Lundi 24 février 2020

« Pourquoi le mal ? C’est la seule vraie question »
Dernier édito de Jean Daniel dans l’obs

Lecteur régulier du nouvel observateur, aujourd’hui abonné, la lecture des articles de Jean Daniel m’a accompagné toute ma vie.

A 20 ans, je lisais déjà les contributions de ce journaliste, intellectuel et je n’hésite pas à l’écrire de ce « sage ». Il est décédé le 19 février à 99 ans

Robert Badinter a dit de lui : « Jean Daniel était un homme juste »

Jean Daniel était en effet de tous les bons combats de la décolonisation, des luttes sociales, de l’abolition de la peine de mort, du rejet des dictatures soviétiques et maoïstes, de la paix entre palestiniens et israéliens. Toujours du côté de la tempérance, de l’équilibre et de l’intelligence.

Il était aussi courageux et pendant la décolonisation à Bizerte, au cours d’un combat entre les insurgés et les forces françaises, alors qu’il sort d’une entrevue avec Habib Bourguiba, il tombe sous la mitraille d’un avion… français. Blessé gravement, il passe de longs mois hospitalisé.

Du point de vue politique il était du côté de Mendés France puis de Michel Rocard et non pas de celui de François Mitterrand. Ce qui le rend encore plus sage à mes yeux.

Robert Badinter raconte :

« Si François Mitterrand lisait avec attention les articles de Jean Daniel qu’il évoquait volontiers, celui-ci est toujours demeuré aux yeux de François Mitterrand entaché du péché de « rocardisme ». Je me souviens qu’il se plaisait à me brocarder à ce sujet : « Comme le dit votre ami Jean Daniel, qui aime tant Michel Rocard… »

Nous en plaisantions mais je pense que François Mitterrand a toujours considéré Jean Daniel comme un rocardien, ce qui suscitait chez lui plus de suspicion que de confiance. »

Il semble cependant, selon Hubert Védrine, qu’à la fin Jean Daniel a reconnu quand même quelque mérite à Mitterrand : «Plus Jean Daniel a connu Mitterrand, plus Mitterrand l’a fasciné»

Hubert Védrine qui parle aussi de son engagement pour la paix au proche orient, contre tous les extrémistes :

« Mais je voudrais maintenant préciser pourquoi je l’ai tant admiré : c’est pour son courage. Culture, intelligence, finesse, curiosité jamais rassasiée, oui. Mais plus encore courage. Face à la bêtise à front bas, et même parfois à la haine.

D’abord sur le Proche-Orient. Il n’a jamais cessé inlassablement, dans ses éditoriaux, de soutenir par ses explications, son argumentation et ses prises de position les chances d’une vraie paix entre Israéliens et Palestiniens contre le fanatisme, le sectarisme, le nationalisme, l’ignorance, l’idiotie. Il a constamment été soupçonné par les pro-arabes radicaux et attaqué plus encore par les extrémistes nationalistes et religieux israéliens. Mais, à l’époque, il y avait encore des travaillistes et un « camp de la paix » ! Il a fait front stoïquement avec force et sérénité. Tout est expliqué dans « la Prison juive ». Tous ceux qui ont œuvré dans le sens du dialogue et de la paix depuis plus d’un demi-siècle, d’un côté ou de l’autre, lui doivent quelque chose. »

Jean Daniel est né Bensaïd, le 21 juillet 1920 à Blida, en Algérie, dans une famille juive.

Il a fait plusieurs rencontres marquantes dans sa vie, mais il semble bien que celle avec Albert Camus soit la plus marquante. Albert Camus qui a disparu il y a 60 ans, dans un accident de voiture à Villeblin, dans l’Yonne le 4 janvier 1960.

Dans un article publié dans l’Obs lors d’un hors-série consacré à Albert Camus, Jean Daniel a écrit un article dont voici un extrait :

« Notre rencontre a illuminé ma vie. Quelle chance insolente, tout de même. A 27 ans, dans le Paris de l’après-guerre, je dirige une petite revue littéraire, « Caliban », quand un jour, à mon bureau, je reçois un coup de téléphone : « Ici Camus.» J’ai eu du mal à le croire, failli répondre « et moi je suis Napoléon », mais c’était bien lui. Il voulait me suggérer de publier dans « Caliban », qu’il appréciait, des extraits du roman « la Maison du peuple » de son ami Louis Guilloux. Nouveau coup de chance, je connaissais et j’aimais Guilloux. Une heure plus tard, je passais le voir dans son bureau, chez Gallimard.

Nos origines algériennes communes ont sans doute compté dans ce miracle : cet écrivain que j’admirais m’a fait le cadeau merveilleux de son amitié. Et de sa générosité : il m’a ouvert son carnet d’adresses, permettant à « Caliban » de survivre quelques années encore, a publié mon roman « l’Erreur » dans la collection qu’il dirigeait chez Gallimard, a fait par sa conversation ma culture littéraire et philosophique. Il ne donnait jamais de cours, ne prêchait pas, ne disait pas « il faut lire untel et untel », mais faisait simplement profiter de son savoir, de ses pensées. Et de sa joie de vivre : avec ceux qu’il considérait comme les siens, il aimait rire et, comme tout séducteur, danser — il prétendait danser mieux que les autres, mais il le faisait surtout plus joyeusement, plus librement. »

La revue « Caliban » va faire faillite, il travaillera alors quelques temps dans le journal «L’Express» de Jean-Jacques Schreiber avant de fonder avec Claude Perdriel « Le Nouvel Observateur » dont le premier numéro paraîtra le 19 novembre 1964. Les parrains de ce nouvel hebdomadaire seront Mendés-France et Jean-Paul Sartre.

Et très longtemps, il a dirigé et écrit des éditos et puis il n’a plus eu la force de venir ni d’écrire.

Il a pourtant ressorti une dernière fois la plume pour écrire son <dernier édito> le 15 octobre 1919.

Trois évènements venaient de se passer :

  • Un attentat en Allemagne, à Halle, contre une synagogue ;
  • Le meurtre au sein de la préfecture de police de fonctionnaires sous les coups d’un islamiste radicalisé ;
  • L’intervention de l’armée turque contre les kurdes, nos alliées dans le combat contre Daesh

Et il écrit :

« Cela devait arriver. C’est arrivé. C’est-à-dire que l’on est, une fois encore, en train d’aller jusqu’au bout du bout. Je n’en parlerai pas comme mes confrères. Si j’ai été absent si longtemps c’est parce que, cela se sait, j’étais malade. Bien sûr, il y avait autre chose, mais cela commence à se savoir aussi. Les amis que j’ai inquiétés me pardonneront ce silence, surtout si je n’emploie pas les mêmes arguments que les autres.

Selon certains, rien ne serait nouveau dans ce qui nous indigne et nous révolte, rien de rien. Ni la trahison, ni la barbarie, ni les fausses promesses. Les Kurdes du nord de la Syrie, fidèles à leur combat historique pour la reconnaissance de leur nation, ont eu le courage de combattre Daech, pied à pied, quartier par quartier, ruine par ruine. Les voilà livrés aux appétits du nationaliste Erdogan et à la soldatesque turque qui s’emparent de leur territoire, tandis que se rapprochent les colonnes de Bachar, elles aussi assoiffées de reconquête.

On en est jusqu’à s’indigner des trahisons et même des mensonges. Mon Dieu, les Kurdes sont en train de disparaître ! Quant aux Turcs, ce serait la première fois qu’ils désavouent et qu’ils mentent ! Que veux-je dire ? Que toute illusion sur l’entente des peuples est dangereuse ? Davantage, elle conduit à abandonner toute espèce de sens à un rapprochement quelconque entre les peuples. Alors, rien n’est possible ? Ce serait la fin des fins.

Il y a pourtant eu un commencement de sagesse, avant le déluge sans doute. Mais soyons patients. Le vrai déluge n’est pas encore arrivé. Je serai peut-être bientôt centenaire. Je n’ai rien fait pour et quand on m’en fait compliment, je suis dans la confusion. Mais si âgé que je sois, je voudrais dire que s’il m’était resté encore bien des mois pour lutter, car c’est bien une lutte, alors je les aurais passés à réfléchir et à écrire essentiellement sur la barbarie des hommes. Y a-t-il à ce trait constant de l’espèce la moindre justification ? Sans doute la vie ne pouvait-elle pas apparaître sur la terre sans la barbarie.

On dit que l’homme est un loup pour l’homme. Ce n’est pas insensé. La preuve, c’est qu’après la Première Guerre mondiale, il y a eu la Seconde. Je voudrais que les plus jeunes d’entre nous comprennent bien le sens de cette succession. Voilà des millions et des millions d’hommes qui inventent l’atroce guerre. Ils vont tous avoir une conscience et une mémoire sur la première guerre et ils ne vont pas hésiter à en refaire une seconde. Oui, une Seconde Guerre mondiale, et même, ils la rendront plus cruelle que la précédente.

Voilà le sujet qui me serait proposé. C’est la seule vraie question. Pourquoi le mal ?

Cette volonté sinistre, morbide sans la moindre justification.

Chacun pose la question à son dieu, jusqu’au moment où les dieux eux-mêmes se déchaînent.

Oui, pourquoi le mal ? Je ne vois pas une autre question digne d’être traitée aujourd’hui. »

Et en évoquant les tensions autour de l’Islam après la tuerie de la préfecture de police, il finit par cette conclusion :

« Pour le surmonter, nous avons toujours défendu ici la tradition d’un Islam éclairé, à l’origine même de notre humanisme sécularisé. Mais, c’est hélas le temps long de l’Histoire qui devrait nous renseigner sur la probable suite des événements. « Mon pays est un pays chrétien et je commence à compter l’histoire de France à partir de l’accession d’un roi chrétien qui porte le nom des Francs », disait le général de Gaulle en 1959. Ce constat du fondateur de notre Ve République n’ôte rien à la nécessité de tout faire pour aménager une concorde pacifique avec les musulmans qui vivent dans notre pays. Mais il dit aussi que vouloir extirper les racines millénaires d’un peuple est mission impossible. »

Edgar Morin, né en juillet 1921, un an après Jean Daniel était son ami.

Il avait écrit pour les 99 ans de Jean Daniel une lettre <Salut l’ami>, dans laquelle il reconnaissait notamment sa grande clairvoyance par rapport au communisme ainsi que sa confiance en Camus dès le début :

« Alors que j’avais encore une foi mystique (que je croyais conviction rationnelle) en l’URSS, tu as résisté à la grande tentation des intellectuels de l’époque et l’amitié d’Albert Camus a contribué à ta sauvegarde. Camus ! Si proche et si semblable à toi, il illumina ta pensée et ta vie, alors que, pour moi, c’est un grand regret – moi qui appréciais son œuvre et l’avais connu chez Marguerite Duras – de l’avoir classé dans la catégorie dédaignée par Hegel des belles âmes et des grands cœurs, que je reconnais aujourd’hui comme les plus nobles de toutes. »

Je laisserai le mot de la fin à Anne Sinclair : « Le journalisme était grand sous Jean Daniel ».

