Lecteur régulier du nouvel observateur, aujourd’hui abonné, la lecture des articles de Jean Daniel m’a accompagné toute ma vie.
A 20 ans, je lisais déjà les contributions de ce journaliste, intellectuel et je n’hésite pas à l’écrire de ce « sage ». Il est décédé le 19 février à 99 ans
Robert Badinter a dit de lui : « Jean Daniel était un homme juste »
Jean Daniel était en effet de tous les bons combats de la décolonisation, des luttes sociales, de l’abolition de la peine de mort, du rejet des dictatures soviétiques et maoïstes, de la paix entre palestiniens et israéliens. Toujours du côté de la tempérance, de l’équilibre et de l’intelligence.
Il était aussi courageux et pendant la décolonisation à Bizerte, au cours d’un combat entre les insurgés et les forces françaises, alors qu’il sort d’une entrevue avec Habib Bourguiba, il tombe sous la mitraille d’un avion… français. Blessé gravement, il passe de longs mois hospitalisé.
Du point de vue politique il était du côté de Mendés France puis de Michel Rocard et non pas de celui de François Mitterrand. Ce qui le rend encore plus sage à mes yeux.
Robert Badinter raconte :
« Si François Mitterrand lisait avec attention les articles de Jean Daniel qu’il évoquait volontiers, celui-ci est toujours demeuré aux yeux de François Mitterrand entaché du péché de « rocardisme ». Je me souviens qu’il se plaisait à me brocarder à ce sujet : « Comme le dit votre ami Jean Daniel, qui aime tant Michel Rocard… »
Nous en plaisantions mais je pense que François Mitterrand a toujours considéré Jean Daniel comme un rocardien, ce qui suscitait chez lui plus de suspicion que de confiance. »
Il semble cependant, selon Hubert Védrine, qu’à la fin Jean Daniel a reconnu quand même quelque mérite à Mitterrand : «Plus Jean Daniel a connu Mitterrand, plus Mitterrand l’a fasciné»
Hubert Védrine qui parle aussi de son engagement pour la paix au proche orient, contre tous les extrémistes :
« Mais je voudrais maintenant préciser pourquoi je l’ai tant admiré : c’est pour son courage. Culture, intelligence, finesse, curiosité jamais rassasiée, oui. Mais plus encore courage. Face à la bêtise à front bas, et même parfois à la haine.
D’abord sur le Proche-Orient. Il n’a jamais cessé inlassablement, dans ses éditoriaux, de soutenir par ses explications, son argumentation et ses prises de position les chances d’une vraie paix entre Israéliens et Palestiniens contre le fanatisme, le sectarisme, le nationalisme, l’ignorance, l’idiotie. Il a constamment été soupçonné par les pro-arabes radicaux et attaqué plus encore par les extrémistes nationalistes et religieux israéliens. Mais, à l’époque, il y avait encore des travaillistes et un « camp de la paix » ! Il a fait front stoïquement avec force et sérénité. Tout est expliqué dans « la Prison juive ». Tous ceux qui ont œuvré dans le sens du dialogue et de la paix depuis plus d’un demi-siècle, d’un côté ou de l’autre, lui doivent quelque chose. »
Jean Daniel est né Bensaïd, le 21 juillet 1920 à Blida, en Algérie, dans une famille juive.
Il a fait plusieurs rencontres marquantes dans sa vie, mais il semble bien que celle avec Albert Camus soit la plus marquante. Albert Camus qui a disparu il y a 60 ans, dans un accident de voiture à Villeblin, dans l’Yonne le 4 janvier 1960.
