;
  2. « j’ai rendu le chaudron intact » (elles existent, mais la croissance et le marché nous en préserveront) ;
  3. « le chaudron était déjà percé lorsque je l’ai emprunté » (les deux mensonges précédents sont dévoilés, mais dissimulés derrière un troisième : les crises écologiques sont bien réelles, le marché et la croissance ne suffiront pas à les atténuer, mais aller au-delà affaiblirait notre économie, voire notre démocratie).

[…]

Résultat : nous perdons un temps précieux à remonter le temps des arguments dépassés, sans jamais pouvoir poser les bonnes questions pour l’avenir, comme celle des causes et des conséquences sociales des crises écologiques. C’est précisément le but de la mythologie écolo sceptique : retarder par tous les moyens l’heure des choix, qui a pourtant bel et bien sonné.

Il démonte dans cette troisième partie deux autre croyances : « les marchés la croissance sont les véritables solutions à l’urgence écologique » et « l’écologie est l’ennemi de l’innovation et de l’emploi » .

Je finirai ce cinquième mot du jour consacré à l’ouvrage d’Éloi Laurent par son épilogue :

« Dans ses mythologies, Roland Barthes montre comment certains objets de consommation se nourrissent des grands mythes humains qui peuvent ainsi être instrumentalisés à des fins marchandes. Le pouvoir économique, depuis l’avènement de la société industrielle et aujourd’hui encore, utilise la mythologie comme sésame pour pénétrer et coloniser les imaginaires. Mais, nouveauté fondamentale, il peuple désormais les esprits de ses propres mythes.

Barthes s’attache aussi, en conclusion de son ouvrage, a dévoilé les fonctions du mythe, et il parvient à une conclusion particulièrement éclairante : « le mythe est une parole dépolitisée ». Les mythes forment ensemble de « fausses évidences » qui se présentent comme naturelles et organisent un monde « sans contradiction parce que sans profondeur ». La fonction du mythe est autant de mettre en lumière que de passer sous silence.

C’est précisément ce que l’on voit à l’aune des 15 illustrations proposées dans ce livre : les mythes économiques contemporains, qui ont colonisé les esprits, ont pour fonction principale de détourner l’attention des citoyens des véritables enjeux dont ils devraient se soucier et débattre. Nos mythologies économiques sont des mystifications politiques. On ne pourra donc pas les dissiper seulement en les démentant, ce que cet ouvrage a tenté de faire. De même qu’une théorie n’est pas démentie par des faits, mais par une autre théorie, il faut qu’une parole politisée fasse retour pour que le charme des mythologies économiques soit enfin rompu. […].

C’est pourquoi il est indispensable de s’atteler à la construction de nouveaux récits communs positifs, dans l’esprit de la mythologie grecque, où la raison et le rêve, sur un pied d’égalité, se nourrissent mutuellement pour donner sens à l’existence humaine. Vaste et beau programme. »

Quand on parle de politique, on veut dire qu’il est possible par des actes de gouvernement d’avoir une influence sur le cours des choses.

Mais pour qu’une pensée politique nouvelle puisse émerger, il faut créer de nouveaux récits, de nouveaux mythes.

Pour que tout cela puisse fonctionner, il faut aussi parvenir à investir (pacifiquement bien évidemment) un territoire sur lequel la Politique est en capacité de maîtriser les pulsions cupides de l’homo economicus et de parler d’égal à égal avec les forces économiques. Le territoire de la France est insuffisant à cette tâche.

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Jeudi 15 juin 2017

« Le grand remplacement »
Mythologie inventée par Renaud Camus

Pour celles et ceux qui ne le savent pas, Renaud Camus, né en 1946 est un écrivain et un militant politique français. Il a été un moment, dans les années 1970-1980, membre du Parti socialiste. Son cheminement politique l’a ensuite amené à l’extrême droite. Il crée en 2002 le parti de l’Innocence et publie en 2010 un livre dont le titre est « L’abécédaire de l’in-nocence » et dans lequel il introduit le concept du « grand remplacement ».

Dans ce concept, il théorise l’idée qu’à la faveur de l’immigration et des différentiels de fécondité, « des immigrés ou des Français administratifs issus de l’immigration », ou des peuples venus de l’Afrique et notamment du Maghreb, tendent à devenir majoritaires sur des portions en expansion constante du territoire français métropolitain, et que ce processus doit conduire à une substitution de population au terme de laquelle la France cessera d’être une nation essentiellement européenne. Il prétend même que ce phénomène doit s’effectuer en quelques décennies.

Qu’un penseur illuminé défende ce type de fantasme ne présente pas d’intérêt, mais cette pensée irrigue de plus en plus la pensée d’extrême droite et aussi toute une partie des républicains, celle qui est proche de la pensée identitaire.

C’est une des mythologies social-xénophobe qu’Éloi Laurent tente de démonter dans son livre « Nos mythologies économiques ». Il appelle ainsi l’évolution du discours xénophobe des extrêmes droites parce qu’elles ont ajouté à leurs fantasmes d’identité nationale le fait que l’immigration menacerait l’attachement des Européens à leur modèle social.

Il définit cette mythologie de la manière suivante : « les flux migratoires actuels sont incontrôlables et conduiront sous peu au « grand remplacement » de la population française. »

Il écrit :

« Le mythe peut être le mieux ancré dans le discours social-xénophobe veut que la mondialisation actuelle se distingue de toutes les périodes d’intégration économique antérieures par des flux migratoires considérables et incontrôlables. Disons-le d’emblée sans détour, c’est le contraire qui est vrai : alors que la période dite de « première mondialisation » (1870–1914) a connu des mouvements de populations massifs, notamment de l’Europe vers les États-Unis, les migrants ne représentent dans notre mondialisation qu’environ 3 % de la population mondiale (230 millions de migrants pour 7 milliards d’habitants sur la terre). Cela signifie que 97 % des habitants de la planète demeurent où ils sont nés (cette proportion étant stable depuis 25 ans). Les humains sont donc aujourd’hui infiniment plus sédentaires que nomades, ce qui ne fut pas toujours vrai. En revanche, bien entendu, la population de la planète a considérablement augmenté au cours du XXe siècle (d’un facteur quatre), d’où une progression des migrations en volume. Mais elles ont bien diminué en proportion.

Pour ce qui est de la France, par comparaison avec la période de forte émigration des années 1960, les flux ont régressé non seulement en proportion mais également en volume. Contrairement à la vulgate véhiculée par l’extrême droite et qui a contaminé une bonne partie des esprits conservateurs, et parfois même progressistes, les flux migratoires sont à un point historiquement bas : de l’ordre de 280 000 personnes par an, dont 80 000 d’origine européenne et 60 000 étudiants (dont un tiers environ ne restera pas en France). Ramenée à la population française, la proportion terrifiante de ces envahisseurs sur le sol national atteint 0,4 %.