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Mardi 11 février 2020

« Les sardines »
Invention italienne anti-populiste

La sardine est un poisson gras excellent pour la santé notamment en raison de la présence d’oméga 3. Le docteur canadien Richard Beliveau, que j’ai déjà cité et sur lequel je reviendrai en fait l’éloge sur son site et prétend même qu’il s’agit une arme anti cancer <Adoptez les poissons gras> :

Mais ce n’est pas de ces sardines que je voudrais parler aujourd’hui, mais de sardines italiennes.

L’Italie constitue un laboratoire mondial pour la politique.

C’est l’Italie qui avant tout le monde, avant Trump, a mis à sa tête un milliardaire vulgaire, sexiste et sidérant : Silvio Berlusconi.

Au préalable, la justice avait lancé la grande opération < Mani pulite > (en français « Mains propres ») au début des années 1990 et visant la corruption de personnalités du monde politique et économique italien. Ces enquêtes mirent au jour un système de corruption et de financement illicite des partis politiques. Des ministres, des députés, des sénateurs, des entrepreneurs et même des ex-présidents du conseil furent impliqués. Elles donnèrent lieu à une grande indignation de l’opinion publique et révolutionnèrent la scène politique italienne, provoquant la disparition de partis historiques comme la Démocratie chrétienne (DC), le Parti socialiste italien (PSI), le Parti socialiste démocratique italien (PSDI) ou encore le Parti libéral italien (PLI). Et ouvrirent la voie à Berlusconi.

Après Berlusconi et quelques péripéties, un jeune homme, maire de Florence, gendre idéal, séducteur, libéral-social et ouvert à la mondialisation su s’emparer du cœur des italiens. Cela ne vous rappelle rien de plus récent en France ?

Parce qu’en Italie, c’était avant et l’homme dont il s’agit était Matteo Renzi.

Il accumula les réformes jusqu’à celle de trop et un référendum qu’il perdit avec plus de 59% de Non. Les élections législatives qui suivirent, amenèrent au pouvoir un duo populiste improbable :

  • l’extrême gauche :  « le mouvement 5 étoiles » de Luigi Di Maio
  • et l’extrême droite « La ligue » de Matteo Salvini.

Le mouvement 5 étoiles avait nettement plus de députés que la Ligue. Mais dans le gouvernement, mis en place avec un premier ministre technocrate, Giuseppe Conte, les deux chefs politiques n’étaient que vice-ministre, l’impétueux Matteo Salvini allait rapidement s’imposer face à son partenaire d’extrême gauche. Les sondages montraient une chute de Di Maio et une montée inexorable de Salvini.

Cela se concrétisa lors de scrutins régionaux, mais surtout lors des élections européennes dans lesquelles La Ligue gagna largement avec 34,26% des voix, le mouvement 5 étoiles ne représentant plus que la moitié 17,06 %.

Salvini fort de ses succès et voulant accentuer sa politique d’extrême droite que le mouvement 5 étoiles tentait de maîtriser, souhaita convoquer de nouvelles élections et mis fin à la coalition. Les institutions italiennes résistèrent à cette manœuvre et Salvini fut éjecté du gouvernement au profit du Parti Démocrate.

Et c’est dans cette situation que fin 2019 se préparait les élections régionales d’Emilie-Romagne du 26 janvier 2020 qui ne pouvait qu’amener une victoire éclatante du populiste Matteo Salvini dans une région à gauche depuis 70 ans et encore gouverné alors par le Parti Démocrate.

Et, il s’est alors passé quelque chose d’étrange. Une sorte de mouvement des gilets jaunes à l’envers. Non pas un mouvement pour contester le gouvernement ; mais pour contester… l’opposition, en particulier Matteo Salvini.

Ce mouvement a pris le nom de Sardine (sardines) car, lors de sa première action publique, sur la Piazza Maggiore de Bologne le 14 novembre 2018, les organisateurs ont invité les participants « à se serrer comme des sardines ». La référence aux sardines vient, en effet, de l’expression « serrés comme des sardines dans une boite » (stretti come sardine),

<Wikipedia> nous apprend que :

« Lors du lancement de la campagne électorale pour les élections régionales en Émilie-Romagne, le 14 novembre 2019, la Ligue du Nord pensait lancer la candidature de la candidate Lucia Borgonzoni. En même temps, un groupe de quatre amis crée sur Facebook une manifestation d’opposition nommée « 6000 sardine contro Salvini » (six mille sardines contre Salvini) avec pour objectif d’organiser « la première révolution piscicole de l’histoire » et de jeter dans l’ombre la campagne électorale adverse en rassemblant [sur la place publique] au moins six mille personnes, soit plus que les 5 750 places assises de [la salle] réservées par la manifestation adverse.

Le succès du rassemblement des sardines à Bologne (peut-être dix mille personnes) est ensuite répliqué le 19 novembre sur la Piazza Grande de Modène puis, à travers de mobilisations éclair (flash mob), dans d’autres villes italiennes, mais aussi à l’étranger, avec une manifestation à New York, portant une visibilité internationale. Le 14 décembre à Rome, les sardines rassemblent 35 000 personnes selon la préfecture de police, 100 000 personnes selon les organisateurs ; au cours de cet évènement, un des organisateurs, Mattia Santori, réclame en particulier l’abolition du « décret sécurité » passé par Matteo Salvini lors du précédent gouvernement Conte I et qui a introduit une série de mesures contre l’accueil des migrants ou qui en facilitent l’expulsion ».

Grazia, le magazine italien dans un article récent : < « Les Sardines Miraculeuses », le mouvement antipopuliste qui anime l’Italie > décrit ce mouvement ainsi :

« Les sardines ne sont pas qu’un bon petit plat, mais un mouvement antipopuliste qui se répand comme une tache d’huile en Italie. […]

Un van déboule sur une place romaine à coups de joyeux Klaxon. Décoré d’un filet de pêche, il s’arrête et diffuse Bella Ciao , le chant des résistants italiens pendant la Seconde Guerre mondiale. Collés sur un barnum, des poissons en papier délivrent ces slogans : « Non au racisme », « Non à la haine », « Non à l’homophobie », « Non à la violence physique et verbale ». Des militants invitent les passants à inscrire leurs pensées et propositions sur des poissons prédécoupés et à les déposer dans des filets. Voilà l’esprit des sardines

[Tout commence le 14 novembre 2019, à Bologne] Quatre trentenaires inconnus au bataillon – un coach sportif diplômé en sciences politiques, une kiné, un guide touristique et un ingénieur – lancent un appel sur Facebook à une contre-manifestation. Le mot d’ordre : « Pas de drapeau, pas de parti, pas d’insulte. Créez votre propre sardine et participez à la première révolution piscicole de l’histoire. […]

« Être une sardine, c’est faire bloc contre le populisme, explique Alice, une Turinoise de 26 ans. Seul, le petit poisson est incapable de se défendre, mais, en banc, il peut survivre à une attaque de requins. » Comme tant d’autres Italiens, Alice n’en pouvait plus du « climat de haine » régnant dans son pays – rien que ces derniers mois, une femme noire interdite de monter dans un bus, une librairie de gauche brûlée à Rome, une famille rom chassée de son logement social par des néofascistes… Après Bologne, plus de 400 groupes se créent spontanément sur Facebook et Telegram pour remplir les places à Palerme, Naples, Florence, Milan, Rome […] « La Péninsule n’avait pas vu ça depuis trente ans », s’étonne Emiliana De Blasio, sociologue. En interviewant plus de 1 000 Sardines, elle est surprise de trouver parmi elles des électeurs « de gauche, bien sûr, mais aussi du Mouvement 5 étoiles et du centre droit ». Valeria, 48 ans, a participé au rassemblement de Ferrare un livre à la main « Chacun en avait apporté un, certains Les Raisins de la colère de John Steinbeck, censuré par Mussolini. Un clin d’œil à la candidate de la Ligue en Emilie-Romagne qui venait de déclarer avec fierté n’avoir lu aucun livre depuis trois ans. »

A priori, ils ne veulent pas créer un parti politique :

«  Mattia Santori, l’un des fondateurs devenus aussi difficiles à interviewer qu’un ministre, le répète : « Nous ne voulons pas nous substituer aux politiques. » Jeune, sourire et charme XXL, il a été propulsé « sardine en chef » et invite à regarder plus loin que l’écran de son téléphone : « Nous courons un seul risque croire que les sardines sont la solution à tous les maux. Les sardines n’existent pas et n’ont jamais existé. Il existe seulement des personnes qui prennent position. »

<Marianne> a interrogé Bernard Spitz, président de l’association les Gracques, un groupe de réflexion qui souhaite une rénovation de la gauche française autour de valeurs sociales-libérales :

« Il s’est passé un événement exceptionnel samedi dernier : plus de 100.000 personnes rassemblées dans la rue pour protester ! […] Et elles ne protestaient pas pour réclamer, elles protestaient pour défendre l’intérêt général. L’ennemi désigné n’était pas seulement la Ligue et ses alliés d’extrême droite, elles se dressaient contre la mauvaise foi, les fake news, la démagogie, la pratique systématique de l’invective et de l’insulte dans le débat politique. Et elles ont choisi pour emblème les sardines. […]

Le choix de la sardine est un symbole d’humilité. De petits poissons qui circulent en nombre et se serrent les uns contre les autres. Leurs meetings se terminent par une chanson connue de tous : ciao bella ciao, une sorte de chant des partisans sur un rythme enlevé qui se termine par l’éloge de la liberté.

Les sardines offrent à la société civile l’occasion de s’engager pour des valeurs positives et pour l’intérêt général. C’est la raison pour laquelle nous les avons rencontrées à Rome cette semaine, que nous soutenons leur initiative et espérons les aider à l’élargir au-delà des frontières italiennes, pour diffuser leur message positif d’universalité. »

Et cela a fonctionné. Je donne la parole à <L’HUMANITE> du 27 janvier 2020.

« Cette région dirigée par la gauche depuis 70 ans restera dans le giron du Parti démocrate. Le président sortant Stefano Bonaccini l’emporte avec 51 % des voix. Matteo Salvini, le leader de l’extrême droite espérait l’emporter dans cette région centrale de l’Italie pour mettre en difficulté la coalition au pouvoir au niveau national.

Les sardines ont repoussé le requin. Le parti d’extrême droite de Matteo Salvini, la Ligue, a échoué, dimanche 26 janvier, lors des élections régionales en Émilie-Romagne. Sa candidate, Lucia Borgonzoni, n’a obtenu que 43,8 % des suffrages

[…] La prise de conscience permise par le mouvement des Sardines semble avoir fait son effet. La participation électorale a été plus forte qu’aux européennes dans les villes qui votent centre-gauche. »

« Les sardines » est un mot nouveau puisqu’il désigne un nouveau mouvement qui a pu gagner une bataille contre le populisme d’extrême droite.

Mais la guerre est encore loin d’être gagnée.

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Lundi 10 février 2020

« Populisme »
Un concept politique en expansion dans le monde

« Le populisme » est vraiment un mot qui fait l’actualité.

Il est difficile de saisir précisément ce qu’il signifie, mais il est beaucoup utilisé. Et à ma connaissance toujours avec une connotation négative. Le « populiste » c’est l’autre.

Dans ma jeunesse, il y avait un autre mot très utilisé en politique : « démagogue ». Mon professeur de français de troisième nous a dit :

« Vous serez intelligent le jour où vous comprendrez le sens du mot démagogie »

La démagogie est assez facile à définir. C’est la méthode d’un homme politique qui pour se faire élire va multiplier les promesses et flatter les électeurs sans être capable une fois au pouvoir de mettre en œuvre ses promesses.