Dans un article publié dans l’Obs lors d’un hors-série consacré à Albert Camus, Jean Daniel a écrit un article dont voici un extrait :
« Notre rencontre a illuminé ma vie. Quelle chance insolente, tout de même. A 27 ans, dans le Paris de l’après-guerre, je dirige une petite revue littéraire, « Caliban », quand un jour, à mon bureau, je reçois un coup de téléphone : « Ici Camus.» J’ai eu du mal à le croire, failli répondre « et moi je suis Napoléon », mais c’était bien lui. Il voulait me suggérer de publier dans « Caliban », qu’il appréciait, des extraits du roman « la Maison du peuple » de son ami Louis Guilloux. Nouveau coup de chance, je connaissais et j’aimais Guilloux. Une heure plus tard, je passais le voir dans son bureau, chez Gallimard.
Nos origines algériennes communes ont sans doute compté dans ce miracle : cet écrivain que j’admirais m’a fait le cadeau merveilleux de son amitié. Et de sa générosité : il m’a ouvert son carnet d’adresses, permettant à « Caliban » de survivre quelques années encore, a publié mon roman « l’Erreur » dans la collection qu’il dirigeait chez Gallimard, a fait par sa conversation ma culture littéraire et philosophique. Il ne donnait jamais de cours, ne prêchait pas, ne disait pas « il faut lire untel et untel », mais faisait simplement profiter de son savoir, de ses pensées. Et de sa joie de vivre : avec ceux qu’il considérait comme les siens, il aimait rire et, comme tout séducteur, danser — il prétendait danser mieux que les autres, mais il le faisait surtout plus joyeusement, plus librement. »
La revue « Caliban » va faire faillite, il travaillera alors quelques temps dans le journal «L’Express» de Jean-Jacques Schreiber avant de fonder avec Claude Perdriel « Le Nouvel Observateur » dont le premier numéro paraîtra le 19 novembre 1964. Les parrains de ce nouvel hebdomadaire seront Mendés-France et Jean-Paul Sartre.
Et très longtemps, il a dirigé et écrit des éditos et puis il n’a plus eu la force de venir ni d’écrire.
Il a pourtant ressorti une dernière fois la plume pour écrire son <dernier édito> le 15 octobre 1919.
Trois évènements venaient de se passer :
- Un attentat en Allemagne, à Halle, contre une synagogue ;
- Le meurtre au sein de la préfecture de police de fonctionnaires sous les coups d’un islamiste radicalisé ;
- L’intervention de l’armée turque contre les kurdes, nos alliées dans le combat contre Daesh
Et il écrit :
« Cela devait arriver. C’est arrivé. C’est-à-dire que l’on est, une fois encore, en train d’aller jusqu’au bout du bout. Je n’en parlerai pas comme mes confrères. Si j’ai été absent si longtemps c’est parce que, cela se sait, j’étais malade. Bien sûr, il y avait autre chose, mais cela commence à se savoir aussi. Les amis que j’ai inquiétés me pardonneront ce silence, surtout si je n’emploie pas les mêmes arguments que les autres.
Selon certains, rien ne serait nouveau dans ce qui nous indigne et nous révolte, rien de rien. Ni la trahison, ni la barbarie, ni les fausses promesses. Les Kurdes du nord de la Syrie, fidèles à leur combat historique pour la reconnaissance de leur nation, ont eu le courage de combattre Daech, pied à pied, quartier par quartier, ruine par ruine. Les voilà livrés aux appétits du nationaliste Erdogan et à la soldatesque turque qui s’emparent de leur territoire, tandis que se rapprochent les colonnes de Bachar, elles aussi assoiffées de reconquête.
On en est jusqu’à s’indigner des trahisons et même des mensonges. Mon Dieu, les Kurdes sont en train de disparaître ! Quant aux Turcs, ce serait la première fois qu’ils désavouent et qu’ils mentent ! Que veux-je dire ? Que toute illusion sur l’entente des peuples est dangereuse ? Davantage, elle conduit à abandonner toute espèce de sens à un rapprochement quelconque entre les peuples. Alors, rien n’est possible ? Ce serait la fin des fins.
