Mercredi 5 février 2020

« Les voraces »
Vincent Jauvert

Quand on évoque les voraces à Lyon, on pense immédiatement à la <Cour des Voraces> qui se situe sur les pentes de la colline de la Croix Rousse.

Le site vers lequel je renvoie prétend que selon l’hypothèse la plus courante, le mot VORACES serait une déformation du mot « devoirants », lui-même dérivé de « Compagnons du Devoir », dénomination choisie en 1846 par une association compagnonnique qui avait établi en ce lieu son quartier général. Il s’agissait d’une des nombreuses organisations ouvrières plus ou moins secrètes, de longue date basées dans le quartier.

La Cour des Voraces est en pratique une cour d’immeubles, construite vers 1840, célèbre pour son monumental escalier de façade de six étages. C’est une impressionnante traboule qui permet de passer du 9 de la place Colbert au 14 de la montée de Saint-Sébastien ou au 29 rue Imbert-Colomès, à des niveaux différents. Elle est liée à l’industrie de la soie qui avait ses quartiers à la Croix Rousse.

Mais l’actualité de ce mot est due à un livre d’un journaliste de l’Obs, Vincent Jauvert : « Les voraces. Les élites et l’argent sous Macron » paru le 16 janvier dernier.

J’ai découvert ce livre et les réflexions de Vincent Jauvert par l’émission <C à Vous du 16/01/2020>

Le Littré donne comme définition de vorace : « Qui dévore, qui mange avec avidité. » Le mot vient du latin voracem, de vorare, c’est-à-dire dévorer.

Avant le livre, nous avons eu l’extraordinaire feuilleton de toutes les activités du haut-commissaire à la Réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye qui avait omis de déclarer dix mandats à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, dont plusieurs présentaient un risque de conflit d’intérêt majeur avec sa mission sur les retraites. Tous ces mandats posaient aussi la question de savoir comment cet homme, certes dynamique et efficace, était en mesure de remplir toutes ces activités.

Il y eut aussi la polémique de Sylvie Goulard que la France voulait nommer commissaire européen et dont la nomination a été rejetée par le parlement européen à cause de ses liens, alors qu’elle était eurodéputée, avec l’Institut Berggruen, think tank américain, connu pour faire du lobbying en matière commerciale. Pour ce job elle percevait 12 000 euros par mois

L’association « Anticor » a été créée pour mener des actions en vue de promouvoir l’éthique en politique et de lutter contre la corruption et la fraude fiscale. Une de ses responsables, Elise Van Beneden, ajoute à propos de  Mme Goulard :

« Elle avait aussi soutenu, alors qu’elle était sous-gouverneure de la Banque de France, deux amendements au Parlement européen, qui étaient en réalité des quasi copiés-collés de l’argumentaire de la Deutsche Kreditwirtschaft représentant les intérêts du secteur bancaire allemand. »

Mi-novembre Muriel Pénicaud, ministre du Travail, avait accepté d’entrer, au conseil d’administration du Forum de Davos. Elle y aurait côtoyé le président du désormais fameux gestionnaire d’actifs américain Black Rock. La Haute Autorité lui a demandé de démissionner…

Le livre de Vincent Jauvert me semble donc venir à point. Lui qui écrit :

« Fascinées par le train de vie toujours plus flamboyant des PDG du Cac 40, encouragées par l’exemple des gouvernants d’aujourd’hui qui ont fait fortune dans le privé, nos élites politico-administratives se sont engagées dans une course effrénée à l’argent »

L’Obs, le journal de l’auteur, a consacré dans son numéro du 16 janvier 2020, plusieurs articles à ce livre

J’en tire quelques extraits.