Mais le populisme est une notion plus floue.

En revanche il est plus commode de faire la liste d’un grand nombre de personnalités politiques qui sont traitées de populiste :

  • Donald Trump le président des Etats-Unis
  • Narendra Modi le premier ministre indien
  • Jair Bolsonaro le président brésilien 
  • Boris Johnson le premier ministre britannique
  • Matteo Salvini l’ancien ministre de l’intérieur italien
  • Viktor Orban le premier ministre hongrois etc..

Et en France Marine Le Pen et Jean-Luc Melenchon sont le plus souvent traités de leaders populistes.

Dans leur défense, ces leaders retiennent que dans le mot populiste, il y a le mot peuple et que ils se réjouissent de représenter le peuple.

C’est une première approche du populisme que de constater qu’un de leur point commun est le fait d’opposer « le peuple » et « les élites » et de prétendre qu’ils sont du côté du peuple.

Pour Donald Trump, c’est un rôle de composition, mais qu’il joue visiblement très bien.

Plus largement, l’historien Pierre Rosanvallon s’est intéressé à ce terme de « populisme » en expansion partout dans le monde :

« De l’Inde à l’Amérique de Trump, à notre Europe et à l’Amérique latine, ce qu’on appelle populisme est en train de gagner.  »

Et pour faire cette analyse, il a écrit un livre « Le siècle du populisme » édité par le Seuil et paru le 9 janvier 2020

Il a été l’invité d’Ali Baddou le <10 janvier 2020>, émission dans laquelle il explique qu’il a voulu faire une Histoire de ce mot « populisme »

Il nous apprend que l’apparition explicite du mot populiste, en France, apparaît d’abord en 1929 dans le monde littéraire : « Le manifeste populiste » rédigé par Léon Lemonnier et qui entend inciter l’élite littéraire de s’intéresser à la vie du peuple, à la société profonde, d’en raconter les réalités et de beaucoup moins s’intéresser à la vie élégante de la bourgeoisie.

Le livre de Rosanvallon a pour ambition de combler un vide parce que le populisme n’a jamais été théorisé en tant que pensée politique.

Il analyse ainsi que :

« Le populisme, c’est à la fois un symptôme et une proposition […] Le populisme-symptôme est facile à analyser : c’est le dégagisme, la critique de la mal-représentation dans la société, c’est le dégoût devant des inégalités galopantes. [A l’inverse] le populisme-proposition apparaît beaucoup plus diffus, d’autant plus qu’il n’a jamais fait l’objet d’une analyse de fond, contrairement, par exemple, au communisme avec Marx, le socialisme avec Jaurès, le libéralisme avec Tocqueville. Toutes les grandes idéologies ont eu leur traducteur. »

Pierre Rosanvallon ne veut bien sûr pas faire œuvre d’idéologue comme les penseurs cités précédemment, il n’est pas populiste. Mais il dit :

« J’ai voulu montrer que derrière une certaine confusion, il y avait quand même un certain nombre de lignes directrices. J’ai voulu être un théoricien du populisme »

Et il fait remonter le populisme politique en France à Napoléon III :

« Le populisme est inséparable de l’histoire de la démocratie, c’est d’abord une proposition démocratique. Pendant la Révolution, il y a beaucoup de débats sur les rapports entre la représentation et la démocratie directe, immédiate. Et, le premier à apporter une réponse originale à cette problématique c’est Napoléon III. Parce qu’il dit que la démocratie repose d’abord sur le suffrage, d’abord sur le référendum. Au nom de la souveraineté du peuple, il a été le premier à critiquer les corps intermédiaires, la liberté de la presse et les partis, en disant aux journalistes que personne ne les avait élus, qu’ils n’étaient pas représentants de la société. Et aux partis politiques qu’ils n’étaient que des entrepreneurs politiques, pas des représentants. Il est le premier à avoir théorisé la suprématie de ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie illibérale. Et quand on relit Napoléon III, on voit que c’est exactement le discours d’Orban, et à certains égards le discours de Trump aussi ».

Il donne donc à Napoléon III la paternité de ce premier élément du populisme : celui de la démocratie directe, immédiate qui rejette les corps intermédiaires. Tout doit être soumis au pouvoir, parce que celui-ci a eu l’onction populaire.

Le second pilier du populisme serait le « dégagisme ». Pierre Rosanvallon situe son essor en Amérique latine en parallèle avec l’essor d’un leader comme incarnation du peuple. C’est évidemment connu de tous le « péronisme » argentin. Mais ; Il cite en premier leader sud-américian, un colombien : Jorge Eliécer Gaitán (1898 – assassiné le 9 avril 1948). Gaitan qui a été admiré par Peron, par Castro et Chavez disait :

« Je suis un homme peuple ».

Il ne savait pas qu’il reprenait ainsi la formule des partisans de Napoléon III.

« Puisqu’il est élu du peuple, il est un homme peuple »

Il y a donc selon Rosanvallon, une théorie de la démocratie dans le populisme.

Et dans une des principales propositions des populistes, en face des inégalités, c’est de se refermer sur soi-même, d’arrêter les flux d’immigrés, c’est ce que Pierre Rosanvallon appelle :

« Le national protectionnisme. »

Il parle ainsi d’une théorie sous-jacente du populisme qui :

  • D’abord oppose le peuple et l’élite ;
  • Ensuite conduit à l’émergence d’un leader qui émane de l’élection par le suffrage universel ;
  • Ce leader une fois élu n’a pas à tenir compte de corps intermédiaires parce qu’il est l’homme peuple ;
  • Enfin la principale proposition est de nature nationaliste, protectionniste et souvent xénophobe.

Ces 4 éléments définissent assez bien Donald Trump, Viktor Orban, et quelques autres.

Pierre Rosanvallon a déclaré au journal belge le «Soir»:

«Les populismes prétendent être une forme supérieure de démocratie»

Dans cet article de <Philosophie Magazine> qui analyse l’ouvrage de Rosanvallon, je retiens cette conclusion :

« Si le populisme n’apporte que des réponses simplistes, il a au moins le mérite d’obliger la démocratie à se critiquer et à se réinventer. Au lieu de s’en remettre au référendum, qui n’offre selon lui qu’une souveraineté impuissante, Rosanvallon en appelle plutôt à complexifier la démocratie, à l’élargir, à la généraliser, à la démultiplier et à la rendre interactive sous la vigilance de « l’œil » du peuple (destiné à compléter sa « voix »). Le populisme, enfant terrible de nos démocraties désenchantées, pourrait finalement en être le ferment. »

Lors de la préparation de ce mot du jour, j’ai appris qu’un autre livre vient de paraître le 10 janvier : « Mondialisation et national-populisme » d’Arnaud Zacharie

Arnaud Zacharie est belge et « Le Monde » a consacré un article à ce livre : <Les populismes observés à la lumière de l’histoire>

<Le Monde> qui consacre aussi un article au livre de Pierre Rosanvallon dans lequel on peut lire :

« La démocratie, écrit-il, « est par nature expérimentale ». Elle reste à ce titre le meilleur instrument pour permettre aux sociétés d’apprendre à vivre dans le changement perpétuel. Mais à condition de progresser encore, de se « démultiplier » en accroissant sa capacité de représentation de la réalité des vies et en donnant aux individus davantage de prise sur ses procédures, qu’il s’agit dès lors d’enrichir, à côté de l’exercice électoral, de « dispositifs permanents de consultation, d’information, de reddition des comptes ».

Il y a aussi cette émission de la Grande Table : <Populisme, l’affaire du siècle ?>

Et cet article de l’Obs : <Pierre Rosanvallon : « Il faut prendre le populisme au sérieux »>

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Mercredi 5 février 2020

« Les voraces »
Vincent Jauvert

Quand on évoque les voraces à Lyon, on pense immédiatement à la <Cour des Voraces> qui se situe sur les pentes de la colline de la Croix Rousse.

Le site vers lequel je renvoie prétend que selon l’hypothèse la plus courante, le mot VORACES serait une déformation du mot « devoirants », lui-même dérivé de « Compagnons du Devoir », dénomination choisie en 1846 par une association compagnonnique qui avait établi en ce lieu son quartier général. Il s’agissait d’une des nombreuses organisations ouvrières plus ou moins secrètes, de longue date basées dans le quartier.

La Cour des Voraces est en pratique une cour d’immeubles, construite vers 1840, célèbre pour son monumental escalier de façade de six étages. C’est une impressionnante traboule qui permet de passer du 9 de la place Colbert au 14 de la montée de Saint-Sébastien ou au 29 rue Imbert-Colomès, à des niveaux différents. Elle est liée à l’industrie de la soie qui avait ses quartiers à la Croix Rousse.

Mais l’actualité de ce mot est due à un livre d’un journaliste de l’Obs, Vincent Jauvert : « Les voraces. Les élites et l’argent sous Macron » paru le 16 janvier dernier.

J’ai découvert ce livre et les réflexions de Vincent Jauvert par l’émission <C à Vous du 16/01/2020>

Le Littré donne comme définition de vorace : « Qui dévore, qui mange avec avidité. » Le mot vient du latin voracem, de vorare, c’est-à-dire dévorer.

Avant le livre, nous avons eu l’extraordinaire feuilleton de toutes les activités du haut-commissaire à la Réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye qui avait omis de déclarer dix mandats à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, dont plusieurs présentaient un risque de conflit d’intérêt majeur avec sa mission sur les retraites. Tous ces mandats posaient aussi la question de savoir comment cet homme, certes dynamique et efficace, était en mesure de remplir toutes ces activités.

Il y eut aussi la polémique de Sylvie Goulard que la France voulait nommer commissaire européen et dont la nomination a été rejetée par le parlement européen à cause de ses liens, alors qu’elle était eurodéputée, avec l’Institut Berggruen, think tank américain, connu pour faire du lobbying en matière commerciale. Pour ce job elle percevait 12 000 euros par mois

L’association « Anticor » a été créée pour mener des actions en vue de promouvoir l’éthique en politique et de lutter contre la corruption et la fraude fiscale. Une de ses responsables, Elise Van Beneden, ajoute à propos de  Mme Goulard :

« Elle avait aussi soutenu, alors qu’elle était sous-gouverneure de la Banque de France, deux amendements au Parlement européen, qui étaient en réalité des quasi copiés-collés de l’argumentaire de la Deutsche Kreditwirtschaft représentant les intérêts du secteur bancaire allemand. »

Mi-novembre Muriel Pénicaud, ministre du Travail, avait accepté d’entrer, au conseil d’administration du Forum de Davos. Elle y aurait côtoyé le président du désormais fameux gestionnaire d’actifs américain Black Rock. La Haute Autorité lui a demandé de démissionner…

Le livre de Vincent Jauvert me semble donc venir à point. Lui qui écrit :

« Fascinées par le train de vie toujours plus flamboyant des PDG du Cac 40, encouragées par l’exemple des gouvernants d’aujourd’hui qui ont fait fortune dans le privé, nos élites politico-administratives se sont engagées dans une course effrénée à l’argent »

L’Obs, le journal de l’auteur, a consacré dans son numéro du 16 janvier 2020, plusieurs articles à ce livre

J’en tire quelques extraits.