Je vous épargne toute une autre série de chiffres que l’économiste donne à l’appui de sa démonstration à la page 59 de son ouvrage pour en arriver à sa conclusion qui ne nie pas les difficultés, mais pointe le véritable problème de la France dans ce domaine :

« Comme souvent, le discours mythologique est un écran de fumée toxique : la vraie question nationale n’est pas l’insoutenabilité de l’immigration actuelle, mais la défaillance de l’intégration sociale des immigrés d’hier et de leurs enfants. Quelle chance la République a-t-elle données et donne-t-elle aux quelques 12 millions de Français immigrés ou nés en France d’un parent immigré ? Comment la France cultive-t-elle la richesse d’une population devenu tranquillement diverse au cours du XXe siècle ? »

Cette question a été étudiée (d’ailleurs Éloi Laurent renvoie vers cet auteur) par François Héran qui a publié notamment : « Le Temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française » (Seuil, « La république des idées », 2007).

Post scriptum :<Après la publication de ce mot : Alain Finkelkraut a invité, le 24 juin dans son émission « Répliques », Renaud Camus et l’a confronté à Hervé le Bras>. Le sujet de cette émission était bien le Grand Remplacement.

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Mercredi 14 juin 2017

«La poursuite de l’efficacité crée nécessairement des inégalités. Et ainsi la société est confrontée à un arbitrage entre égalité et efficacité»
Arthur Okun

Arthur Okun (1928-1980) était un économiste américain qui fut conseiller économique du président Kennedy. Il est surtout connu pour la loi qui porte son nom, la loi d’Okun, qui prétend qu’il existe une relation linéaire entre les taux de variation du chômage et du PIB. Le résumé simple qu’en donne Wikipedia est le suivant : « En dessous d’un certain seuil de croissance, le chômage augmente ; au-dessus de ce seuil, il diminue »

Éloi Laurent le cite pour une autre raison : le livre qu’il a écrit : < Egalité versus efficacité. Comment trouver l’équilibre?> dont il conteste la thèse centrale à savoir que la poursuite de l’efficacité ne peut que se réaliser par un creusement des inégalités.

Mais avant d’aborder ce sujet qu’il développe dans sa partie consacrée à la mythologie néolibérale : « Il faut produire des richesses avant de les redistribuer », Éloi Laurent pose une question :

« Ce modèle économique pose une question encore plus fondamentale : la privatisation des biens publics est-elle légitime quand elle s’accompagne de sécession fiscale ? »

Et puis il argumente à partir de la page 30 contre la thèse d’Okun :

« Une vision faussement naïve de notre système économique s’est répandue qui veut que la société civile et les entrepreneurs créent une richesse que l’État redistribue selon son bon vouloir aux « assistés » sociaux.

Ce discours à la fois élitiste et condescendant fait commodément abstraction des conditions sociales de la création de richesse. Les entrepreneurs ne viennent pas à la vie dans un monde économique qu’ils inventent en même temps que leurs produits et services. Ils bénéficient d’infrastructures de toute sorte financées par la collectivité sans lesquelles l’innovation resterait à jamais au stade de l’imagination : systèmes de formation, routes, ponts, institutions juridiques, mécanismes de financement, confiance sociale, etc., forment ce que l’on pourrait appeler l’écosystème de la création de valeur économique.

Comme ces biens communs ont un coût, le système de financement fiscal et social constitue la condition et le soubassement de toute activité entrepreneuriale. Ici aussi, la question est de savoir si les entreprises et leurs dirigeants paient leur juste part d’un effort collectif dont ils tirent à l’évidence un avantage considérable, ou s’ils se contentent de privatiser le patrimoine commun à leur profit sans contribuer à son entretien ni à son renouvellement. […]

Ne pas payer ses impôts et ne pas rémunérer le travail sont deux « modèles économiques» particulièrement prisés du capitalisme de passager clandestin.

Au-delà même de ces conditions sociales de la création de valeur, il faut s’interroger sur la primauté donnée, dans l’économie mythologique, à la production sur la répartition.

Et si la crise contemporaine des inégalités finissait par anéantir le dynamisme économique ?

Et si en d’autres termes, il fallait complètement renverser la logique de l’argumentation mythologique pour montrer que c’est la répartition des richesses qui conditionne les possibilités du développement économique ?

Pour des générations d’économistes, le « grand dilemme » entre efficacité et égalité postulé par Arthur Okun demeure la référence intellectuelle consciente ou inconsciente.

Le schéma de pensée qui émergea de son ouvrage de 1975 veut que les inégalités soient un mal nécessaire pour atteindre l’efficacité économique : « La poursuite de l’efficacité crée nécessairement des inégalités. Et ainsi la société est confrontée à un arbitrage entre égalité et efficacité. »

Comme c’est parfois le cas la traduction de cet ouvrage a conduit à une perte de sens : le mot trade-off (dilemme, arbitrage) est devenue dans l’édition française « équilibre ». Or le point-clé de l’analyse est la séparation et la hiérarchisation des enjeux d’efficacité et d’égalité. Okun est en cela fidèle à l’analyse néoclassique la plus conventionnelle […] : une politique économique doit d’abord viser l’efficacité économique, dont découlera naturellement, dans le cas idéal, la redistribution. […]

La recherche économique de ce début de XXIe siècle, par de très nombreux travaux empiriques, remet complètement en cause cette idéologie de l’efficacité naturellement juste : les inégalités sont non seulement injustes, mais elles sont tout autant inefficaces. Elles provoquent des crises financières. Elles substituent la rente à l’innovation. Elles empêchent l’essor de la santé et de l’éducation. Elles figent les positions sociales. Elles paralysent la démocratie. Elle aggravent les dégradations environnementales et nourrissent les crises écologiques.

Et Éloi Laurent illustre son propos par plusieurs exemples : Okun a proposé une image du « seau percé. Chaque politique de redistribution, comme l’impôt sur les revenus en France, serait comme un trou percé qui laisserait s’échapper un peu de dynamisme économique : au final, selon Okun, le seau parvient vide à la population, l’équité ayant tué l’efficacité. Mais Éloi Laurent inverse cette démonstration :

« Les inégalités sont autant de trous percés dans le seau de l’efficacité ; dès lors il ne sert à rien de remplir celui-ci, car son contenu ne parvient plus jusqu’aux citoyens. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui, aux États-Unis, 2 % de croissance du PIB se traduisent dans les faits par une décroissance du revenu de 90 % de la population : Entre l’accroissement du PIB et les revenus effectivement distribués à la très grande majorité des américains s’interposent les « fuites » du pouvoir de la finance, de l’inégalité salaire-profit et de l’accaparement des richesses par les individus parvenus, à l’aide de moyens largement publics, au sommet de l’échelle des revenus

Dans le cas français, on sait désormais que c’est l’ampleur des inégalités scolaires qui expliquent la faible performance d’ensemble des élèves aux tests internationaux. Les inégalités plombent l’efficacité de l’école française. »