Il y a pourtant eu un commencement de sagesse, avant le déluge sans doute. Mais soyons patients. Le vrai déluge n’est pas encore arrivé. Je serai peut-être bientôt centenaire. Je n’ai rien fait pour et quand on m’en fait compliment, je suis dans la confusion. Mais si âgé que je sois, je voudrais dire que s’il m’était resté encore bien des mois pour lutter, car c’est bien une lutte, alors je les aurais passés à réfléchir et à écrire essentiellement sur la barbarie des hommes. Y a-t-il à ce trait constant de l’espèce la moindre justification ? Sans doute la vie ne pouvait-elle pas apparaître sur la terre sans la barbarie.
On dit que l’homme est un loup pour l’homme. Ce n’est pas insensé. La preuve, c’est qu’après la Première Guerre mondiale, il y a eu la Seconde. Je voudrais que les plus jeunes d’entre nous comprennent bien le sens de cette succession. Voilà des millions et des millions d’hommes qui inventent l’atroce guerre. Ils vont tous avoir une conscience et une mémoire sur la première guerre et ils ne vont pas hésiter à en refaire une seconde. Oui, une Seconde Guerre mondiale, et même, ils la rendront plus cruelle que la précédente.
Voilà le sujet qui me serait proposé. C’est la seule vraie question. Pourquoi le mal ?
Cette volonté sinistre, morbide sans la moindre justification.
Chacun pose la question à son dieu, jusqu’au moment où les dieux eux-mêmes se déchaînent.
Oui, pourquoi le mal ? Je ne vois pas une autre question digne d’être traitée aujourd’hui. »
Et en évoquant les tensions autour de l’Islam après la tuerie de la préfecture de police, il finit par cette conclusion :
« Pour le surmonter, nous avons toujours défendu ici la tradition d’un Islam éclairé, à l’origine même de notre humanisme sécularisé. Mais, c’est hélas le temps long de l’Histoire qui devrait nous renseigner sur la probable suite des événements. « Mon pays est un pays chrétien et je commence à compter l’histoire de France à partir de l’accession d’un roi chrétien qui porte le nom des Francs », disait le général de Gaulle en 1959. Ce constat du fondateur de notre Ve République n’ôte rien à la nécessité de tout faire pour aménager une concorde pacifique avec les musulmans qui vivent dans notre pays. Mais il dit aussi que vouloir extirper les racines millénaires d’un peuple est mission impossible. »
Edgar Morin, né en juillet 1921, un an après Jean Daniel était son ami.
Il avait écrit pour les 99 ans de Jean Daniel une lettre <Salut l’ami>, dans laquelle il reconnaissait notamment sa grande clairvoyance par rapport au communisme ainsi que sa confiance en Camus dès le début :
« Alors que j’avais encore une foi mystique (que je croyais conviction rationnelle) en l’URSS, tu as résisté à la grande tentation des intellectuels de l’époque et l’amitié d’Albert Camus a contribué à ta sauvegarde. Camus ! Si proche et si semblable à toi, il illumina ta pensée et ta vie, alors que, pour moi, c’est un grand regret – moi qui appréciais son œuvre et l’avais connu chez Marguerite Duras – de l’avoir classé dans la catégorie dédaignée par Hegel des belles âmes et des grands cœurs, que je reconnais aujourd’hui comme les plus nobles de toutes. »
Je laisserai le mot de la fin à Anne Sinclair : « Le journalisme était grand sous Jean Daniel ».
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Curiosité
Sur le compte Twitter de Raphaël Enthoven qu’il m’arrive de suivre j’ai trouvé un retweet de Jean Marie le Pen présenté ainsi, « l’hommage d’un tyran raté, mort de son vivant, à un immense journaliste qui vivra longtemps après sa mort »:
Jean-Marie Le Pen@lepenjm
Fondateur du Nouvel Observateur, Jean DANIEL aura été un adversaire intellectuel et idéologique de la ligne politique que j’ai défendue durant des décennies, un homme de presse de haut niveau dont la pensée et l’influence furent dévastatrices.