Vincent Jauvert synthétise les différentes dérives selon lui :

  • Des maires de grandes villes qui, pour compenser la perte financière due à la fin du cumul des mandats, prennent des emplois à temps plein loin de leur commune ;
  • Des grands commis de l’État qui se font embaucher à prix d’or par des entreprises qu’ils ont eu à surveiller dans leurs fonctions antérieures ;
  • Des hauts fonctionnaires qui, tout en restant dans leur corps d’origine, y ajoutent des indemnités d’élus, jusqu’à toucher des salaires de PDG ;
  • D’anciens ministres, et parmi les importants, qui rentabilisent leurs carnets d’adresses aussitôt quitté le gouvernement en devenant lobbyistes, avocats d’affaires ou consultants.

Prenons des exemples.

Deux présidentiables, un de droite, l’autre de gauche.

A ma droite, le maire de Troyes, dans le costume de gendre idéal :

«François Baroin [est maire] de Troyes et président de la métropole, une agglomération de 170 000 habitants. Afin de conserver une visibilité nationale, […] continue de diriger, à Paris, la puissante Association des Maires de France. Depuis octobre 2019, il est aussi membre du comité stratégique de LR, présidé par son ami Christian Jacob. De quoi l’occuper à temps plein.

Ses indemnités d’élu – 8 500 euros brut par mois, le maximum autorisé – représentent plusieurs smic. Mais là n’est pas l’essentiel de sa rémunération. Loin de là. Depuis plusieurs années, François Baroin est aussi avocat, toujours à Paris. Sa notoriété aidant, ses affaires se portent très bien. En 2015, il a touché 183 000 euros net de son activité juridique, 171 000 en 2016 et 125 000 l’année suivante. En 2018, il s’associe avec le célèbre avocat Francis Szpiner. L’ancien défenseur de Jacques Chirac et d’Alain Juppé lui offre un fixe de 7 500 euros net par mois plus une participation aux bénéfices. Mais ce n’est pas tout.

La même année, en mars, l’ancien ministre de la République est recruté par la banque d’affaires britannique Barclays. Officiellement, il sera « conseiller extérieur ». […] En clair, il sera le « VRP de luxe » de la banque […]. On ne connaît pas ses émoluments. Ils sont probablement élevés. […]

En décembre 2017, François Baroin entre au conseil d’administration de la compagnie belge Sea-Invest Corporation, l’un des principaux opérateurs de terminaux portuaires au monde. Il devient administrateur de trois de ses filiales, Sea-Tank International, Sea-Invest Africa et Sea-Invest France. Au total, pour le seul mois de décembre 2017, il percevra de ces trois sociétés 13 500 euros net de jetons de présence.

A Troyes, cet énième boulot du maire exaspère. On dit qu’il ne vient pas souvent dans l’Aube, qu’il laisse ses adjoints faire le boulot. Et même si le play-boy de la droite, à la fois qualifié de dilettante par les uns et de présidentiable par les autres, est charmant, là c’en est trop. Le quotidien de la ville, « l’Est Eclair », grogne. Sea-Invest a recruté le président de l’AMF, s’indigne-t-il, « pour cultiver ses relations avec les élus locaux […] des grands ports ». »

A ma gauche, l’ancien ministre de l’intérieur et premier ministre, dans le costume de l’homme éthique et incorruptible

« Bernard Cazeneuve […] a été recruté par l’un des plus grands cabinets d’avocats de la place, August & Debouzy, où il avait déjà travaillé au milieu des années 2000 comme associé pour son département contentieux. C’est une première historique, qui reflète parfaitement l’époque. Jamais, au cours de la Ve République, un Premier ministre n’avait rejoint aussi vite le privé. Dans son cas, immédiatement après avoir quitté ses fonctions.