Vincent Jauvert synthétise les différentes dérives selon lui :

  • Des maires de grandes villes qui, pour compenser la perte financière due à la fin du cumul des mandats, prennent des emplois à temps plein loin de leur commune ;
  • Des grands commis de l’État qui se font embaucher à prix d’or par des entreprises qu’ils ont eu à surveiller dans leurs fonctions antérieures ;
  • Des hauts fonctionnaires qui, tout en restant dans leur corps d’origine, y ajoutent des indemnités d’élus, jusqu’à toucher des salaires de PDG ;
  • D’anciens ministres, et parmi les importants, qui rentabilisent leurs carnets d’adresses aussitôt quitté le gouvernement en devenant lobbyistes, avocats d’affaires ou consultants.

Prenons des exemples.

Deux présidentiables, un de droite, l’autre de gauche.

A ma droite, le maire de Troyes, dans le costume de gendre idéal :

«François Baroin [est maire] de Troyes et président de la métropole, une agglomération de 170 000 habitants. Afin de conserver une visibilité nationale, […] continue de diriger, à Paris, la puissante Association des Maires de France. Depuis octobre 2019, il est aussi membre du comité stratégique de LR, présidé par son ami Christian Jacob. De quoi l’occuper à temps plein.

Ses indemnités d’élu – 8 500 euros brut par mois, le maximum autorisé – représentent plusieurs smic. Mais là n’est pas l’essentiel de sa rémunération. Loin de là. Depuis plusieurs années, François Baroin est aussi avocat, toujours à Paris. Sa notoriété aidant, ses affaires se portent très bien. En 2015, il a touché 183 000 euros net de son activité juridique, 171 000 en 2016 et 125 000 l’année suivante. En 2018, il s’associe avec le célèbre avocat Francis Szpiner. L’ancien défenseur de Jacques Chirac et d’Alain Juppé lui offre un fixe de 7 500 euros net par mois plus une participation aux bénéfices. Mais ce n’est pas tout.

La même année, en mars, l’ancien ministre de la République est recruté par la banque d’affaires britannique Barclays. Officiellement, il sera « conseiller extérieur ». […] En clair, il sera le « VRP de luxe » de la banque […]. On ne connaît pas ses émoluments. Ils sont probablement élevés. […]

En décembre 2017, François Baroin entre au conseil d’administration de la compagnie belge Sea-Invest Corporation, l’un des principaux opérateurs de terminaux portuaires au monde. Il devient administrateur de trois de ses filiales, Sea-Tank International, Sea-Invest Africa et Sea-Invest France. Au total, pour le seul mois de décembre 2017, il percevra de ces trois sociétés 13 500 euros net de jetons de présence.

A Troyes, cet énième boulot du maire exaspère. On dit qu’il ne vient pas souvent dans l’Aube, qu’il laisse ses adjoints faire le boulot. Et même si le play-boy de la droite, à la fois qualifié de dilettante par les uns et de présidentiable par les autres, est charmant, là c’en est trop. Le quotidien de la ville, « l’Est Eclair », grogne. Sea-Invest a recruté le président de l’AMF, s’indigne-t-il, « pour cultiver ses relations avec les élus locaux […] des grands ports ». »

A ma gauche, l’ancien ministre de l’intérieur et premier ministre, dans le costume de l’homme éthique et incorruptible

« Bernard Cazeneuve […] a été recruté par l’un des plus grands cabinets d’avocats de la place, August & Debouzy, où il avait déjà travaillé au milieu des années 2000 comme associé pour son département contentieux. C’est une première historique, qui reflète parfaitement l’époque. Jamais, au cours de la Ve République, un Premier ministre n’avait rejoint aussi vite le privé. Dans son cas, immédiatement après avoir quitté ses fonctions.

Les négociations d’embauche entre le grand cabinet et le dernier Premier ministre de François Hollande ont même lieu avant que Bernard Cazeneuve ne quitte Matignon. La preuve : il a saisi la HATVP [Haute Autorité pour la Transparence de la Vie publique, NDLR] le 2 mai 2017, soit treize jours avant sa démission… Cette antériorité n’a cependant pas empêché l’autorité de déontologie de lui donner son quitus, à plusieurs réserves près, qui limitent grandement le champ d’action de l’intéressé – des réserves que celui-ci devra respecter jusqu’au 15 mai 2020, c’est-à-dire trois ans après son départ de Matignon. Pendant cette période, « M. Cazeneuve, écrit la HATVP, ne pourra réaliser des prestations, de quelque nature que ce soit, pour l’ensemble des administrations d’Etat sur lesquelles il avait autorité en tant que Premier ministre ». Autrement dit, quasiment toutes. De même, il « devra s’abstenir de toute démarche, pour le compte des clients du cabinet August & Debouzy, auprès des autres ministres avec lesquels il a siégé au gouvernement […] et auprès des administrations qui étaient placées sous son autorité ». Enfin, il « ne devra pas se prévaloir, dans le cadre de son activité, de sa qualité d’ancien ministre de l’Intérieur ou de Premier ministre ».[…]

Une question m’intriguait. Juste avant de quitter Matignon, Bernard Cazeneuve a cosigné un décret d’application de la loi Sapin 2 sur les lobbys, qui concerne notamment les avocats d’affaires. Or ce texte, très controversé, est beaucoup moins rigoureux que les députés socialistes ne l’espéraient. Même la HATVP, d’ordinaire très discrète, s’en est publiquement plainte dans son rapport annuel 2017. […]

Le décret en question stipule que les représentants d’intérêts doivent désormais s’inscrire dans un registre tenu par la HATVP et déclarer chacune de leurs actions auprès des ministères et des parlementaires. Mais il précise qu’ils ne sont tenus de ne le faire que l’année suivant l’action de lobbying, et surtout sans avoir à nommer les personnes visitées. Autrement dit, ce texte ne permet pas un contrôle effectif de l’activité si sensible et si lucrative. En outre, un cabinet ne doit s’enregistrer comme représentant d’intérêts que si l’activité de lobbying représente plus de la moitié de son temps de travail. Autrement dit, exit donc beaucoup de banquiers et d’avocats d’affaires qui font du lobbying mais seulement à temps partiel…

Ainsi émasculé, le décret a été signé par le Premier ministre Cazeneuve le 9 mai 2017, soit une semaine après qu’il a demandé l’autorisation de pantoufler chez August & Debouzy. Or l’un des deux créateurs du cabinet, Gilles August, apparaît dans les statuts de l’association des avocats lobbyistes comme l’un des fondateurs du groupement. Et sur sa page LinkedIn telle que je l’ai consultée le 18 novembre 2019, il est noté que « August & Debouzy offre aux entreprises des compétences de pointe tant en droit des affaires qu’en droit public et en matière de lobbying ». […]

[Interrogé], le porte-parole d’August & Debouzy assure que le cabinet « n’exerce aucune activité de lobbying ». Il ajoute : « Nous sommes sortis de l’association des Avocats lobbyistes bien avant l’arrivée de Bernard Cazeneuve. » Lorsque je lui indique le contenu de la page LinkedIn de son fondateur, Gilles August, le même porte-parole me répond : « Il est possible que nous ayons omis de supprimer la mention lobbying dans nos communications […]. Je vous remercie d’avoir attiré mon attention sur la bio LinkedIn de Gilles August, qui n’est pas à jour. » »

Elise Van Beneden d’Anticor répond à la question de savoir si Cazeneuve était en situation de conflit d’intérêts ?

« Cela me paraît évident. D’autant que ce décret limite énormément la portée de la réforme. La loi oblige les représentants d’intérêts à s’inscrire sur un registre tenu par la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie publique (HATVP) et à déclarer les actions qu’ils ont menées et les catégories de responsables publics qu’ils ont rencontrées. Mais on ne connaît pas les noms des personnes présentes lors des rendez-vous. La loi dit aussi que seules les personnes qui consacrent plus de 50 % de leur temps au lobbying doivent s’inscrire sur le registre. Mais si vous travaillez dans un cabinet de 30 personnes, il est très facile de répartir la tâche pour que tout le monde reste au-dessous des 50 %.

Maintenant, dire que Bernard Cazeneuve a pu se trouver en situation de conflit d’intérêts ne veut pas dire qu’il y a eu pacte de corruption. Ce qui serait le cas si son embauche avait été la contrepartie de la signature du décret. Ce ne sont pas les mêmes reproches. La corruption est un acte très difficile à démontrer. La prise illégale d’intérêts, elle, est très formelle. Elle interdit de prendre une décision si vous, vos enfants, votre femme ou votre mari, ou même un ami, avez pu y trouver un intérêt personnel, dans un délai de trois avant et après la prise de décision. »

En matière de prévention des conflits d’intérêts, la France a été l’un des derniers pays occidentaux à se doter d’un arsenal législatif et pénal. Depuis l’éclatement de l’affaire Woerth-Bettencourt, en 2010, quatre lois ont été votées.

Et puis il y a le pantouflage ! <Wikipedia> nous explique qu’à l’origine, le mot « pantoufle » désignait, dans l’argot de l’École polytechnique, le renoncement à toute carrière de l’État à la fin des études. La « pantoufle » s’opposait théoriquement à la « botte ». Ceux qui « entraient dans la pantoufle », les « pantouflards », avaient le titre d’« ancien élève de l’École polytechnique » et renonçaient à celui de « diplômé de l’École polytechnique ». Plus tard, le terme a également désigné le montant à rembourser en cas de non-respect de l’engagement décennal (comparable au dédit-formation des entreprises privées).

Le terme « pantouflage » s’applique aussi aux personnalités politiques qui, à la suite d’un échec électoral ou à la perte d’un portefeuille ministériel, occupent un poste grassement rémunéré dans une entreprise privée, avec des responsabilités limitées, s’arrêtant, en général à du lobbying, en attendant l’occasion de revenir sur la scène politique.

On parle aussi de rétro-pantouflage, dans le cas de hauts fonctionnaires ayant participé à des cabinets ministériels, pour ensuite « pantoufler » dans le privé avant de revenir servir l’État dont ils pourraient éventuellement espérer, en échange de ce retour, qui peut être pour eux un « sacrifice » financier, un poste important.

Le journaliste insiste sur le fait que cette porosité grandissante entre le public et le privé nécessiterait de resserrer l’encadrement des activités de lobbying, ce qui n’est pas le cas.