Cette problématique de l’inefficacité de l’inégalité avait déjà été évoquée lors du mot du jour du Jeudi 16 mai 2013 : « Les perspectives de croissance économique stable et durable seraient bien meilleures, si nous ne vivions pas dans un monde où 0, 5 % des plus riches accaparent 35 % des avoirs de la planète » et cette affirmation était de Christine Lagarde Directrice générale du Fonds monétaire international (FMI)

<Le caractère improductif des inégalités sur la croissance a fait l’objet de plusieurs études, voici une fiche de l’OCDE>

<J’ai trouvé aussi cet ouvrage publié à la Documentation Française : « Inégalités : quels effets sur la croissance ? »>

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Mardi 13 juin 2017

« Qui assume les risques et les coûts de l’économie de marché ? Qui en possède les rentes ? »
Éloi Laurent « Nos mythologies économiques » page 18

Cette question qu’on ne met que rarement au-devant de la scène : Qui assume les risques ? me semble fondamentale.

Daniel Cohen avait mis en lumière cette question dans un entretien à Challenges en 2006 : <La rémunération et la protection du risque sont aberrantes>, en soulignant la supercherie actuelle : « Pendant longtemps, être salarié c’était justement profiter de la sécurité de la condition salariale, le risque étant laissé aux entrepreneurs qui avait en contrepartie la possibilité de s’enrichir. Le capitalisme contemporain a inversé cette équation. C’est désormais le salarié qui est exposé aux risques industriels et c’est l’entrepreneur, l’actionnaire, qui en est protégé. C’est un des éléments de la rupture du contrat implicite qui liait auparavant les salariés aux entreprises. »

Éloi Laurent place cette question dans une perspective plus large. Dans l’ouvrage « Nos mythologies économiques », cette problématique est explicitée dans la partie appelée « la mythologie néolibérale » et le point particulier qui a pour titre : « une économie de marché dynamique repose sur une concurrence libre et non faussée ».

« Le néolibéralisme connaît deux modalités fondamentales : il met alternativement en scène une économie asphyxiée par les régulations publiques et un État submergé par des marchés tout-puissants. Ces deux visions, en apparence contradictoires, sont aussi mythologiques l’une que l’autre : le marché n’existe que parce qu’il est régulé, et l’État en tire précisément sa puissance. […]

La vraie question, occultée par l’écran de fumée mythologique, est ailleurs : qui assume les risques et les coûts de l’économie de marché ? Qui en possède les rentes ? »

« […] L’union européenne est aujourd’hui simultanément la région du monde où le commerce est le plus régulé et celle où il est le plus développé (le marché unique européen représente à lui seul un tiers de ce que l’on nomme la « mondialisation »). Plus la régulation publique est forte, plus les marchés sont dynamiques. On voit bien ce paradoxe à l’œuvre dans les négociations actuelles, complexes et opaques, sur les traités commerciaux transatlantiques et transpacifiques : pour libéraliser, il faut réguler.

[…] La régulation publique du marché prend deux formes : l’intervention et la non-intervention, cette dernière étant souvent le pouvoir le plus puissant, à défaut d’être le plus visible. La fiscalité est certes un instrument majeur d’intervention publique, mais l’absence de fiscalité oriente tout autant, sinon davantage des comportements individuels. En France, le travail est lourdement taxé (pour financer les services publics et sociaux souhaités par les Français), ce qui peut décourager certaines décisions économiques, mais cette ingérence n’est rien face à l’encouragement des pollutions de toutes sortes qui résultent de la très faible fiscalité pesant sur l’usage des ressources naturelles. Si ces pollutions n’étaient pas subventionnées comme elles le sont, les consommateurs devraient en acquitter le véritable prix, et notamment payer le coût réel de l’extraction des ressources naturelles (dont le dommage environnemental se fait sentir en France et encore plus à l’étranger) ainsi que leur usage souvent dommageable pour la santé. Ce coût prohibitif, s’il n’était pas amorti par la puissance publique, aurait tôt fait de stimuler puissamment des comportements écologiquement responsables et la recherche d’alternatives économiques. La puissance publique peut certes encourager l’innovation, mais beaucoup plus sûrement encore la décourager. »

Cela nous amène à un point essentiel : les promoteurs du prétendu « libre » marché ne réclament absolument pas la fin de l’intervention publique dans l’économie, ils demandent simplement que celle-ci soit détournée en leur faveur ! En France, le MEDEF est parvenu ces dernières années à convaincre le gouvernement à la fois du caractère insupportable de l’intervention publique et de la nécessité absolue d’un transfert historique de cotisations sociales de 40 milliards d’euros des entreprises vers les ménages. Aux États-Unis, les milliardaires les moins scrupuleux (comme les frères Koch, qui possèdent aujourd’hui un véritable empire industriel) se sont faits un devoir de propager par tous les moyens le mythe de la libre concurrence tout en bénéficiant pour leur plus grand profit de centaines de millions de dollars d’exonérations d’impôts qui ne sont rien d’autre que des subventions publiques payées par les contribuables aux propriétaires du capital. Le « modèle économique » de ces « entrepreneurs » consiste à se spécialiser dans la captation des subventions publiques. […]»

Ces développements me font songer à cette réflexion de Henry Morgenthau, le secrétaire au Trésor américain de Franklin Roosevelt : «  «Les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée, trop de citoyens veulent la civilisation au rabais» et que j’avais évoquée lors du mot du jour du Jeudi 21 mars 2013.

Éloi Laurent conteste le fait que l’État soit impuissant devant les marchés financiers. Il parle de fable. Il insiste sur le rôle central qui a été joué par la puissance publique dans la libéralisation financière des dernières décennies et le gain considérable qu’elle en retire au quotidien.

Il écrit :

« Le cas français est particulièrement éloquent. C’est la puissance publique en l’occurrence d’obédience socialiste, qui a organisé dans les années 1980 la libéralisation des marchés financiers, sur le territoire français et, par contrecoup, sur le continent européen, dans le but de financer sa dette publique sur les marchés ainsi rendus plus profonds. La mystification est complète lorsque, 30 ans plus tard, l’État français, à nouveau d’obédience socialiste, entend réduire sa dette publique et sabrer dans les dépenses sociales au nom d’impératifs qui lui seraient imposés par les marchés financiers !

S’il y a impuissance publique, elle est volontaire et réversible à tout moment. […]

De la même manière, la « crise » n’est en rien une illustration de l’impuissance de l’État, mais au contraire une saisissante révélation de sa toute-puissance : comme on l’a vu à l’automne 2008, notre système économique, sans la signature de l’État et sa garantie publique, se serait effondré en quelques semaines. La véritable question, ici comme ailleurs, est celle de la répartition des coûts : qui paye pour cette garantie apportée par l’État aux acteurs de l’économie, en priorité financiers, en période de récession ? Et pourquoi cette garantie ne bénéficie-t-elle pas ou plus aux autres acteurs du système économique, à commencer par les salariés ?