Les négociations d’embauche entre le grand cabinet et le dernier Premier ministre de François Hollande ont même lieu avant que Bernard Cazeneuve ne quitte Matignon. La preuve : il a saisi la HATVP [Haute Autorité pour la Transparence de la Vie publique, NDLR] le 2 mai 2017, soit treize jours avant sa démission… Cette antériorité n’a cependant pas empêché l’autorité de déontologie de lui donner son quitus, à plusieurs réserves près, qui limitent grandement le champ d’action de l’intéressé – des réserves que celui-ci devra respecter jusqu’au 15 mai 2020, c’est-à-dire trois ans après son départ de Matignon. Pendant cette période, « M. Cazeneuve, écrit la HATVP, ne pourra réaliser des prestations, de quelque nature que ce soit, pour l’ensemble des administrations d’Etat sur lesquelles il avait autorité en tant que Premier ministre ». Autrement dit, quasiment toutes. De même, il « devra s’abstenir de toute démarche, pour le compte des clients du cabinet August & Debouzy, auprès des autres ministres avec lesquels il a siégé au gouvernement […] et auprès des administrations qui étaient placées sous son autorité ». Enfin, il « ne devra pas se prévaloir, dans le cadre de son activité, de sa qualité d’ancien ministre de l’Intérieur ou de Premier ministre ».[…]

Une question m’intriguait. Juste avant de quitter Matignon, Bernard Cazeneuve a cosigné un décret d’application de la loi Sapin 2 sur les lobbys, qui concerne notamment les avocats d’affaires. Or ce texte, très controversé, est beaucoup moins rigoureux que les députés socialistes ne l’espéraient. Même la HATVP, d’ordinaire très discrète, s’en est publiquement plainte dans son rapport annuel 2017. […]

Le décret en question stipule que les représentants d’intérêts doivent désormais s’inscrire dans un registre tenu par la HATVP et déclarer chacune de leurs actions auprès des ministères et des parlementaires. Mais il précise qu’ils ne sont tenus de ne le faire que l’année suivant l’action de lobbying, et surtout sans avoir à nommer les personnes visitées. Autrement dit, ce texte ne permet pas un contrôle effectif de l’activité si sensible et si lucrative. En outre, un cabinet ne doit s’enregistrer comme représentant d’intérêts que si l’activité de lobbying représente plus de la moitié de son temps de travail. Autrement dit, exit donc beaucoup de banquiers et d’avocats d’affaires qui font du lobbying mais seulement à temps partiel…

Ainsi émasculé, le décret a été signé par le Premier ministre Cazeneuve le 9 mai 2017, soit une semaine après qu’il a demandé l’autorisation de pantoufler chez August & Debouzy. Or l’un des deux créateurs du cabinet, Gilles August, apparaît dans les statuts de l’association des avocats lobbyistes comme l’un des fondateurs du groupement. Et sur sa page LinkedIn telle que je l’ai consultée le 18 novembre 2019, il est noté que « August & Debouzy offre aux entreprises des compétences de pointe tant en droit des affaires qu’en droit public et en matière de lobbying ». […]

[Interrogé], le porte-parole d’August & Debouzy assure que le cabinet « n’exerce aucune activité de lobbying ». Il ajoute : « Nous sommes sortis de l’association des Avocats lobbyistes bien avant l’arrivée de Bernard Cazeneuve. » Lorsque je lui indique le contenu de la page LinkedIn de son fondateur, Gilles August, le même porte-parole me répond : « Il est possible que nous ayons omis de supprimer la mention lobbying dans nos communications […]. Je vous remercie d’avoir attiré mon attention sur la bio LinkedIn de Gilles August, qui n’est pas à jour. » »

Elise Van Beneden d’Anticor répond à la question de savoir si Cazeneuve était en situation de conflit d’intérêts ?

« Cela me paraît évident. D’autant que ce décret limite énormément la portée de la réforme. La loi oblige les représentants d’intérêts à s’inscrire sur un registre tenu par la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie publique (HATVP) et à déclarer les actions qu’ils ont menées et les catégories de responsables publics qu’ils ont rencontrées. Mais on ne connaît pas les noms des personnes présentes lors des rendez-vous. La loi dit aussi que seules les personnes qui consacrent plus de 50 % de leur temps au lobbying doivent s’inscrire sur le registre. Mais si vous travaillez dans un cabinet de 30 personnes, il est très facile de répartir la tâche pour que tout le monde reste au-dessous des 50 %.