Les rémunérations des hauts fonctionnaires restent largement secrètes

« S’il faut une preuve de la puissance des hauts fonctionnaires, de leur capacité à faire obstacle à la volonté populaire, la voici : chaque fois que le Parlement a tenté de lever le secret sur leurs rémunérations, ils se sont débrouillés pour faire échouer le projet. […] Mission accomplie : le secret des rémunérations de la haute fonction publique reste bien gardé. […] »

Elise Van Beneden, d’Anticor a lu le livre de Vincent Jauvert et conclut :

« On constate une perte de sens du service public et une porosité dangereuse entre les élites politiques et économiques. Cette porosité est-elle plus importante qu’avant ? En tout cas, elle est plus visible. On entend certains dire que le service public n’est pas assez attractif. Mais des rémunérations jusqu’à 8 000 euros par mois devraient normalement mettre les gens à l’abri de la corruption. C’est peut-être la financiarisation de la société, et les gros revenus qui vont avec, qui créent ce sentiment d’un décalage de rémunérations entre le public et le privé. Mais si on veut gagner de l’argent, ce n’est pas vers la politique qu’il faut aller. On constate aussi que le lobbying s’est intensifié. Aujourd’hui, on voit des banques d’affaires et des cabinets de conseil démarcher directement des fonctionnaires dans les ministères pour leur proposer des opérations. »

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Mardi 19 novembre 2019

« La France est un pays pauvre, en tous cas au regard des désirs de ses habitants. »
Jean-Louis Bourlanges dans le Nouvel Esprit Public du 20/10/2019

L’hôpital public est en péril. C’est ce que disent de plus en plus de professionnels. Et nous qui sommes utilisateurs, nous constatons en effet qu’il y a un problème non seulement dans l’hôpital Public mais aussi dans la médecine de ville.

La santé en France manque d’argent.

L’éducation nationale, on peut se tourner vers l’état des locaux des Universités, on peut aussi constater que les professeurs français sont nettement moins rémunérés que dans les autres pays analogues à la France. L’Éducation nationale manque d’argent en France.

L’état des prisons en France devrait être pour chacun une honte nationale. Les prisons françaises manquent d’argent. Plus globalement la justice manque de moyens.

On peut aussi parler de la police.

La manière dont nous accueillons les immigrés est indigne.

L’État n’a quasiment plus les moyens d’acheter ou de louer des locaux pour ses services au centre des métropoles, c’est trop cher.

Il n’a, en parallèle, pas les moyens non plus de conserver des services publics dans les territoires.

Il semble très difficile d’augmenter les retraites. Et la défense nationale ? Nous avons été humiliés par Erdogan, comme en Syrie lorsque Obama a lâché la France, nous étions démunis. Dans le monde qui est et qui vient une parole sans une armée conséquente pour la crédibiliser n’aura aucune portée. La défense française manque d’argent.

Toutes ces dépenses nécessitent l’appel à l’impôt et aux cotisations sociales.

Mais parallèlement, les français souhaitent voir augmenter leur pouvoir d’achat. Pour répondre à ce souhait le gouvernement a décidé de diminuer les impôts. Donc à diminuer encore davantage ses ressources. Souvent une baisse des cotisations est préconisée pour résoudre des problèmes d’emploi ou autres. Ce type de solution a pour objet d’augmenter les ressources individuelles au détriment des ressources collectives et partagées. Celles qui permettent de financer ce que nous n’arrivons plus à financer et que j’ai énuméré ci-avant.

Bien sûr, pour certains la solution est simple. Il suffit d’augmenter substantiellement l’impôt et les cotisations pour les plus riches et lutter contre la fraude fiscale.

Sur le premier point, la France ne peut pas le faire massivement tout seul dans un monde globalisé.

Concernant le second point, c’est certes une piste. Cela permettrait, en effet, d’améliorer un peu la situation. Mais croyez-vous sérieusement que même une lutte aboutie contre la fraude fiscale permettrait de répondre à tous les enjeux que j’ai évoqué ci-dessus ?

Pour ma part je ne le crois pas.

Et j’ai trouvé le constat que Jean-Louis Bourlanges avait énoncé lors de l’émission du Nouvel Esprit Public du 20/10/2019 et qui avait pour sujet : « Radicalisation des rapports sociaux » assez désespérant et pourtant véridique : « La France est un pays pauvre, en tous cas au regard des désirs de ses habitants. »

Pour remettre ces propos dans leur contexte Jean-Louis Bourlanges a dit :

« Il est très difficile de ne pas schématiser ou caricaturer dans un débat d’une telle ampleur. Sur la question des inégalités, elles sont indéniables et très profondes, mais je ne pense pas qu’elles soient la cause déterminante des violences. D’abord parce qu’il n’est pas vrai qu’elles se sont aggravées ces dernières années, comme en attestent le taux de dépense publique et le nombre de fonctionnaires. En revanche, elles sont de plus en plus mal ressenties, et c’est tout à fait compréhensible, Mathias Fekl a très bien décrit les galères de certains. Pourquoi passe-t-on d’une situation d’inégalité acceptée à une situation d’inégalité refusée ? C’est cela qu’il s’agit de comprendre.

La France est un pays pauvre, en tous cas au regard des désirs de ses habitants. Le Produit Intérieur français ne permet pas de donner davantage. Le président a distribué quelques milliards, sans qu’on sache où il va les trouver. C’est un jeu dans lequel les marges de manœuvre sont très limitées. Tant que nous ne développerons pas de la croissance, on aura du mal. Sans compter que la croissance elle-même pose les problèmes écologiques que l’on sait. »

La solution serait en effet dans une croissance du niveau de l’après-guerre. Mais nous savons qu’une telle croissance n’a plus vocation à revenir. Et qu’en outre, les contraintes de l’écologie ne la rendent même pas souhaitable.

Ce qui ne signifie pas qu’il ne faut rien faire.

Mais jusqu’à présent nous sommes toujours parti de ce constat que la France était riche et donc que tout était possible.

Mais ce n’est pas vrai.

Il faut donc choisir les priorités et avoir conscience des enjeux collectifs avant d’aborder les revendications individualistes. Y sommes nous prêts ? Il est vrai que la conscience des inégalités, qui sont pourtant moindre en France, n’aident pas à l’acceptation, par le plus grand nombre, de discussions sur les situations acquises. Mais si nous entrons dans ce débat avec l’esprit d’un consommateur et non d’un citoyen, il n’y a aucune chance que les solutions collectives l’emportent.

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Lundi 21 octobre 2019

« Un temps de misère communicationnelle »
Frédéric Joly

Vendredi dernier j’évoquais l’ouvrage de Victor Klemperer « LTI. La langue du IIIe Reich » et le livre récent de Frédéric Joly « la Langue confisquée » consacrée à une relecture de celui de Klemperer.

Or un article paru dans l’Obs du 5 septembre 2019 et écrit par la journaliste Marie Lemonnier : « Des outrances nazies aux mots creux du management : quand la langue devient un poison » me semble un complément et un approfondissement intéressant, en cela qu’il s’intéresse davantage encore à la situation d’aujourd’hui.

Aujourd’hui tout est communication. Quand une mesure du gouvernement est rejetée par la population ou une partie de la population, c’est qu’il y a eu « mauvaise communication».

Et des cohortes de politique munis « d’éléments de langage » vont répéter les mêmes mots creux et diffuser un message rassurant qui a souvent un rapport assez lointain avec les motivations et les effets de la mesure.

Le monde de l’entreprise et du management se trouvent dans cette même dérive : utiliser des « mots » qui présentent la réalité sous un angle très orienté.

C’est ce que Frédéric Joly définit comme un temps de misère communicationnelle.

Marie Lemoine introduit son article par cet éloge du livre de Frédéric Joly

« L’ensauvagement des mots précède et prépare l’ensauvagement des actes », déclarait récemment Mona Ozouf (1), soulignant l’importance capitale de lire « LTI. La langue du IIIe Reich » de Victor Klemperer pour le comprendre. Frédéric Joly, auteur du brillant essai « la Langue confisquée. Lire Klemperer aujourd’hui », vient ainsi d’exaucer le vœu de l’historienne en se replongeant dans les écrits du philologue juif, qui laissa l’un des documents les plus hallucinants sur l’hitlérisme.

Elle explique que c’est précisément pour mieux penser notre temps, « un temps de misère communicationnelle », que Frédéric Joly convoque Klemperer. Bien sûr, rappelle-t-il, on ne saurait comparer les heures sombres du totalitarisme aux nôtres. « Mais si aucune « lourde barre de métal rouillé » ne pèse plus sur nous, nous connaissons d’autres empêtrements qui, sans doute parce qu’ils ne sont pas synonymes de coercition, ne semblent pas nous préoccuper outre mesure. » C’est un tort qu’il souhaite voir réparer en suscitant notre vigilance sur les distorsions infligées aujourd’hui à la langue et sur nos « adhésions non contraintes à des logiques d’appauvrissement langagier ».

Frédéric Joly constate d’abord une « brutalisation » de la langue, un « ensauvagement » des mots, dont l’injure et la mauvaise foi contre l’adversaire, sur les réseaux sociaux comme sur les plateaux télé, sont parmi les symptômes les plus affligeants.

Et la journaliste Marie Lemoine poursuit :

« Comment ne pas penser en ce moment même aux éructations répétées du Twitter fou de la Maison-Blanche ou d’un Bolsonaro enragé ? Dans son récent message de pardon adressé à la France, suite à la très gênante passe d’armes entre les chefs d’Etat français et brésilien au sujet de l’Amazonie en feu, l’écrivain Paulo Coehlo relevait « l’hystérisme » langagier de Jair Bolsonaro, dans lequel il percevait, à juste titre, une manifestation du « moment de ténèbres » que traverse son pays.

Joly ne peut, en outre, que remarquer la puissante imprégnation dans nos structures mentales, et donc dans nos vocabulaires, du monde économique et du « management », mais aussi de la programmation et de la mécanisation. On doit ainsi « profiter » de ses amis, de son temps, de toute occasion ; il faut sans cesse chercher à « s’optimiser », à « augmenter » ses capacités et son bonheur ; on va « reprogrammer » son cerveau, « gérer » sa vie et ses émotions… […].

J’ai toujours détesté utiliser le verbe « profiter » pour une autre raison que celle à laquelle il est essentiellement destiné : le profit capitalistique. On ne profite pas de ses amis, on les rencontre, on remplit l’échange d’informations, de sens et d’affect. Les mots de l’économie et du marché nous polluent.

Et Marie Lemoine de conclure :

Mais à la phraséologie néolibérale, reprise comme un seul homme par tous les gourous de la psychologie positive, Joly ajoute la grave réduction du langage à sa seule fonction communicationnelle. Or, avant d’être un outil de communication – ce qu’il est, bien sûr –, le langage « signifie ». Tirer le langage « vers le signal », délivrer un message à tous les coups univoque, voilà qui est tuer toute possibilité d’interprétation, ou d’implicite. C’est, au fond, une attaque contre la culture, la civilisation, toute l’humanité. « La dégradation de la Raison : voilà la racine du mal », concluait Klemperer en juillet 1945.

Or appauvrir une langue, contribuer à son appauvrissement, quels que soient les mobiles d’une telle opération (volonté de domestication politique, de facilitation ou de simplification de l’argumentation, de « fluidification » des échanges), c’est l’obscurcir et se condamner à mal communiquer », déplore l’essayiste. Pire, c’est perdre l’idée de la vérité, puisque la vérité « est une fonction permanente du langage ». Aussi, pour Frédéric Joly, n’y a-t-il pas lieu de s’étonner de ce climat de défiance généralisée quant au langage argumenté et aux vérités qui semblaient jusque-là établies. A l’ère de la post-vérité, les professionnels du brouillage entre le vrai et le faux sont légion.

« Nos sociétés du « bullshit » ne bannissent pas la vérité : elles la considèrent seulement comme inutile. En cela, elles ne diffèrent pas spectaculairement de la société décrite par Klemperer. »

Puisse cet avertissement ne pas demeurer un vain mot. Parce qu’aucun mot ne l’est. »

Nous ne sommes pas assez vigilants dans notre quotidien de ce que signifient les mots utilisés pour décrire une situation.