Derrière la question des coûts se cache donc celle des risques, et il semble bien que nous soyons passés en la matière, tandis que la mythologie économique faisait écran, d’une assurance sociale apportée aux travailleurs par la puissance publique (emploi, salaires, conditions de travail), de l’après-guerre jusqu’aux années 1980, à une garantie financière apportée aux banques et aux investisseurs depuis lors. La puissance économique de l’État est parfaitement intacte, elle a simplement été mise au service d’une autre cause que le progrès social. »

La puissance publique a été mise au service d’une autre cause que le progrès social !

C’est un peu brutal.

Dire que la puissance publique a accepté de reculer est exacte, mais il ne reste pas moins que la Politique a pour lieu d’expression des frontières nationales, alors que l’économie transcende ces frontières. Il apparait très compliqué de faire la révolution dans un seul pays, c’est-à-dire faire une politique qui remettrait en cause les positions acquises par les puissances financières et économiques au profit du plus grand nombre.

Il n’en reste pas moins que les questions initiales : Qui assume les risques et les coûts de l’économie de marché ? Qui en possède les rentes ?, sont fondamentales. Elles constituent une prise de conscience.

La solution doit être politique, mais elle est transnationale et doit se situer sur un territoire d’une dimension telle que la Politique puisse réellement discuter à armes égales avec l’Economie.

Dans l’idéal il faudrait que ce territoire soit le Monde, mais l’Union européenne constituerait une étape crédible.

Mais disposer, à ce niveau, d’un vrai consensus politique semble encore totalement hors de portée.

Il n’en reste pas moins qu’avant d’espérer arriver à ce stade, il faut être en capacité de déconstruire les mythologies qui sont à l’œuvre et les remplacer par d’autres plus orientées vers l’Humanisme et la préservation de notre mère nourricière : notre planète.

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Lundi 12 juin 2017

« Nos mythologies économiques »
Éloi Laurent

<C’est en écoutant l’émission la Grande Table, il y a déjà plusieurs mois que j’ai eu connaissance du livre d’Eloi Laurent : nos mythologies économiques>

J’ai trouvé cet économiste tellement intéressant que, cette fois, j’ai acheté le livre dont il assurait la promotion lors de cette émission de France Culture du 16 novembre 2016 qui avait pour titre pertinent : « Comment sortir l’économie de la croyance ? ». Car c’est bien le centre de la question, l’économie se donne les apparences d’une science dure, d’une science du chiffre, de la rationalité, mais elle est avant toute chose une science sociale.

L’inoubliable, Bernard Maris disait : [l’économie] « C’est du jargon, c’est de la rhétorique, ce n’est pas de la science, c’est un peu de statistiques, c’est beaucoup de psychologie et pas mal de bavardages».
J’avais relaté ce propos dans le mot du jour du mardi 13 janvier 2015, quelques jours après son assassinat lors du carnage de Charlie Hebdo.

<En mars 2016, Eloi Laurent avait été l’invité de Patrick Cohen à France Inter pour le même ouvrage>

Éloi Laurent, né en 1974 enseigne à Sciences Po. Il est aussi professeur invité à l’université Stanford ainsi qu’à Harvard. Il participe aussi à l’OFCE : Observatoire français des conjonctures économiques. Il possède donc des références sérieuses et sa parole peut être prise en considération même si elle peut et même doit être, bien sûr, contestée.

Dans le prologue de son livre « Nos mythologies économiques » il écrit notamment :

« L’économie est devenue la grammaire de la politique. […] Le politique parle de nos jours sous réserve d’une validation économique, et on le rappelle promptement à l’ordre dès que son verbe prétend s’affranchir de la tutelle du chiffre. Or cette grammaire économique n’est ni une science ni un art, mais bien plutôt une mythologie, une croyance commune en un ensemble de représentations collectives fondatrices et régulatrices jugées dignes de foi, aussi puissante que contestable.

Quelle est donc l’utilité de la mythologie économique ?

Qu’espère le politique en se soumettant à son empire?

Il croit vraisemblablement en tirer l’autorité qui, de plus en plus, lui file entre les droits. […]

Ce livre ne prétend pas rétablir la raison économique contre l’économie mythologique : il n’y a pas de vérité en économie. Il n’y a que des hypothèses en amont et des choix en aval, et, entre les deux, dans le meilleur des cas, une méthode et des instruments robustes. En revanche, il veut redonner aux lecteurs le goût du questionnement économique, dont la disparition progressive est lourde de menaces pour notre débat démocratique. »

Prologue (page 9 à 14 du livre)

Ce petit livre d’une centaine de pages, publié en février 2016, par l’éditeur : « les liens qui libèrent » est divisée en trois parties :

  • 1 – mythologie néolibérale
  • 2 – la mythologie sociale xénophobe
  • 3 – la mythologie écolo sceptique

Chacune de ces parties est encore divisée en sous chapitres. Ainsi, la « mythologie néolibérale » comprend cinq points :

  • une économie de marché dynamique repose sur une concurrence libre et non faussée
  • Il faut produire des richesses avant de les redistribuer
  • l’État doit être géré comme un ménage, l’État doit être géré comme une entreprise
  • les régimes sociaux sont financièrement insoutenables
  • les réformes structurelles visant à augmenter la compétitivité sont la clé de notre prospérité

Je développerai certains de ces points dans les prochains mots du jour.

Comme chaque fois, ces réflexions ne constituent pas la vérité, mais une vérité, un éclairage intéressant pour comprendre le monde et remettre en question le discours dominant qui prétend constituer une évidence, un consensus pour tous les gens raisonnables. Ce qu’Alain Minc a appelé « le cercle de la raison ». Ce qui aurait pour signification que tous ceux qui ne sont pas d’accord avec ce consensus sont forcément déraisonnables. Je ne conteste pas que certains discours, certains programmes politiques sont certainement déraisonnables. Mais tout ce qui remet en cause les pseudo évidences qui sont répétées à satiété par des économistes et des politiques qui prétendent à un discours de raison et d’intelligence, ne sont pas systématiquement en dehors du raisonnable et de la compréhension des forces d’intérêts qui sont à l’œuvre dans le monde aujourd’hui.

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Vendredi 9 juin 2017

« Retour sur les mots du jour du 801ème au 900ème (3 et fin)»
Rétrospective

Souvent le mot du mot du jour aborde des sujets économiques. Quelquefois des sujets de fond comme celui évoqué par Louis Chauvel dans « La spirale du déclassement » ( jeudi 22 décembre 2016). Je reconnais que parfois ces mots et aussi les articles auxquels ils renvoient sont un peu longs. Après l’envoi de cet article mon ami Jean-François de Dijon m’a fait un reproche dans ce sens : « C’est pas gentil de m’envoyer des articles passionnants qui me détourne pendant 45 mn de mon travail…. ».

