« La spirale du déclassement »
Louis Chauvel
Louis Chauvel est un sociologue français qui étudie l’évolution de la stratification sociale en analysant les inégalités de génération et les classes sociales en France ainsi que les changements de l’État-providence
Il avait écrit deux livres remarqués :
<Le Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle>(2002 republié en 2010) et <Les Classes moyennes à la dérive> (2006)
Il a publié un nouveau livre paru en 2016 : < La Spirale du déclassement> et dont le sous-titre est : « Essai sur la société des illusions »
Avant de vous parler de ce livre et de son auteur, un petit mot d’introduction.
Lundi je partageais avec vous un livre et une réflexion de Johan Norberg qui nous informait que malgré quelques difficultés, l’Humanité n’a jamais été aussi heureuse qu’aujourd’hui.
Le présent mot du jour montre une autre réalité. Comment est-ce possible ? Qui de ces deux penseurs décrit la réalité ?
Les deux probablement !
Ils n’ont pas le même point de vue. L’un regarde le monde dans sa globalité et compare le destin de tous les humains d’aujourd’hui par rapport aux humains d’hier et d’avant-hier.
Louis Chauvel regarde une toute petite partie de l’humanité, l’Europe occidentale et plus particulièrement la France.
L’Europe après de terribles crises et guerres, car il faut le rappeler : jamais il n’y eut plus grands massacreurs dans l’Histoire que les européens du XXème siècle, a créé un Etat social.
Une société dans laquelle le plus grand nombre pouvait compter sur la solidarité des autres membres en cas de maladie, d’handicap ou de vieillesse, où on pouvait commencer à ne plus avoir peur du lendemain.
Cela n’existait pas ailleurs, en Asie, en Afrique, en Amérique du sud. Dans tous ces pays ce sont essentiellement les gens qui ont du patrimoine qui peuvent affronter des lendemains difficiles en raison de problème de santé où quand la vieillesse arrive, les autres comptent sur la solidarité familiale.
L’Europe jusqu’à il y a peu a profité du reste du monde, des matières premières peu chères et le travail peu rémunéré d’autres populations qui en quelque sorte étaient au service du blanc occidental.
La mondialisation, la stagnation, l’automatisation chacun pour une part heurtent le confort et la protection que la classe moyenne occidentale était arrivée à acquérir.
C’est de ce confort et cette protection d’une petite partie de l’humanité, dont nous faisons partie, qu’il est question dans la description de Louis Chauvel et l’objet du déclassement dont il parle.
J’ai entendu Louis Chauvel alors qu’il intervenait, sur France Culture, dans l’émission <La Grande Table du 16 décembre 2016>.
Olivia Gesbert avait donné pour titre à son émission : « Le déclassement, spirale d’un déni » et a introduit l’intervention de Louis Chauvel de manière suivante :
L’analyse de Louis Chauvel part d’un constat :
« Le creusement des inégalités, évident si nous considérons le rôle du patrimoine, conduit une partie des classes moyennes et des générations nouvelles à suivre les classes populaires sur la pente de l’appauvrissement, entraînant une spirale générale de déclassement ». Dans cet essai, il entend prouver que le déclassement ne relève pas d’une peur irraisonnée mais d’une réalité qu’il convient de conjurer plutôt que de l’ignorer. Et que « le malaise des classes moyennes signifie plus qu’un déclin de notre modèle social. Il représente une menace pour la démocratie ».
Les précédents livres de Louis Chauvel avaient suscité de vives réactions et polémiques. On l’a accusé d’être décliniste et de vouloir faire dresser les générations les unes contre les autres. Dans son dernier ouvrage, il part d’études chiffrées et détaillées pour montrer que ses analyses sur le déclassement sont confirmées par la réalité des faits. Pour lui le creusement des inégalités doit être regardé avant tout par le filtre du patrimoine plus que par celui des revenus. Dans un article joint au présent message, il conteste absolument un rapport de France Stratégie (l’ancien commissariat au Plan) qui minimise cette réalité et parle d’un sentiment plus que d’une réalité.
Il exprime cette vision de la manière suivante :
« Il existe un mur des réalités, la société française est en train de s’encastrer dedans à vive allure, dans une situation de choc social, particulièrement inquiétant. […] Si j’ai illustré mon livre de graphiques et de tableaux, c’est qu’il existe des choses que l’on peut démontrer. Parmi les choses qu’on peut démontrer c’est que les inégalités croissantes en France sont absolument évidentes, dès lors qu’on s’intéresse à la question du patrimoine. […] La société salariale prend l’eau. »
Il parle de « Titanic social » parce qu’il existait une société « Où le patrimoine social des parents n’étaient pas nécessaire pour pouvoir se réaliser soi-même. Dans les années 70, la plupart des métiers ou des postes de la fonction publique, des cadres intermédiaires, des techniciens permettaient de se loger décemment jusque dans les années 1990. Et progressivement aujourd’hui, même un bon salaire ne suffit plus pour se loger dans une grande ville de région et a fortiori à Paris où la situation est devenue impossible. »
Il ajoute au creusement des inégalités du patrimoine, un problème plus spécifique à la France qu’il désigne par la démonétisation des diplômes. Les dirigeants politiques ont voulu augmenter massivement la part d’une classe d’âge accédant aux diplômes avec la promesse d’emplois plus valorisant et mieux rémunérés. C’est le contraire qui est advenu.