<Le mot du jour du 26 avril 2016>  : développait cette remarque de Paul Jorion : « Le salaire est une charge, un coût, quelque chose de négatif qu’il faut réduire. Les dividendes des actionnaires et les bonus des patrons sont des parts de profit donc positifs. Le mépris du salarié, c’est dans nos règles comptables qu’il est inscrit

Ainsi parler de la charge salariale c’est induire un type de raisonnement et de priorité, alors qu’on pourrait parler de l’investissement salariale pour décrire ce que représente pour l’entreprise le fait de faire confiance à un salarié et de le payer.

<1292>

Mardi 4 juin 2019

« Le massacre de la place de la porte de la Paix céleste»
Episode fondamental de l’Histoire de la République Populaire de Chine

Le 4 juin 1989, le mur de Berlin n’était pas encore tombé, mais les pays communistes dans l’Europe de l’est étaient en pleine ébullition et Gorbatchev essayait vainement de réformer l’Union soviétique.

Je ne m’en souvenais pas, mais le jour précédent, le 3 juin 1989, l’austère et fanatique Ayatollah Khomeini venait de mourir.

Et le 4 juin fut le jour du massacre de la place Tian’anmen à Pékin

Or « Tian’anmen » signifie « la porte de la Paix céleste ». C’est une porte monumentale de l’avenue qui constitue l’entrée Sud de la Cité impériale. Elle borde au Nord la place qui porte son nom.

Le 4 juin 1989, il y a 30 ans, fut donc le jour du massacre de la place de la porte de la Paix céleste

Associer « la paix céleste » et « un massacre » constitue un oxymore dont la Chine communiste semble coutumière.

J’avais souligné lors du <mot du jour du 24 mai 2013> l’extraordinaire article 1 de la constitution de la Chine populaire :

« La République populaire de Chine est un État socialiste de dictature démocratique populaire dirigé par la classe ouvrière et fondé sur l’alliance entre ouvriers et paysans.

Le système socialiste est le système fondamental de la République populaire de Chine. Il est interdit à toute organisation ou tout individu de porter atteinte au système socialiste. »

D’ailleurs la seconde partie de cet article « Il est interdit à toute organisation ou tout individu de porter atteinte au système socialiste » semble lourd de sens et annonciateur de ce qui s’est passé en juin 1989.

En 1989, la Chine était au début de son extraordinaire développement économique qui l’a amené à son niveau d’aujourd’hui, à savoir en rival des États-Unis d’Amérique. Tout le monde attribue cette évolution remarquable à Deng Xiaoping qui est arrivé à écarter le successeur désigné de Mao : Hua Guofeng. De manière officielle Deng Xiaoping sera le principal dirigeant chinois à partir de décembre 1978

Autour de Deng Xiaoping trois dirigeants vont jouer un rôle éminent dans toute cette affaire :

  • Hu Yaobang qui a été le secrétaire général du parti communiste chinois de 1980 à 1987. Mais il sera limogé en 1987 de ses fonctions à la tête du Parti à la suite déjà de manifestations étudiantes dont il aurait soutenu les revendications démocratiques. Il avait l’image du réformateur.
  • Zhao Ziyang était Premier ministre de 1980 à 1987 puis il remplace Hu Yaobang comme Secrétaire général du Parti communiste chinois de 1987 à 1989.
  • Li Peng qui a pris la place de Zhao Ziyang comme Premier ministre en 1987 et le restera jusqu’en 1998.

Ces 3 hommes sont des disciples et des proches collaborateurs de Deng Xiaoping, mais n’auront pas toujours sa confiance

En avril 1989, Deng Xiaoping ne se présente plus au premier plan mais tire encore les ficelles. Au premier plan, il y a Zhao Ziyang le chef du Parti et Li Peng le premier ministre.

Et c’est dans ce contexte que Hu Yaobang meurt le 15 avril 1989. Des manifestations spontanées ont lieu dans tout le pays pour saluer son rôle de réformateur et .demandent la réhabilitation politique de Hu Yaobang. Le 18, quelques milliers d’étudiants et de civils se rendent sur la place où ils organisent un sit-in devant le Grand Palais du Peuple (l’assemblée nationale). C’est la première grande manifestation.

C’est ainsi que commencent les évènements de Tian’anmen.

Ce sont des intellectuels, des ouvriers et des étudiants qui vont manifester, faire des grèves de la faim et finalement même ériger une statue de la liberté « chinoise ». Ils dénoncent la corruption et demandent des réformes politiques et démocratiques.

Ces évènements vont durer du 16 avril jusqu’au 4 juin. Ils vont durer aussi longtemps parce qu’il y a désaccord au sein du groupe des dirigeants Zhao Ziyang étant à la tête du groupe qui souhaite négocier et accéder à certaines réformes, Li Peng à la tête d’un groupe qui veut tuer dans l’œuf toute évolution du régime et de remise en cause du rôle du Parti Communiste Chinois.

Finalement c’est le groupe de Li Peng avec le soutien de Deng Xiaoping qui va gagner, la ligne dure l’emporte, et après l’établissement de la Loi martiale en 19 mai, Zhao Ziyang est immédiatement limogé et placé en résidence surveillée où il restera jusqu’à sa mort.

Mais les manifestants restant mobilisés, malgré la Loi martiale, le gouvernement chinois va envoyer l’armée et réprimer le soulèvement dans le sang le 4 juin 1989 de triste mémoire.

Les officiels chinois prétendront qu’il y a eu 200 morts, d’autres sources dont l’Union Soviétique comme les États-Unis estiment ce massacre à plus de 10 000 morts.

Tous ces évènements sont précisément décrits dans <Wikipedia>

Il y a aussi ce documentaire <d’Arte> :

Et puis dans une perspective contemporaine, il y a cette émission du Grain à moudre sur France Culture : « Que reste-t-il de Tiananmen ? ».

Parmi les invités, il y avait la journaliste Laure Guilmer qui avait couvert ces évènements et qui est retourné en Chine en 2019 pour retrouver les étudiants désormais cinquantenaires qu’elle avait connus alors. Elle raconte combien il est difficile de les faire reparler de ce moment de leur vie, certains sont totalement dans le déni.

Le gouvernement a d’ailleurs poursuivi une vraie politique d’occultation, d’omerta et continue à le faire.

Comme l’écrit le journal : « La Croix » <Pékin minimise toujours la gestion des « turbulences » de Tian An Men> :

« Cet incident était une turbulence politique et le gouvernement central a pris les mesures pour mettre un terme à ces turbulences, ce qui a été la décision correcte », a expliqué dimanche 2 juin à Singapour le général chinois Wei Fenghe à une question d’une journaliste portant sur la répression militaire le 4 juin 1989 à Pékin. […]

Pékin n’a jamais reconnu le nombre de victimes, parlant de « 200 ou 300 dont beaucoup de soldats ». Le nombre de victimes se chiffre beaucoup plus autour de « plusieurs milliers », pas seulement sur la Place Tian An Men et à Pékin mais dans des dizaines de villes chinoises où les étudiants s’étaient également soulevés. […]

La mémoire de ces tragiques événements est toujours portée par de nombreux militants à travers le monde et même à Hong Kong, seul endroit du territoire chinois où il est encore possible d’évoquer « Tian An Men » et où les défenseurs de la démocratie se battent encore, convaincus de voir la vérité triompher en citant le grand auteur chinois Lu Xun (1881-1936) : « Les mensonges écrits à l’encre ne peuvent camoufler les faits écrits dans le sang. »

Cet échange entre le général chinois et le journaliste ne sera pas évoqué dans les médias chinois en Chine.

Depuis 1989, il n’est pas possible de parler de ces évènements en Chine. Les moteurs de recherche chinois ne permettent pas d’accéder aux sites qui parlent du 4 juin ou des massacres de Tien an Men.

Le <Figaro> rapporte :

« Dans un éditorial, le quotidien de langue anglaise Global Times, très proche du parti au pouvoir, estime que «l’incident» du 4 juin 1989 «est devenu un événement historique oublié» et que cet oubli même a permis à la Chine de poursuivre son spectaculaire développement économique.

«Depuis l’incident, la Chine est parvenue à devenir la deuxième économie mondiale, avec une amélioration rapide du niveau de vie», salue le journal, alors que l’ensemble des autres médias gardaient le silence sur l’anniversaire du massacre. «En vaccinant la société chinoise, l’incident de Tiananmen augmentera grandement l’immunité de la Chine contre tout trouble politique à l’avenir», estime le quotidien, dont l’éditorial ne figurait pas dans la version du journal en langue chinoise et n’était pas non plus disponible en ligne. »

Quelles conclusions tirer de ces évènements et de leurs suites ?

  • En Chine, le régime fort et sans remord mis en place par Deng Xiaoping a enterré, l’illusion de beaucoup d’occidentaux qui prétendait que le développement du capitalisme se réalisait en parallèle avec un développement des libertés démocratiques. L’évolution chinoise a démontré exactement le contraire. Le développement a continué de plus belle et jamais la population chinoise n’a été aussi surveillée et privée de liberté.
  • Les dirigeants chinois ont explicitement proposé ce « contrat » à leurs citoyens : Vous pouvez vous enrichir autant que vous voulez, mais personne n’a le droit de toucher à l’organisation politique et au rôle du Parti communiste.
  • Seules des difficultés économiques importantes pourront remettre en question « ce contrat ».
  • Enfin, la Chine constitue un exemple parfait de la soumission qu’on obtient quand on parvient à transformer les citoyens, en simples consommateurs. Même si je doute que tous soient atteints par ce trouble du discernement qui est celui de se réfugier dans la seule et exclusive consommation.

En tout cas, la Chine n’est en aucune façon, dans le contexte d’aujourd’hui, un État et une organisation politique désirables.

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Mercredi 29 mai 2019

« Les philosophes ne proposent pas un modèle alternatif au modèle capitaliste. »
Michel Serres

Le dimanche sur France Inter, Ali Baddou anime une excellente émission qui s’appelle « Questions Politiques ».

Enfin, pour qu’elle soit vraiment excellente il faut un invité qui ait des choses pertinentes à dire.

C’est de plus en plus rare, dans le monde politique. Or, le monde politique est justement le domaine de cette émission.

Mais dimanche 26 mai 2019, était un jour de chance : en raison des élections européennes, il était interdit au service public de relayer des avis partisans.

Ali Baddou n’a donc pas invité un politique mais Michel Serres. Michel Serres est né le 1er septembre 1930 à Agen. Il aura donc bientôt 89 ans et il est donc plus jeune qu’Edgar Morin qui était au cœur du mot du jour de vendredi dernier.

Vous pouvez voir la vidéo de cet entretien derrière ce lien : « Michel Serres – Questions Politiques du 26 mai 2019 »

Michel Serres est probablement l’auteur le plus souvent cité dans les mots du jour, celui d’aujourd’hui est le quatorzième pour lequel l’exergue a été écrit ou dit par lui.

C’est pour moi toujours un plaisir, un ravissement de l’écouter.

Et même s’il répète des idées, des histoires il arrive toujours un moment où il me surprend et me redonne matière à penser.

