Mardi 13 juin 2017

« Qui assume les risques et les coûts de l’économie de marché ? Qui en possède les rentes ? »
Éloi Laurent « Nos mythologies économiques » page 18

Cette question qu’on ne met que rarement au-devant de la scène : Qui assume les risques ? me semble fondamentale.

Daniel Cohen avait mis en lumière cette question dans un entretien à Challenges en 2006 : <La rémunération et la protection du risque sont aberrantes>, en soulignant la supercherie actuelle : « Pendant longtemps, être salarié c’était justement profiter de la sécurité de la condition salariale, le risque étant laissé aux entrepreneurs qui avait en contrepartie la possibilité de s’enrichir. Le capitalisme contemporain a inversé cette équation. C’est désormais le salarié qui est exposé aux risques industriels et c’est l’entrepreneur, l’actionnaire, qui en est protégé. C’est un des éléments de la rupture du contrat implicite qui liait auparavant les salariés aux entreprises. »

Éloi Laurent place cette question dans une perspective plus large. Dans l’ouvrage « Nos mythologies économiques », cette problématique est explicitée dans la partie appelée « la mythologie néolibérale » et le point particulier qui a pour titre : « une économie de marché dynamique repose sur une concurrence libre et non faussée ».

« Le néolibéralisme connaît deux modalités fondamentales : il met alternativement en scène une économie asphyxiée par les régulations publiques et un État submergé par des marchés tout-puissants. Ces deux visions, en apparence contradictoires, sont aussi mythologiques l’une que l’autre : le marché n’existe que parce qu’il est régulé, et l’État en tire précisément sa puissance. […]

La vraie question, occultée par l’écran de fumée mythologique, est ailleurs : qui assume les risques et les coûts de l’économie de marché ? Qui en possède les rentes ? »

« […] L’union européenne est aujourd’hui simultanément la région du monde où le commerce est le plus régulé et celle où il est le plus développé (le marché unique européen représente à lui seul un tiers de ce que l’on nomme la « mondialisation »). Plus la régulation publique est forte, plus les marchés sont dynamiques. On voit bien ce paradoxe à l’œuvre dans les négociations actuelles, complexes et opaques, sur les traités commerciaux transatlantiques et transpacifiques : pour libéraliser, il faut réguler.

[…] La régulation publique du marché prend deux formes : l’intervention et la non-intervention, cette dernière étant souvent le pouvoir le plus puissant, à défaut d’être le plus visible. La fiscalité est certes un instrument majeur d’intervention publique, mais l’absence de fiscalité oriente tout autant, sinon davantage des comportements individuels. En France, le travail est lourdement taxé (pour financer les services publics et sociaux souhaités par les Français), ce qui peut décourager certaines décisions économiques, mais cette ingérence n’est rien face à l’encouragement des pollutions de toutes sortes qui résultent de la très faible fiscalité pesant sur l’usage des ressources naturelles. Si ces pollutions n’étaient pas subventionnées comme elles le sont, les consommateurs devraient en acquitter le véritable prix, et notamment payer le coût réel de l’extraction des ressources naturelles (dont le dommage environnemental se fait sentir en France et encore plus à l’étranger) ainsi que leur usage souvent dommageable pour la santé. Ce coût prohibitif, s’il n’était pas amorti par la puissance publique, aurait tôt fait de stimuler puissamment des comportements écologiquement responsables et la recherche d’alternatives économiques. La puissance publique peut certes encourager l’innovation, mais beaucoup plus sûrement encore la décourager. »

Cela nous amène à un point essentiel : les promoteurs du prétendu « libre » marché ne réclament absolument pas la fin de l’intervention publique dans l’économie, ils demandent simplement que celle-ci soit détournée en leur faveur ! En France, le MEDEF est parvenu ces dernières années à convaincre le gouvernement à la fois du caractère insupportable de l’intervention publique et de la nécessité absolue d’un transfert historique de cotisations sociales de 40 milliards d’euros des entreprises vers les ménages. Aux États-Unis, les milliardaires les moins scrupuleux (comme les frères Koch, qui possèdent aujourd’hui un véritable empire industriel) se sont faits un devoir de propager par tous les moyens le mythe de la libre concurrence tout en bénéficiant pour leur plus grand profit de centaines de millions de dollars d’exonérations d’impôts qui ne sont rien d’autre que des subventions publiques payées par les contribuables aux propriétaires du capital. Le « modèle économique » de ces « entrepreneurs » consiste à se spécialiser dans la captation des subventions publiques. […]»