Souvent les réflexions que je mets en avant sont une contestation de la vision orthodoxe des économistes ou de la pensée dominante. Ainsi la contestation de la théorie du ruissellement qui prétend que pour que les gens modestes se portent mieux il faut permettre aux riches d’être de plus en plus riches. Il faut être honnête, il y eut un temps où cela n’était pas faux, mais la globalisation, l’automatisation et la financiarisation de l’économie ont rendu cette croyance vaine : « Trickle down Economic » ( mercredi 25 janvier 2017)

Beaucoup nous vante l’économie allemande mais Catherine Chatignoux nous explique qu’« Un salarié allemand sur quatre a un bas salaire, contre un sur dix en France » ( mercredi 1 février 2017).

Les orthodoxes continuent à « croire » à une vision Shumpeterienne de l’économie et à son concept de « destruction créatrice » mais de plus en plus d’économistes comme Christian Chavagneux ont des doutes : « Innovation Automatisation et emplois, et si cette fois c’était différent ? » ( jeudi 6 avril 2017)

Ces contestataires peuvent mettre en avant certains nouveaux emplois créés par le numérique et qui sont des « bullshit jobs » qu’on traduit en bon français par « boulots de merde » :«clickworkers ou les travailleurs du clic » ( vendredi 24 février 2017)

J’ai aussi, après avoir lu un article de l’hebdomadaire « Le Point », évoqué le concept de « La guerre civile globale » ( mercredi 22 février 2017) extrait de « Age of Anger » qui est un livre d’un romancier d’origine indienne, Mishra Pankaj qui serait l’essai le plus commenté, en début d’année 2017, dans le monde anglo-saxon et qui décrit comment l’économie crée des antagonismes au sein des sociétés et une grande colère de ceux qui estiment être les perdants de la compétition. Mishra Pankaj était l’invité des matins de France Culture, ce jour lors de l’émission réalisé à Londres, le lendemain des élections législatives britanniques https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins-2eme-partie/pankaj-mishra-de-la-montee-des-populismes-la-guerre-civile .

Est évoqué de plus en plus souvent l’analyse de la fin de la rente de civilisation dont bénéficiait l’Occident au XIXème et XXème siècle et qui profitait à ses classes moyennes et populaires. Zaki Laïdi l’explique : «La mondialisation c’est la fin de la rente que l’Occident avait sur le monde depuis la révolution industrielle.» ( mardi 21 février 2017). Et Peter Sloterdijk dans l’article « [Cette élection] : voilà bien la preuve que la France possède encore un esprit ouvert à la surprise. » ( jeudi 11 mai 2017) explique la même chose.

Mais il n’y a pas que l’économie, l’Histoire est aussi inspirante. Nous sommes encore dans le centenaire de la première guerre mondiale et les cents ans de la bataille du chemin des dames ont conduit à rappeler «La Chanson de Craonne » ( mardi 18 avril 2017). Le cinéma fait aussi l’Histoire Thierry Frémaux a réalisé un documentaire sur le début du cinéma et a expliqué que « Le cinéma de Lumière avait pour fonction de dire qui nous sommes et ce qu’est le monde : c’est la même chose aujourd’hui » ( jeudi 16 février 2017)

Le billet quotidien peut aussi évoquer un récit, une personne ainsi de cette médecin qui avait vécu l’enfer dans son enfance à cause d’un père fou d’ambition et d’esprit de compétition : Céline Raphael «La Démesure» ( mercredi 21 décembre 2016) ou cette jeune artiste qui a brusquement été stoppée dans son ascension par un cancer : Marine de Nicola. « Le baiser de l’ouragan » ( vendredi 21 avril 2017) et qui évoque sa maladie comme un cadeau mal emballé qui lui a permis de murir et de grandir.

Depuis longtemps je portais l’idée de faire un mot sur « Le divertissement Pascalien » ( mercredi 17 mai 2017). Je l’ai réalisé au milieu de deux mots évoquant des émissions et un livre de Christophe André sur «La méditation en pleine conscience » ( lundi 15 mai 2017). J’ai particulièrement apprécié l’émission consacré à « Rien que » ( mardi 16 mai 2017)

Il est important de se rappeler aussi que les choses vont plutôt bien et qu’il y a des raisons d’espérer comme l’explique Johan Norberg «Ten Reasons to Look Forward to the Future Progrès : dix raisons de se réjouir de l’avenir» ( lundi 19 décembre 2016)

Lundi prochain, nous reprendrons le fil de nouveaux mots du jour.

<article sans numéro>

Vendredi 12 mai 2017

« Un monopoly amélioré »
Invention de l’Observatoire des inégalités

Aujourd’hui je vous propose un jeu.

En fait il s’agit d’une vidéo montrant des enfants jouant à un jeu bien connu, mais avec des règles particulières.

Je vous renvoie vers cette vidéo que vous trouverez derrière ce lien : http://www.videobuzzy.com/Quand-des-enfants-jouent-au-Monopoly-avec-des-regles-injustes-14445.news

Je vous la décris brièvement :

Des enfants sont installés autour d’une table pour jouer au Monopoly.

Mais il y a un maître du jeu qui fixe les règles :

Une moitié des joueurs commencent le jeu avec 1500 euros, l’autre avec 750.

Un des joueurs favorisés aura 3 rues et 2 maisons dès le début du jeu

Un joueur possède une carte qui lui permet de ne jamais aller en prison.

Etc..

Vous comprenez.

Les enfants protestent, disent c’est injuste, ça ne va pas. Mais le jeu continue.

En fait ce n’est pas un jeu.

C’est ainsi que cela se passe dans la vraie vie !

La séquence a été réalisée par lObservatoire des inégalités, un organisme indépendant qui collecte des données et des statistiques sur les inégalités sociales pour les rendre public.

Peut-être qu’ainsi il est plus facile d’appréhender la réalité du monde, du marché libre et concurrentiel où tout le monde a sa chance…

Cela ne contredit pas le mot du jour d’hier et les réflexions de Slotedijk, cela les complète.

Mercredi 3 mai 2017

Mercredi 3 mai 2017
« C’est […] en Emmanuel Macron que s’expriment le mieux les affres d’une époque mourante mais qui ne veut pas mourir. »
Frédéric Lordon
Hier, j’ai fait appel à un vieux sage, Edgar Morin, pour parler de cette élection qui fait l’objet de toutes les conversations du moment.
Aujourd’hui, je vous livre les réflexions d’un plus jeune philosophe, moins apaisé qu’Edgar Morin mais déployant aussi une réflexion riche et assez loin de la pensée dominante des technocrates : Frédéric Lordon.
Ce n’est pas la première fois que je le cite.