Il y a plus de deux ans, fin 2016, le navigateur Thomas Coville avait battu le record du tour du monde à la voile en multicoque avec un temps de 49 j et quelques minutes….. Il est arrivé le soir de Noël avec plus de 8 jours d’avance sur son poursuivant. Michel Serres avait marqué son admiration pour ce navigateur, il faut savoir qu’à 19 ans il est rentré dans la navale et il revendique toujours son état de marin.

Il était donc invité le 2 janvier 2017 sur France Inter et avait parlé de cette admiration devant l’exploit de Thomas Coville.

Mais il ne savait pas que Thomas Coville, réciproquement avait un immense respect pour le philosophe qu’il est. Il avait emmené des émissions de Michel Serres qu’il écoutait pendant son tour du monde.

La journaliste, pendant l’émission, les a mis en relation et ils ont pu échanger par téléphone.

Voici ce que cela a donné :

Thomas Coville :

« Vous êtes une des personnes qui depuis […] mon adolescence, m’ont inspiré d’aller jusqu’au bout de mes rêves. »

Michel Serres :

« Ne changez pas les rôles, c’est moi qui vous doit l’admiration ! »

Thomas Coville

« Non, non, non, non. Vous avez rempli votre rôle de philosophe.

Quand une nation donne plus la parole aux sportifs qu’aux philosophes c’est qu’elle est en danger.

Moi je vous ai écouté comme philosophe, comme celui qui se permet, parce qu’il a étudié, parce qu’il est sage, de donner un sens, donner une voix – et après à ceux qui l’écoutent d’essayer de la transcrire en faits.

J’ai finalement trouvé dans le petit garçon que j’étais une voix qui était un rêve complètement fou, faire le tour du monde en solitaire en multicoque, mais c’est parti d’un monsieur qui vous dit « écoutez cette petite voix, allez jusqu’au bout de vos rêves et ce rêve-là en alimentera un autre qui en fera faire un autre, etc.

Vous êtes l’un de ceux qui m’a inspiré et m’a fait aller jusqu’au bout »

C’est <ICI>.

Je trouve cet hommage à Michel Serres à la fois touchant et particulièrement juste.

Mais ce n’est pas de cette émission de 2017 dont je voulais parler, mais de celle « du 26 mai 2019 »

Vous n’avez qu’à l’écouter.

Je vais quand même picorer quelques fulgurances, de ci de là.

Michel Serres a publié en février 2019 un nouveau petit livre (96 pages, 80 g, 7 euros) : « morales espiègles » dans lequel il parle de rire, de chahut, de dialogue entre Petite Poucette et Grand papa ronchon.

Dans l’émission, il oppose « le rire doux » celui qui moque sans volonté de faire du mal, la farce, le canular et le « rire dur » celui qui peut tuer :

« J’ai publié morales espiègles pour une bonne raison. C’est que quand on met les pieds dans la morale, on parait des donneurs de leçon. C’est emmerdant comme la pluie et c’est inefficace. S’il y a une voie pour l’enseignement de la morale, c’est le rire. C’est une vieille tradition. Molière corrigeait les mœurs en riant. Même la commedia dell’arte, c’est vieux comme le monde. Par exemple, on vous dit : « ne soyez pas menteur ». Ça va quoi…Mais si vous regardez une comédie qui s’appelle « le menteur » vous riez de la première réplique à la dernière…Il ment, on pose une question, il est obligé de mentir plus et encore plus, de sorte qu’à la fin tout est cul par-dessus tête.

Si vous écoutez cela, vous allez dire : « mais mon Dieu si je mens je vais m’embarquer dans une galère terrible ». Et là, c’est efficace. […]

Dans les réseaux sociaux il peut y avoir une telle calomnie qui prend de l’importance que celui qui en est victime peut prendre des décisions extrêmes qui est de se suicider. Le rire dur c’est la calomnie, c’est ultra critique. On rit ad hominem, sur la personne même.

J’ai parlé du « menteur », c’est un fantoche, c’est un personne de théâtre, c’est un acteur. Ce n’est pas lui qui est en cause mais le personnage qu’il représente »

Il dit aussi que nous avons toujours un peu d’agressivité en nous, et il ajoute :

« La seule règle morale que je connaisse, transformer notre agressivité en action, en travail, en créativité. »

Quand on l’emmène sur le terrain politique il explique que :

« Les institutions sont désadaptées par rapport à l’état actuel du monde […]

Nous sommes en train de vivre une période exceptionnelle de l’Histoire.
On a vécu 70 ans de paix, l’espérance de vie a cru jusqu’à 80 ans, la population paysanne est passée de 75 à 2 %… Par conséquent, toutes les institutions que nous avons créées l’ont été à une époque où le monde n’était pas ce qu’il est devenu. À peu près toutes sont obsolètes. »

Pour lui, le problème vient du fait qu’on n’a pas « réinventé » ces institutions :

« Quand on a fait la Révolution de 89, on avait Rousseau derrière. Aujourd’hui, on n’a personne, et c’est la faute à qui ? Aux philosophes. C’est leur rôle de prévoir ou d’inventer une nouvelle forme de gouvernement ou d’institutions, et ils ne l’ont pas fait. »

Le système actuel lui semble désastreux. :

« L’économie telle que le capitalisme l’a mise en place est catastrophique, au moins du point de vue écologique […] L’économie est en train de détruire la planète. [Mais] les philosophes ne proposent pas un modèle alternatif au modèle capitaliste »

En revanche il est contre le catastrophisme, même éclairé parce qu’il paralyse. Il veut bien dire « Alerte » et même « Alerte rouge ». Mais il reste optimiste et croit à l’action.

Il raconte aussi le début d’internet et de la silicon valley qu’il a vu naître alors qu’il était à Stanford. Il raconte les espoirs qui naissaient alors pour un monde libertaire, un monde plus égalitaire. Mais c’est l’argent qui a tout gâché. Quand on est riche comme les Gafa, on a plus de goût à l’égalité.

Pour lui la solution qui peut être esquissé c’est celle du droit, le droit est global et international.

Il avait écrit un livre « Le contrat Naturel » il y a 30 ans dans lequel il préconisait de faire de la nature un sujet de droit.

Il explique aussi qu’il avait eu une discussion avec le secrétaire général de l’ONU qui lui expliquait qu’il voudrait bien parler de l’eau, des ressources, de la biodiversité mais que les représentants des nations lui disent qu’ils représentent leurs États et leurs habitants pas la nature. D’où cette idée de faire de la nature un sujet de droit.

Or, Michel Serres nous apprend qu’aux États-Unis, le « Lac Erié » est devenu sujet de droit. Ainsi Michel Serres était un précurseur. Car cette évolution signifie que des « représentants » ont pour ce lac « le droit d’ester pour attaquer des utilisateurs abusifs ».

Il conclut :

« Le ‘contrat naturel’ est en train d’arriver dans les mœurs et les habitudes juridiques ».

Mais je ne vais pas retracer tous les échanges, ce serait trop long.

Devant les journalistes qui l’assaillent de question et lui demandent des solutions à tous les problèmes, il répond humblement :

« Ne me posez pas des questions auxquelles je n’ai pas de réponse »

Regardez et écoutez : « Michel Serres – Questions Politiques du 26 mai 2019 »

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Vendredi 24 mai 2019

« Il faut sauver notre baraque européenne !  »
Edgar Morin.

Edgar Morin a 97 ans. C’était un résistant.

Il est sociologue, philosophe, théoricien de la pensée complexe.

C’est un sage.

Le Point est allé l’interviewer à Montpellier et a publié <cet entretien> le 22/05/2019

A la question : L’Europe est-elle en danger, il répond

«  Je suis tellement pessimiste sur ce sujet, les craintes sont si fortes.
J’espère que ce scrutin ne va pas aggraver le risque, sinon d’une dislocation, du moins d’une fossilisation européenne.
L’Europe est sclérosée. L’Europe est trop bureaucratisée.

L’Europe est sous l’empire des puissances financières. Elle est soumise à des forces centrifuges, les pays de l’Est regardant ailleurs que ceux de l’Ouest.

Elle est menacée par des régimes néo-autoritaires qui se sont déjà installés à ses frontières avec la Turquie et la Russie et à l’intérieur d’elle-même avec la Hongrie.

D’autres pays, dont la France, sont sous cette menace.

Notre Union européenne subit la pression de forces de dissolution. Bien entendu, il subsiste des structures économiques qui font en sorte que beaucoup de pays dépendant de l’économie européenne ne puissent faire sécession. Mais, de toute façon, l’Europe est en danger, et la plus immédiate des menaces qui pèsent sur elle est que son Parlement se retrouve sous le contrôle d’une majorité anti-européenne.

Il n’est plus question désormais de revitalisation, de régénération de l’esprit européen.

Aujourd’hui, il s’agit de sauver la baraque ! Que chacun vote selon sa conscience !

Il fait remonter la crise européenne essentiellement à la guerre de Yougoslavie en 1991. Après la chute des dictatures communistes des pays de l’est, une nouvelle guerre a déchiré les Balkans et donc l’Europe. Et une fois de plus, les européens ont été incapables d’y mettre fin sans que les Etats-Unis n’interviennent comme en 1918, comme en 1945 :

« Mais, pour moi, le ver était dans le fruit, si je puis dire, bien avant : depuis la guerre en Yougoslavie en 1991.

La Yougoslavie était un microcosme de l’Europe. C’était un pays multiculturel en voie d’accomplissement. Sa population slave comptait des Serbes orthodoxes, des Croates catholiques, des Bosniaques en partie musulmans et une minorité juive.

Mais la crise du communisme a laissé se propager les nationalismes croates et serbes, lesquels ont provoqué une guerre fratricide épouvantable.

L’Allemagne a soutenu en sous-main les Croates, Mitterrand, très maladroitement, les Serbes, les Bosniaques ont été abandonnés.

Qui a arrêté la guerre ? Les Américains.

De la même manière que, plus tard, ils interviendront pour régler la question du Kosovo. Dès cette époque-là, l’Europe a fait preuve d’impuissance politique diplomatique et militaire. La cohésion des nations a eu pour stimulant le danger d’un ennemi extérieur. L’Europe a trouvé son ennemi à l’intérieur d’elle-même. Il n’y a pas eu d’organisme européen, seulement un squelette auquel il manque la chair.

La tragédie est que l’Europe aura de plus en plus un destin commun dans un monde dominé par d’énormes puissances, mais qu’elle est de moins en moins capable de l’assumer. »

Nous sommes vraiment au centre d’une tragédie.

Les Etats comme la France, mais aussi l’Allemagne n’ont plus l’envergure pour maîtriser leurs destins. D’une part le monde de demain appartient aux empires, c’est-à-dire aux entités humaines qui se déploient sur de grands espaces, avec une population importante et un pouvoir fédérateur ou même pour la Chine un pouvoir central fort. En face de ces puissances, seule une Europe parlant d’une voix homogène et décidée peut s’imposer et rester maître de son destin.

Et de manière encore plus essentielle, le défi climatique, le défi du vivant et de la biodiversité, le défi de l’énergie et des ressources ne peuvent être raisonnablement maîtrisés qu’à l’échelle de l’Union européenne.

Mais nous sommes si loin du but, tellement occupé par nos querelles intestines qu’il apparaît que nous passions à côté de l’essentiel.