Ces développements me font songer à cette réflexion de Henry Morgenthau, le secrétaire au Trésor américain de Franklin Roosevelt : «  «Les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée, trop de citoyens veulent la civilisation au rabais» et que j’avais évoquée lors du mot du jour du Jeudi 21 mars 2013.

Éloi Laurent conteste le fait que l’État soit impuissant devant les marchés financiers. Il parle de fable. Il insiste sur le rôle central qui a été joué par la puissance publique dans la libéralisation financière des dernières décennies et le gain considérable qu’elle en retire au quotidien.

Il écrit :

« Le cas français est particulièrement éloquent. C’est la puissance publique en l’occurrence d’obédience socialiste, qui a organisé dans les années 1980 la libéralisation des marchés financiers, sur le territoire français et, par contrecoup, sur le continent européen, dans le but de financer sa dette publique sur les marchés ainsi rendus plus profonds. La mystification est complète lorsque, 30 ans plus tard, l’État français, à nouveau d’obédience socialiste, entend réduire sa dette publique et sabrer dans les dépenses sociales au nom d’impératifs qui lui seraient imposés par les marchés financiers !

S’il y a impuissance publique, elle est volontaire et réversible à tout moment. […]

De la même manière, la « crise » n’est en rien une illustration de l’impuissance de l’État, mais au contraire une saisissante révélation de sa toute-puissance : comme on l’a vu à l’automne 2008, notre système économique, sans la signature de l’État et sa garantie publique, se serait effondré en quelques semaines. La véritable question, ici comme ailleurs, est celle de la répartition des coûts : qui paye pour cette garantie apportée par l’État aux acteurs de l’économie, en priorité financiers, en période de récession ? Et pourquoi cette garantie ne bénéficie-t-elle pas ou plus aux autres acteurs du système économique, à commencer par les salariés ?

Derrière la question des coûts se cache donc celle des risques, et il semble bien que nous soyons passés en la matière, tandis que la mythologie économique faisait écran, d’une assurance sociale apportée aux travailleurs par la puissance publique (emploi, salaires, conditions de travail), de l’après-guerre jusqu’aux années 1980, à une garantie financière apportée aux banques et aux investisseurs depuis lors. La puissance économique de l’État est parfaitement intacte, elle a simplement été mise au service d’une autre cause que le progrès social. »

La puissance publique a été mise au service d’une autre cause que le progrès social !

C’est un peu brutal.

Dire que la puissance publique a accepté de reculer est exacte, mais il ne reste pas moins que la Politique a pour lieu d’expression des frontières nationales, alors que l’économie transcende ces frontières. Il apparait très compliqué de faire la révolution dans un seul pays, c’est-à-dire faire une politique qui remettrait en cause les positions acquises par les puissances financières et économiques au profit du plus grand nombre.

Il n’en reste pas moins que les questions initiales : Qui assume les risques et les coûts de l’économie de marché ? Qui en possède les rentes ?, sont fondamentales. Elles constituent une prise de conscience.

La solution doit être politique, mais elle est transnationale et doit se situer sur un territoire d’une dimension telle que la Politique puisse réellement discuter à armes égales avec l’Economie.

Dans l’idéal il faudrait que ce territoire soit le Monde, mais l’Union européenne constituerait une étape crédible.

Mais disposer, à ce niveau, d’un vrai consensus politique semble encore totalement hors de portée.

Il n’en reste pas moins qu’avant d’espérer arriver à ce stade, il faut être en capacité de déconstruire les mythologies qui sont à l’œuvre et les remplacer par d’autres plus orientées vers l’Humanisme et la préservation de notre mère nourricière : notre planète.

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