Maintenant, dire que Bernard Cazeneuve a pu se trouver en situation de conflit d’intérêts ne veut pas dire qu’il y a eu pacte de corruption. Ce qui serait le cas si son embauche avait été la contrepartie de la signature du décret. Ce ne sont pas les mêmes reproches. La corruption est un acte très difficile à démontrer. La prise illégale d’intérêts, elle, est très formelle. Elle interdit de prendre une décision si vous, vos enfants, votre femme ou votre mari, ou même un ami, avez pu y trouver un intérêt personnel, dans un délai de trois avant et après la prise de décision. »

En matière de prévention des conflits d’intérêts, la France a été l’un des derniers pays occidentaux à se doter d’un arsenal législatif et pénal. Depuis l’éclatement de l’affaire Woerth-Bettencourt, en 2010, quatre lois ont été votées.

Et puis il y a le pantouflage ! <Wikipedia> nous explique qu’à l’origine, le mot « pantoufle » désignait, dans l’argot de l’École polytechnique, le renoncement à toute carrière de l’État à la fin des études. La « pantoufle » s’opposait théoriquement à la « botte ». Ceux qui « entraient dans la pantoufle », les « pantouflards », avaient le titre d’« ancien élève de l’École polytechnique » et renonçaient à celui de « diplômé de l’École polytechnique ». Plus tard, le terme a également désigné le montant à rembourser en cas de non-respect de l’engagement décennal (comparable au dédit-formation des entreprises privées).

Le terme « pantouflage » s’applique aussi aux personnalités politiques qui, à la suite d’un échec électoral ou à la perte d’un portefeuille ministériel, occupent un poste grassement rémunéré dans une entreprise privée, avec des responsabilités limitées, s’arrêtant, en général à du lobbying, en attendant l’occasion de revenir sur la scène politique.

On parle aussi de rétro-pantouflage, dans le cas de hauts fonctionnaires ayant participé à des cabinets ministériels, pour ensuite « pantoufler » dans le privé avant de revenir servir l’État dont ils pourraient éventuellement espérer, en échange de ce retour, qui peut être pour eux un « sacrifice » financier, un poste important.

Le journaliste insiste sur le fait que cette porosité grandissante entre le public et le privé nécessiterait de resserrer l’encadrement des activités de lobbying, ce qui n’est pas le cas.

Les rémunérations des hauts fonctionnaires restent largement secrètes

« S’il faut une preuve de la puissance des hauts fonctionnaires, de leur capacité à faire obstacle à la volonté populaire, la voici : chaque fois que le Parlement a tenté de lever le secret sur leurs rémunérations, ils se sont débrouillés pour faire échouer le projet. […] Mission accomplie : le secret des rémunérations de la haute fonction publique reste bien gardé. […] »

Elise Van Beneden, d’Anticor a lu le livre de Vincent Jauvert et conclut :

« On constate une perte de sens du service public et une porosité dangereuse entre les élites politiques et économiques. Cette porosité est-elle plus importante qu’avant ? En tout cas, elle est plus visible. On entend certains dire que le service public n’est pas assez attractif. Mais des rémunérations jusqu’à 8 000 euros par mois devraient normalement mettre les gens à l’abri de la corruption. C’est peut-être la financiarisation de la société, et les gros revenus qui vont avec, qui créent ce sentiment d’un décalage de rémunérations entre le public et le privé. Mais si on veut gagner de l’argent, ce n’est pas vers la politique qu’il faut aller. On constate aussi que le lobbying s’est intensifié. Aujourd’hui, on voit des banques d’affaires et des cabinets de conseil démarcher directement des fonctionnaires dans les ministères pour leur proposer des opérations. »

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