Edgar Morin est, je crois comme nous tous, désabusé par le vide de la campagne européenne.

« Je ne suis pas certain que l’on puisse parler de campagne. J’observe tous ces jeux avec une certaine inquiétude. Et ce qui aggrave mon inquiétude est que l’impasse européenne actuelle n’est qu’un aspect d’une crise plus globale, planétaire. Il est dommage que nous n’ayons pas réussi à créer un modèle qui, tout en sauvegardant les nations, parvienne à les confédérer, voire à les fédérer.

[La multiplication des listes] est un aspect d’une décomposition de la pensée politique plus générale. Nous avons perdu l’idée d’une nouvelle voie politique qui aurait permis à l’Europe de surmonter sa crise et de mettre en place un modèle créatif. La pluralité de toutes ces listes montre que, faute d’une pensée commune qui relie, les candidats se dispersent sur des questions de clans et de personnes.  »

Comme souvent au cours de ces dernières années, Edgar Morin fait appel à la célèbre phrase de Hölderlin qu’il aime répéter :

« Mais, comme le dit le poète et philosophe allemand Friedrich Hölderlin, « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Peut-être qu’au bord de l’abîme il y aura un sursaut, je n’en sais rien, j’ai peur que non. Mais c’est là le seul espoir qu’il nous reste à nous, Européens désabusés. »

En Europe, entre les nations comme au niveau de notre quotidien, je suis persuadé que la solution ne pourra pas venir principalement de l’esprit de compétition, mais de notre capacité à coopérer, à réaliser des choses ensembles non pour des destins individualistes mais pour des objectifs qui nous dépassent, sont plus grands et plus importants que nos egos.

Et bien sûr, malgré la vacuité de la campagne, il faut aller voter ce dimanche.

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Lundi 29 avril 2019

« Naissance d’une nation multiple et divisée »
Jérôme Fourquet

Si vous écoutez les émissions politiques actuellement, à un moment de la discussion il sera question de « L’archipel français » de Jérôme Fourquet. Il semblerait que c’est le livre qu’il faut lire.

J’ai choisi pour exergue de ce mot, le sous-titre du livre : « Naissance d’une nation multiple et divisée. »

Dans sa longue et sévère diatribe contre le livre des jeunes conseillers d’Emmanuel Macron « Le progrès ne tombe pas du ciel », Jean-Louis Bourlanges l’a aussi cité :

« Ensuite, c’est un livre erroné sur les priorités. On pense tout de suite au livre de Jérôme Fourquet, pour qui le problème français est celui d’une fragmentation du corps social »

Pour aborder ce livre avec des idées simples et solides, il faut en revenir aux textes fondamentaux, à savoir l’article 1er de la Constitution française en son début :

« La France est une République indivisible »

C’est cela notre récit, la France est Une et Indivisible. Et on devient français par assimilation, on intègre en tant qu’individu la nation française dans son unité.

Jérôme Fourquet, prétend que ce récit est de plus en plus éloigné de la réalité.

Jérôme Fourquet est directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’institut de sondages IFOP depuis 2011 et il vient donc de rédiger et publier ce livre qui a obtenu le « prix 2019 du Livre Politique »

Pour ma part, j’ai entendu l’auteur parler de son livre lors de 3 émissions :

Il a également été reçu par l’émission C Politique du 7 avril 2019.

Le terme « archipel », correspond à un schéma qui s’impose peu à peu d’une « séparation », d’îles fragmentées avec plusieurs lignes de clivage.

Jérôme Fourquet dit ainsi :

« On peut parler d’une vaste île populaire qui peut s’illustrer dans un certain nombre de territoires par un vote massif pour le front national et qui a rejailli plus récemment avec le mouvement des « Gilets jaunes ».

Il y aussi toute une analyse sur une sécession des élites avec un regroupement dans le grand centre urbain, la métropole parisienne par exemple mais aussi un certain nombre de villes de province.

On peut également évoquer un certain nombre de tropismes régionalismes et on pense là à la Corse, où un vote nationaliste est aujourd’hui majoritaire sur l’île de beauté. On a d’autres formes de fragmentations, avec ce phénomène que l’on connaît maintenant depuis une quarantaine d’années qui est celui d’une immigration relativement soutenue et qui a abouti au fait que nous sommes dans une société qui de facto est hétérogène sur le plan socio-culturel.  […] On est en rupture par rapport à l’histoire de longue durée de la société française»

Dans cette rupture, on assiste au stade terminal de la déchristianisation en France. Car le catholicisme a été un socle fort pour structurer la société française, d’abord seul puis en duo lors des combats de la République avec d’un côté une « société laïque et républicaine » et de l’autre « le monde catholique ». Il rappelle qu’au début des années 60, on avait 35% des Français qui déclaraient aller à la messe tous les dimanches, voire davantage. Aujourd’hui, ils sont à peine 5 ou 6 %. On peut penser aussi que d’ici 25 ans, il n’y aura plus de prêtres en France.

Il souligne aussi l’écroulement d’un autre pilier de la société française du XXème siècle : le Parti communiste. :

« Un autre socle fort s’est aujourd’hui atténué : celui du corps électoral communiste, notamment le « communisme municipal ». De 20 à 25 % de vote communiste jusque dans les années 70, aujourd’hui ce vote ne structure plus la société française. »

Dans un autre entretien que vous trouverez sur ce <site>, il présente son analyse ainsi :

« Ce livre prend naissance dans mon travail quotidien à l’IFOP ainsi que ma réflexion et mon observation de la société française depuis une vingtaine d’années. J’ai senti le besoin de mettre tout cela sur papier. Je voulais mettre tous les éléments du puzzle, que j’avais mis de côté au fil des ans, en cohérence pour dresser un panorama le plus objectif possible de la société française d’aujourd’hui.

Le constat apparu est celui d’une fragmentation sans précédent de la société française sur des logiques économiques et territoriales. En reprenant et en affinant les tests de Christophe Guilluy, on s’aperçoit d’une fragmentation multiple.

Une fragmentation éducative et culturelle, avec une stratification de plus en plus accrue de la société française sur le niveau scolaire.

Une fragmentation idéologique et affinitaire sur certains modes de vie. […]

Et pour finir, une fragmentation ethnoculturelle avec le phénomène majeur de l’immigration de ces dernières décennies.

Ce phénomène a modifié, avec d’autres facteurs, la physionomie de la société française. Au terme de cette vague d’investigations, l’image qui nous est venue à l’esprit est celle de l’archipel. D’où le fait de parler d’archipellisation dans cet ouvrage. C’est une forme de fragmentation assez massive.

Il ne s’agit pas de mythifier un âge d’or, qui n’a jamais existé, d’une France totalement homogène et sans aucune fracture ni conflit. Mais de faire le constat d’un degré de fragmentation que la France n’a sans doute jamais connu par le passé. »

Le journal « Les Echos » l’a également interrogé : « La fragmentation de la société française est sans précédent » et l’a notamment interrogé sur ce que révèlent les « gilets jaunes » :

« Une fragmentation multiple de la société française. D’abord sociale, avec des catégories modestes assez représentées dans le mouvement alors que les personnes plus aisées le regardaient avec distance, voire condescendance.

Une fracture territoriale ensuite, qui se double d’un clivage sur les modes de vie. Le déclencheur de cette crise a été la hausse des taxes sur les carburants, et la France qui s’est mobilisée est celle des ronds-points, de l’étalement urbain, la France de la voiture. En face, on retrouve les gens pour qui la voiture n’est plus centrale. La fracture est aussi celle de la France diplômée, qui a regardé de très loin ce mouvement animé par des gens moins éduqués.

Enfin, dernière fracture, on a vu que la tentative de la gauche de la gauche d’opérer une jonction entre les « gilets jaunes » et le mouvement syndical et la France des banlieues a échoué.

La France qui s’est mobilisée est celle du travail, qui a peur du décrochage. Alors que les habitants des banlieues, pour une partie significative, vivent avec des aides sociales. Enfin, les gens des banlieues ne se sont pas reconnus dans les visages et les slogans des « gilets jaunes ». »

Et il utilise le terme de « moyennisation » pour expliquer que la classe moyenne qui avait progressé dans la première moitié du 20ème siècle se trouve confronter à une crise :

« On peut aussi y voir les premiers symptômes de la fin de la « moyennisation » de la société française. Pendant les Trente Glorieuses et après, moins puissamment, toute une partie des catégories populaires et des petites classes moyennes, ouvriers et employés, se sont arrimées pleinement à la société française, notamment par le prisme de la consommation. Ils pouvaient se doter d’un équipement pour leur foyer cochant toutes les cases du standard minimum exigé, c’est-à-dire une voiture, de l’électroménager, l’accès aux loisirs et aux vacances et à horizon d’une vie, envisager l’accession à la propriété.

La moyennisation s’est aussi caractérisée par le règne de l’hypermarché, où tout le monde allait faire ses courses. Tout le monde ne met pas la même chose dans son Caddie, mais tous se fournissent dans un même lieu.

[…] La désindustrialisation massive du pays a abouti à une dégradation de la qualité des emplois, et parallèlement le niveau du standard de vie érigé en « basique » par la société de consommation s’est considérablement élevé. […]

Par exemple, avec l’équipement de tous les membres du foyer en smartphones. Les modèles présentés dans certaines émissions de télévision pour l’équipement de la maison coûtent très cher et deviennent hors de portée pour toute une partie de la population. Le fait de ne pas pouvoir accéder à cela, alors même que les deux conjoints travaillent dans le couple, est vécu comme le début d’un déclassement voire d’une déchéance.

Les « gilets jaunes » disent souvent qu’ils n’ont plus rien le 15 du mois, ou qu’ils ne peuvent plus se faire un petit « extra ». Ils se demandent ce qui s’est passé. Ils se retournent alors contre les taxes, ce qui confirme que la question des prélèvements obligatoires est centrale même s’il faut aussi y voir les prémices de la fin de cette moyennisation. Elle va s’amplifier dans le temps.

On peut faire le lien avec la paupérisation de la classe moyenne blanche américaine, qui a abouti à l’élection de Trump. Les Américains ont de l’avance, mais nous sommes confrontés au même mécanisme. »

La solution se trouve bien sûr dans un nouveau récit, un projet commun. Jérôme Fourquet cite le défi climatique comme possible ciment d’une telle ambition :

« Est-ce que la mobilisation autour de l’urgence climatique et de la transformation en profondeur de la société peut jouer ce rôle-là à l’avenir ? Il est un peu tôt pour le dire. On voit bien que les responsables politiques, au premier rang desquels Emmanuel Macron, sont très conscients de cette fragmentation et cherchent à s’appuyer sur tous les événements tragiques ou heureux pour essayer de recréer du commun. […]

Quand on regarde historiquement, le catholicisme et le communisme avaient en commun d’offrir une transcendance, un horizon positif qui vaut la peine de lutter, de se sacrifier pour lui.

Dans une société de consommation et d’individualisme, on touche du doigt le déficit de transcendance qui permettait l’agrégation d’un certain nombre de groupes dans une perspective commune.

L’écologie peut-elle jouer ce rôle, ce ciment pour laisser une planète à nos petits-enfants ? »

Encore faudrait-il que chacun soit convaincu de l’urgence climatique…

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