Jeudi 11 mai 2017

« [Cette élection] : voilà bien la preuve que la France possède encore un esprit ouvert à la surprise. »
Peter Sloterdijk


Peter Sloterdijk est un philosophe et essayiste allemand né en 1947. Il est d’usage de voir en lui une figure importante de la pensée européenne.

Le Point lui donne la parole pour réagir à l’élection de notre jeune président. Sa pensée n’a pas pour vocation d’être consensuelle mais d’apporter un éclairage décapant et qui peut sans doute heurter quelques sensibilités de gauche. Mais on ne peut progresser qu’en entendant et en comprenant des pensées alternatives qui nous obligent à sortir de notre quiétude de pensée et nos certitudes indolentes.

Vous trouverez cet article derrière ce lien : <Les français ont choisi Macron pour se renouveler eux-memes>

J’en livre quelques extraits :

« [Cette élection] : voilà bien la preuve que la France possède encore un esprit ouvert à la surprise. Ce qui est déjà un constat remarquable dans un pays où politique et administration se sont confondues depuis cinquante ans et où tout se réglait, précisément, par l’élimination de la surprise : partis puissants, candidats ayant fait carrière dans ces outils en place que la philosophe Simone Weil voulait d’ailleurs, notons-le, supprimer chez vous dès la Seconde Guerre mondiale. « Si on confiait au diable l’organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux », écrivait-elle de ces appareils à reproduire le même… Ce qu’on peut déduire du succès du « marcheur » Macron, c’est que les Français eux-mêmes ont compris que la France ne pouvait pas continuer dans cette voie sans issue.

[…] Du point de vue psychopolitique, c’est une personnalité qui fonctionne comme un émetteur-récepteur : c’est un collecteur de rayons de soleil et de séismes encore peu perceptibles dans le pays, ces « grands événements » qui « arrivent toujours sur des pattes de pigeon », comme disait Nietzsche. Macron me semble incarner le désir de la majorité des Français de sortir de cet état de dépression et d’hystérie qui caractérise les hommes et les femmes de l’Hexagone depuis un bout de temps. Ils l’ont choisi, lui, un représentant si frais, si neuf, afin de pouvoir se renouveler eux-mêmes. […]

Lors d’une émission de radio j’ai entendu cette réflexion d’un commentateur qui m’a interpellé : « Cette campagne pénible et déprimante a finalement accouché d’un vainqueur optimiste  »

Mais ce philosophe ose des éclairages s’appuyant sur l’Histoire européenne plus ancienne. Car rappelons que la Réforme n’a pas pu s’imposer en France et que Louis XIV a rompu avec l’Edit de Nantes de Henry IV ce qui a eu pour conséquence de faire fuir les protestants français hors de France pour enrichir la Suisse, la Prusse et aussi les Pays Bas. Max Weber avait théorisé un lien étroit entre le développement du capitaliste libéral et le protestantisme.

« L’élection de Macron pourrait être une réponse inconsciente à l’expulsion des protestants par Louis XIV, qui a fermé à la France la voie de la Réforme. Aujourd’hui, on parlerait « des » réformes… C’est le même mot. La France a oublié que le catholicisme a concentré un énorme pouvoir politique et idéologique jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le catholicisme a été le troisième élément dans le trio infernal des antilibéraux qui a marqué l’histoire du XXe siècle, le national-socialisme et le communisme étant les deux autres pôles. En France, on a cru éliminer le catholicisme en le remplaçant par une laïcité acharnée, mais l’attitude antilibérale restait intacte. Vous aurez noté que la Conférence des évêques de France a refusé d’appeler à voter expressément contre le Front national, et encore moins pour Macron. Les démons de l’antilibéralisme sont encore en embuscade. Mais la tragédie de la France remonte à un passé plus profond. Dans ce pays, il a toujours existé deux peuples différents qui malheureusement portent le même nom : les Français enfants de la Révolution et les autres Français, enfants de la France catholique éternelle. La grande force de De Gaulle, c’était d’avoir réconcilié ces deux peuples français. Aujourd’hui, les effets de la réconciliation se délitent, et c’est sans doute pour cela que l’ensemble du petit monde politique, chez vous, en appelle aux mânes de votre Général et prétend même enfiler son costume mythique, au risque de le salir. Oui, c’est cette rupture que l’on sent encore aujourd’hui faire gémir et convulser le pays, et c’est beaucoup plus profond que le clivage gauche-droite, qui n’est pas totalement obsolète mais qui représente, pour moi, plutôt une « façade » folklorique.

Il exprime ensuite des mots très durs pour Mélenchon dont il dit :

« La touche personnelle de Mélenchon, c’est son invention d’un national-anarchisme, et son antigermanisme primaire, son programme économique d’un romantisme vénézuélien qui mise sur un miracle économique artificiel par l’explosion de la dette publique, sa haine de l’argent même gagné par le travail, ce ne sont pas des traits révolutionnaires, mais plutôt fascisants  ! Et je ne parle pas, chez ce fonctionnaire issu du cercle des courtisans de Mitterrand, de son narcissisme hologrammique, »

Et puis il explique avec ses mots sa vision de l’Europe et de la France quant à l’ultralibéralisme qui est exagéré et nous renvoie à notre difficulté de perdre ce qu’il appelle notre « rente de civilisation. »

« Soyons réalistes  ! L’Europe continentale n’a jamais été ultralibérale, et encore moins la France, qui est une nation profondément étatisée reposant sur une fiscocratie ultraperformante. Avec un taux de prélèvements obligatoires de 44  % du PIB, il serait tout simplement aberrant de prétendre que le néolibéralisme est au pouvoir. L’agitation contre le néolibéralisme prétendument dominant n’est qu’une ruse de la rhétorique de gauche pour aller encore plus loin dans la direction du semi-socialisme réel. Le populisme de gauche et de droite qui sévit en France et dans le reste de l’Europe est l’expression d’un ressentiment devant la perte d’un certain nombre de privilèges qui ont été ceux de l’Européen des classes populaires depuis les années 1950. On profitait d’une sorte de « rente de civilisation » qui faisait que, quand on naissait en France ou en Allemagne, on avait des avantages considérables sur un compétiteur né en Inde ou en Chine. À l’époque, des ouvriers peu qualifiés pouvaient se permettre une maison, une voiture, une famille. On pourrait dire, à un moment précaire et intenable de l’évolution économique, qu’on se faisait payer pour le simple fait d’être français ou allemand. Comme le maître de Figaro chez Beaumarchais, on ne s’est longtemps donné que la peine de naître… au bon endroit  ! Avec le progrès de la mondialisation, la rente européenne se dissout. Les masses se mettent en colère contre leurs dirigeants, qui ne peuvent rien au fait que les autres nous rattrapent. L’anomalie de la rente de civilisation va disparaître peu à peu, c’est dans la logique des choses, même si vous me dites que vous êtes insoumis.

Tant mieux, mais expliquez : insoumis à quoi  ? À la compréhension de la situation globale. »

Et il finit par une citation de Goethe :

« Notre sage de Weimar, le vieux Goethe, avait remarqué, le 8 mai 1830, face à un savant polonais : « La nation française est la nation des extrêmes; elle ne connaît en rien la mesure. Équipé d’une énergie puissante, morale et physique, le peuple français pourrait soulever le monde s’il découvrait un point d’appui ; mais il ne semble pas savoir que, lorsqu’on veut soulever de lourdes charges, on doit trouver leur centre de gravité. » Alors, Français, encore un effort si vous voulez être à la hauteur de l’époque  ! » »

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