Vendredi 24 février 2017

Vendredi 24 février 2017
«clickworkers ou les travailleurs du clic »
Un de ses nouveaux emplois créé par le numérique et annoncé par les économistes libéraux et optimistes
Vous savez que les économistes sont divisés. Les uns constatant que le numérique et l’automatisation généralisée et algorithmisée produisent peu de croissance et suppriment massivement des emplois, pensent que le nombre d’emplois offerts ne suffira plus pour faire face à la demande d’emploi. Les autres que j’appelle “les libéraux optimistes”, restent droit dans leurs bottes, en disant que cela a été chaque fois la même chose lors des révolutions technologiques et que nous pouvons toujours faire confiance à “la destruction créatrice” concept attribué à Schlumpeter, cet économiste autrichien qui théorisait justement le fait que les évolutions technologiques supprimaient des emplois anciens mais créaient tout autant d’emplois nouveaux.
Cette seconde hypothèse est possible surtout que des économistes constatent qu’il n’y a jamais eu autant de personnes employées dans le monde.
Peut être ont-ils raison et que le vrai problème n’est pas le nombre d’emploi, mais quel emploi ?
Xavier de Porte est à l’affut de la modernité et du numérique et il nous parle de ces emplois que les anglais appellent les «clickworkers».
Tous les géants du numérique ont créé des plateformes de travail payé à la tâche. Comment et à quoi travaillent ces gens ?
«Les “clickworkers” ou travailleurs du clic sont des gens qui travaillent chez eux, derrière leur ordinateur, à des horaires qui sont dictés par les clients, pour des tâches simples et répétitives, sans aucun statut et pour une rémunération minuscule. Leur travail, ils le trouvent sur des plateformes qui ont été créées par les géants de l’Internet, dont la plus connue est le Turc mécanique d’Amazon, ce sont des place de Grève contemporaines. On estime leur nombre à 500 000, ils sont principalement américains (à 75%, avec une grande part de femmes) ou des hommes indiens (aux alentours de 20%).
En décembre dernier, le site Tech Republic effectuait une plongée fascinante dans ce monde des travailleurs du clic. Pourquoi les appelle-t-on “travailleurs du clic” ? Parce que leurs tâches consistent essentiellement à identifier des motifs sur des images, à identifier des émotions sur des photos de visages, à mettre en ordre des données.
Ces travailleurs se disent “enchaînés” à leur ordinateur. Les tâches peuvent apparaître n’importe quand, et il faut être rapide. Certains se créent des alertes qui les réveillent au milieu de la nuit. Ensuite, le temps pour réaliser le travail étant limité, il ne faut pas traîner. Avec les conséquences que l’on peut imaginer sur la vie familiale. Car, comme ces tâches sont très peu rémunérées, il faut en effectuer beaucoup. Une étude du Pew Research Institute estime que les travailleurs du clic perçoivent moins que le salaire horaire minimale aux Etats-Unis (une femme interrogée explique que quand elle touche 25 euros pour 8 heures de travail, c’est une bonne journée). D’ailleurs, la rémunération ne se fait en cash que pour les Américains et les Indiens, les autres sont payés en bons d’achat Amazon, ce qui les oblige à avoir recours à des combines pour récupérer leur rémunération. Sachant que certains clients sont mauvais payeurs (ils rejettent le travail effectué, sans explication). Les travailleurs les plus aguerris prennent le temps, avant d’accepter un travail, de se renseigner sur le client.
Ce qui gêne aussi ces travailleurs du clic, c’est que tout le monde n’est pas égal face aux offres. Certains sont désignés “Master’s Level”, ce qui leur permet d’avoir accès à plus d’offres, mieux payées. Le problème : personne ne sait sur quels critères on est désigné “Master Level” (et Amazon refuse de le révéler). C’est l’objet de beaucoup de conjectures sur les forums où ces travailleurs – pour pallier le fait qu’ils ne se rencontrent jamais physiquement – partagent leurs questions, et leurs petits trucs.
A quoi sert le travail de ces gens ? C’est là où on atteint un niveau d’absurde presque magnifique. Ce dont je vous parlais tout à l’heure – identifier des objets sur des images, classer des données etc. – ça sert essentiellement à nourrir en exemple les intelligences artificielles qui ne savent pas encore le faire toutes seules. Pour bien fonctionner une intelligence artificielle de reconnaissance d’image, par exemple, a besoin d’exemples, d’énormément d’exemples – il faut qu’on lui dise “ça c’est un chien”, “ça c’est une voiture” sous tous les angles possibles, afin qu’elle soit ensuite capable de reconnaître un chien ou une voiture. Eh bien qui fournit les exemples ? Principalement ces “travailleurs du clic”. C’est pourquoi toutes les grandes entreprises du numérique (Google, Microsoft, Facebook, Apple) – toutes celles qui se sont lancées dans l’intelligence artificielle – ont créé leurs propres plateformes de micro-tâches : elles ont créé ces plateformes pour que des travailleurs du clic humains nourrissent les machines. Et d’ailleurs, au départ, Amazon a créé sa plateforme pour améliorer l’automatisation de son circuit de distribution, pour les hommes aident les machines à s’améliorer, à mieux faire le travail que faisaient les hommes jusque là. En gros, les “travailleurs du clic” travaillent pour qu’un jour les intelligences artificielles remplacent d’autres travailleurs. La question est : combien de temps aura-t-on encore besoin des travailleurs du clic, avant que les intelligences artificielles ne les remplacent eux-mêmes ? On a le temps disent les spécialistes, les machines auront encore longtemps besoin des hommes.
Il faut toujours se rappeler que le Turc mécanique auquel se réfère Amazon, c’est un faux automate du 18ème siècle à l’intérieur duquel était caché un homme. Aujourd’hui, c’est une mère de famille américaine ou un Indien qui sont cachés dans la machine. Demain, ça pourrait être beaucoup plus de monde.»
Julien BRYGO et Olivier CYRAN ont conceptualisé ce type d’emploi et ont écrit un livre : <Boulots de merde !>