Dans son analyse il y a deux phénomènes qui se conjuguent d’une part le creusement des inégalités de classe d’autre part la fracture entre les générations, dans le cadre d’une économie stagnante ou en très faible croissance. Cette situation pourrait entraîner un glissement de tout notre édifice social vers le déclassement global et systémique, qui risque d’emporter avec lui l’idée même de progrès économique et social. En particulier pour les jeunes générations :
« la baisse du niveau de vie, le rendement décroissant des diplômes, la mobilité descendante, le déclassement résidentiel et l’aliénation politique dont la jeunesse en France est victime s’accentuent de génération en génération au point d’atteindre le stade de leur irréversibilité ».
La protection devant les risques économiques et de santé du plus grand nombre, permise par l’Etat providence, n’existait vraiment que dans nos démocraties occidentales et encore spécifiquement en Europe. Ailleurs, seul le patrimoine privé permettait de se prémunir devant les aléas de la vie. C’est cette inégalité qui peu à peu revient dans nos pays.
J’en tire les extraits suivants : « la situation nouvelle n’est pas l’inégalité mais le passage d’un régime d’inégalités modérées à la situation qui prévalait précédemment : celle d’écarts extrêmes entre ceux qui ont et les autres ». […]
Louis Chauvel énonce alors le triste constat que la formation de la classe moyenne, qui devait s’accompagner d’une mobilité ascendante généralisée, avec un effet d’entraînement et d’upgrading, évolue plutôt vers un effet de ruissellement vers le bas (trickle down) […] La période de l’après guerre avait vu la possibilité pour les membres de la classe moyenne ne disposant que de leur salaire de pouvoir épargner et se constituer un patrimoine : or avec le ralentissement économique, la fragmentation du salariat (avec un « noyau d’exclusion » et un « précariat ») et la stagnation salariale, on assiste plutôt aujourd’hui à une reconstitution des modèles dynastiques, où l’héritage et la transmission du patrimoine familial sont déterminants, face aux espoirs déçus de la mobilité sociale ascendante pour les jeunes générations.
Louis Chauvel décrit ainsi ce qu’il appelle les sept piliers de la civilisation de la classe moyenne :
1 une société fondée sur le salariat ;
2 une société où le salaire est suffisant pour mener une vie confortable ;
3 une large protection sociale dont les droits sont ouverts par la participation au salariat ;
4 une démocratisation scolaire ;
5 une croyance dans le progrès social, scientifique et humain ;
6 un contrôle de la sphère politique par les catégories intermédiaires de la société (syndicats, mouvements sociaux) et non seulement par l’élite sociale ;
7 Une démocratie sociale avec la promotion d’objectifs politiques..
Or tous ces piliers qui ont porté le progrès économique et social et son partage équitable se sont grandement fragilisés à partir des années 1970. Nos sociétés, basées sur l’idéal des opportunités ouvertes à tous et sur la méritocratie, font en effet face aujourd’hui à un puissant mouvement de reproduction intergénérationnel des inégalités et de régression sociale. Et selon Louis Chauvel, loin des espoirs de la modernité, « ce mouvement « nous entraînerait dans un monde où la méritocratie serait progressivement remplacée par la loterie de la naissance dans une famille riche ou pauvre ».[…]
Louis Chauvel évoque également, comme « aliénation politique » l’absence des jeunes générations du jeu politique institutionnel traditionnel, malgré Internet et les réseaux sociaux, d’autant que les réformes (ou leur absence) sont pensées par des élites vieillissantes qui n’auront guère à assumer les conséquences à long terme de leurs choix. La société française marche alors lentement mais surement vers ce que l’auteur appelle « le grand déclassement » :
« un déclassement systémique où les inégalités générationnelles interagissent avec les inégalités de classes sociales (réelles et structurantes), pour générer des tensions de plus en plus fortes entre les groupes sociaux au sein des nations et fragiliser la cohésion sociale. Un phénomène encore aggravé par les forces de la mondialisation de l’économie qui mettent en concurrence les catégories déclassées des pays avancés, avec à la clé un appauvrissement des revenus inférieurs. […] Ces évolutions, où les catégories populaires ne peuvent espérer une progression de leurs niveaux de vie et l’accession à des biens et services de luxe réservés à une fraction de la classe moyenne supérieure, se doublent d’un affaiblissement des identités collectives et d’une crainte de la concurrence des catégories les plus défavorisées, parmi lesquelles les populations immigrées »
Pour Chauvel Il est urgent […] de réfléchir et engager une réflexion sur la soutenabilité intergénérationnelle de nos politiques, au nom d’un principe de responsabilité, afin de ne pas léguer aux générations futures un monde social invivable, mais au contraire donner aux jeunes les moyens de leur autonomie : « c’est bien toute la limite de nos démocraties : les générations futures ne votent pas, alors qu’elles jouent leur avenir ».
La grande question en France, selon lui, est celle de l’investissement. Sinon on ne préparera pas les emplois de demain pour les générations futures. Dans l’émission de France Culture il estime que les hommes politiques français qui gouvernent sont dans le déni et dans un optimisme irréel.
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Vous pourrez aussi lire cet article de Slate sur le livre de Louis Chauvel :