 

Frédéric Lordon sur son blog du Monde diplomatique a écrit le 12 avril une chronique : <Macron, le spasme du système>
Le grand mot d’ordre de cette élection est d’être contre le « système ».
Ils se présentent d’ailleurs tous contre le système.
Je commence par une anecdote : j’ai vu lors d’une émission de télévision Rachida Dati répondre simplement à la question, Connaissez-vous Emmanuel Macron ?, « Oui nous avons un ami commun : Jean-Pierre Jouyet. »
Jean-Pierre Jouyet est né à Montreuil en 1954, il a fait l’ENA dans la fameuse promotion Voltaire : Hollande, Royal, Villepin et quelques autres.
Il est un ami de François Hollande et il est maintenant son principal collaborateur comme secrétaire général de la présidence de la République.
Avant cela, il fut Secrétaire d’État aux Affaires européennes du gouvernement de François Fillon entre 2007 et 2008, puis président de l’Autorité des marchés financiers de 2008 à 2012. Il a occupé ensuite les fonctions de directeur général de la Caisse des dépôts et consignations et de président de la banque publique d’investissement (BPI) entre 2012 et 2014.
J’en avais fait le sujet principal du mot du jour du 9 octobre 2014 « La Bourgeoisie d’Etat » à la suite de la lecture d’un article du Monde de de Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin consacré au couple Jouyet : Jean-Pierre Jouyet et son épouse Brigitte Taittinger issue de la famille champenoise célèbre dans le monde entier. Je remets, une seconde fois, en pièce jointe, cet article.
Lors de ce mot du jour j’écrivais : « Cet article qui rapporte des faits et des comportements, des amitiés et des connivences, des trahisons et des réconciliations, provoque chez le citoyen de base que je suis comme un malaise. Le fait que l’élite, quel que soit son bord politique, discute entre elle peut paraître plutôt positif. « Chez les Jouyet, les soirs d’élections, que la gauche ou la droite l’emporte, on trouve toujours une moitié de convives pour fêter la victoire au champagne rosé… Taittinger. »
Mais il y a autre chose qui se dégage, un entre soi, un groupe homogène qui vit comme en autarcie.
Ils n’ont pas l’air méchant, plutôt affable et sympathique. Mais vivent-ils ou ont-ils le sentiment de vivre un destin commun avec les français que nous sommes ? Ou vivent-ils ailleurs ? »
Je fais cette incise pour vous rappeler ou vous apprendre qu’Emmanuel Macron avait intégré en 2004, à l’issue de ses études à l’ENA, le corps de l’Inspection générale des Finances (IGF). Et…
Celui qui dirigeait cette honorable maison était M Jean-Pierre Jouyet.
Wikipedia nous apprend qu’il va devenir le protégé de cet homme affable à l’aise avec les femmes et hommes du système de droite et les femmes et hommes du système de gauche et aussi du centre…Il sera son vrai mentor.
Et c’est probablement grâce à Jean-Pierre Jouyet, alors dans le gouvernement de Fillon/Sarkozy qu’il est nommé, en août 2007, rapporteur adjoint de la fameuse Commission pour la libération de la croissance française dite « commission Attali ». Attali deviendra aussi un de ses principaux soutiens.
<Jacques Attali qui avait prophétisé, dans l’Express le 17/09/2015 : le prochain président sera un inconnu>. En septembre 2015, Macron n’était ministre de l’économie que depuis 1 an.
Existe-t’il une meilleure institution que l’Inspection des Finances qui puisse symboliser le fameux « Système français » ?
En 2004 Ghislaine Ottenheimer leur avait consacré un livre : « Les Intouchables » : grandeur et décadence d’une caste : l’Inspection des Finances, Albin Michel, 2004
Mais revenons à Frédéric Lordon, la chronique dans son entier est longue et touffue (comme d’habitude). Elle se trouve <ICI> :
Je vais essayer d’en picorer quelques extraits particulièrement incisifs :
 ««Je vais être très clair »… Probablement ignorant des logiques élémentaires du symptôme, Emmanuel Macron semble ne pas voir combien cette manière répétitive de commencer chacune de ses réponses trahit le désir profond de recouvrement qui anime toute sa campagne. « Entre le flou et le rien, continuez de baigner », voilà ce qu’il faut entendre en fait à chacune de ses promesses de clarté.
[…] la plupart des candidats finissent par s’accommoder de ce long et mauvais moment à passer, et que le mensonge de campagne est un genre bien établi qui ne devrait plus rien avoir pour surprendre quiconque. Le problème pour Emmanuel Macron prend cependant des proportions inédites car il ne s’agit plus simplement de faire passer en douce une ou deux énormités, fussent-elles du calibre de « la finance, mon ennemie » : c’est sa campagne dans son intégralité, et jusqu’à sa personne même comme candidat, qui constituent une entreprise essentiellement frauduleuse. […]
C’est pourtant en Emmanuel Macron que s’expriment le mieux les affres d’une époque mourante mais qui ne veut pas mourir. Il était certain en effet qu’un monde pourtant condamné mais encore bien décidé à ne rien abandonner finirait par se trouver le porte-voix idoine, l’individu capable de toutes les ambivalences requises par la situation spéciale : parler et ne rien dire, ne rien dire mais sans cesser d’« y » penser, être à la fois parfaitement vide et dangereusement plein. […]
 […]  il fallait en effet impérativement un candidat du vide, un candidat qui ne dise rien car ce qu’il y aurait à dire vraiment serait d’une obscénité imprésentable : les riches veulent rester riches et les puissants puissants. C’est le seul projet de cette classe, et c’est la seule raison d’être de son Macron. En ce sens, il est le spasme d’un système qui repousse son trépas, sa dernière solution, l’unique moyen de déguiser une continuité devenue intolérable au reste de la société sous les apparences de la discontinuité la plus factice, enrobée de modernité compétitive à l’usage des éditorialistes demeurés. […]
De là ce paradoxe, qui n’en est un que pour cette dernière catégorie : Macron, auto-proclamé « anti-système » est le point de ralliement où se précipitent, indifférenciés, tous les rebuts du système, tous les disqualifiés qui se voyaient sur le point d’être lessivés et n’en reviennent pas d’une telle faveur de la providence : la possibilité d’un tour supplémentaire de manège. […]
Il faudra bien en effet toute cette entreprise de falsification à grande échelle sous stéroïdes médiatiques pour recouvrir comme il faut l’énormité de ce qu’il y a à faire passer en douce : politiquement le pur service de la classe, « techniquement » l’intensification de tout ce qui a échoué depuis trois décennies. Ironie caractéristique de l’hégémonie au sens de Gramsci, le parti de ceux qui se gargarisent du « réalisme » se reconnaît précisément à ceci que son rapport avec la réalité s’est presque totalement rompu, alors même qu’il parvient encore invoquer la « réalité » comme son meilleur argument.
À l’époque du néolibéralisme, « réalisme » nomme la transfiguration continuée de l’échec patent en succès toujours incessamment à venir. Ce que la réalité condamne sans appel depuis belle lurette, le « réalisme » commande non seulement de le poursuivre mais de l’approfondir, donnant pour explication de ses déconvenues qu’elles ne sont que « transitoires », qu’on « n’est pas allé assez loin », qu’on s’est contenté de « demi-mesures » et que la « vraie rupture » est toujours encore à faire – et ça fait trente ans que ça dure. La parfaite identité argumentative dans ce registre entre Fillon et Macron devrait suffire à indiquer où le second se situe réellement et, de son « de droite / de gauche », quel est le terme surnuméraire. […]
Ainsi les traités de libre-échange, européens et internationaux, s’ils détruisent la base industrielle et disloquent des régions entières, ont-ils surtout l’insurpassable avantage de tenir le salariat en respect par la pression concurrentielle et la menace permanente de la délocalisation. L’eurozone fait montre des mêmes excellentes propriétés disciplinaires quoique par des voies différentes, il importe donc de n’y surtout pas toucher : la fermeture organisée de tous les degrés de liberté des politiques économiques ne laisse plus que l’instrument de « la dévaluation interne », c’est-à-dire de l’ajustement salarial par le sous-emploi, pour tenter de survivre dans le jeu idiot de la compétitivité (et en fait d’y périr presque tous) — mais c’est cela même qui la rend désirable. Le « réalisme » étant affranchi depuis longtemps de toute réalité, il tient pour rien le désastre social qui s’en suit, mais n’omet pas au passage d’encaisser, sur les gravats, les bénéfices réellement poursuivis — que de variations possibles autour du « réel »… —, à savoir la mise au pas des salariés.
La facticité générale commande cependant de feindre le mouvement. On ira donc donner un entretien à Libération pour expliquer qu’en Europe la meilleure stratégie du changement, c’est de ne rien changer : « la France ne peut entraîner l’Allemagne que si elle a une crédibilité sur le plan économique et financier». Comprenons : pour obtenir de l’Allemagne l’autorisation de faire autre chose, il faut d’abord lui montrer que nous sommes décidés à ne rien modifier. Laurent Joffrin, entièrement séduit par « l’originalité » de la méthode Macron qui consiste à perfectionner deux décennies à se rouler par terre en s’aplatissant davantage encore, commente : « Commençons par donner des gages de bonne gestion et de sages réformes, alors nous pourrons demander des concessions». Oui, commençons par ramper, c’est ainsi que nous apprendrons la liberté — bonheur parfait de la rencontre d’une complexion et d’une idéologie. »
Si vous voulez tout lire, je vous redonne le lien : <Macron, le spasme du système>
Je mesure bien que les destinataires de ce mot, électeurs de Jean-Luc Mélenchon au premier tour, sont convaincus par cette lecture.
Que celles et ceux qui au contraire se méfient de Mélenchon ou même l’abhorrent, sont scandalisés.
Mais qui peut prétendre que l’analyse de Frédéric Lordon ne rencontre pas une grande part de la réalité du monde ?
Il y a cependant un point qui ne me convainc pas dans cette analyse, car Lordon ne parle que de la responsabilité de l’élite oligarchique, alors que nous sommes aussi grandement responsables.
Nous aimons tellement consommer des objets technologiques, des voyages, des loisirs et toutes ces choses que le système nous vend  que nous ne pouvons-nous exonérer trop rapidement du système.
Personne n’a contraint des milliards de terriens d’acheter des smartphones pour le plus grand bénéfice d’Apple, de Samsung, de Foxconn.
Ce n’est pas non plus suite à un complot ou un pistolet sur la tempe que des millions de gens modestes, pour la plus grande part, payent cher pour aller au stade voir jouer des millionnaires qui courent après une balle de foot ou s’abonnent à des chaines télés payantes ou encore achètent à des prix fous des maillots ou d’autres colifichets de leurs idoles de cette nouvelle religion des temps modernes. Ce n’est que parce qu’il y a des consommateurs qui achètent tout cela qu’il existe des footballeurs millionnaires et des agents de joueurs qui le sont aussi.
Je me souviens d’avoir lu Raymond Aron dans les années 80 qui disait à peu près : tout se passe comme si nous étions dans un véhicule qui va de plus en plus vite vers quelque chose qui nous effraie mais que nous ne savons arrêter.
Lordon n’exprime pas la vérité, il donne une part de vérité. Nous avons à l’entendre aussi pour approcher la complexité de la réalité du monde.

Jeudi 6 avril 2017

Jeudi 6 avril 2017
« Innovation Automatisation et emplois,
et si cette fois c’était différent ? »
Christian Chavagneux
Une des grandes questions de l’avenir est celle de savoir s’il y aura du travail inséré dans l’économie pour tout le monde.
Benoit Hamon a abordé cette question. Tous les autres rejettent cette question et la considère comme presque obscène.
La grande masse des économistes, avec cependant des exceptions comme Daniel Cohen par exemple, reste dans la croyance de la pensée de l’économiste Schumpeter (1883-1950) : « La destruction créatrice », c’est à dire que les évolutions technologiques détruisent des métiers et des emplois anciens mais en créent parallèlement plus dans de nouveaux secteurs. Ces nouveaux emplois sont plus productifs et donc potentiellement plus rémunérateurs.
C’est la « leçon de l’Histoire » disent ces croyants.
A vrai dire, on n’en sait rien !
Mais ce que j’entends et je lis, c’est qu’en face de cette croyance, les personnes qui pensent le contraire présentent des arguments plus convaincants pour l’instant.
Un nouvel exemple se trouve dans un article d’Alternatives économiques du journaliste Christian Chavagneux qui présente un livre d’un britannique Ryan Avent : « The Wealth of Humans: Work and its Absence in the Twenty-First Century »
En voici de larges extraits :
 « L’innovation s’accompagne toujours d’un processus de « destruction créatrice » : oui, des emplois sont perdus lors d’une révolution technique, mais d’autres sont créés et, une fois les pertes compensées par les créations, tout rentre dans l’ordre et l’emploi global progresse. Telle est la vision des technoptimistes. […]
Il existerait une sorte de loi naturelle de l’économie qui ferait que le nombre d’emplois créés finit toujours par compenser – et bien au-delà – le nombre d’emplois détruits.
Sauf que les mécanismes stabilisateurs habituels qui ont accompagné ce mouvement lors des précédentes révolutions industrielles pourraient ne plus être présents demain, explique le Britannique Ryan Avent dans un livre récent.
Hier, une révolution technique s’accompagnait de la création de nombreux postes de travail non qualifiés : fabriquer des voitures dans des usines mécanisées contribuait à créer ce type de postes. Aujourd’hui, Uber dit au grand public qu’il crée des emplois pour des non qualifiés… mais explique aux investisseurs qu’ils doivent lui prêter leur argent, car elle sera la première entreprise de taxi sans chauffeurs. Rien ne nous dit que les services vont créer une masse importante d’emplois non qualifiés.
Hier, l’innovation technique était riche en gains de productivité. Si l’on en croît certains économistes, de Robert Gordon à Patrick Artus en passant par Paul Krugman ou Daniel Cohen, nous sommes peut-être entrés dans une période de stagnation séculaire, une longue période d’innovations à faibles gains de productivité. Passer de la diligence au TGV accroît la productivité. Passer de la réservation d’un billet de TGV dans une agence de voyage à celle sur Internet aussi mais beaucoup moins, sans parler d’envoyer des vidéos sur Snapchat ou de jouer au dernier jeu à la mode…
Hier, les gains de productivité liés à l’innovation étaient redistribués. Henry Ford a doublé les salaires et réduit le temps de travail. Aujourd’hui, les richesses se concentrent entre les mains de quelques-uns, bénéficiant de dividendes ou de rentes de la propriété intellectuelle. Google fait d’importants progrès dans la voiture sans chauffeur et dans la prévention médicale. L’entreprise ne se transformera pas pour autant en producteur de voitures ou en labo pharmaceutique. Elle vendra ses innovations techniques pour capter la valeur ajoutée produite par d’autres secteurs dont les bénéfices seront donc concentrés entre les mains de quelques-uns.
Enfin, hier, on a pu redonner des emplois à ceux qui les perdaient en les formant, en accroissant le niveau d’éducation. C’est d’ailleurs l’argument traditionnel des technoptimistes : face à une révolution technique, il n’y a qu’à former les gens aux nouvelles façons de faire. Or, aujourd’hui avec 80 % d’une génération au bac, la progression du niveau scolaire sera plus limitée. De plus, comme l’indiquait The Economist récemment, la part des très qualifiés dans l’emploi est en train de baisser aux Etats-Unis. Mieux vaut un diplôme pour avoir un emploi, mais une formation n’est plus la garantie d’en avoir un avec certitude.
Au final, il est clair que le travail non qualifié – et peut-être aussi en partie qualifié – appartient aux perdants de l’automatisation. Si la destruction a bien lieu mais pas la création, il y aura alors abondance d’offre de travail pour une faible demande. Les prix et les salaires diminueront, incitant à une sortie du marché du travail et à une montée des inégalités.
Les gagnants sont les actionnaires, les rentiers de la propriété intellectuelle, mais aussi les rentiers du foncier et de l’immobilier.
Savez-vous que la Silicon Valley connaît une diminution de sa population ? La masse des habitants ne peut suivre le niveau de vie des quelques start-upers.
Dès lors, est-ce si idiot de chercher les moyens de redistribuer les gains de l’automatisation dont on peut penser qu’elle fera plus de perdants qu’avant pour un petit nombre très concentré de gagnants ? »

Mardi 4 avril 2017

« Quand on pense… Qu’il suffirait que les gens ne les achètent plus pour que ça se vende pas ! »
Coluche «Misère, Coluche, album Coluche : l’intégrale, vol. 3, 1989 chez Carrère.»

Cette pensée de Coluche a été citée par Thierry Marx lors de l’émission évoquée hier dans laquelle il était question de la manière dont nous nous nourrissions et de de l’importance que nous accordions à l’alimentation.

Dans le domaine de l’alimentation, et des conséquences que cela implique pour le modèle agricole, notre responsabilité, notre influence, notre capacité d’agir se trouve, beaucoup moins dans notre «droit de vote» que dans nos «actes de consommation». Mais cette pensée dépasse la seule alimentation.

Je suis de plus en plus convaincu que notre plus grand pouvoir, celui dont nous disposons pour influer sur le monde, est celui de notre choix de consommer ou de ne pas consommer, tel ou tel produit, tel ou tel service.

Dans plusieurs mots du jour ce sujet de ce que nous consommons, de ce que notre consommation dit de nous, ce qu’elle signifie pour le monde dans lequel nous vivons, a été abordé.

Le mot le plus terrible a été celui du philosophe allemand Peter Sloterdijke qui écrivait : «La liberté du consommateur et de l’individu moderne, c’est la liberté du cochon devant son auge. » (Mot du jour du 30 octobre 2013).

Dans le même esprit, mais un plus doux, le mot du jour du 14 avril 2014 citait Annie Arnaux : «Je suis de plus en plus sûr que la docilité des consommateurs est sans limite

Annie Arnaux avait écrit un livre à teneur sociologique sur un Hypermarché qu’elle fréquente souvent : «Regarde les lumières mon amour», il s’agit des paroles d’une maman à son enfant en montrant des lumières de Noël qui illuminaient les escalators du temple de la consommation décrit par Annie Arnaux

Le 14 mai 2013, après le drame de l’usine textile du Bengladesh, (l’immeuble de neuf étages qui s’est effondré près de Dacca le 24 avril, avait fait 1 127 morts), deux chercheurs en sciences humaines, Michel Wieviorka et Anthony Mahé, posaient cette question terrible : « Sommes-nous capables de regarder en face (la vie de) ceux qui nous permettent de consommer comme nous le faisons ? »

Nous voulons consommer beaucoup et le moins cher possible.

Lors du mot du jour du 11 février 2016, j’avais tenté une analyse sur notre trouble de la personnalité :

«En réalité nous sommes chacun 1/3 de producteur 1/3 de consommateur et 1/3 d’être social. Ce dernier tiers correspondant à celui qui contribue à l’Etat providence et qui bénéficie aussi de l’Etat providence.

C’est à ce dilemme que Jean-Paul Delevoye, le dernier Médiateur de la république, apportait cette évidence : « L’économie est mondiale mais le social est local !»

Eh bien nous avons accepté, comme une évidence, que celui qui devait être privilégié dans notre être oeconomicus c’était le 1/3 consommateur.»

Et le mot du jour du 20 Janvier 2016 citait le concept décrit par l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen décédé en 1929 : « La consommation ostentatoire »

Veblen expliquait que la consommation est statutaire, elle sert à celui qui en fait un « usage ostentatoire » à indiquer un statut social.

« Le besoin de consommer et de posséder compense la peur de ne pas être reconnu et d’être faible.»

Dans cette explication l’acte de consommer est destiné à se sentir exister par le regard des autres, qu’on imagine envieux et admiratifs.

Je finissais cette chronique par cette conclusion : « Le mot du jour n’a aucune vocation de prêcher une morale mais simplement poser des questions auquel il appartient à chacun, s’il le souhaite, de répondre pour sa part.»

Le mot de Coluche a fait revenir dans ma mémoire ces quelques réflexions distillées lors de l’aventure des mots du jour. Descartes avait édicté cette sentence «Je pense donc je suis !». S’il revenait parmi nous aujourd’hui probablement qu’il dirait : «Je consomme donc je suis !».

<Vous trouverez cette citation et d’autres de Coluche derrière ce lien>

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